L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE QUATRIÈME. — LE ROYAUME DES FRANCS

 

CHAPITRE II. — L'ADMINISTRATION MEROVINGIENNE.

 

 

Les rois mérovingiens, maîtres d'un tel pouvoir, n'eurent pas à chercher des moyens nouveaux pour gouverner les hommes ; ils usèrent de ceux dont l'empire romain s'était servi. Les empereurs avaient organisé une administration centrale et une administra lion provinciale ; les rois francs gardèrent l'une et l'autre. Il faut dire quelques mots de ce qu'elles étaient à la fin de l'empire.

Dans la langue ordinaire du quatrième siècle, l'administration centrale s'appelait le palais, palatium[1] ; les hauts dignitaires de cette administration, que nous appellerions aujourd'hui des ministres, portaient le titre de maîtres, magistri, ou de compagnons, comites. Le premier de tous était le maître des offices du palais[2] ; il était le chef de toute l'administration. Son autorité s'exerçait sur les employés et fonctionnaires de tout ordre, et il avait même sur eux un droit de justice ; les gouverneurs de province recevaient de lui leurs lettres de nomination[3]. Les autres grands dignitaires étaient le comte du trésor public, le comte du domaine, le prévôt de la chambre, le comte des gardes du corps, le comte des écuries ou connétable[4]. Au-dessous de ces hauts personnages il y avait une série de bureaux dont les chefs s'appelaient des référendaires, des chanceliers, des notaires.

Les rois wisigoths qui régnèrent en Espagne copièrent trait pour trait cette organisation[5] ; les rois mérovingiens l'imitèrent de leur mieux. Le mot palais ou maison, palatium, domus, resta employé dans leur langage officiel pour désigner, non pas l'habitation du roi, mais l'administration centrale. Le chef de cette administration était appelé recteur du palais, gouverneur ou maire de la maison, quelquefois même maître du palais[6].

C'est ce fonctionnaire qui est connu dans l'histoire sous le nom de maire du palais. Il s'en faut de tout qu'il fût un chef de l'aristocratie et un adversaire de la royauté ; les faits et les documents le présentent sous un tout autre aspect. Nommé paries rois, choisi indifféremment parmi les Gallo-Romains et les Francs, il fut, au moins durant les cent années qui suivirent la mort de Clovis, le chef tout-puissant de l'administration, le ministre de l'intérieur d'une monarchie absolue, Ses attributions étaient à peu près les mêmes que celles du maître des offices du palais de l'empire romain. Comme celui-ci, il nommait et révoquait, au nom du roi, tous les fonctionnaires de l'ordre administratif et exerçait sur eux un droit de justice ; de plus que lui, il avait la surveillance de l'administration financière[7].

Au-dessous du maître ou maire du palais était un comte (comes palatii) qui souvent tenait sa place et à qui il déléguait une partie de son pouvoir judiciaire. Les autres dignitaires étaient le prévôt de la chambre, le comte de l'écurie ou connétable, les trésoriers, le référendaire qui tenait le sceau du roi, et le chancelier qui était à la tête des bureaux[8]. Ceux-ci étaient constitués à peu près comme ils l'avaient été dans la capitale de l'empire ; on continuait à les appeler sacra scrinia ; ils étaient composés de rédacteurs, de copistes, de notaires[9].

Dans l'empire romain, l'administration provinciale comprenait un vaste réseau de fonctionnaires hiérarchiquement distribués. Un préfet du prétoire avait sous lui la Gaule, l'Espagne et la Bretagne ; un vicarius était spécialement chargé du gouvernement de la Gaule ; cette contrée était elle-même divisée en 17 provinces qui étaient administrées par des recteurs ou présidents. Enfin, la province se subdivisait en cités dans chacune desquelles se trouvait un comte, fonctionnaire nommé par l'empereur pour représenter le pouvoir central à côté de la curie qui gérait avec quelque indépendance les intérêts locaux. Les troupes étaient commandées par des maîtres des soldats, des ducs et des comtes.

De cette hiérarchie la partie la plus élevée disparut naturellement avec l'empire. Les royaumes étant beaucoup moins étendus, il n'y avait plus lieu d'avoir de préfets du prétoire. Le roi franc tenait la place de l'ancien vicarius de la Gaule. Les ducs et les comtes furent conservés. Les ducs prirent la place des anciens recteurs ou présidents de provinces ; les comtes furent maintenus dans chaque cité. Le comte avait ordinairement au-dessous de lui un vicaire ou vicomte. Les subdivisions de la cité étaient administrées par des fonctionnaires inférieurs qui portaient les noms de tribuns ou de juges. Tous ces titres étaient romains, toutes ces fonctions étaient empruntées à l'empire. Le seul changement fut qu'on cessa de séparer les pouvoirs civils des pouvoirs militaires ; les ducs et les comtes réunirent dans leurs mains toutes les attributions de l'autorité publique. Ils administraient, rendaient la justice, levaient les impôts, commandaient les troupes[10].

Ainsi le mécanisme administratif, sauf quelques modifications inévitables, passa de l'empire romain dans l'Etat franc. Un sujet de l'empereur de Constantinople qui eût visité la Gaule au sixième siècle, y eût trouvé des règles de gouvernement et des habitudes administratives qui n'étaient pas fort éloignées de celles de son pays.

L'usage était, sous l'empire, que chaque fonctionnaire reçût sa nomination sous la forme d'un long diplôme qui lui traçait ses attributions et ses devoirs et qui était rédigé suivant des formules arrêtées par la chancellerie impériale. Nous possédons encore de curieux modèles de ces diplômes, tels qu'ils étaient conservés en Italie au temps de Cassiodore. Ce même usage fut continué par les rois mérovingiens. Le fonctionnaire recevait un acte de nomination ainsi conçu : Connaissant ta foi et ta capacité, nous te conférons l'autorité de duc ou de comte en tel pays, à cette fin que tu gardes une fidélité inviolable envers notre autorité royale ; que toute la population de ce pays, Francs, Romains, Burgondes, hommes de toute race, vivent en paix sous ton gouvernement ; que tu les conduises tous dans là voie droite suivant leurs lois et coutumes ; que tu sois le défenseur des veuves et des orphelins ; que tu réprimes avec sévérité les larrons et les malfaiteurs ; que les peuples se tiennent en ordre et en joie sous ton commandement et qu'enfin tout ce qui nous est dû en impôts soit par tes mains propres porté chaque année en notre trésor[11]. Cette formule analogue à celles qui étaient employées en Italie, était passée des bureaux de la chancellerie impériale dans ceux de la chancellerie mérovingienne.

La règle suprême de l'empire avait été que les administrateurs fussent choisis par le pouvoir central et ne dépendissent que de lui. Celle règle fut conservée par les Mérovingiens. Ceux qu'on appelait comtes en langue latine, et grafen en langue germanique[12], étaient toujours nommés et révoqués par le roi[13]. On ne trouve pas trace d'élection populaire, même dans les cantons particulièrement habités par la race franque.

Ces fonctionnaires n'étaient que les agents du roi[14] ; leur rôle était de faire exécuter ses ordres, de contraindre les hommes à obéir, de rendre la justice en son nom, de lever ses impôts, de commander ses soldats.

Autant ils dépendaient du prince, qui les nommait, les déplaçait, les destituait à son gré, autant ils étaient à l'égard des sujets des maîtres absolus. Les chroniqueurs ne nous montrent jamais que leur pouvoir fût limité ou contrôlé par une assemblée provinciale ou cantonale. Les curies, qui subsistèrent et dont nous parlerons ailleurs, n'avaient aucune action sur eux. Une foule de traits que raconte Grégoire de Tours marquent bien que la population n'avait aucun moyen légal de résister à leurs actes arbitraires.

Il n'est sans doute pas inutile de remarquer en quels termes on leur parlait. On leur disait : Votre Excellence, Votre Grandeur, Votre Magnificence. Voici, entre beaucoup d'exemples, comment un évêque écrivait à un comte : A l'homme illustre Mummolénus, mon maître magnifique, serviteur du roi mon maître ; j'implore votre puissance et votre grandeur et vous supplie de recommander mon humble personne au maître excellent qui règne pour notre bonheur[15]. Ce n'était là peut-être que des formules de politesse ; encore donnent-elles une idée des habitudes d'esprit qui régnaient à cette époque.

L'usage des légations, qui s'était établi sous l'empire, subsista sous les Mérovingiens ; on vit souvent les cités envoyer des députations pour porter leur plaintes ou leurs vœux aux princes. Il était naturel qu'elles choisissent à cet effet leurs évêques, et c'est pour cette raison que nous voyons tant de prélats affluer incessamment vers le palais des rois ; ils y portaient les réclamations ou les demandes des cités, comme dans les siècles précédents les députés des villes les avaient portées au palais des princes. Quant aux assemblées provinciales que les derniers empereurs avaient essayé de raviver, il n'en resta plus que le souvenir. Nous verrons que les conciles des évêques et des grands en prirent la place.

 

 

 



[1] Code Théod., VI, 35 ; code de Just., XII, 29 ; Ammien, XXVI, 5.

[2] Magister officiorum palatinorum, ou magister palatii, ou simplement magister. (Code Théodos., VI, 10, 4.) — Magisteria dignitas. (Cassiodore, Variar., VI, 6.) — Magisterium palatinum. (Sidoine, Lett., I, 3.) — Cf. Procope, De bello persico, 8. — On peut voir dans Cassiodore (ibid.) la formule de nomination de ce personnage et la liste de ses fonctions

[3] Cassiodore, VI, 6 : Ad eum palatii pertinel disciplina... Potestatem maximam huic decrevit antiquitas, ut nemo judicum per provincias fasces assumeret, nisi hoc ipse fieri decrevisset.

[4] Comes sacrarum largitionum, comes rei privatœ, prœpositus sacri cubiculi, comes domesticorum, comes stabuli. (Voyez Notitia dignitatum. Ammien, passim. Code Théodos., XI, 1, 29 ; XVII, 5.

[5] Voyez Chronicon Maximi, ad annum 590.

[6] Ce fonctionnaire est appelé rector palatii (Vie de S. Arnulf, 4) ; gubernator palatii (Frédégaire, 55) ; major domus sacri palatii (Diplomata, 348) ; aulœ imoque regni rector et major domus (Lettre de Desiderius à Grimoald, Bouquet, t. IV, p. 38) ; prœfectus palatii et major domus. (Eginhard, V. Caroli, 1) ; princeps palatii (Chronique de S. Waast, ann. 675) ; magister palatii (Chronique de Godefroi de Viterbe). Dum magistri palatii omnia reipublicœ munia obirent, Pippinus magister palatii... (Ibid., dans Ducange, v° magister.)

[7] Palatium gubernabat et regnum (Frédégaire, 80) ; il avait dans ses attributions : Ex primatibus facere disciplinam et interficere. (ibid., 58 et 59) ; il levait les impôts (Grégoire de Tours, IX, 30). — Ce fonctionnaire ne fut élu par les leudes que dans des cas exceptionnels, tels que l'enfance de Childebert. Presque tous les maires qui figurent dans l'histoire sont des ministres dévoués et fidèles des rois.

[8] Voyez les Diplômes et les Formules. Le comes stabuli est mentionné par Grégoire de Tours, V, 40 et 88 ; IX, 58 ; X, 6.

[9] Sacrum scrinium palatii. (Vita Bercharii.) — Notarius regalium prœceptorum. (Vita Rictrudis.) — Ansebaldum qui scriptoribus testamentorum regalium prœerat. (Vita S. Mauri.) — Commentarienses et notarii publici. (Vita S. Maximini.)

[10] Voyez, sur les ducs, Grégoire de Tours, VIII, 17, 26, 30 ; IX, 14 ; Vitœ Patrum, 3 ; Frédégaire, chr., 15, 45. — Sur les comtes, Grégoire de Tours, IV, 50, 35 ; VI, 22, 51 ; VII, 13 ; Vitœ Patrum, 7. — Sur les vicarii et tribuni, Grégoire de Tours, X, 21 ; De glor. conf., 41 ; Vita S Germani, 62, 68 ; Diplomata, passim.

[11] Formules, édit. E. de Rozière, n° 7.

[12] L'identité des grafen et des comtes est bien marquée dans la loi des Ripuaires, 53, et dans les Capit. add. a Clodoveo, 9. (Pertz, t. I, Legum.)

[13] Grégoire de Tours, IX, 12 ; IV, 42.

[14] Loi des Alamans, 35 : Dux qui utililatem regis facit.

[15] Fortunati opera, X, 3. Cf. Formules, passim.