Il n'est pas douteux que les rois francs n'aient levé des impôts. En ce point encore, ils ne changèrent rien à ce qui existait avant eux. Leurs impôts furent les mêmes que ceux de l'empire[1]. Les contributions indirectes étaient : 1° La douane (teloneum), qui était établie aux frontières et à l'entrée des grandes routes ; l'existence en est constatée par plusieurs ordonnances et par plusieurs diplômes des rois ; ils avaient un corps d'agents douaniers (telonarii) comme en avait eu l'empire romain[2]. 2° Les péages sur les ponts, sur les routes ; c'était une sorte de droit de circulation ; toute voiture y était assujettie, sauf les exemptions spéciales que le prince pouvait accorder[3]. 3° Le droit de gîte ; sous les rois francs comme sous les empereurs, les villes et les particuliers étaient astreints à défrayer les princes dans leurs voyages ; il fallait même loger et nourrir leurs fonctionnaires, leurs soldats, et les fournir de chevaux ou de voitures. Ce droit de gîte était fort onéreux ; Grégoire de Tours remarque que le roi Chilpéric étant venu passer quelques jours à Paris, il en coûta, cher aux habitants. Il parle ailleurs d'un duc qui fit beaucoup de mal aux citoyens d'Angers par les vivres, le vin et le foin qu'il prit dans leurs maisons[4]. 4° Les corvées ou travaux. Cette sorte d'impôt existait déjà sous l'empire ; il se continua certainement sous les Mérovingiens. La lecture des chroniques montre en effet que l'on voyageait alors beaucoup et qu'on se transportait en peu de jours d'une extrémité à l'autre de la Gaule ; cela prouve que les anciennes routes impériales étaient entretenues ; or elles ne purent l'être que par les travaux incessants des populations. L'obligation des corvées et des charrois est d'ailleurs signalée dans plusieurs diplômes du temps. Le seul impôt romain qui ait disparu est le chrysargyre ; on n'en voit pas de trace, et l'on s'explique bien que la langueur où l'industrie tomba en ait rendu la perception impossible[5]. Le principal impôt direct était, comme au temps de l'empire, la contribution foncière. Non-seulement elle continua d'être perçue comme au temps.des empereurs ; mais encore elle le fut d'après les mêmes registres de répartition qui avaient été rédigés par les fonctionnaires impériaux. Ceux que l'on fit ensuite furent dressés d'après le même modèle. La contribution était proportionnelle à l'étendue de chaque domaine, à la valeur des produits, au nombre des esclaves qui le cultivaient[6]. Le mode de recouvrement était à peu près le même que sous l'empire ; les cités désignaient chaque, année parmi leurs principaux contribuables un certain nombre de collecteurs qui avaient la charge de percevoir l'impôt et étaient responsables pour ceux qui ne payaient pas. L'argent était remis aux mains du comte qui l'envoyait ou le portait lui-même au trésor royal. Il s'établissait parfois des compagnies financières qui versaient à l'avance les sommes exigées pour l'année et qui percevaient ensuite l'impôt à leur profit[7], non sans se faire indemniser par les contribuables de leurs avances et de leurs risques. Les contributions directes pesaient sur tous les propriétaires indistinctement ; les ecclésiastiques y étaient assujettis aussi bien que les laïques[8]. On a conjecturé que les hommes de race franque étaient exempts de toute contribution publique. Il est pourtant impossible de trouver dans les nombreux documents de cette époque un seul texte qui signale ce privilège. Les chroniqueurs qui parlent souvent des charges des contribuables, ne laissent voir à aucun signe que les hommes de race germanique fussent traités autrement que ceux de race gauloise[9]. Ce qu'on appelait dans la langue officielle les contributions d'une cité était payé par tous les propriétaires du territoire de cette cité sans distinction de naissance. Il n'en pouvait être autrement ; l'impôt foncier n'était pas un signe de conquête ; il était la part proportionnelle que toute fortune particulière devait à l'autorité publique. Il avait eu ce caractère sous l'empire ; il le conserva sous les Mérovingiens, au moins pendant un siècle et demi. Il n'y a pas un mot qui indique que ceux d'entre les Francs qui devinrent propriétaires dans les différentes parties de la Gaule aient différé en rien des propriétaires gaulois qui les entouraient. Les chroniqueurs montrent des Francs aussi bien que des Gaulois se révoltant pour ne plus payer l'impôt ; cela ne saurait prouver qu'ils en fussent exempts[10]. Grégoire de Tours raconte une émeute de ces Francs au début du règne de Théodebald ; mais son récit même prouve qu'ils avaient payé l'impôt sans murmurer pendant le règne précédent[11]. L'historien dit qu'ils se vengèrent en massacrant un ministre ; mais il n'ajoute pas que l'impôt ait été supprimé[12]. Le service militaire, était exigé de tous les habitants du royaume, pourvu qu'ils fussent hommes libres. Les récits des chroniqueurs montrent que les Gaulois n'y étaient pas moins assujettis que les Francs[13]. Il n'existait pas d'armée permanente, à moins que l'on n'appelle ainsi quelques bandes guerrières spécialement vouées au service du roi. Dès que le prince entreprenait une guerre, toute la population valide devait prendre les armes et marcher sous le commandement de ses ducs et de ses comtes[14]. Elle ne recevait d'ailleurs ni solde, ni armes, ni vivres. Elle devait s'équiper, s'armer, se nourrir à ses frais pendant toute la campagne. Ceux qui avaient refusé de répondre à l'appel étaient punis d'une forte amende[15]. Les hommes de l'Eglise, ses colons, ses affranchis, ses serviteurs de tout rang, pourvu qu'ils ne fussent pas clercs, étaient assujettis comme les autres habitants à cette dure obligation du service militaire[16]. |
[1] Tributa publica. (Grégoire de Tours, VI, 22 ; VII, 15 ; IX, 50.) — Functiones. (Ibid., V, 29 ; Formules, 571 ; Constitutio Clotarii, 11.) — Census publicus, census qui reipublicœ solvitur. (Vita S. Eligii, 15, 32.)
[2] Decretum Clotarii, ann. 615, art. 9 ; Diplomata, n° 337, 397.
[3] Diplomata, n° 397, 425, et alias passim.
[4] Grégoire de Tours, VI, 51 ; VIII, 42. — Loi des Ripuaires, 67. — Formules, n° 705.
[5] On peut consulter, pour une étude plus complète du sujet, Championnière, De la propriété, des eaux courantes, ch. 4 et 6 ; et A. Vuitry, Des impôts sous les Mérovingiens, dans les Séances et travaux de l'Académie des Sciences morales, 1875.
[6] Grégoire de Tours, IX, 50 : Quum tribulariam functionem infligere vellent dicentes quia librum prœ manibus haberent. — V, 29 : Chilpericus descriptiones novas et graves in omni regno suo fieri jussit... functiones infligebantur multœ tam de terris quam de mancipiis. — Cf. Grégoire de Tours, VI, 22 ; V, 55 ; VII, 25 ; X, 7. Lettre du Synode de Clermont à Théodebert, en 555 : Ut securus quicumque proprietatem suam possidens debita tributa solvat.
[7] Grégoire de Tours, VII, 25 ; X, 7.
[8] Que l'impôt fût payé par les terres de l'Église, c'est ce qui est bien marqué par Grégoire de Tours, IV, 2, et X, 7. Cf. Lettres du pape Grégoire le Grand, IX, 110 ; Vita S. Eligii, I, 52. Nous verrons ailleurs que l'Église obtint peu à peu des immunités.
[9] Grégoire de Tours, VII, 15 : Multos de Francis qui tempore Childeberti ingenui fuerant, publico tributo subegit. On a conclu de cette phrase que tous ceux qui étaient ingenui étaient exempts d'impôts ; Grégoire de Tours dit seulement que beaucoup de Francs dont on n'avait pas exigé de contributions au temps de Childebert Ier, durent en payer d'après les nouveaux registres (descriptiones) que Chilpéric venait d'établir.
[10] Grégoire de Tours, III, 56 ; VII, 15.
[11] Franci in odio Parthenium habebant quod eis tribula antedicti régis tempore inftixisset. (Grégoire de Tours, III, 56.)
[12] Si aucun document ne marque que les Francs fussent exempts d'impôts, il est, du moins, vraisemblable qu'ils en payèrent peu. Ceux d'entre eux qui étaient, non pas propriétaires, mais simplement bénéficiers, en furent exempts de droit ; d'autres réussirent individuellement à s'en affranchir. Les mêmes raisons qui firent accorder l'immunité à beaucoup d'évêques, la firent accorder aussi à beaucoup de guerriers. Puisqu'il devint facile aux Gaulois, ainsi que nous' le verrons plus tard, de ne plus payer l'impôt, cela fut pour le moins aussi facile aux Francs. L'impôt foncier disparut, au septième siècle, pour les uns et pour les autres ; il fut remplacé partout par des fournitures de chevaux et par l'obligation du gite, auxquelles les Francs furent soumis aussi bien que les Gaulois.
[13] Cela ressort clairement des récits de Grégoire de Tours, V, 27, et VIII, 50. Ailleurs (VI, 51), il dit que la cité de Bourges dut sur l'ordre du roi, mettre sur pied 15.000 soldats. Cf. IV, 50 ; IX, 51 ; X, 3.
[14] Grégoire de Tours, VI, 51 ; X, 5. Frédégaire, chr., 87.
[15] Loi des Ripuaires, 65. Diplomata, n° 454.
[16] Grégoire de Tours, V, 27 ; VII, 42.