L'ALLEU ET LE DOMAINE RURAL PENDANT L'ÉPOQUE MÉROVINGIENNE

 

CHAPITRE VII. — NATURE DU DOMAINE RURAL.

 

 

1° LE NOM DE LA VILLA.

 

Le premier trait qui caractérise le domaine rural est qu'il portait un nom propre. Nous avons remarqué la même coutume pour le domaine de l'époque romaine. Les chartes mérovingiennes ne disent pas : Je lègue ou je donne un domaine situé dans tel village. Elles disent, sans jamais nommer de village : Je lègue ou je donne le domaine qui porte tel nom.

L'examen de ces noms conduit à une vérité importante. On en trouve un certain nombre qui ont un radical germanique. Nous voyons, par exemple, que saint Rémi avait acheté une villa Huldriciaca[1]. Même dans la vallée de la Seine, nous rencontrons des domaines qui s'appellent Childulfovilla, Childriciaca, Beudegisilovallis[2]. Dans le Vexin, nous trouvons une Bettonecurtis, un Gennacharius[3] ; près de la Loire, une Childinovilla, un Grimoaldovillare[4]. Les noms de cette sorte deviennent de plus en plus nombreux à mesure qu'on avance vers le nord et l'est ; nous trouvons dans le Beauvaisis une Ebraldocurtis et un Theodegariovillare[5] ; en Toxandrie, beaucoup de noms comme Bobanschot, Wadradoch, Alpheim[6] ; sur la Meuse, une Beruldivilla, une Godonecurtis, une Teudegisilovilla[7] ; en Alsace, un Gildulfovillare, un Hiltenheim, un Condoltesheim, un Villareberardo[8].

Mais, quoique de pareils noms ne soient pas rares, les domaines qui portent des noms latins sont de beaucoup les plus nombreux. Un diplôme attribué à Clovis en cite qui s'appellent Miciacus, Cambiacus, Latiniacus ; un autre mentionne Campiniacus, Longumrete, Traciacus, Arbusta[9]. Un diplôme d'un roi des Burgundes contient des noms de domaines tels que Rriogia, Orona, Rubregium, Communiacus, Mariniacus, c'està-dire des noms qui, s'ils ne sont gaulois, sont romains[10]. Le testament de saint Remi, qui a été écrit quarante ans après l'occupation franque, nomme des domaines Vaculiacus, Cesurnicus, Vindonissa, Secia, Plerinacus, Blandibaccius, Crusciniacus, Duodeciacus, Codiciacus, Juliacus, Salvonariæ.

Prenons successivement les différentes régions de la Gaule. Au sud de la Loire, après un siècle de domination wisigothique et un demi-siècle d'occupation franque, les domaines s'appellent Migauria, Fusciacus, Viviniacus, Jamniacus, Nigracus, Nadilliacus, Curbaserra, Cossia, Succossia, Liniacus, Prisciacus[11]. Dans la succession d'un grand propriétaire du Limousin, nous trouvons des domaines appelés Griciensis, Sisciacus, Excidolium. Scauriniacus, Juliacus, Genuliacus, Eustriacus[12]. Un autre lègue, dans le pays de Bordeaux, la villa Blaciacus et la villa Floriacus[13]. Dans le diocèse du Mans, nous trouvons des domaines qui portent les noms de Umbriacus, Villadolus, Juliacus, Lucdunum, Ruliacus, Rupiacus, Mediaquinta, Alnetum, Longa aqua, Tauriniacus, Caveniacus, Patriniacus, Tredente[14].

En Bourgogne, ce ne sont pas des noms burgundes que nous trouvons, ce sont des noms romains. Le roi Gontran donne des domaines qui s'appellent Alciacus, Mercuris, Floriacus, Vermiacus[15]. Les terres que lègue Théodéchilde ont nom Saliniacus, Tunciacus, Viciniæ, Fontanæ[16]. Dans d'autres chartes bourguignonnes, nous trouvons des noms comme Auxiliacus, Variacus, Attiniacus, Attiniacus, Vineas, Noviliacus, Pauliacus, Busciacus, Bonortus, Flaviniacus, Cassiacus, Treviciacus, Matiriacensis, Matiriacensis, Dulcia, Patriciniacus, Ferrariæ, Passariniacus, Senseriacus, Ciconiæ, Anciacus, Altaripa, Cariniacus, Pruviniacus, Longovicus, Palatiolum[17]. La région de Paris reste pleine de noms romains : Argentolium, Argentolium, Balbiniacus, Novigentum, Novavilla, Antoniacus, Latiniacus, Cellæ, Fontanetum, et ces noms qui sont dans les chartes mérovingiennes se reconnaissent encore dans les noms d'aujourd'hui.

Même chose se retrouve dans le nord. Aux pays de Beauvais et d'Amiens, nous avons Gentillæ, Folietum,- Albiniacus, Templum Martis, Cipiliacus, Silentiacus, Flaviacus, Attipiacus, Groviacus[18]. Dans les pays d'Arras et de Thérouenne, si nous rencontrons quelques noms germaniques, nous en trouvons un plus grand nombre qui sont romains : Victoriacus, Blanziacus, Elimontem, Ad Fundanas, Silviacus, Maniliacus, Martianse, Alciacus, Attinius, Grandiscurtis, Mons Angelorum, Curticella, Noviella et bien d'autres[19].

Dans les bassins de la Meuse et de la Moselle, dans les Ardennes, dans les Vosges, les noms romains dominent encore. Le testament de Grimo nous montre des domaines appelés Longagio, Madiacus, Marciacus, Fatiliacus[20]. Dans d'autres chartes, nous trouvons des noms comme Alta petra, Exartum novum, Riviniacus, Flaviniacus, Cussiliacus, Novavilla, Alba fontana, Attiniacus, Floriacus, Palatiolum, Dolosana fontana, Medius mons, Mollis campellus[21], Viciacus, Alciacus, Fabricinius[22].

On voit par ces exemples qu'un petit nombre de noms étaient tirés de la situation topographique ou d'un accident de terrain, mais que le plus grand nombre étaient dérivés d'un nom d'homme avec un suffixe latin en acus, comme Marciacus ou Latiniacus. Le nom du domaine venait donc, le plus souvent, d'un nom de propriétaire. On a vu plus haut que c'était l'usage romain. L'usage romain se continua durant l'époque mérovingienne.

Il est manifeste que beaucoup de ces noms de domaines sont antérieurs aux invasions germaniques. Voici, par exemple, plusieurs villæ dans diverses provinces qui s'appellent Juliacus[23] ; on voit bien, par les chartes mêmes qui les mentionnent, que leurs propriétaires actuels ne s'appellent pas Julius. Pour trouver le Julius qui a été propriétaire de chacune d'elles, il faudrait apparemment remonter très haut ; il y a longtemps que ce Julius est oublié, et des séries de ventes ou de legs ont fait passer la terre dans d'autres familles ; mais le domaine a gardé son nom. Il en est de même des quatre Floriacus que nous trouvons sur la Gironde, sur la Loire, dans la Côte-d'Or et sur la Meuse[24] ; sans doute les Florus ont été jadis nombreux. Plus nombreux encore les Priscus, les Flavinius, les Campanius, qui ont autrefois donné leurs noms à tant de Prisciacus, de Flaviniacus, d'Albiniacus, qui se trouvent disséminés dans toutes les provinces de la Gaule. Ils dataient de plusieurs siècles. On pouvait dire de toutes ces propriétés ce qu'un hagiographe dit de l'une d'elles : la haute antiquité l'avait appelée Miliciacus[25] ; ou ce que Grégoire de Tours dit d'un autre domaine : à qui les anciens avaient attaché le nom de Navicellis[26]. Nous pouvons donc être assurés que toute cette catégorie de noms romains venait de l'époque romaine.

Il n'en faudrait pas conclure que ces propriétés fussent restées toujours dans les mains de familles romaines. Des Francs, des Wisigoths, des Burgundes en avaient acquis plus d'une. Nous savons qu'une même terre pouvait passer d'un Romain à un Franc et revenir ensuite d'un Franc à un Romain. Mais il est digne d'attention qu'en passant ainsi d'une race à une autre le domaine gardât son ancien nom.

Les invasions et le règne des rois germains n'ont pas eu pour effet de changer les noms de terre. Dans aucune province on ne voit la trace d'une transformation générale des noms qui se soit faite au cinquième ou au sixième siècle. Dans la vallée du Rhin, la plupart des noms sont germaniques ; mais il n'est nullement certain que ces noms germaniques datent des invasions ; peut-être sont-ils plus anciens ; une population germanique avait été établie dans ces provinces dès les premiers temps de l'empire, et beaucoup de noms peuvent venir de là.

Il ne fut pas rare d'ailleurs qu'après les invasions un Germain, devenu propriétaire d'un domaine, ail voulu lui donner son nom. Ainsi, un certain Huldric, dans le pays de Reims, appela sa propriété villa Huldriciaca[27]. C'est ainsi que nous trouvons une Childriciaca, une Laudardiaca, un Walliacus. Il est curieux que les Germains aient si bien imité l'usage romain de donner aux domaines des noms de propriétaires.

Le principal changement qui s'opéra dans les noms de terres à partir du septième siècle consista en ceci, qu'au lieu d'employer le suffixe romain acus, on préféra ajouter au nom d'homme le mot villa, villare ou curtis. On eut ainsi des séries de noms comme Maurontivilla, Silvestrivilla, Beruldivilla, Gundulfivilla, Gildulfovillare, Calvonecurtis, Godonecurtis, Ebraldocurtis, Aldulficurtis.

Blême en Alsace et dans la région du Rhin les noms de terre ne furent pas dérivés de termes qui pussent s'appliquer à des communautés d'habitants ; ils furent, en majorité, formés par des noms de propriétaires. C'est ainsi qu'on eut une Auduinovilla, un Ermembertovillare, un Maurivillare, un Audaldovillare, un Ralbertovillare, un Walthariovillare, une Warnugocurtis, une Sicramnocurtis, une Emmonevilla, un Ansulsisheim, un Folcoaldesheim, un Hodulsisheim, un Hariolfesheim, un Radolfesdorf, et tant d'autres de même sorte. Ainsi, sous des formes diverses, les noms restèrent comme les symboles du droit de propriété individuelle[28].

 

2° LA PERMANENCE DU DOMAINE.

 

Presque tous ces noms que présentent les chartes mérovingiennes subsistent encore aujourd'hui et sont appliqués aux mêmes lieux. Par exemple, la villa Germiniacus, qui est mentionnée dans un diplôme de 650, est aujourd'hui le village de Germigny (Meuse). L'ager Solemniacensis est aujourd'hui Solignac en Limousin, et une autre propriété du même nom est Soulangy (Yonne)[29]. Trois villas que les chartes appellent Latiniacus sont aujourd'hui les communes de Lagny-sur-Marne, Lagny-sur-Loire, et Lagnieu dans le département de l'Ain. Trois autres, que les chartes mérovingiennes nomment Floriacus, sont aujourd'hui Floirac, près de Bordeaux, Fleury-sur-Loire et Fleury (Meuse)[30]. La villa Flauniacus est Flogny (Yonne), comme Novigentum est Nogent. Victoriacus, que cite Grégoire de Tours, est aujourd'hui Vitry ; le nom est le même. Le fundus Juliacus en Limousin est Juillac. Le fiscus Isciacus, près de Paris, est Issy. La curtis Hennin est aujourd'hui Hennin. La curtis Badanæ est Badancourt. La curtis Raudavia est Bouviers. La curtis Campaniacus est Champigny. La villa Alteriacus est le village d'Aultray, en Bourgogne. Le domaine Elariacus est le village de Larrey et Cassiacus est Chessy. Nous remplirions des pages de pareils exemples. Les noms à radical germanique sont restés aussi : la villa Huldriciaca est Heutrégiville, comme Gundulfivilla est Gondreville.

On ne saurait calculer combien il y a en France de communes rurales qui portent l'ancien nom d'un propriétaire. Parce qu'il y a eu dans la Gaule romaine un certain nombre de Florus qui ont donné à leurs domaines le nom de Floriacus, nous avons vingt-neuf communes ou hameaux qui s'appellent FIoirac, Fleury ou Fleurey. Du nom de Priscius, qui a formé le nom de terre Prisciacus, nous avons quatorze communes qui s'appellent Pressac, Pressy ou Précy. De villas appelées Saviniaçus sont dérivés plus de trente Savignac, Savigny ou Sévigny. Des villas Ruffiacus viennent dix-huit Ruffiac ou Ruffy. Des Marciliacus viennent, plus de trente Marcilly, Marcillé ou Marcillac. Huit communes du nom de Passy ou Pacy dérivent, d'anciens domaines appelés Paciacus, comme six Flavigny ou Flavignac de Flaviniacus. Nous avons trente-huit communes du nom de Champagnac ou Champagny dont les noms viennent de ce que des propriétaires appelés Campanius ont donné ce nom à leurs domaines. Le nom Carentus ou Carentos, qui paraît gaulois, a formé le nom de terre Caranliacus, et nous avons quinze villages du nom de Garancy ou Charancey. Parce que les noms de Lucius, de Julius, de Blarcius avaient été fort nombreux, nous avons aussi en France un grand nombre de Lussac ou Luçay, de Julliac ou Juilly, de Marsay ou Marsac.

Nous pouvons prendre aussi dans nos chartes mérovingiennes les noms de domaines qui ne sont pas dérivés de noms de propriétaires ; nous remarquerons qu'ils se sont tout aussi bien conservés jusqu'à nos jours. La villa Asinariæ et la villa Canavariæ, citées dans un diplôme de 667, sont aujourd'hui Asnières et Chennevières. La villa Novavilla du testament de saint Rémi est devenue La Neuville. Une autre Neuville dans le département de la Sarthe est une ancienne Novavilla, propriété de Bertramn. La commune de Voisines, dans l'arrondissement de Sens, est l'ancien domaine appelé Viciniæ[31]. Les nombreuses localités appelées Mézières sont d'anciens domaines qui s'appelaient Maceriæ[32]. Palaiseau près de Paris et Palz près de Trèves sont d'anciens Palatiolum[33]. Nous pourrions multiplier ces exemples à l'infini.

Ainsi les noms de terre sont passés de l'époque romaine à l'époque mérovingienne, puis de l'époque mérovingienne jusqu'à la nôtre, sans subir d'autres modifications que celles que la prononciation y a apportées peu à peu. Un bon nombre ont disparu parce que la piété des hommes les a remplacés par des noms de saints. Biais à cela près il ne s'est presque pas fait de changements, et chaque terre a gardé son nom pendant seize ou dix-huit siècles. Chaque terre a gardé aussi, sauf exceptions, son étendue et ses limites ; la preuve de cela est que nous possédons assez souvent des listes de domaines voisins les uns des autres, et entre lesquels aucune autre localité ne trouve place ; c'est dans la même situation que nous retrouvons aujourd'hui les villages qui portent les mêmes noms.

De tous ces faits une conclusion découle : ce qui est aujourd'hui une commune rurale était, il y a douze siècles, un domaine. Ce sont les propriétés privées de l'époque mérovingienne qui ont formé plus tard les neuf dixièmes de nos communes[34].

Il est arrivé quelquefois que ce qui est mentionné comme villa dans nos chartes soit devenu une ville. Ainsi la villa Sparnacus, vendue par Eulogius à saint Remi, est aujourd'hui Épernay. La villa Clamiciacus, propriété d'un certain Godin au sixième siècle, est aujourd'hui Clamecy[35]. Il est arrivé aussi qu'une villa mérovingienne soit la mère de deux villages d'aujourd'hui : la villa Clipiacus a formé les deux villages de Clichy et de Saint-Guen ; la villa Bidolidus a formé trois villages juxtaposés. Il est arrivé encore que deux villæ se soient réunies pour former plus tard un seul village. Enfin, beaucoup de petits domaines ont été absorbés par un domaine plus grand, et ont disparu de la carte du pays. Mais ces cas sont relativement peu nombreux et peuvent passer pour des exceptions. Ce qui est de beaucoup le plus fréquent et ce qu'on peut considérer comme le fait normal, c'est qu'un domaine de l'époque mérovingienne corresponde au territoire d'une commune d'aujourd'hui.

On se tromperait beaucoup si l'on pensait que le château moderne, avec les 200 ou 500 hectares qui l'entourent, soit tout l'ancien domaine mérovingien. Il n'en est qu'une partie, qu'un débris ; nos études ultérieures le montreront. Ce qui répond à l'ancien domaine, c'est à la fois le château, le village, et tout le territoire de la commune. Tout cela, à travers les siècles, a plusieurs fois changé de face, et plusieurs révolutions, à la fois lentes et profondes, s'y sont accomplies. Mais c'est une vérité bien importante que le corps du domaine ait conservé son nom, sa forme extérieure, son unité. Par là nous pouvons juger de l'étendue de ces villæ, quoique nos chartes ne l'indiquent jamais. Elle était assurément fort variable. Beaucoup d'entre elles sont aujourd'hui de simples hameaux dont la superficie ne dépasse pas 500 hectares. Si nous regardons, par exemple, les nombreuses villas que Bertramn lègue par son testament, nous remarquons que la plupart d'entre elles ont disparu, ou sont aujourd'hui ce qu'on appelle des écarts. Mais il en est six qui sont encore des communes rurales : Colonica, Coulaines, d'une superficie de 581 hectares ; Dolus, Dolon, d'environ 2.000 hectares ; Campariacus, Chemiré, qui en possède 1.100 ; Monciacus, Moncé, qui en a 558 ; Blaciacus, Blossac près de Blaye ; et Floriacus, Floirac, qui a 955 hectares. Pour la Bourgogne, nous avons la liste des propriétés que possédaient un certain Amalgaire et sa femme Aquilina avant 630[36]. Sur vingt-huit, il en est cinq dont on né voit plus de traces bien sûres, quatre qui ne sont que de petits hameaux ; dix-neuf sont des communes, dont la superficie varie depuis 450 jusqu'à 2.600 hectares[37]. Il n'y a donc aucune uniformité dans l'étendue des domaines. La villa peut avoir la superficie d'un petit hameau ou celle d'un grand village.

Elle contient ordinairement des terres de toute sorte. Presque toutes les chartes énumèrent lés éléments économiques dont elle se compose ; elle comprend des maisons, des champs de céréales, des vignes, des prés, des forêts, des pâquis. Toutes les cultures s'y rencontrent, et il s'y peut trouver aussi des terres incultes ; les cours d'eau qui la traversent lui appartiennent.

Elle forme une unité par soi-même. Elle est indépendante. Elle ne fait jamais partie d'un village où d'une communauté ; on chercherait en vain un indice de cela dans toutes nos chartes. Elle ne se rattache pas non plus à une ville, et fait seulement partie de la cité administrative régie par le comte. Sauf cela, elle est un corps complet et ne dépend que de son propriétaire.

 

3° VILLÆ INDIVISES.

 

Petit ou grand, le domaine appartenait le plus souvent à un seul propriétaire. Les exemples de cela sont innombrables. La villa Bertiniacus, en 475, appartient à Perpetuus, et avant lui elle était la propriété d'un certain Daniel, qui la lui a vendue[38]. Dans le pays de Reims, après la conquête franque, la villa Sparnacus restait intacte et appartenant tout entière à un certain Eulogius, qui la vendit à l'évêque[39]. La villa Clamiciacus appartenait tout entière, vers 610, à un certain Godinus, dont les héritiers la vendirent à l'église. Une villa Iscomodiacus, aujourd'hui Ecommoy, commune de plus de 2000 hectares, a été achetée par Hadoindus à un certain Anserus[40]. Léodébode a acquis par échange le grand domaine de Fleury-sur-Loire[41]. Pauliacus, aujourd'hui Pouilly-sur-Loire, appartient tout entier à Vigilius, Maceriæ à Huntbert, qui le tient de sa grand'mère Audeliana[42]. Condatum, aujourd'hui Condé-en-Barrois, commune de plus de 1.800 hectares, est la villa de Wulfoald, qui l'a achetée à un certain Hertellion[43]. La villa Tiliniacus appartenait à la mère de Léodger, et il y avait plusieurs générations que ce domaine était dans cette famille[44]. Solemniacensis appartenait à Eligius, Marciacus à Ermembert, Germiniacus à Grimoald, Satelliacus à une femme nommée Amathilde, Potentiacus à Adalsinde, Tauriciacus à Ermélène, Malbodium à Aldégunde, Gundulfocurtis à Wandemir, Lectericus à Iddana, Raddanecurtis à Ingramn, Pauliacus à Leotheria, Hauxiacus à Ansbert[45]. La grande villa Stain, dans le diocèse de Verdun, est la propriété de Léodane, qui la tient de son père[46].

Dans le Nord et l'Est les propriétés sont, en général, moins étendues que dans le Centre et le Midi. Mais là encore nous trouvons de nombreux domaines qui n'appartiennent qu'à un seul propriétaire. Adroald, dans le pays de Thérouenne, fait donation de sa grande villa Sithiu et de toutes ses dépendances[47]. En Toxandrie, la villa Waderlo, aujourd'hui Wærle[48], est la propriété d'Angilbald, qui la donne à un évêque[49]. Alfheim est aussi une propriété patrimoniale[50]. Dans ce même pays nous voyons Ansbert être propriétaire de deux villas et faire don de six groupes d'esclaves dans l'une, de sept dans l'autre[51]. Dans le diocèse de Trêves, Stancheim est une villa qui appartient à une femme avec ses manses, terres, esclaves, prés, forêts[52]. Dans le même pays, Monhove est la propriété de Hédénus, et Palatiolum est celle d'une femme[53]. Dans l'Alsace, la villa Hodulsisheim appartient à Bodalus ; Heimonviller, Gildulfowiller, Hirzfeld appartiennent à Eberhard[54] ; Enaldowiller à Véroald, Altdorf à une femme, Haganbach à Wérald, qui le lient de son père ; Audowinovilla à Ermembert, avec ses églises, ses manses, champs, prés, forêts, pâquis, eaux et cours d'eau[55]. Burgheim appartient tout entier à Liulfrid, Westhof à Nordoald, Cazfeld à Herpoald[56]. Nous ne citons qu'un petit nombre d'exemples[57].

Ainsi beaucoup de villas étaient entières et indivises dans les mains de simples particuliers. Il en était de même, à plus forte raison, de celles du roi. Le roi mérovingien ne possédait ni un vaste territoire, ni des cantons entiers ; il possédait des villas, répandues dans toutes les provinces[58]. Le nombre de ces villas royales, qu'on appelait des fisci comme au temps de l'empire et qui venaient en grande partie du fisc impérial, ne nous est pas connu. Les chartes nous font surtout connaître celles dont les rois se sont dessaisis pour les donner à des églises ou à des monastères. Mais de cela même on peut tirer quelques vérités importantes.

D'abord, ce que les rois donnent est toujours une villa, c'est-à-dire un domaine composé de manses, esclaves, colons, champs, vignes, forêts, prés, terres cultivées ou incultes, eaux et cours d'eau[59]. Ensuite, les noms de ces villas royales méritent d'être observés. Nous voyons Clovis faire don à Euspicius de trois propriétés du fisc qui s'appellent Miciacus, Cambiacus et Latiniacus[60]. Childebert Ier fait don du fiscus Isciacus[61]. Ce que le roi Gontran donne au monastère de Saint-Marcel de Chalon, ce sont des villæ telles que Siliniacus, Plumberiæ, Campiniacus, Corcellæ, Flaviniacus, Berbiriacus[62], Gergiacus, Alciatus, Mercures, Floriacus, Vermiacus[63]. Les propriétés que donne Dagobert Ier s'appellent Cannas, Cresciacus, Regiodola, Baudiliacus, Villa Vallis, Argenteriæ, Aquaputa, Tauriacus, Malliacus, Curtis Patriacus. Ces noms, on le voit, ressemblent tout à fait aux noms des terres des particuliers. Le roi n'a pas de dénominations spéciales pour ses domaines.

Bien plus, la plupart de ces noms sont évidemment antérieurs au temps où ces domaines sont entrés dans le domaine public, puisque ce sont des noms d'anciens propriétaires. Ils sont entrés les uns après les autres dans le fisc des empereurs ou dans celui des rois, les uns par achat, d'autres par déshérence, d'autres par confiscation ; et on n'a pas songé à leur enlever les noms qu'ils portaient lorsqu'ils étaient propriétés privées.

C'est que les villas du roi ne sont pas d'autre nature que celles des particuliers. Elles ont même étendue, même constitution intime, mêmes cultivateurs ; et le droit de propriété ne s'y exerce pas d'une manière différente. Nous voyons assez fréquemment le roi et un particulier faire entre eux échange de deux villas[64]. Quelquefois le nouveau propriétaire d'une villa royale se plaît à lui laisser le nom de fiscus, comme étant sans doute plus honorable. Il est visible d'ailleurs qu'il n'y a aucune différence de nature entre les deux terres échangées, et que chacune d'elles, en passant à un nouveau maître, reste ce qu'elle était sous l'ancien[65].

Il en est de même pour les terres des églises ou des monastères. Le domaine ecclésiastique n'était aussi qu'un composé de villas. Toutes ces villas ou presque toutes sont venues de donations, et ces donations n'ont eu lieu qu'à une époque où les domaines ruraux étaient déjà constitués depuis longtemps. On peut donc dire que toutes les propriétés ecclésiastiques ont été des propriétés laïques ; et elles sont restées telles que les laïques les avaient faites. L'église n'a même pas changé leurs noms, sauf des exceptions ; elle leur a presque toujours laissé le nom des propriétaires anciens. Quelquefois le donateur avait stipulé que les obligations des serfs qu'il donnait avec sa terre ne seraient pas augmentées, et l'église respectait cette volonté[66]. La propriété ecclésiastique ne différait par aucun caractère essentiel de la propriété laïque. On voyait quelquefois une église et un particulier faire échange de deux villas. Une même terre passait des mains d'un laïque dans celles d'un abbé, pour revenir ensuite dans celles d'un laïque ; et en ce cas la formule disait qu'elle serait possédée par le propriétaire nouveau comme elle l'était naguère par le couvent et comme elle l'avait été jadis par l'ancien propriétaire[67].

Villas des particuliers, villas du roi, villas des églises formaient dans toute l'étendue de la Gaule un nombre incalculable de domaines qui couvraient tout le pays, qui se touchaient et se mêlaient sans dépendre les uns des autres, et qui se ressemblaient d'ailleurs entre eux, chacun d'eux étant cultivé toujours par une population inférieure, et appartenant chacun à un seul propriétaire.

 

 

 



[1] Diplomata, t. I, p. 85.

[2] Diplomata, n° 418, 475, addit. n° 9.

[3] Annales Fontanellenses, a. 725. — Diplomata, n° 415.

[4] Diplomata, n° 442.

[5] Diplomata,.n° 608.

[6] Testamentum Willebrodi, Diplomata, n° 540.

[7] Diplomata, n° 469, 475, 516.

[8] Diplomata, n° 544.

[9] Diplomata, n° 87, 88, 91. Nous n'avons pas ces diplômes en originaux. Ce que nous avons n'est que la copie altérée de diplômes vrais. Mais il est clair que l'altération ne porte pas sur les noms de terre. Si le copiste du huitième siècle a écrit Miciacus, Latiniacus, c'est que ces terres s'appelaient ainsi de son temps ; et si elles avaient encore ces noms au huitième siècle, c'est qu'à plus forte raison elles les portaient au temps de Clovis. Nous faisons cette observation une fois pour toutes ; on comprendra que nous nous servions souvent de diplômes altérés, quand il s'agit de noms géographiques que le faussaire avait tout intérêt à écrire exactement.

[10] Diplomata, n° 105.

[11] Testamentum Elaphii, a. 565, Diplomata, t. II, p. 425.

[12] Testamentum Aredii, Diplomata, n° 180, t. I, p. 157-158.

[13] Testamentum Bertramni, Diplomata, n° 230, p. 206.

[14] Testamentum Bertramni, Hadoindi, Diplomata, n° 250 et 500 ; Vita Hadoindi, Bollandistes, janvier, II, 754.

[15] Diplomata, n° 191.

[16] Diplomata, n° 177.

[17] Diplomata, n° 351, 363, 514, 587. Voyez aussi la chronique de Saint-Bénigne de Dijon et les nombreuses villæ qui y sont nommées.

[18] Diplomata, n° 556. Vita Medardi, 7 et 8, Vita Geremari, 24.

[19] Grégoire de Tours, Hist., IV, 52. Diplomata, n° 512, 420. Vita Fursei, 4, 7, dans Mabillon, II, 510-511. Chronique de Saint-Bertin, p. 255. Vita Berthæ, Bouquet, III, 622. Vita Wulmari, Bouquet, III, 625.

[20] Testamentum Grimonis, dans Beyer, Urkundenbuch, n° 6, anno 636.

[21] Diplomata, t. II, p. 120, 146, 171, 204, 214, 259, 275, 278, 399, 429, 444. Vita Adelæ, I, Mabillon, III, 552.

[22] Diplomata, n° 512.

[23] Diplomata, t. I, p. 206 ; t. II, p. 138 et 325.

[24] Diplomata, t. I, p. 206 ; II, 142, et 276 ; Grégoire, Hist., III, 55.

[25] Vita Desiderii Cat. episc, 19 : Ventum est ad prædium cui vetus antiquitas Miliciacum vocabulum indidit.

[26] Grégoire, Miracula Martini, I, 29 : Loco illi Navicellis nomen prisca vetustas indiderat. Ce locus était un domaine, dont la propriété était alors disputée entre l'église de Tours et le fisc. — Cf. Vita Agili, 15, Mabillon, II, 522 : Locus qui prisco vocabulo propter geminum lacunar Gemellus Mercasius nuncupabatur.

[27] Diplomata, t. I, p. 85.

[28] Nous devons signaler d'ailleurs qu'à partir du septième siècle un assez bon nombre de noms de propriétaires furent remplacés par des noms de saints. Ainsi la villa Catulliacus devint Saint-Denis, la villa Sithiu Saint-Bertin, la villa Casacaiani Saint-Calais, du nom de Carilephus, la villa Novientum Saint-Cloud ; et de même beaucoup d'autres.

[29] Diplomata, n° 254 et 565.

[30] Diplomata, I, p. 206 ; II, p. 142 ; II, p. 276.

[31] Diplomata, I, 152.

[32] Diplomata, n° 250, 365, 514, 608.

[33] Le Palatiolum voisin de Trêves est cité dans un diplôme de 752 comme propriété privée d'Adéla : villam nostram Palatiolum (Diplomata, n° 551).

[34] Il va sans dire qu'il faut excepter : 1° les villes qui existaient déjà sous l'empire ; 2° les bourgs et villages libres qui existaient déjà, mais qui n'étaient pas nombreux ; 3° les villages créés à partir du douzième siècle, les villes franches, etc.

[35] Testamentum Palladii, Diplomate, t. II, p. 57 : Villam Clamiciacum quam Desiderius papa ex Godino per pecuniam visus est recepisse.

[36] Diplomata, n° 551 : Waldelenus abbas suggessit quod genitor suus Amalgarius et genitrix sua Aquilina monasterio delegassent Besuam, Tilerias, Berias, Tregiam, etc. Cf. Chronicon Besnense, édit. Garnier, p. 232-256.

[37] Ce serait aller trop loin de dire que le territoire d'une commune moderne soit toujours le même que celui de la villa correspondante. Il est clair que ce territoire a pu souvent se modifier par agrandissement ou par diminution. Je crois pourtant que, d'une manière générale et en réservant les exceptions, cette comparaison peut être pour nous un élément utile. La villa Besua, propriété d'Amalgaire vers. 630, correspondrait aujourd'hui au territoire de Bèze, qui a 2.230 hectares. Comparer encore : Tileriæ, Til, 2.611 hectares ; Vetusvineæ, Viévigne, 1.542 ; Beria, Beire, 1.925 ; Vendovera, Véronnes, 1.532 ; Auxiliacus, Oisilly, 595 ; Blaniacus, Blagny, 756 ; Attiviacus, Athée, 945 ; Noviliacus, Neuilly, 457 ; Marcenniacus, Marsannay, 1.282 ; Cocheiacus, Couchey, 1.269 ; Gibriacus, Gevray, 2.400 ; Caciacus, Cessey, 1.150, etc.

[38] Diplomata, n° 49, t. I, p. 24.

[39] Diplomata, I, 185.

[40] Testamentum Hadoindi, Diplomata, n° 300.

[41] Charta Leodelodi, Diplomata, n° 358 : Agro Floriaco quem cum (ab) rege Chlodovco et Balthilde regina visus sum de rebus meis comparasse.

[42] Diplomata, n° 303 et 365.

[43] Diplomata, n° 575.

[44] Testamentum Leodegerii, Diplomata, n° 382 : Tiliniaco villa quæ de jure materno ab avis et proavis mihi competit.

[45] Diplomata, n° 254, 256, 316, 327, 328, 351, 338, 412, 431, 432, 437.

[46] Diplomata, n° 464.

[47] Diplomata, n° 512.

[48] Telle est du moins l'opinion de Pardessus.

[49] Diplomata, n° 461.

[50] Diplomata, n° 474 ; cf. n° 481.

[51] Diplomata, n° 483.

[52] Diplomata, n° 459.

[53] Diplomata, n° 458 et 461.

[54] Diplomata, n° 502, 554, 557.

[55] Diplomata, n° 579 ; Codex Wissemburgensis, n° 192 et 205.

[56] Codex Wissemburgensis, n° 3, 10, 14, 17.

[57] Nous devons appeler l'attention sur un singulier emploi de la proposition in dans nos chartes, surtout à partir de la fin du septième siècle. On la trouve maintes fois devant le nom de la villa, en sorte que l'on est d'abord porté à croire que l'auteur de l'acte ne Tend ou ne donne qu'une terre quelconque dans cette villa ; et cela est vrai lorsqu'il y a le mot portio ou quelque terme de même nature. Mais on peut constater dans beaucoup d'actes que, par un abus du langage vulgaire, in s'est simplement ajouté comme préfixe au nom du domaine. Lorsque vous voyez écrit, par exemple, Ego Nordoaldus, donamus villas juris nostri nuncupantes in Vestove, in Decejugariis, in Chraftestate, il est clair que Nordoaldus donne trois villæ entières et que la préposition in fait partie du nom et se confond avec lui (Codex Wissemburgensis, n° 17). De même, quand l'auteur de la chronique de Saint-Bénigne écrit que le roi Gontran donna in Biciso, in Plumberias, in Siliniaco, in Campiniaco, etc. (édit. Bougaut, p. 29), on sent bien que ce sont là des villæ royales que Gontran donne dans leur intégrité. De même quand Odila dans son testament donne curia in Hermersheim, il est visible qu'elle donne Hermersheim tout entier avec ses appendices et les trois villages de Heimersdorf, Brunstat et Hirsunge (Diplomata, n° 510, p. 518). Autres exemples, dans les Diplomata, n° 569, 558 et 576, et dans le Codex Wissemburgensis, n° 16, 52 : Dono in Chudzinchof in integrum. — Neugart, 150 : Villas nuncupantes in Wigaheim et in Trisinga ; 151 : Locos nuncupantes in Wezinvillare et in Tochinvillare. — Codex Fuldensis, 82 : In villis denominatis in Ostheim et in Coneshaim. De même au n° 148 et ailleurs. Il faut donc, chaque fois qu'on rencontre la préposition in devant un nom de terre, regarder par le contexte s'il s'agit d'une partie de domaine ou d'un domaine entier.

[58] Voyez Marculfe, 1, 59.

[59] Diplomata, n° 163.

[60] Diplomata, n° 87 et 88. L'authenticité des deux diplômes est fort douteuse ; mais ce qui n'est pas douteux, c'est la donation elle-même ; elle est confirmée par la Vita Maximini, et le monastère de Saint-Mesmin a certainement possédé les trois terres.

[61] Diplomata, n° 163, et dans beaucoup d'autres.

[62] Chronicon S. Benigni, p. 29-30.

[63] Diplomata, n° 191.

[64] Exemple d'échange, Diplomata, t. II, p. 142.

[65] Ainsi un ager Solemniacensis a été donné par le roi à un laïque, lequel devenu évêque le donne à l'église ; entre ces trois états aucune différence (Diplomata, n° 254). De même la villa Latiniacus appartient successivement à des laïques, puis au roi, enfin à un monastère (ibid., 410).

[66] On voit un exemple de cela dans le Polyptyque de Saint-Germain-des-Prés, au sujet de l'alodium Germani. Autre exemple dans le Codex Wissemburgensis, n° 12 et 78.

[67] Formulæ Sangallenses, Zeumer, p. 385 ; c'est un acte d'échange entre l'abbé de Saint-Gall et un laïque. Celui-ci écrit : Dedi villam... ut rectores ejus loci eamdem eo jure possideant sicut ego et progenitores mei per succedentium temporum curricula potestative possedimus. Et plus loin : Accepi villam... ut qualem potestatem ille et filius ejus (les anciens propriétaires) in eo loco habuerunt, talem ego....