L'invasion germanique a été un événement considérable ; il n'est pas douteux qu'elle n'ait frappé vivement les générations contemporaines et qu'elle n'ait influé sur la suite des événements et des institutions. Aussi était-il nécessaire d'examiner de près la manière dont elle s'est accomplie, afin de ne pas s'égarer sur la nature des résultats qu'elle a pu produire. Si elle a modifié la constitution de la société gauloise, ce n'est pas par le sang germain qu'elle y a introduit ; car ces Germains étaient peu nombreux. Il faut écarter l'idée qu'on se fait de grandes multitudes d'hommes. Les Wisigoths, qui se présentent comme le plus puissant de tous ces peuples, n'étaient pourtant qu'une foule de 200.000 personnes, en y comptant les enfants et les femmes[1], lorsqu'ils passèrent le Danube ; ils durent être beaucoup réduits par les ravages mêmes qu'ils commirent en Thrace, en Grèce, en Italie ; car ces courses vagabondes affaiblissent encore plus les ravageurs que leurs victimes. Lorsqu'ils furent passés en Gaule et en Espagne, ils vécurent dans un état de guerre perpétuel contre les Vandales, les Suèves, les Burgondes et les Francs ; leur population ne put certainement pas s'accroître[2]. A la bataille de Vouglé, le chroniqueur ne nous dit pas quel était leur nombre ; mais il rapporte que pour résister à l'attaque des Francs, ils avaient eu besoin de se faire renforcer par des troupes gauloises[3]. Les Burgondes avaient été 80.000 lorsqu'ils s'étaient présentés sur la rive du Rhin. On ne peut évaluer ce qu'ils perdirent d'hommes dans leurs déplacements et dans leurs luttes incessantes contre les Wisigoths ; mais on sait qu'en 455 Aétius les ayant vaincus et ayant accordé la paix à leurs supplications, ils se virent inopinément attaqués par une des hordes de Huns, qui massacra le roi des Burgondes avec sa race et son peuple[4]. Tout ne périt pas pourtant, car un autre chroniqueur ajoute que l'empire assigna le pays de Sabaudie à ce qu'il restait de Burgondes. Que ces hommes se soient ensuite étendus dans la vallée du Rhône à la faveur du désordre général ou en récompense des services rendus à l'un des princes qui se disputaient alors le trône impérial, cela ne prouve pas qu'ils fussent devenus bien nombreux. Quant aux Francs, tous les chiffres que nous donnent les chroniqueurs sont singulièrement faibles ; il ne semble pas que Clovis, au moment de son baptême, eût plus de 6.000 guerriers francs sous ses ordres. Il y a eu dans le détail des faits de cette époque un point qu'on a négligé. Lorsqu'une troupe de Germains traversait l'empire en le ravageant, elle ne manquait guère de voir des hommes de la population indigène affluer vers elle et grossir ses rangs. C'étaient des esclaves fugitifs ; c'étaient des colons ; c'étaient des hommes ruinés, des mécontents, comme il s'en trouve dans toute société. Les uns pour s'affranchir de l'autorité d'un maître, d'autres pour fuir le travail, d'autres encore pour échapper à la justice sévère de l'empire ou à ses impôts, se jetaient dans le camp des Barbares. Salvien laisse bien voir que beaucoup d'hommes, affectant de se plaindre des fonctionnaires et des percepteurs, ne rougissaient pas d'aller au-devant des étrangers et de se joindre à eux pour partager la proie[5]. Ces hommes étaient peut-être ce qu'il y avait de plus cupide et de plus cruel parmi les envahisseurs. Ils excitaient les barbares au pillage, dirigeaient leur marche, les conduisaient aux villes les plus riches ou leur en ouvraient les portes. C'étaient eux, peut-être, qui faisaient la principale force de ces armées dévastatrices. Beaucoup de ces Wisigoths, de ces Burgondes, de ces Vandales, dont parle l'histoire, étaient des Italiens, des Gaulois, des Espagnols, des Africains. Mêlés aux Germains, confondus avec eux, ils faisaient croire aux populations que ces envahisseurs étaient nombreux, et ils l'ont fait croire à la postérité. Il entra dans la Gaule, si l'on en excepte les provinces du Nord-Est, peu de sang germanique. Aussi doit-on observer que cet établissement de Germains n'a presque rien changé à la langue des Gaulois. Elle est restée, en général, telle qu'on la parlait parmi le peuple dans les derniers temps de l'empire. Rien n'a été changé ni à ses radicaux, ni à ses règles grammaticales, ni à son accent. Elle s'est, ensuite modifiée d'âge en âge conformément aux lois naturelles des langues, sans que l'invasion germanique semble avoir été pour rien dans sa lente et régulière transformation. On peut même ajouter que, s'il se rencontre dans notre langue française quelques mots d'origine germanique, ils n'y ont pas été apportés par les Germains du cinquième siècle et ne s'y sont introduits que beaucoup plus tard. Les populations neustriennes du neuvième siècle nous ont laissé, dans le serment de Strasbourg, un spécimen authentique de la langue qu'elles parlaient : on n'y trouve pas un seul mot qui ne soit d'origine purement latine. Beaucoup de noms d'hommes ont pris une forme germanique, parce que chacun, Franc ou Gaulois, choisissait arbitrairement son nom et celui de ses enfants. Mais les noms géographiques, qui ne variaient pas au gré de la mode, sont restés ceux que la population gallo-romaine avait donnés à ses montagnes, à ses rivières, à ses villes. Ni les Vosges, ni les Ardennes, ni le Rhin ni la Meuse n'ont changé de nom. Cologne, Trèves, Coblentz, Mayence, Verdun, Metz, Toul, Saverne ont gardé leurs noms gaulois ou romains. Ce qui est plus singulier encore c'est que de simples villas, même dans la vallée du Rhin, conservèrent durant deux siècles des dénominations tout à fait latines, ainsi qu'on peut le voir dans les actes de vente et de donation du septième siècle. Les Germains n'ont eu aucune action sur les croyances religieuses de la société. Ni les Francs n'ont songé à établir en Gaule leur vieux culte, ni les Wisigoths n'ont réussi à y implanter leur arianisme. Rien n'a disparu des croyances, des rites, de la discipline même de l'Église gauloise. Les Germains qui sont entrés en Gaule, en Espagne, en Italie, n'ont pas empêché le catholicisme de se développer conformément aux habitudes d'esprit des populations de ces contrées. Ils n'ont pas changé les lois du pays. Il est vrai qu'ils ont gardé les leurs pendant plusieurs générations, et que l'on a vu le droit germanique et le droit romain vivre quelque temps côte à côte ; mais à mesure que cette dualité s'est effacée, c'est le droit germanique qui a cédé la place. Il n'a pas eu d'action sur le droit français. Lès Germains n'ont implanté dans la législation du pays ni le rachat du crime à prix d'argent, ni la solidarité des parents pour le crime commis par un membre de la famille, ni le partage du prix du meurtre entre les parents de la victime, ni la procédure par cojurateurs, ni l'incapacité de la fille à hériter, ni l'achat de la femme, ni l'exclusion du petit-fils de l'héritage du grand-père. Toutes ces coutumes des Germains ont peu à peu disparu ; le droit français s'est constitué suivant les principes du droit romain et sans autres modifications que celles qui étaient rendues nécessaires par le nouvel état social du pays. Quant aux mœurs et au caractère de la nation, on ne voit pas non plus que les Germains y aient mis leur empreinte. Croire que la société romaine était corrompue et que les barbares l'ont régénérée, est une opinion toute moderne ; ni Grégoire de Tours, ni Jornandès, ni Salvien, ni aucune des nombreuses Vies des Saints de cette époque ne font l'éloge des vertus germaines. La pensée que ces hommes valussent mieux que les anciens habitants n'est venue à l'esprit de personne en ce temps-là. Quand on compare, d'après les documents et sans partialité d'aucune sorte, l'état moral de la Gaule avant et après l'entrée des Germains, on est forcé de reconnaître qu'avant cet événement la vie privée était plus calme, mieux ordonnée, plus régulière, et qu'après ce même événement il y a eu beaucoup plus de convoitises, de débauches, de crimes. Ce n'est pas à dire que les Germains aient apporté des vices nouveaux ; mais tous les vices de la nature humaine furent alors déchaînés, ainsi qu'il arrive toujours dans le désordre social. Il est difficile de croire que les envahisseurs aient introduit en Gaule les institutions politiques de la vieille Germanie ; car ils les avaient eux-mêmes perdues depuis plusieurs générations. Nous ne devons pas oublier que ces Germains qui s'établirent dans l'empire n'étaient pas des peuples ; ils n'étaient que des armées. Les uns étaient des restes de nations détruites ; les autres étaient des guerriers de toute nation qui avaient quitté leur pays pour se mettre au service de l'empire ou pour le piller. Pas un seul peuple organisé suivant les règles que Tacite avait décrites, n'entra dans l'empire. L'invasion n'a donc apporté en Gaule ni un sang nouveau, ni une nouvelle langue, ni un nouveau caractère, ni des institutions essentiellement germaniques. Ce n'est pas par là qu'elle a eu de grandes conséquences pour l'avenir. Mais elle a mis le trouble dans la société, et c'est par cela même qu'elle a exercé une action considérable sur les âges suivants. En faisant tomber l'autorité romaine, elle a supprimé les règles, déjà fort affaiblies, sous lesquelles la société avait longtemps vécu. Par le désordre même qu'elle a jeté partout, elle a donné aux hommes de nouveaux besoins et de nouvelles habitudes, qui à leur tour ont enfanté de nouvelles règles sociales. Il y a d'ailleurs à faire celte remarque que la conséquence de l'invasion ne s'est pas produite brusquement ni d'un seul coup. Qu'on regarde les cent cinquante années qui suivent la mort de Clovis, qu'on observe comment les hommes étaient gouvernés, comment ils vivaient et ce qu'ils pensaient, on reconnaîtra qu'ils différaient peu de ce qu'ils avaient été au dernier siècle de l'empire. Qu'on se transporte, au contraire, au huitième et au neuvième siècle, on verra que, sous des dehors plus romains peut-être, la société est absolument différente de ce qu'elle avait été sous l'autorité de Rome. Les grands résultats de l'invasion germanique, obscurs au sixième siècle, apparaîtront au huitième. |
[1] Eunape, fragm. 42, édit. Dindorf, p. 257.
[2] Gothi, Suevi, Vandali Hispaniam vastant, plurimique peste fameque absumuntur. — Gothorum viginti millia contra Vandalos pugnantia se mutuo concidunt. (Flavii Dextri chronicon, ad ann. 424, 429).
[3] Grégoire de Tours, Hist. Franc., II, 37.
[4] Prosperi Aquit. chronicon : Gundicarium Burgundionum regem Actius bello obtinuit pacemque ei supplicanti dedit ; qua non diu potitus est, nam Hunni eum cum populo atque stirpe sua deleverunt.
[5] Des faits de même nature sont signalés par Ammien, XXXI, 6 ; Sozomène, IX, 8 ; Paulin de Pella, Eucharisticum, v. 334 ; lettre de Théodoric le Grand, dans dom Bouquet, t. IV, p. 7.