DE LA LÉGISLATION ROMAINE. Nous n'avons ni à expliquer ni à juger la législation romaine : mais nous devons chercher comment elle fut accueillie par les hommes de la Gaule, et sous quel aspect elle leur apparut quand ils la comparèrent aux législations qui les avaient régis auparavant. Les sociétés primitives n'avaient connu que deux sortes de lois, celles qui dérivaient de la coutume des ancêtres, et celles qui découlaient de la religion. Elles n'avaient pas même la pensée que la loi pût être le résultat d'une convention libre ; elles ne concevaient pas qu'elle dût s'inspirer d'un principe de la raison et se régler sur l'intérêt des hommes. La loi ne s'imposait à elles que parce qu'elle venait des ancêtres ou parce qu'elle venait des dieux[1]. Sur l'antique droit des ancêtres, la science historique ne se fait plus illusion. Elle ne croit plus à l'égalité primitive des hommes, au partage du sol à l'amiable, à l'indépendance et à toutes les vertus qu'on attribuait autrefois à l'état de nature. Le droit des ancêtres, dans ces vieilles sociétés, n'est autre chose que le droit patriarcal, c'est-à-dire celui oii la plupart des hommes sont assujettis à une autorité domestique toujours présente et cent fois plus absolue que ne saurait l'être l'autorité de l'Etat, car elle pèse sur tous les intérêts et sur les moindres actions de la vie. C'est un droit qui est constitué de telle sorte que la femme et les enfants sont sous la puissance absolue du chef, et que les cadets obéissent à l'aîné. Dans ce droit, la propriété foncière est attachée à perpétuité à la famille ; l'acquisition du sol est par conséquent presque impossible et la richesse se trouve ainsi inaccessible au pauvre. Dans ce droit, enfin, les dettes entraînent forcément l'esclavage ; le nombre des esclaves va toujours en croissant, et ils sont absolument assujettis à leur maître, sans protection et sans recours. Quant au droit qui vient des dieux, il est plus rigoureux encore. Ici, l'homme est asservi à celui qui dirige sa conscience ou qui représente pour lui la divinité ; la vie privée est surveillée et réglée dans toutes ses parties ; la loi civile est dictée par l'intérêt religieux ; la loi pénale est telle, qu'on y châtie non seulement les actes qui blessent la société, mais encore ceux qui portent atteinte au culte ; les délits d'irréligion y sont punis comme des crimes. Les renseignements qui nous sont parvenus sur l'ancien droit [gaulois] ne sont pas bien nombreux[2]. Il en ressort au moins cette vérité que les Gaulois ne possédaient pas une législation qui fût l'œuvre de l'État et qui émanât de l'autorité politique. Les seuls éléments de leur droit étaient la coutume patriarcale qui dérivait de l'ancien régime du clan, et les prescriptions religieuses qui étaient l'œuvre des druides[3]. Aussi n'avaient-ils pas de lois écrites. Leurs règles de droit se perpétuaient par la mémoire ; or il faut Lien entendre que cette mémoire était celle des chefs de clan et des druides ; car il n'existait pas d'autres juges que ces deux classes de personnes. La famille était sévèrement soumise à son chef, qui avait le droit de vie et de mort sur sa femme, sur ses enfants, sur ses serviteurs[4]. L'esclave était à tel point la propriété du maître, qu'on l'immolait sur sa tombe. Les emprunts faisaient tomber l'homme en servitude. Le droit pénal était d'une rigueur inouïe ; le vol et les moindres délits étaient punis du dernier supplice[5]. Les condamnations à mort étaient aimées des dieux ; elles étaient prononcées par les druides, et ceux-ci croyaient, nous dit un ancien, que quand il y avait un grand nombre de condamnations, c'était l'annonce d'une bonne récolte pour le pays[6]. Les sociétés de la Grèce et de l'Italie avaient eu un droit semblable, mais dans un âge très reculé ; depuis plusieurs siècles, elles étaient en possession d'un système législatif tout à fait différent. Chez elles la cité s'était constituée avec une force singulière ; aussi était-il arrivé que leur ancien droit patriarcal et religieux, celui de la gens et du patriciat, avait fait place insensiblement à un droit civil qui était l'œuvre de la elle même et qui s'était inspiré de l'équité naturelle et de l'intérêt général. Telle était la voie dans laquelle le droit romain était entré depuis le temps des décemvirs, et dans laquelle il n'avait cessé d'avancer, d'un pas lent, mais sûr. Le principe était que l'autorité publique, représentant la communauté des hommes, eût seule l'autorité législative, et que sa volonté, exprimée suivant certaines formes régulières, fût l'unique source de la loi[7]. C'est ce principe que la domination romaine fit prévaloir en Gaule. A partir de là, le Droit fut conçu comme étant l'œuvre des pouvoirs publics agissant dans l'intérêt de tous. Le Droit cessa d'être une religion ou une coutume. Il devint laïque et modifiable. Il faut noter un second point. Le droit romain que la Gaule reçut ne fut pas le droit civil, le jus civile, le droit propre à la cité romaine. Ce fut le droit honoraire, le jus honorarium, le droit exprimé par les édits successifs des magistrats agissant comme représentants de l'autorité publique[8]. Pendant le premier siècle qui suivit la conquête, le gouverneur de province, en vertu de son imperium, promulguait son édit, c'est-à-dire la série des règles suivant lesquelles il jugerait les procès et les délits. C'est sous celte forme que les Gaulois virent d'abord apparaître le droit romain. Plus tard tous ces édits individuels furent remplacés par un édit général et permanent, qu'on appela l'Edit perpétuel ; œuvre de Salvius Julianus, il fut constitué par Hadrien. Ainsi se forma une sorte de code auquel dix générations de magistrats et de jurisconsultes avaient travaillé. Ce droit alla toujours se complétant ou se modifiant. D'une part, l'Etat romain continua à légiférer, ayant pour organe en ce point, non plus les comices populaires, mais le sénat. Ce corps ne cessa pas, durant les cinq siècles de la période impériale, de travailler à l'œuvre législative. Les sénatus-consultes furent comme autant de lois ayant vigueur dans tout l'Empire[9]. D'autre part, l'empereur avait, comme tous les magistrats de l'ancienne République[10], le droit de publier des édits. L'édit d'un consul ou d'un préteur avait eu force de loi aussi longtemps que ce magistrat restait en fonction ; l'édit du prince avait la même valeur aussi longtemps que le prince vivait. La loi, œuvre du sénat, gardait sa force pour tout l'avenir ; l'édit, œuvre du prince, perdait la sienne à la mort de celui-ci. Seulement, il arrivait qu'à la mort de chaque empereur le sénat s'assemblait, délibérait sur le règne qui venait de finir et 4iscutait s'il y avait lieu d'en laisser les actes tomber dans le néant ou s'il convenait de les ratifier, de les consacrer pour l'avenir[11]. Cette ratification, acte sérieux et grave qui s'accomplissait sous la forme de l'apothéose, faisait de tous les édits du prince mort autant de lois à jamais respectables. Comme elle ne fut refusée qu'à un petit nombre d'empereurs, il arriva que les édits, décrets, rescrits du prince, se confondirent peu à peu avec les lois, et l'on peut dire sans exagération que les empereurs possédèrent l'autorité législative. Les jurisconsultes purent énoncer cet axiome : Tout ce que le prince a décidé a la même force que si c'était une loi. Ils donnèrent la raison et l'explication de cette règle en ajoutant : parce que l'État lui délègue et place en sa personne toute sa souveraineté et tous ses droits[12]. Quand on se représente la série de ces empereurs, parmi lesquels il y en eut bien peu qui fussent, par l'intelligence et par le cœur, au-dessus du niveau moyen de l'humanité, et dont plusieurs furent fort au-dessous de ce niveau, on est d'abord tenté de croire qu'ils ne durent faire qu'une législation mauvaise. Il n'en est rien. Leurs lois nous ont été conservées et elles ont mérité de traverser les siècles. Il faut même remarquer que l'admiration universelle que les sociétés modernes ont professée pour le droit romain s'applique surtout à l'œuvre des empereurs et de leurs jurisconsultes. Lorsqu'on a dit que le droit romain était la raison écrite, c'était de ce droit impérial qu'on voulait parler[13]. Cela tient à ce que les empereurs ont maintenu le Droit dans la voie oii les siècles précédents l'avaient placé. Tl a continué à être l'œuvre de l'Etat ou de l'autorité politique. Qu'il fût promulgué par un seul homme ou qu'il le fût par des comices, son caractère essentiel est resté le même. Il a été l'expression de l'intérêt général associé aux principes de l'équité naturelle. Pour comprendre et apprécier avec justesse ce droit romain, il le faut comparer à ce qui a existé dans le monde avant lui et après lui : avant lui, c'était le droit religieux ; après lui, ce fut le droit féodal. A mesure que les Gaulois reçurent cette législation, ils ne purent manquer de la mettre en regard des vieilles lois qu'ils tenaient de la tradition du clan ou de la volonté des druides. Ils y virent que la propriété individuelle était assurée, que les enfants étaient égaux entre eux, que la femme n'était plus soumise au droit de vie et de mort de son mari, que le fils avait quelques droits vis-à-vis de son père lui-même, que le testament était permis. Ils y virent aussi que les contrats étaient libres, que la servitude pour dettes était abolie, que l'esclavage enfin était adouci. Une chose surtout dut les frapper : c'est que l'autorité politique protégeait tous les hommes et toutes les classes, que chacun trouvait dans le pouvoir suprême de l'Etat un appui, que les faibles avaient une protection contre les forts, et qu'enfin ils n'étaient plus contraints, comme au temps de l'indépendance, à implorer le patronage des grands et à se faire leurs serviteurs. Il est vrai que le droit pénal était sévère : tout crime, tout délit qui portait atteinte à la société ou au gouvernement qui la représentait, était puni sans pitié ; la peine de mort sous ses formes les plus horribles, la confiscation des biens et la prison frappaient des fautes relativement légères. Si la législation privée était incontestablement inspirée par le respect des droits de l'individu humain, la législation criminelle l'était surtout par la pensée des droits de l'État, et elle exagérait peut-être ce qui est dû à l'intérêt public. Mais les contemporains ne remarquaient pas cette rigueur, parce qu'ils jugeaient par comparaison ; ils songeaient plutôt que le nouveau droit était moins sévère que celui auquel ils avaient obéi auparavant. Les peines que la législation romaine prononçait n'étaient certainement pas plus dures que les supplices qu'avaient infligés les druides. Il y avait surtout cet avantage que les délits purement moraux ou religieux disparaissaient à peu près de la loi. Ce qui est le plus digne de remarque dans la législation qui fut élaborée depuis Auguste jusqu'à Constantin, c'est qu'on n'y voit plus figurer les minutieuses et tyranniques prescriptions dont les législations antiques de tous les peuples avaient enchaîné la vie privée et la conscience. Le vieux droit de la Gaule, comme celui de l'Inde antique et de la Grèce primitive, comme celui de Rome dans son premier âge, avait été un faisceau indivisible de lois civiles et de lois religieuses et morales. Il avait assujetti à la fois le corps et l'âme et n'avait laissé dans l'être humain rien qui fût libre[14]. Le grand bienfait de Rome fut de séparer le Droit de la religion ; c'est par là surtout qu'elle fut libérale. Sa législation ne s'occupa que des intérêts individuels et des intérêts sociaux ; elle ne frappa plus que les fautes par lesquelles la société était blessée. La conscience, les mœurs, la vie privée, se trouvèrent affranchies. Les inscriptions, où se révèlent les habitudes de la vie pratique, nous montrent que les Gaulois adoptèrent le droit romain. On y voit l'hérédité des biens soumise aux mêmes règles qu'à Rome, et le partage égal entre enfants. On y voit l'affranchissement opéré comme à Rome et produisant les mêmes effets[15]. On y trouve enfin la pratique fréquente du testament romain[16]. L'une de ces inscriptions nous donne le testament d'un homme du pays de Langres ; on y reconnaît l'esprit et les formes du testament romain[17]. Il n'est pas impossible que quelques coutumes gauloises aient subsisté ; mais ni les inscriptions ni les écrivains n'en signalent aucune. Quinze générations de Gaulois ont obéi au droit romain, et, parmi tant de documents de toute nature qui nous révèlent leurs pensées, il n'y a pas un signe qui marque qu'elles se soient plaintes de cette législation. Plus tard, les générations qui ont vu tomber l'Empire ont fait d'unanimes efforts pour en conserver les lois. Plus tard encore, celles qui ont trouvé ces lois abolies n'ont pas cessé de les regretter et ont travaillé de siècle en siècle à les faire renaître. |
[1] Nous devons faire remarquer qu'il n'y a rien de commun entre ce qu'on a appelé coutume au moyen âge, et ce que les antiques sociétés appelaient la coutume des ancêtres, mos majorum. La coutume du moyen âge était un ensemble d'habitudes et surtout de conventions qui formaient comme un code un peu flottant ; le mos majorum des sociétés antiques était une législation très arrêtée, très rigoureuse, qui avait sa source dans des croyances et des usages sacrés, et qui était liée à la religion.
[2] Nous n'osons pas, en effet, nous servir des renseignements qu'on a cru pouvoir tirer des lois du pays de Galles et de l'Irlande. Ces codes, rédigés plusieurs siècles après l'ère chrétienne, ne sauraient montrer ce qu'était la législation gauloise au temps des druides.
[3] M. Ch. Giraud, dans son Histoire du droit français au moyen âge, a bien marqué le caractère théocratique du droit gaulois, droit pontifical, mystérieux et caché. Voir c. 2, art. 2.
[4] César, VI, 19 : Viri in uxores, sicut in liberas, vitæ necisque habent polestatem.
[5] César, VI, 16 : Supplicia eorum qui in furto aut aliqua noxa sunt comprehensi.
[6] Strabon, IV, 4 : Tὰς φονικὰς δίκας μάλιστα τούτοις ἐπετέτραπτο δικάζειν φορὰ τούτων ᾖ, φορὰν καὶ τῆς χώρας νομίζουσιν ὑπάρχειν. Il faut lire ce texte dans l'édition C. Müller, avec la note, page 964, tome II. Comparez César, VI, 16, et Diodore, V, 52.
[7] Ut quodcunque populus jussisset, id jus ratumque esset. C'est le principe déjà exprimé par Tite Live, VII, 17. Il l'est ensuite par Cicéron, par Gaius, par Pomponius.
[8] Pomponius, Digeste, I, 2, § 10 : Magistratus, ut scirent cives quod jus in quaque re quisquc dicturus esset, edicta proponebant ; quæ edicta jus honorarium constituerunt.
[9] Gaius, I, 4 ; Senatusconsultum est quod senatus jubet atque constituit, idque legis vicem oblinet. Digeste, V, 3, 20 : Q. Julius Balbus et P. Juventius Celsus consules verba fecerunt (in senatu) de his quæ imperator Cæsar Hadrianus Augustus proposuit, quid fieri placet, de ea re ita censucrunt. — Les historiens citent plusieurs exemples de lois proposées au sénat par l'empereur ou par un magistrat, et discutées par ce corps (Tacite, Annales, XI, 24 ; XVI, 7 ; cf. Ulpien, au Digeste, XI, 4, 5 ; XVII, 2, 52). L'autorité législative du sénat subsista au moins en théorie ; on sait que les codes mêmes de Théodose et de Justinien furent présentés au sénat et reçurent de lui la sanction légale.
[10] Cicéron, In Verrem, II, 1, 42-45. Tite Live, II, 24 ; VI, 28 ; XXIII, 32 ; XXIV, 2. Aulu-Gelle, XV, 11. Gaius, I, 6.
[11] Le biographe d'Hadrien dit qu'il s'en fallut de très peu que le sénat ne prononçât l'annulation de tous ses actes. Acta ejus irrita fieri senatus volebat, nec appellatus esset divus (Spartien, Hadrianus, 27). — Il ne ratifia pas les actes de Tibère, de Caligula, de Néron, de Domitien (Dion Cassius, LX, 4). Il en fut de même de Commode (Lampride, Commode, 17). Il faut ajouter à cette liste les princes qui n'ont fait que passer sur le trône, Galba, Othon, Vitellius ; plus tard, Geta, Caracalla, Macrin.
[12] Quod principi placuit legis habet vigorem, ulpote quum lege regia populus et et in eum omne suum imperium et potestatem conferat (Ulpien au Digeste, I, 4, 1 ; Gaius, I, 5 : Institutes de Justinien, I, 2, 6).
[13] C'est qu'il faut bien entendre que ces milliers de rescrits ou d'édits impériaux que nous trouvons au Digeste et dans les Codes sous le nom de lel ou tel empereur ont été étudiés et préparés par les jurisconsultes qui formaient le conseil du prince. On sait en effet que les empereurs étaient entourés de jurisconsultes, avec lesquels ils travaillaient presque continuellement. Milita de jure sanxit Antoninus ususque est juris peritis Salvio, Valente, Mæciano, Javoleno (Capitolin, Antoninus, 12). — Cum Mæciano et aliis amicis nostris juris peritis adhibitis plenius tractaremus (Digeste, XXXVII, 14, 17). — Nullam constitutionem sacravit sine viginti juris peritis et doctissimis ac sapientibus viris non minus quam quinquaginta... ita ut iretur per sententias singulorum ac scriberetur quid quisque dixisset (Lampride, Alexander Severus, 17).
[14] [Voir la Cité antique.]
[15] Nous trouvons des affranchis dans toute la Gaule, à Trêves, à Xanten (Brambach, n° 203, 366, 767, etc.) ; à Avenches et à Genève [Inscriptiones helveticæ, n° 99, 201). [Cf. Corpus, XII, n° 3702, 4299, 4422, 4632, etc. ; p. 963 ; p. 966.]
[16] Beaucoup de monuments funéraires portent les mots heres ex testamento posuit. Voir Inscriptiones helveticæ, n° 102, 192, 251, 254 ; Herzog, n° 422 ; Allmer, n°' 165, 166, 184 ; testamentarii heredes, à Nîmes, Herzog, n° 167. Cf. Julliot, Monuments du musée de Sens, n° 41. [Cf. Corpus, XII, n° 1115 et 5538 ; 599, 2565, 2928, 3399, 3564, 4580, 5275.]
[17] On en trouvera le texte dans le Bulletin épigraphique de le Gaule, t. 1, p. 22. — Cf. le testament d'un Nîmois, Corpus, XII, n° 3861.