LA GAULE ROMAINE

LIVRE SECOND. — L'EMPIRE ROMAIN

(Du règne d'Auguste à la fin du troisième siècle)

 

CONCLUSION.

 

 

On a étudié, dans ce volume, l'état de la Gaule au moment de la conquête, la manière dont elle a été soumise, les transformations politiques qu'elle a subies sous le gouvernement des empereurs. On a essayé de d ;'finir le caractère de ce gouvernement, la nature de l'autorité du prince et de ses délégués ; on a recherché les règles de l'organisation provinciale et municipale, en insistant sur la part qui était laissée aux Gaulois dans l'administration de leur pays et de leurs villes. Les derniers chapitres ont été consacrés aux charges militaires et financières delà population ; on a terminé ces recherches en examinant la manière dont les Gaulois lurent jugés, le droit de justice étant chez les Romains l'essence de l'autorité politique. Il nous restera à nous demander quel fut, sous la domination impériale, l'état social de la Gaule, à quel régime la propriété était soumise, quel était le droit des personnes et le caractère de la société. C'est ce que nous aurons à rechercher au début du prochain volume, en nous plaçant par la pensée dans les derniers temps de l'Empire[1].

L'étude que nous venons de faire nous permet de constater que la Gaule était arrivée, sous les lois de Rome, à une organisation politique radicalement opposée à celle qu'elle avait connue au temps de son indépendance.

Ce qui caractérisait l'état de la Gaule au moment où César en commença la conquête, c'était la faiblesse des pouvoirs politiques. Dans chacun des peuples qui habitaient ce vaste territoire, l'autorité publique semble avoir I été très incertaine, et la puissance des particuliers très grande. A côté de l'ordre régulier, il y avait la coutume de la clientèle et du patronage ; en face du sénat et des magistrats, il y avait des associations privées, qui tenaient en échec les droits des chefs de la cité. Les hommes les plus faibles se plaçaient sous la protection des hommes les plus riches et les plus puissants. L'aristocratie, maîtresse du sol et de milliers de serviteurs et de soldats, avait plus de force que les lois et que les dépositaires du pouvoir.

D'autre part, il n'y avait, entre le Rhin et les Pyrénées, ni unité politique, ni imité de races, ni sans doute unité de religion. La Gaule ne possédait point d'institutions communes. On ne saurait même dire que ces peuples eussent nettement l'idée d'une patrie gauloise. La guerre contre César ne peut être uniquement regardée comme une lutte patriotique. Des peuples importants furent les alliés du proconsul romain, et dans les autres il trouva presque toujours des partisans. L'homme qui dirigea la résistance suprême, Vercingétorix, avait été un instant l'ami de César ; et il ne parvint jamais, même au nom (le l'indépendance de la patrie, à faire l'union complète des cœurs.

A ce régime essentiellement aristocratique, à ce morcellement extrême des forces morales et politiques du pays, Rome a substitué le régime monarchique avec toute sa sévérité, la centralisation la plus complète que le monde eût encore connue. L'autorité de l'Etat devint aussi incontestée que l'aristocratie avait été envahissante, et les populations de la Gaule jouirent, sous ce régime, d'autant de liberté et d'équité que le permettaient les sociétés anciennes. En même temps, Rome a fait connaître aux vaincus un droit, une langue, une religion, des habitudes nouvelles, sans d'ailleurs les imposer par la force ni les insinuer par des alliances ; le sang des Latins ne s'est pas mêlé à celui des peuples soumis, et les cœurs n'ont pas été violentés : il n'en est pas moins né dans le pays toute une civilisation nouvelle.

C'est surtout dans le domaine politique que la transformation a été complète.

1° Rome a d'abord donné à la Gaule l'unité politique et religieuse. De ces races diverses et de ces peuples ennemis elle a fait un seul corps de nation. Il y avait certainement, sinon plus de patriotisme, au moins plus d'unanimité et de conscience nationale chez les Gaulois groupés autour des autels de Lyon et de Narbonne que chez ceux qui entouraient Vercingétorix. Ces conseils généraux que la Gaule indépendante n'avait point connus, l'Empire les créa auprès des temples de Rome et d'Auguste. Ces assemblées établirent peu à peu une communauté de prières, de vœux et de pensées, qui demeurera peut-être, pendant les troubles de l'invasion, le plus solide garant de l'unité gauloise.

2° Au-dessus de ces assemblées se plaça l'autorité du prince. Le gouvernement des empereurs romains était la monarchie la plus absolue qui eût encore régné sui les hommes de nos pays, l'empereur concentre dans ses mains tous les pouvoirs, en sa qualité de délégué suprême du peuple souverain. Il est le chef de l'armée et le maître des citoyens ; il lève les impôts et juge les hommes, il fait des lois et gouverne les provinces. Ce n'est pas seulement un souverain politique : c'est une personne religieuse, inviolable et sainte ; on lui obéit et on l'adore, L'essence de son autorité est telle, que, si mauvais qui coït le prince, la puissance impériale demeure divine. On put détester le maître : on eut la religion du pouvoir. L'idée monarchique allait être le principal et plus durable héritage légué par Rome aux générations de l'avenir.

3° L'autorité impériale est exercée en Gaule par des fonctionnaires qui la reçoivent par délégation. Ces fonctionnaires, comme le prince dont ils émanent, possèdent tous les pouvoirs. Ils sont administrateurs, juges, chefs militaires. Mais ils dépendent du souverain qui les a envoyés. Contre leurs actes, les Gaulois ont recours à lui ; de leurs jugements, ils peuvent appeler à l'empereur. Si les hommes sentent près d'eux les représentants du pouvoir, ils peuvent toujours s'adresser, au loin, à celui qui les nomme. C'est au nom d'un seul, en définitive, que tout se fait. La centralisation administrative a été la règle fondamentale de la monarchie romaine. Ajoutons qu'elle est la plus contraire aux anciennes habitudes de la Gaule, et celle qui se conservera le plus difficilement pendant les luttes de la décadence impériale.

4° Cependant ce régime a été, plus que l'indépendance, favorable au développement de l'égalité et de certaines libertés. Il y a des conseils qui contrôlent les actes des légats et des proconsuls. Si les cités dépendent du gouverneur, on les laisse, pour beaucoup de choses, s'administrer elles-mêmes : elles ont un sénat, elles nomment leurs chefs ; elles jouissent de revenus. Elles vivent d'une vie régulière : les associations des particuliers n'y gênent plus l'autorité des magistrats, et les représentants du prince n'interviennent dans leur existence que pour les protéger. D'autre part, il y eut le plus d'équité possible dans la répartition des charges, l'exercice de la justice, les règles de la législation. Les impôts indirects et l'impôt foncier pesaient à peu près sur tous les hommes et sur toutes les terres. En principe, le service militaire était obligatoire ; le plus souvent, il était volontaire, et l'enrôlement des étrangers vint diminuer ce qu'il pouvait avoir d'onéreux. Nul n'échappait à la justice du prince. L'autorité publique s'élevait au-dessus de toutes les classes. Les faibles n'avaient plus besoin de se mettre dans la clientèle des forts, et le pouvoir de l'Etat, de même qu'il commandait à tous, protégeait aussi tout le monde.

Jamais deux régimes politiques ne furent donc plus différents l'un de l'autre que celui de la Gaule avant la conquête et celui qu'elle reçut de Rome. Est-ce à dire que la société fut transformée sur toutes ses faces, el qu'il ne resta rien des habitudes primitives ? Nous ne le pensons pas. L'aristocratie avait été réduite et comprimée par l'Empire, et soumise à l'Etat ; mais elle n'avait point disparu. Quand nous étudierons, dans le prochain volume, l'état social de la Gaule, nous constaterons qu'elle avait maintenu sa prépondérance dans la société, et nous verrons même sa puissance grandir dans les dernières années de l'Empire, en même temps que l'autorité de l'Etat commencera à décliner.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Voir l'Invasion germanique, livre premier.