L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE V. — DES GERMAINS ÉTABLIS DANS L'EMPIRE COMME LABOUREURS.

 

 

Les Germains n'avaient aucune haine contre le gouvernement impérial ni contre la société romaine. Le sentiment d'une antipathie de races était inconnu en ce temps-là. Ce qui les forçait à sortir de leur pays, c'était le désordre qui y régnait. La plupart d'entre eux étaient, non des conquérants, mais des fuyards ; ils cherchaient, non la domination ou la gloire, mais un asile. Se réfugier dans l'empire romain, et y vivre en paix, était toute leur ambition. Chez eux, le sol était pauvre et l'existence troublée ; dans l'empire, ils savaient que la terre était fertile et que les fruits du travail étaient garantis par des institutions fixes. Ils se portèrent vers ces contrées comme vers un séjour désirable ; l'empire leur apparaissait comme une terre privilégiée où l'on ne pouvait pas manquer d'être heureux. Ils aspirèrent donc à se faire une place dans celle société riche. Si quelques-uns d'entre eux essayèrent d'y entrer par force, la plupart préférèrent s'y introduire par des voies pacifiques.

Ils n'avaient pas cette fierté sauvage dont on leur a, plus tard, fait honneur. Il faut se souvenir que, lorsque les Cimbres et les Teutons étaient venus se heurter, sans le savoir, contre les forces romaines, ils s'étaient excusés auprès du consul et avaient demandé qu'on les reçût comme serviteurs de Rome ; ils offraient à la fois leurs armes pour la guerre et leurs mains pour le travail[1]. Ainsi firent dans la suite presque tous les Germains. Sous Auguste, les Ubiens et les Sicambres firent dédition[2], c'est-à-dire se déclarèrent formellement sujets de Rome, et entrèrent à ce titre dans les limites de l'empire. Il en fui de même des Tongriens, qui furent établis par Auguste sur la basse. Meuse. Les Cattes chassés par une guerre civile, demandèrent qu'on leur permît de faire partie de l'empire[3]. Le peuple des Mattiaques se plaça dans les mêmes conditions d'obéissance. Tibère, après une brillante expédition en Germanie, ramena 40.000 sujets (dedititii), à qui il assigna des demeures sur les bords du Rhin[4]. Sous Néron, on vit le peuple des Ansibariens se présenter à la frontière et offrir de se mettre sous la sujétion de Rome, si on leur permettait d'occuper quelques terres qui étaient vacantes[5]. Or cette sujétion n'était pas un vain mot ; les peuples germains qui y étaient soumis, fournissaient des soldats, payaient parfois des impôts, recevaient les ordres des gouverneurs de provinces.

Si l'on se transporte au quatrième siècle, on ne voit pas que les Germains fussent moins empressés à obéir. Les Vandales furent pendant quarante années sujets et serviteurs des empereurs[6]. Quand les Wisigoths furent autorisés à passer la frontière, ils s'engagèrent à obéir aux lois et aux ordres qu'on leur donnerait[7] ; ils offrirent même d'abandonner leur religion nationale et d'adopter celle des Romains ; même après leur révolte contre Valens, ils restèrent serviteurs de l'empire, in servitio imperatoris ; c'est un historien de leur nation qui nous l'affirme[8]. Il en était de même des Francs, des Burgondes, des Alains. Tous ces hommes, dit Jornandès, servaient l'empire, romano servïebant imperio.

On peut même faire cette remarque que les Germains n'étaient pas plus fiers dans leur langage que les autres sujets des empereurs. En s'adressant au prince, ils observaient les règles de l'étiquette aussi bien que s'ils fussent nés en Italie ; ils l'appelaient des noms de maître et de dieu, dominum et deum appellabant[9].

Ils n'avaient donc aucune répugnance à entrer pacifiquement dans la société romaine. Aussi arriva-t-il que, dans celte même période de cinq siècles durant laquelle les invasions armées furent toujours repoussées, on vit pourtant un grand nombre de Germains pénétrer dans l'empire.

Beaucoup y vinrent à titre d'ouvriers, de travailleurs, d'hommes de service. Dans les premières années du cinquième siècle, l'évêque Synésius, s'adressant à l'empereur d'Orient, lui disait : Il n'y a presque pas une seule de nos familles qui n'ait quelque Goth pour serviteur ; dans nos villes, le maçon, le porteur d'eau, le portefaix, sont des Goths.

D'autres Germains préféraient cultiver le sol. L'acheter leur était impossible ; ils n'y pouvaient être que des laboureurs à gages ou des colons. Ils offrirent leurs services, et il y avait des motifs pour que les propriétaires fussent empressés à les accepter.

Les bras, en effet, manquaient alors pour la culture. Ce n'est pas que le nombre des habitants eût diminué dans l'empire ; aucun document, du moins, n'autorise à affirmer qu'il y ait eu alors une dépopulation générale, et il n'est pas vraisemblable que la longue période de paix et de travail qui s'étendit depuis le règne d'Auguste jusqu'à ceux des Sévères ait pu dépeupler l'empire. C'est la classe agricole, seule, qui était insuffisante. On avait depuis deux siècles défriché beaucoup de forêts, créé des routes, amélioré le sol ; la terre cultivable s'était fort étendue, et le nombre des cultivateurs n'avait pas augmenté dans la même proportion. Il s'était formé, au contraire, des professions nouvelles ; les travaux de l'industrie avaient enlevé des bras à l'agriculture au moment même où il aurait fallu que ces bras fussent plus nombreux. En même temps, l'usage des affranchissements et l'élévation incessante des Lasses classes avaient épuisé peu à peu celte couche inférieure de la société dont le dur labeur fécondait la terre. Le progrès général devint ainsi, par un certain côté, une cause d'embarras. Il arriva à la classe agricole de l'empire romain ce qui serait arrivé dans notre siècle à la classe ouvrière si la science n'avait pas inventé les machines ; le nombre des bras n'aurait pas été en rapport avec les besoins croissants. La population générale de l'empire pouvait augmenter ; la population agricole restait au-dessous de ce qu'il eût fallu. Le mal parut surtout lorsque Trajan eut jeté de grandes colonies d'agriculteurs sur la rive gauche du Danube, peuplant la Dacie aux dépens de l'Italie et de la Gaule.

Pour toutes ces raisons la culture manquait d'hommes ; il fallait donc en chercher au dehors. Si l'on ne trouvait moyen d'avoir des bras étrangers, la main d'œuvre était chère, les frais de culture démesurés, les propriétaires ruinés, les impôts impayés, les récoltes incomplètes, et la vie de l'empire pouvait se trouver arrêtée comme elle l'est dans un corps vigoureux où un organe ne s'est pas fortifié dans la même proportion que les autres. L'empire lutta pendant trois siècles contre cette difficulté ; l'adjonction de laboureurs germains était son salut.

Aussi trouvait-on qu'il ne s'en présentait jamais assez, et ne se contentait-on pas de ceux qui offraient spontanément leurs services. On profitait de chaque victoire pour en introduire de force le plus qu'on pouvait, à la grande satisfaction des propriétaires du sol.

Les historiens du temps font, en effet, remarquer que l'entrée de nombreux Germains dans l'empire coïncidait toujours avec les victoires des armées impériales. Ce sont les grands succès de Marc-Aurèle qui ont rempli de colons barbares la Pannonie et l'Italie[10]. C'est après les victoires de Claude II, en 270, qu'on vit affluer sur les terres en friche une foule de barbares prisonniers[11]. C'est après les brillantes expéditions de l'empereur Probus, en 277, qu'on vit les champs de la Gaule labourés par des captifs germains. Les contemporains signalent la joie qu'éprouvaient les populations à pouvoir dire : Les barbares labourent pour nous ; pour nous ils sèment[12]. On se félicita de même, en 291, de voir des Francs, admis sous les lois de l'empire, cultiver les champs des propriétaires trévires et nerviens[13]. C'est alors aussi que les terres des pays de Beauvais, d'Amiens, de Langres, que le manque de bras avait rendues stériles, reprirent une vigueur nouvelle par le travail du laboureur barbare. Quelques années plus tard, en 296, les victoires de Constance Chlore forcèrent les Chamaves et les Frisons à labourer la terre pour les Gaulois, et un contemporain fait remarquer que le prix du blé baissa aussitôt[14]. Constantin alla arracher à leur pays un certain nombre de Francs, et les dissémina en Gaule. Un peu plus tard les Francs Saliens, vaincus, furent cantonnés au nord de la Gaule par la volonté de Julien ; et, sujets de l'empire, on leur imposa l'obligation de cultiver la terre[15]. Théodose remporta une grande victoire sur les Alamans ; une foule de captifs de cette nation furent amenés en Italie et astreints à cultiver les rives du Pô[16]. En 377, des Goths, vaincus, furent disséminés dans le pays de Parme et de Modène pour cultiver la terre[17]. Plus tard encore et jusque sous le règne d'Honorius, on chantait les grands succès de Stilicon qui obligeait les Sicambres à changer leurs épées contre des socs de charrue. Tous ces faits, assurément, n'apparaissaient pas aux yeux des contemporains comme une conquête du pays par une population étrangère ; ils y voyaient plutôt l'empire conquérant des sujets étrangers.

Il ne faudrait pas supposer que ces Germains, entrés spontanément ou amenés de force, devinssent propriétaires du sol. Nous devons au contraire remarquer que dans les documents qui mentionnent cette attache des Germains à la terre, on ne rencontre pas une seule des expressions qui, dans la langue latine, désignaient le droit de propriété. Ils n'étaient reçus sur la terre romaine qu'à titre de cultivateurs et de colons[18]. On les répartissait entre les provinces qui avaient le plus besoin de bras ; les uns étaient disséminés sur les terres du domaine public ; les autres étaient partagés entre les propriétaires du sol. Nous voyons, dit un écrivain du temps, des files de prisonniers barbares arrêtées dans nos rues ; on commence par les distribuer entre les habitants de la ville pour les servir, en attendant qu'on leur ait désigné les champs à la culture desquels ils seront attachés[19].

Les instructions impériales avertissaient d'ailleurs les propriétaires que ces Germains qui leur étaient donnés par le gouvernement seraient traités, non comme esclaves, mais comme colons ; par conséquent ils ne pouvaient être ni vendus ni transportés ailleurs, et ils devaient toujours rester attachés aux mêmes champs. C'était moins à l'homme qu'à la terre que l'empire les donnait. Chacun d'eux était inscrit et comme immatriculé à une glèbe (ascriptitius) ; il ne pouvait jamais s'en détacher ni ses fils après lui. Une de ces lois est ainsi conçue : La nation barbare des Scyres, après la défaite des Huns auxquels elle s'était jointe, a été assujettie à notre empire. En conséquence, nous permettons à tous propriétaires de prendre des hommes de cette nation pour augmenter le nombre des travailleurs sur leurs champs ; qu'ils sachent toutefois que ces hommes ne seront pas leurs esclaves ; ils n'auront pas le droit de les attacher aux travaux domestiques. Ces barbares seront seulement soumis aux lois du colonat ; ils travailleront, à titre d'hommes libres, aux ordres et au profit des propriétaires. Il ne sera permis à personne d'en enlever un du champ auquel il aura été attaché ; celui qui fuira sera poursuivi et rendu à son maître[20].

Ce règlement montre avec une clarté parfaite quelle était la condition des Germains. Ils n'entraient dans l'empire qu'en se soumettant aux lois très-dures du colonat. Ils n'étaient pas précisément esclaves d'un maître, mais ils l'étaient du sol qu'ils cultivaient pour le maître. Loin qu'ils s'emparassent de la terre, c'était la terre qui s'emparait d'eux.

Le nombre de ces colons germains a été si grand au quatrième siècle que plusieurs historiens modernes ont cru pouvoir affirmer que cette transplantation de barbares avait été la source unique du colonat et par conséquent du servage de la glèbe[21]. Cette opinion est exagérée ; mais du moins il est certain que la plus grande partie des colons qui remplissaient alors l'empire étaient venus ou avaient été amenés de la Germanie, et que, dans la classe des serfs de la glèbe qui a duré jusqu'à 1789, il y a eu beaucoup de sang germanique.

Outre ces colons, il existait dans l'empire un très-grand nombre de véritables esclaves, les uns venus de la Germanie à la suite de leurs maîtres[22], les autres faits prisonniers à la guerre. Il n'y avait aucune différence entre eux et les esclaves indigènes.

 

 

 



[1] Florus, III, 5 : Ut vellet, MANIBUS atque ARMIS suis uteretur.

[2] Suétone, Auguste, 21 : Ubios et Sicambros DEDENTES SE.

[3] Tacite, Germ, 29 : Ut pars imperii romani fierent.

[4] Suétone, Tibère, 9 : Quadraginta millia DEDITITIORUM trajecit in Galliam.

[5] Tacite, XIII, 55 : Gentem suant DITIONI nostrœ subjiceret.

[6] Jornandès, 7 (22) : Per quadraginta annos imperatorum decretis, ut incolœ, famularunt.

[7] Jornandès, 8 : Ut imperatoris legibus viverent ejusque imperiis subderentur.

[8] Jornandès, 9 : Cunctus Gothorum exercitus in servitio Theodosii imperatoris perdurans, romano se imperio subdens.

[9] Ammien, XXI, 3.

[10] Dion Cassius, LXXI, 11 ; Jules Capitolin, Marcus, 22.

[11] Trébellius Pollion, Claude, 8 : Impletœ barbaris servis romanœ provinciœ ; factus colonus ex Gotho, nec ulla fuit regio quœ Gothum servum non haberet. — Zosime, I, 46 : Tous ceux qui eurent la vie sauve furent incorporés dans les troupes romaines ou répartis sur des champs qui leur furent assignés à cultiver et auxquels ils demeurèrent attachés.

[12] Vopiscus, Probus, 15 : Barbari vobis arant, vobis serunt.

[13] Eumène, Panegyr. Constantio : Receptus in leges Francus Nerviorum et Trevirorum arva jacentia excoluit. — On a parfois traduit ce passage comme s'il signifiait que le pays fut un désert et qu'on l'eût donné aux Francs. L'ensemble du discours d'Eumène montre bien que sa pensée est toute autre ; arva jacentia, dans le langage du temps, désigne des terres qui n'ont pas assez de serfs ou de colons ; quant au mot excoluit, il ne peut pas signifier que ces Francs soient devenus propriétaires, encore moins que les anciens propriétaires aient été dépossédés. Il s'agit en tout cela d'une acquisition de colons étrangers et non pas d'un abandon du sol.

[14] Eumène, Panegyr. Constantio, c. 9 : Arat ergo mihi Chamavus et Frisius, cultor barbarus laxat annonam. — C'est à peu près ce que dit Eutrope (IX, 15) : Ingentes captiporum copias in romanis finibus locaverunt.

[15] Ammien, XVII, 8 : Francos dedentes se cum opibus liberisque suscepit. — Julien, Lettre aux Athéniens. — Cette chasse à l'homme, à l'homme robuste et qui peut servir, est digne d'attention.

[16] Ammien, XXVIII, 15 : Quoscunque Alamannorum cepit, ad Italiam misit ubi, agris acceptis, jam TRIBUTARII circumcolunt Padum. — N'entendons pas par agris acceptis que ces Alamans aient reçu la propriété ; le mot tributarii désigne des colons attachés à la glèbe.

[17] Ammien, XXXI, 9 : Rura culturi.

[18] C'est bien ce que signifie le mot tributarii d'Ammien et la phrase de Zosime : Γν ες γεωργαν λαβντες τατ προσεκαρτρησαν. C'est aussi le sens de la phrase de Nazarius, Paneg. Constant., 17 : Ut loca culta redderent serviendo. — Cf. Ammien, XIX, 11 : Parati ut, quietem colentes, tributariorum onera subirent et nomen.

[19][19] Eumène, Panegyr. Constantio, 9 : Videmus totis porticibus civitatum sedere captiva agmina barbarorum, atque hos omnes provincialibus ad obsequium distributos donec ad destinatos sibi cultus solitudinum ducantur.

[20] Loi de 409, au code Théodosien, V, 4, 5, édition Hænel, p. 460-462. La victoire sur les Scyres est mentionnée par Zosime (IV, 54 et V, 22). Sozomène raconte aussi leur désastre ; il dit que tout ce qui ne fut pas tué fut vendu à vil prix ou même distribué gratuitement, et il ajoute : J'en ai vu beaucoup dans la Bithynie, vivant épars sur les champs et labourant les vallées et les collines. (Sozomène, Hist. ecclésiast., IX, 5.)

[21] Voyez Zumpt, Uber die Enstehung des Colonats, et les notes de Bœcking, Notitia dignitatum, t. II, p. 1044. Comparez Giraud, Hist. du droit français, p. 149.

[22] Code Théodosien, VII, 15, 16 : Servos fœderatorum et dedititiorum. — XIII, 4, 4 : Servos barbaros. — Trébellius Pollion, Claude, 8. Lampride, Alex. Sévère, 58. Ammien, XXVIII, 1, 5. Eutrope, IX, 15.