Les guerriers germains n'étaient venus en Gaule que pour acquérir des terres et de l'argent. Il est hors de doute qu'ils ont beaucoup pillé ; on ne saurait douter non plus qu'ils ne se soient emparés par force de beaucoup de terres. Si cette vérité avait besoin d'être prouvée, elle le serait par plusieurs chartes où nous voyons les rois mérovingiens obliger des Francs à restituer des domaines qu'ils ont pris. La loi des Burgondes mentionne aussi des usurpations de propriété et les réprouve. Beaucoup de violences ont été commises dans ce temps de désordre et sont restées impunies. Quelques historiens modernes sont allés plus loin ; il leur a paru vraisemblable que les chefs germains eussent dépossédé, par un décret régulier, la population gauloise des deux tiers de ses terres, et eussent ensuite distribué ces terres entre leurs guerriers par la voie du sort. Cette opinion ne s'appuie pas sur les documents. On a conservé de nombreux écrits de cette époque : histoires, chroniques, vies des saints, poésies, lettres, diplômes royaux, actes de la vie privée, textes de lois ; on n'y trouve pas une seule phrase qui mentionne avec précision ni une confiscation générale des terres ni un partage de ces terres entre les nouveaux venus. Conçoit-on un acte aussi grave que celui-là, qui toucherait aussi sensiblement les hommes, qui remuerait aussi profondément tous leurs intérêts et toute leur âme, et dont aucun historien contemporain ne parlerait ? Jornandès, Paul Orose, Procope, Sidoine Apollinaire, Fortunatus, Grégoire de Tours nous ont tracé le tableau très-complet de toute cette époque ; aucun d'eux ne signale ni cette universelle spoliation ni ce partage. Qu'on essaye de se figurer ce que serait un tel déplace ment de la propriété, à combien de difficultés il donnerait lieu dans la pratique, combien de temps et combien d'actes administratifs il faudrait pour l'accomplir ; qu'on se figure encore quelles traces matérielles il aurait laissées après lui, quelles douleurs et quelles rancunes il aurait mises pour longtemps dans les cœurs ; et l'on sera surpris de ne trouver, parmi tant d'écrits et tant de témoins de toute sorte, ni l'indice de ces difficultés, ni la mention de ces actes administratifs, ni l'expression de ces rancunes. On a trouvé dans la langue de cette époque le mot sors employé pour désigner une terre, et on a conclu de l'existence seule de ce terme qu'il y avait eu un tirage au sort des terres du pays ; mais ce mot sors avait dans la langue latine, depuis plusieurs siècles, le sens de propriété, de patrimoine ; il s'appliquait à toute terre possédée héréditairement. Il avait eu cette signification dans la langue de l'empire romain, et il la conserva dans la langue de l'époque mérovingienne. Aussi est-il employé dans un grand nombre d'actes pour désigner un héritage[1]. Les propriétés des Romains s'appelaient sortes aussi bien que celles que pouvaient posséder les barbares, bien qu'il n'y ait eu de tirage au sort ni pour les uns ni pour les autres[2]. On a trouvé dans les lois des Wisigoths et des Burgondes deux phrases qui peuvent être interprétées comme une allusion à d'anciens partages[3]. Pour ce qui est des Francs on n'a pas trouvé un seul mot qui se rapporte, fût-ce par une vague allusion, à des terres confisquées aux Gaulois et partagées entre les guerriers. Il n'est aucun indice de cela ni dans les lois des Francs, ni dans les diplômes et les chartes des rois mérovingiens, ni dans les chroniques. Montesquieu a dit que les guerriers francs ont dû prendre ce qu'ils ont voulu ; mais les documents montrent le contraire. Il y a plusieurs actes des rois où nous voyons qu'un guerrier franc a prétendu s'emparer d'une terre, que le propriétaire a porté plainte, et que le roi a condamné le guerrier à restituer ce qu'il avait pris. D'autre part, les actes de donation de terres sont fort nombreux : nous y pouvons remarquer qu'aucun d'eux né porte sur des terres enlevées à des particuliers ; ils ont toujours pour objet le sol du domaine public qui était passé des empereurs aux mains des rois et qui suffisait à récompenser largement tous les guerriers[4]. Le droit de la guerre, tel qu'il était entendu par les Germains, autorisait le pillage, l'enlèvement de l'or, des objets mobiliers, des esclaves même ; il n'autorisait pas la confiscation du sol. Les guerriers de Thierry lui disent en 532 : Si tu refuses d'aller avec tes frères contre la Bourgogne, nous te quitterons et nous irons avec eux ; Thierry leur répond : Suivez-moi et je vous conduirai dans un pays où vous recueillerez autant d'or et d'argent que vous voudrez, et où vous prendrez des troupeaux, des esclaves, des vêtements en abondance. Il ne leur promet pas les terres des vaincus. La conquête de l'Auvergne fut ce qu'il y eut de plus cruel dans toute l'histoire des Francs ; mais, même alors, les guerriers ne songèrent pas à prendre possession du sol. Ils tuèrent, ils pillèrent, ils emportèrent tout ce qu'ils purent ; mais ils laissèrent la terre à ses anciens maîtres[5]. Dans les innombrables écrits de ce temps nous ne voyons jamais qu'un homme de naissance franque possédât une terre en vertu de la conquête ou du droit de l'épée. Ces expressions ni aucune autre qui leur ressemble ne se rencontrent jamais. Plusieurs centaines de diplômes et de chartes disent en termes précis qu'on possédait la terre par héritage, par achat ou par donation ; aucun d'eux ne laisse supposer qu'on la possédât par suite d'un partage ou à titre de conquérant. Les chroniqueurs et les hagiographes qui écrivaient à cette époque, nous présentent l'histoire intime de beaucoup de familles gauloises ; ils ne montrent pas qu'elles aient été dépossédées violemment par un décret des rois germains. Ils nous donnent beaucoup de généalogies de familles qui étaient riches avant l'invasion et qui sont restées tout aussi riches après elle. Sidoine Apollinaire possédait de nombreux domaines ; il ne dit ni dans ses vers ni dans ses lettres qu'il en ait été dépouillé. Il continue à écrire à ses riches amis, et il ne parle jamais d'une spoliation qui les aurait plongés dans la pauvreté. L'Eglise possédait beaucoup de terres avant l'arrivée des Germains ; il n'y avait pas de motifs pour que ses domaines fussent mieux respectés que ceux des particuliers, puisque les Germains étaient ou idolâtres ou hérétiques. Sa richesse foncière ne lui fut enlevée ni par les Francs ni par les Wisigoths. L'établissement des Germains a si peu changé la distribution de la propriété, que l'impôt foncier continua d'être perçu d'après les mêmes registres et le même cadastre qui avaient été dressés sous l'empire. Ces Germains ne firent que ce qu'il était naturel et possible qu'ils fissent. La manière dont ils entraient en Gaule leur ôtait tout prétexte de déposséder la population : l'auraient-ils voulu, ils n'étaient ni assez nombreux ni assez forts pour y réussir. Ils n'avaient pas même besoin d'enlever aux particuliers leurs terres ; les domaines publics suffisaient à satisfaire leurs plus ardentes convoitises. Le droit de propriété ne fut jamais contesté à la population gallo-romaine. Les lois germaniques elles-mêmes assurèrent les mêmes garanties et la même protection à la propriété du Gaulois qu'à celle du Germain. Aucune statistique n'est possible pour une telle époque. On ne saurait essayer de compter combien il y eut de terres qui passèrent aux mains des nouveaux venus, ni dans quelle proportion les Gaulois et les Germains se partagèrent insensiblement le sol. Mais quand on lit les chroniques et les actes de cette époque, on est frappé de l'opulence des familles gallo-romaines. Un bon nombre de testaments, d'actes de vente ou de donation, nous montrent des Gaulois qui possèdent par héritage quinze ou vingt grands domaines, dont chacun renferme des terres labourables, des vignes, des prés, des bois, et beaucoup de serviteurs[6]. Salvien écrit son livre du Gouvernement de Dieu en un temps où les barbares sont les maîtres : il accuse ses concitoyens de vivre dans la mollesse et la débauche, au milieu des festins, parés de brillantes étoffes de soie et d'or. Cette accusation, vraie ou fausse, prouve au moins que les Gaulois étaient restés riches. Il leur reproche en effet d'amasser des trésors. Il dit que les habitants de Trêves, après le pillage de leur ville par les Germains, avaient conservé plus de richesses que de bonnes mœurs[7]. Les écrivains du cinquième siècle font un tableau très-vivant de la société qu'ils ont sous les yeux : c'est une société délicate et raffinée, où il se trouve de grandes et opulentes existences, où l'on voit encore des théâtres, des écoles, des boutiques de libraires, où l'on rencontre beaucoup de professeurs et de poètes ; tous les symptômes d'une société riche sont encore là, et pourtant les Germains sont en Gaule depuis cinquante ans. Il arrive souvent à ces écrivains de comparer les Gaulois aux barbares ; ce sont les barbares qu'ils représentent comme pauvres, ce sont les Gallo-Romains qu'ils disent riches. S'ils poursuivent l'excès du luxe, c'est chez les Gaulois qu'ils démontrent. Non-seulement ils ne parlent jamais d'une confiscation générale du sol, mais encore la peinture qu'ils font de leur siècle montre que la plus grande partie de la richesse foncière est restée à la population indigène. Grégoire de Tours, au siècle suivant, trace la généalogie de beaucoup de Gaulois : il compte combien ils possédaient de villas et de domaines, et nous voyons avec une pleine évidence que la terre est, en général, demeurée dans les mêmes mains qui la possédaient avant l'invasion. |
[1] Sors est synonyme de hereditas ; c'est ce qui ressort clairement de l'étude de la loi des Burgondes : De puellis quœ se Deo devoverint, si duos fratres habuerint, jubemus ut tertiam portionem de HEREDITATE patris acquirant, HOC EST de ea tantum terra quam pater SORTIS JURE possidens mortis tempore dereliquit (XIV, 5). Cette même loi (art. 1) prononce que le père peut disposer de ses acquêts comme bon lui semble, mais que, pour le patrimoine, il est tenu de suivre les anciennes lois ; le patrimoine est désigné par les mots : terra sortis titulo acquisita, tandis que les acquêts sont désignés par : de labore suo. Comparez ce même article au titre LXII de la Loi salique et au titre LVIII de la Loi des Ripuaires : il s'agit, dans tous les trois, du patrimoine qui est appelé tantôt terra salica, tantôt hereditas, tantôt terra sortis titulo acquisita. La loi des Burgondes, tit. LXVIII, parle d'un père qui fait le partage de son bien, si pater sortem suam divisent ; la même disposition et les mêmes termes se retrouvent dans un texte de la loi salique (Pardessus, p. 219). Plus tard, sors s'est toujours opposé à beneficium pour désigner la propriété complète : Sortes et dominicata. (Charte citée dans Ducange, au mot sors.) — Duo mansa cum terris adjacentibus quas nos sortes vocamus. (Ibid.)
[2] Lex Wisig., X, 2 : Sortes gothicœ et romanœ. — Diplomata, passim.
[3] Voyez, à la fin du volume, nos Notes et Éclaircissements, n° 5.
[4] Les concessions de terres qui sont mentionnées par les Vies des saints de cette époque portent expressément que les domaines concédés dépendaient du fisc, ex fisco. Lorsque Clovis donne une terre à S. Fridolin, le chroniqueur remarque qu'il était en droit de la donner : Nam ad regalem potestatem ab antiquis temporibus locus pertinere non ambigebatur.
[5] Grégoire de Tours, Mirac. martyrum, 23 : Neque relictum est aliquid prœter terram quam secum ferre non poterant.
[6] Entre autres exemples, on lit dans la vie de saint Remi (c. 48) qu'un riche propriétaire nommé Eulogius vendit à l'église de Reims, après l'établissement des Francs, une de ses villas pour le prix de 5000 livres pesant d'argent, plus d'un million d'aujourd'hui.
[7] Voici comment Salvien parle des Gaulois : Circumstant locupletes matresfamiliœ, nobilis viri, sericis atque auratis vestibus... Opulentissim ac splendidissimi cultus homines. Thesauri eorum diviliœque cumulantur. (Adversus avaritiam, III, 19.)