LA GAULE ROMAINE

LIVRE SECOND. — L'EMPIRE ROMAIN

(Du règne d'Auguste à la fin du troisième siècle)

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

LA MONARCHIE ROMAINE.

 

La population gauloise qui a emprunté aux Romains leur religion et leurs lois, leurs arts et leur langage, a adopté aussi leurs idées politiques et leur manière de penser en matière de gouvernement. Rome fit l'éducation politique du pays qui devait être la France. Elle y introduisit des opinions, des habitudes, des institutions, qui devaient survivre de beaucoup à l'Empire romain lui-même, et qui devaient même se transmettre, par la Gaule, à l'Allemagne et à l'Angleterre. Il importe donc, au début de cette histoire, d'examiner comment l'esprit romain comprenait le gouvernement des hommes.

Le peuple romain est celui qui a su le mieux obéir et le mieux commander. Il l'a emporté sur tous les autres peuples, non par l'intelligence, non par le courage, m.ais par la discipline. On admire sa discipline sociale, quand on observe l'ordre singulier de ses comices, la constitution de son sénat, l'organisme de ses magistratures. On admire sa discipline militaire quand on regarde les levées d'hommes, le serment, les marches, le campement, le combat. Cette discipline militaire n'était d'ailleurs qu'une partie et en quelque sorte une des faces de la discipline sociale. Savoir obéir et savoir commander furent les deux vertus qui rendirent le peuple romain incomparable et qui le firent le maître des autres peuples.

Le principe fondamental de tout le Droit public était la souveraineté absolue de l'État. L'État ou la chose publique, respublica[1], n'était pas chez les Romains une conception vague, un idéal de la raison ; c'était un être réel et vivant, qui, bien que composé de tous les citoyens, existait pourtant par soi-même et au-dessus d'eux. Ils comprenaient l'État comme un être constant et éternel, au sein duquel les générations d'individus venaient passer l'une après l’autre[2]. Aussi cette respublica était-elle, à leurs yeux, un pouvoir supérieur, une autorité maîtresse, à laquelle les individus devaient une obéissance sans limite. L'esprit moderne, tout occupé de pensées qui ne furent jamais celles des anciens, est d'abord porté à croire que le régime de la République avait été établi dans l'intérêt de la liberté. On suppose volontiers que des institutions telles que les comices ou l'élection de magistrats annuels ont été imaginées pour garantir les droits des citoyens. C'est attribuer aux Romains des préoccupations qui, en réalité, tinrent peu de place dans leur esprit. Quand on regarde de près leurs institutions, on voit qu'elles ont été combinées dans l'intérêt de l'Etat ; elles ont eu pour l'objet bien moins la liberté que l'obéissance des hommes. La République ou l'État était une sorte de monarque insaisissable, invisible, omnipotent toutefois et absolu. La maxime que le salut de l'État est la loi suprême, maxime qui peut quelquefois devenir funeste et inique, a été formulée par l'antiquité[3]. Tout était sous la surveillance de l’État, même la religion, même la vie privée. Tout lui était subordonné, même la morale. L'homme n'eut jamais de garantie, contre l'État, pour ses droits individuels.

Cette notion de la respublica n'a pas disparu sous l'Empire. Les empereurs ne semblent pas avoir songé à l'extirper de l'esprit des peuples. Eux-mêmes, dans leurs discours et dans leurs actes officiels, parlaient de la République. Nous voyons Trajan inviter le sénat à donner, après lui, un prince à la République[4]. Hadrien déclare qu'il gérera la République de telle sorte qu'on sache qu'elle est la chose de tous, et non la sienne propre[5]. Septime Sévère écrit au sénat : J'ai soutenu plusieurs guerres pour la République[6]. Valérien déclare qu'il veut récompenser ceux qui ont bien servi la République[7], et s'adressant à un chef militaire qui s'est bien conduit : La République te remercie, dit-il[8]. Les sujets pouvaient parler de la République devant l'empereur lui-même ; un tribun dit à Valérien : Je n'ai épargné ni moi ni mes soldats afin que la République et ma conscience me rendissent bon témoignage[9]. L'empereur Constance haranguant des soldats les appelle braves défenseurs de la République[10]. Dans les textes législatifs le nom de République revient souvent[11], et toujours avec cette idée que c'est à la République que tous doivent obéir et que c'est pour elle que les empereurs mêmes travaillent[12].

C'est là un point auquel il faut faire attention si l'on veut se faire une idée exacte du régime impérial. L'Empire ne s'est jamais présenté comme un pouvoir personnel. Rien ici qui ressemble à la monarchie des peuples orientaux ou aux royautés européennes du XVIIe siècle. L'empereur n'est pas le sommet de tout ; l'idée de l'Etat plane au-dessus de lui. Ce n'est pas le prince que les citoyens servent, c'est l'Etat. Le prince ne doit pas régner pour soi, mais pour le bien commun[13]. Le vrai souverain, théoriquement et dans l'opinion générale des hommes, n'est pas le prince, c'est l'Etat ou la République[14]. Le sigle national continue à être S. P. Q. R., senatus populusque romanus[15], et l'État romain ne cesse pas de s'appeler la République[16]. Ainsi, dans les douze siècles d'existence qu'a eus l'Etat romain, quoique la forme du gouvernement ait plusieurs fois changé, le principe est resté le même. La même conception sur la nature et l'origine des pouvoirs a régné dans les esprits. L'Empire romain n'a pas supprimé l'idée de la chose publique. Cette idée n'est sortie de l'esprit des hommes que plusieurs siècles après lui.

Pour que le pouvoir suprême de l'Etat fût exercé effectivement, il fallait que l'État le mît dans les mains d'un ou plusieurs hommes. C'est le système de la délégation. Il a été pratiqué toujours à Rome et sous les régimes les plus divers. Nous le trouvons sous les rois, sous les consuls, et nous le trouvons encore sous les empereurs. C'est même la notion persistante de cette délégation qui explique la succession de ces divers régimes, moins différents entre eux que notre esprit moderne ne se l'imagine.

Les rois de Rome n'avaient jamais régné en vertu d'un droit personnel ou de l'hérédité. Ils n'avaient eu le pouvoir que par la délégation que la cité en avait faite à chacun d'eux. L'acte de délégation avait été dressé au début de chaque règne sous la forme d'une loi spéciale qui s'appelait lex regia curiata de imperio[17].

La révolution de 509 qui, suivant notre phraséologie moderne, substitua la république à la royauté, ne changea pas, à vrai dire, la nature de l'autorité publique. Les consuls gouvernèrent en vertu du même principe que les rois. Aussi renouvelait-on pour eux, chaque année, l'acte de délégation. Cet acte continuait à s'appeler lex curiata de imperio. Renouvelé pour chaque consul, il a traversé les siècles et est arrivé jusqu'à l'époque des Césars[18].

C’est en vertu de la même délégation que les empereurs ont exercé l'autorité. Les jurisconsultes de l'époque impériale proclament cet axiome du Droit public de leur temps : Si l'empereur peut tout, c'est parce que le peuple lui confère et met en lui toute sa puissance[19]. Ainsi l'on reconnaît encore, au bout de deux siècles d'Empire, que le vrai propriétaire de la puissance est le peuple, et que l'empereur ne la possède que par délégation.

Ne pensons pas que cette délégation de l'autorité fût une pure fiction, un faux dehors, ou une simple idée de l'esprit. C'était un acte très réel. On peut voir dans la vie du premier empereur que les diverses parties de la souveraineté lui furent formellement confiées par une série de lois ou de sénatus-consultes rendus suivant les formes usitées[20]. Cela ne se fît pas une fois pour toutes, à perpétuité. Il fallut que la délégation fût renouvelée pour chaque nouveau prince. Elle était prononcée par le sénat, qui représentait officiellement la République romaine[21]. Cet acte était de même nature que celui qui avait été dressé autrefois pour chaque roi et pour chaque consul ; aussi continuait-on à l'appeler du même nom : c'était la lex regia de imperio[22].

L'Empire ne fut pas considéré comme héréditaire, au moins dans les trois premiers siècles[23]. Chaque prince reconnut qu'il devait l'empire à la délégation que le sénat lui en avait faite. Ce point de droit était incontesté.

Pour être déléguée, l'autorité n'en était pas moins forte. Il y eut toujours ceci de remarquable chez les Romains que la puissance publique, une fois qu'elle avait été commise à un personnage et quelles que fussent les mains à qui on l'eût confiée, était, dans ces mains-là, absolue, complète, presque sans limites. Pour les Romains, la magistrature n'était pas une simple fonction, c'était un pouvoir. On l'appelait du terme expressif d'imperium[24]. Celui qui en était revêtu, ne fût-ce que pour une année, était un maître, le maître du peuple, magister populi[25].

Cette façon de comprendre l'autorité du chef de l’État comme une délégation du pouvoir absolu de la République se retrouve dans toutes les périodes de l'histoire de Rome, sous les rois, sous les consuls, sous les empereurs.

Comme représentants de l'Etat, les consuls étaient légalement des maîtres absolus. Tite Live et Cicéron ne voient aucune différence entre leur autorité et celle des rois[26]. Ils réunissaient dans leurs mains tous les pouvoirs de la cité. Ils étaient à la fois administrateurs et chefs d'armée. Ils présidaient le sénat et les comices, et nul n'avait la parole ni dans l'une ni dans l'autre assemblée qu'avec leur autorisation et sur les sujets proposés par eux. Ils faisaient le cens : cela voulait dire qu'ils marquaient à chaque citoyen son rang social et ses droits politiques ; ils décidaient par leur seule volonté qui serait sénateur, qui serait chevalier, qui serait simple citoyen, qui serait hors des cadres de la cité : tout cela sans appel et sans recours. Ils rendaient la justice ; le Droit se manifestait par leur bouche, et ils étaient comme la loi vivante, jus dicebant[27]. Ils avaient même en leur personne une sorte de pouvoir législatif ; ce qu'ils avaient dit, edictum, avait force de loi, au moins pendant le temps que durait leur magistrature, et tout citoyen devait s'incliner devant cette simple parole. L'esprit romain ne concevait pas qu'un individu pût entrer en lutte contre la volonté de l’homme qui représentait l'État. Jamais les Romains ne pensèrent à fixer des bornes précises à la puissance du magistrat.

Plus tard, quand la plèbe réclama sa place dans la cité, les Romains ne pensèrent pas à définir les droits individuels du citoyen ou à limiter le pouvoir du magistrat ; ils aimèrent mieux créer de nouveaux chefs pour la plèbe, et ces tribuns furent armés aussi d'un pouvoir absolu et inattaquable. Plus tard encore, les Romains établirent de nouveaux magistrats ; et chacun d'eux encore fut dans sa sphère un maître tout-puissant. Le seul moyen qu'ils imaginèrent de n'être pas absolument esclaves de ces maîtres annuels fut de multiplier leur nombre. Il arriva alors que l'un d'eux put défendre et protéger le citoyen que l'autre avait frappé ; le droit individuel n'eut jamais à Rome de meilleure garantie[28]. Consuls, tribuns, censeurs, préteurs, furent autant de souverains dans Rome, et chaque proconsul fut un souverain dans sa province.

La révolution qui fit l'Empire consista seulement en ceci que les mêmes pouvoirs qui avaient été en plusieurs mains furent concentrés alors dans une seule. La vraie différence fut qu'au lieu d'être partagé entre plusieurs magistrats l’imperium appartint tout entier à un seul homme. Ce fut la même souveraineté, de même source et de même nature, mais il n'y eut plus qu'un homme qui l'exerça. Un chef unique remplaça plusieurs chefs, un seul maître plusieurs maîtres. A cela près le droit public resta le même[29].

Il n'y eut jamais en Europe de monarchie plus omnipotente que celle qui hérita ainsi de l'omnipotence de la République. On ne connut pas plus de limites à la puissance effective du prince qu'on n'en avait connu à la souveraineté théorique du peuple[30]. Il ne fut pas nécessaire d'alléguer aux hommes un prétendu droit divin. La conception du droit populaire, poussée à ses dernières conséquences par le génie autoritaire de Rome, suffit à constituer la monarchie absolue.

Voici quelles étaient les attributions du prince :

A titre de chef militaire de l'Empire, il commandait à toutes les armées et nommait à tous les grades. Les soldats prêtaient serment à son nom et à son image. Il faisait le recrutement et levait autant de soldats qu'il voulait. Il avait le droit de paix et de guerre[31].

Armé de la puissance tribunitienne, il avait l'initiative en matière de loi, jus referendi, et en même temps le veto à l'égard de toute proposition comme de tout acte émané d'autrui[32]. Sa personne était inviolable et sacrée, sacrosanctus, et quiconque lui portait atteinte, fût-ce en parole, pouvait être mis à mort sans jugement, comme impie ; telle était la vieille loi tribunitienne[33]. Ce pouvoir de tribun, qui lui donnait le droit de punir, lui conférait aussi le droit de protéger, jus intercedendi, et lui permettait de prendre ce rôle de défenseur des faibles qui complète la monarchie[34].

Il levait les impôts, en fixait à son gré le chiffre, en faisait dresser les tableaux de répartition par ses agents. Il avait le maniement des fonds sans aucun contrôle[35]. Il pouvait confisquer les terres pour cause d'utilité publique ou pour les assigner aux colonies qu'il fondait[36].

Comme chef de la moitié des provinces, il y exerçait l'autorité absolue des anciens proconsuls[37]. Il les faisait administrer en son nom par ses lieutenants, legati, qui ne répondaient qu'à lui de leur gestion. Le sénat garda pendant plusieurs siècles le droit de nommer les gouverneurs des autres provinces[38] ; mais le prince surveillait ces gouverneurs, leur envoyait ses instructions, et n'avait pas une autorité moindre dans les provinces sénatoriales que dans les siennes[39]. Nous avons la preuve de cela pour la Gaule elle-même. Il est visible par les textes et par les inscriptions que l'empereur était autant le maître dans la Narbonnaise, province sénatoriale, que dans la Lyonnaise et la Belgique, provinces impériales.

Tenant la place des anciens censeurs de la République, il avait l'empire des mœurs et delà vie privée. Un pouvoir plus effectif lui venait de là : c'était lui qui dressait la liste des sénateurs et des chevaliers ; il donnait à qui il voulait le droit de cité. Chacun avait ainsi dans la société le rang que lui assignait le prince[40]. Comme souverain pontife, il tenait toute religion dans sa main, régnait sur les croyances et sur les actes du culte, et exerçait un droit de surveillance sur tous les sacerdoces[41].

Il était le juge suprême et sans appel de tout l'Empire. A Rome il rendait la justice en personne, concurremment avec le sénat et le tribunal des centumvirs[42]. Dans les provinces, il déléguait ses fonctions judiciaires à ses légats, et la justice était rendue en son nom.

Il possédait même l'autorité législative. S'il ne pouvait faire de véritables leges qu'avec le concours du sénat, il pouvait du moins, comme les anciens magistrats de la République, émettre des édits auxquels les populations devaient la même obéissance qu'aux lois. Une simple lettre du prince, une réponse à un fonctionnaire ou à un particulier sur un point de droit, devenait aussitôt un acte législatif et prenait place dans le corps du droit romain[43].

A tous ces pouvoirs, qui n'étaient que ceux des anciens chefs de la République, s'ajouta un titre nouveau. Le prince reçut du sénat le nom d'augustus[44]. Or ce mot n'était pas un nom d'homme, et l'on ne voit en effet aucun homme qui l'ait porté avant C. Julius César Octavien. Le terme augustus appartenait à la langue religieuse de Rome ; il signifiait vénérable, sacré, divin ; il s'appliquait aux dieux ou aux objets qui participaient de la divinité[45]. Ce titre fut conféré au premier empereur. Il se transmit ensuite n tous les empereurs après lui[46]. Tout empereur fut donc un Auguste. Cela signifiait que l'homme qui gouvernait l'Empire était un être plus qu'humain, un être sacré. Le titre d'empereur marquait sa puissance, le titre d'Auguste sa sainteté[47]. Les hommes lui devaient la même vénération, la même dévotion qu'aux dieux[48].

Cette collation d'un titre religieux à un simple mortel peut étonner les hommes de nos jours, qui ne manquent guère d'y voir la preuve de la plus basse servilité. On devrait remarquer cependant que ni Tacite, ni Suétone, ni Juvénal, ni Dion Cassius, ne marquent par aucun indice que ce titre ait surpris les hommes de ce temps-là, moins encore qu'il les ait indignés. Des centaines d'inscriptions, fort librement écrites par des particuliers, attestèrent que les Romains et les provinciaux l'adoptèrent tout de suite. Pour comprendre cela, il faut se reporter aux idées des anciens. Pour eux, l'État ou la Cité avait toujours été une chose sainte et avait été l'objet d'un culte. L'État avait eu ses dieux et avait été lui-même une sorte de dieu. Cette conception très antique n'était pas encore sortie des esprits. Elle y régnait [toujours], comme ces vieilles traditions auxquelles l'âme humaine se plie sans savoir d'où elles lui viennent. Les contemporains de César Octavien trouvèrent naturel de transporter à l'empereur le caractère sacré que l'Etat avait eu de tout temps. L'État, en même temps qu'il mettait en lui toute sa puissance et tous ses droits, mit aussi en lui sa sainteté. Ainsi le prince fit partie de la religion nationale. l\ y eut association religieuse entre l'Etat et l'empereur. Depuis longtemps des temples étaient élevés à l'État romain considéré comme dieu, Romæ Deæ[49]. On y joignit désormais l'empereur régnant, à titre d’Augustus[50]. La dédicace fut alors ROMÆ ET AUGUSTO, à Rome et à l'Auguste, comme si l'on eût dit à l'Etat qui est un dieu et à celui qui, parce qu'il le représente, est un être sacré. Il n'y avait donc aucun pouvoir qui n'appartînt au prince. Il avait dans ses mains l'armée et les finances ; il était à lui seul l'administration, la justice, la loi, la religion même. On ne saurait imaginer une monarchie plus complète. Le sénat n'était dans la pratique qu'une sorte de conseil d'Etat ou un rouage utile pour donner aux actes du prince les anciennes formes légales. Toute l'action politique résidait dans la personne du prince sans partage et sans contrôle[51].

Il avait le droit dévie et de mort sur tous les hommes. Ce droit terrible, qui de nos jours ne fait plus partie de l'autorité publique, y avait toujours été inhérent chez les anciens. L'Etat ou le peuple avait été toujours considéré comme le maître delà vie des hommes, en dehors même de toute justice. Ce droit avait été accordé formellement et explicitement aux empereurs par le sénat[52]. Quand nous voyons un Néron ou un Commode prononcer des sentences de mort, l'idée d'illégalité ou de crime nous vient d'abord à l'esprit ; c'étaient au contraire des actes légaux et conformes au Droit public. Vespasien, Hadrien, Marc-Aurèle, jouissaient de la même faculté. C'était la constitution même de l'Etat qui mettait la vie des hommes à la discrétion du prince.

L'empereur romain possédait en sa personne ce que l'ancienne langue de la République avait appelé la Majesté ; ce mot avait désigné autrefois l'omnipotence de l'Etat[53]. Or il avait toujours été admis que l'homme qui portait atteinte de quelque façon à la Majesté publique commettait le crime d'impiété envers l'État et devait être puni de mort[54]. Armé de cette loi implacable, qui avait été faite pour la République, le prince put frapper tous ceux qui lui firent opposition, tous ceux qui furent suspects, tous ceux dont la vie lui était odieuse ou dont il convoitait les richesses. Ce qui est remarquable ici, c'est que ces meurtres étaient légaux. Les meilleurs princes proclamèrent leur droit, tout en renonçant à l'exercer. Jamais la loi de majesté ne fut contestée dans son principe. Personne, pas même Tacite, ne mit en doute que l'homme qui se montrait hostile à l'autorité publique ne fût justement puni de mort. Ceux qui blâmaient le plus énergiquement les violences de Néron et de Domitien acceptaient pourtant comme une règle indiscutable du Droit public que toute atteinte portée à l'autorité souveraine fût un crime capital. Un historien du IVe siècle exprime ainsi la pensée qui fut celle de tous les hommes de cette époque : A l'existence du prince s'attache l'idée de protection, de sauvegarde pour les gens de bien, de garantie pour tous, et toutes les volontés doivent concourir pour former autour de sa personne une barrière infranchissable ; c'est pour ce motif que les Lois Cornéliennes ne reconnaissent aucune exception dans le cas de lèse-majesté[55].

Jamais despotisme ne fut plus régulièrement établi. On peut voir dans les documents authentiques qui nous font connaître la vie d'Auguste qu'il n'y a pas un seul de ces pouvoirs qui ne lui ait été conféré par une loi expresse. Plus tard, à chaque changement de règne, le sénat renouvela cette délégation de l'autorité. Encore ne se contentait-on pas d'une formule vague : un texte clair, long, précis, énumérait en détail tous les droits du prince, toutes les anciennes attributions de l'Etat que l'État lui déléguait. Cette Lex Regia était comme la charte de la monarchie absolue. Le sénat, qui la rédigeait, ne manqua pas toujours d'indépendance. Dans cet espace de trois siècles où il se rencontra plus d'un interrègne, il fut assez souvent en situation de faire ce qu'il voulait ; il n'essaya jamais de diminuer l'autorité impériale. Il renouvela à chaque génération l'acte de constitution du despotisme. Tant il est vrai que le régime impérial ne fut ni un accident fortuit dans l'histoire, ni le résultat de la seule violence.

Il est encore une remarque à faire : c'est que le pouvoir a été également absolu sous les bons et sous les mauvais princes. Trajan et Marc-Aurèle ont été aussi complètement monarques que Néron et Domitien. Il n'est pas une seule des prérogatives de la monarchie à laquelle ils aient renoncé. C'est à partir des Antonins que l'autorité législative a passé tout entière dans les mains du prince[56]. La règle qui donne force de loi à une simple lettre impériale a été émise sous Marc-Aurèle. Les Antonins se faisaient appeler du nom de maître[57], et les citoyens n'étaient plus que des sujets. Il est certain que le régime monarchique a acquis sa pleine vigueur dans les temps qui passent pour les plus prospères de l'humanité, et sous les princes qui sont considérés comme les plus vertueux.

 

 

 



[1] On sait que le mot respublica n'avait pas en latin le sens que nous attachons depuis cent ans au mot république. Il ne désignait pas une forme particulière de gouvernement. Cicéron dit que la royauté est une des formes de la République, vocamus regnum ejus reipublicæ statum (De Republica, I, 20). De même Tacite emploie fréquemment le mot respublica en parlant de l'Empire : Respublica, dit Cicéron (De Republica, fragmenta) est res populi.

[2] Cela se rattachait aux vieilles idées religieuses dont nous avons exposé les traits dans la Cité antique.

[3] Salus populi suprema lex esto, dit Cicéron, De legibus, III, 3.

[4] Spartien, Hadrianus, 4 : Principem romanæ reipublicæ senatus daret.

[5] Spartien, Hadrianus, 8 : Ita se rempublicam gesturum ut sciret populi rem esse, non propriam. — C'est l'opposé du mot : l'État, c'est moi, attribué à Louis XIV.

[6] Julius Capitolinus, Albinus, 12 : Ego frumenta reipublicæ detuli, ego multa bella pro republica gessi. — L'empereur Decius, voulant donner la censure à Valérien, lui dit : Suscipe censuram quam tibi detulit romana respublica (Trébellius Pollion, Valeriani, 6),

[7] Vopiscus, Aurelianus, 9 : Vellemus quibusque devotissimis reipublicæ viris multa tribuere.

[8] Vopiscus, Aurelianus, 15 : Gratias tibi agit respublica. — Dans une lettre de l'empereur Claude II au sénat, lettre qui n'a que dix lignes, nous lisons trois fois le mot respublica (Trébellius Pollion, Claudius, 7).

[9] Vopiscus, Aurelianus, 14 : Ut mihi gratias ageret respublica et conscientia mea. — De même dans des inscriptions : Ob egregin ejus in rempublicam merita, Orelli, n° 5192. Optime de republica merito, Henzen, n° 6501.

[10] Ammien Marcellin, XV, 8 : Optimi reipublicæ defensores.

[11] Ob egregiam in rempublicam imperiumque romanum fidem, Ulpien, au Digeste, L, 15, 1. — Qui Romæ reipublicæ causa operam dant, Digeste, IV, 6, 5. — Hi pro republica occiderunt. Digeste, XXVII, I, 18. — On emploie de même l'expression res romana : Publicum jus est quod ad statum rei romanas spectat, Digeste, I, 1, 1, § 2.

[12] De là cet éloge que les hommes adressent fréquemment à un prince : Pro bono reipublicæ natus (Mommsen, Inscriptiones helveticæ, n° 312, 515, 516, 317, etc.) — La même pensée se présente encore sous une autre forme : Quum ad restituendam rempublicam fueris vocatus, dit Mamertin dans son panégyrique à l'empereur Maximin, c. 3.

[13] C'est ce que Pline écrit (Lettres, III, 20) : Sunt quidem cuncta sub unius arbitrio, qui pro utilitate communi solus omnium curas laboresque suscipit.

[14] Quelques esprits superficiels n'ont pas manqué de dire qu'Auguste et ses successeurs conservèrent le mot de république pour mieux duper les hommes. C'est une façon commode, mais bien puérile, d'expliquer les actes impériaux. En histoire, il faut tenir un grand compte des idées des hommes ; Auguste et ses successeurs, au moins pendant trois siècles, laissèrent subsister l'idée de république, par la seule raison que cette idée dominait dans leur propre esprit comme dans celui de leurs contemporains.

[15] Voir, dans le recueil d'inscriptions de Wilmanns, les n° 64, 644, 922, 925, 935, 938, 943, 952, 987, 1073, 1577. — Les formules Populus romanus Quiritium, respublica populi romani restaient usitées, comme on le voit dans les Acta Arvalium rédigés sous Domitien (Wilmanns, t. II, p. 289). On élevait encore des autels au Genius populi romani (Corpus inscriptionum latinarum, II, n° 2522 ; Henzen, n° 5774 ; Orelli, n° 1685, 1684.)

[16] Ainsi, au Ve siècle, Sidoine Apollinaire voulant dire que les Arvernes, par amour de l'Etat romain, mettent en accusation Sermatus qui voulait les livrer aux barbares, s'exprime ainsi : Arverni, amore reipuhlicæ, Sermatum provincias barbaris propinantem non timuere legibus tradere (Sidoine, Lettres, VII, 7).

[17] Cicéron, De Republica, II, 13, 17, 21 : Numa Pompilius ipse de suo imperio curiatam legem tulit. — Tullus Hostilius de imperio suo populum consuluit curiatim. — Servius populum de se ipse consuluit, jussusque regnare legem de imperio suo curiatam tulit. — On sait que l'expression ferre legem se dit de l'homme qui propose une loi et la fait accepter.

[18] Cicéron, Ad familiares, I, 9, 25 : Legem curiatam consuli ferri opus est. Le même écrivain dit (In Rullum, II, 11) qu'un consul devait toujours passer devant deux assemblées successives : Majores de omnibus magistratibus bis vos sententiam ferre voluerunt.... Binis comitiis voluerunt vos de omnibus magistratibus judicare. Il y avait en effet pour l'établissement d'un magistrat deux comices, qui se succédaient à peu de jours de distance ; les comices centuriates exprimaient seulement le dé.-ir du peuple d'avoir tel homme pour magistrat ; les comices curiates, qui formaient la plus officielle représentation de la cité, conféraient à cet homme la délégation de l'autorité publique, imperium. — Personne n'ignore que ces derniers comices devinrent avec le temps une pure formalité ; mais dans les premiers siècles ils étaient la cité même ; par conséquent la lex curiata de imperio avait une grande importance. C'était elle qui donnait aux magistrats désignés par les centuries le droit d'exercer le pouvoir. Elle était donc la vraie source de leur autorité. Magistratum non gerebat is qui ceperat, si patres auctores non erant facti, dit Cicéron, Pro Plancio, 3. Ces derniers mots désignent l'assemblée patricienne, c'est-à-dire l'assemblée curiate confirmant le choix des centuries et lui donnant une valeur légale. Que chaque consul fût obligé d'obtenir celte délégation de l'autorité par une loi spéciale et personnelle, c'est ce qui ressort de plusieurs textes de Tite Live (VI, 41 et 42 ; IX, 38 et 59 ; XXVI, 2 ; XXVII, 22 ; cf. Denys d'Halicarnasse, IX, 41 et X, 4), et de cette phrase de Cicéron : Consulibus legem curiatam ferentihus a tribunis plebis sæpe intercessum est (In Rullum, II, 12). Tacite paraît avoir connu la formule de cette loi curiate ; au sujet des origines de la questure, il fait cette remarque : Quæstores regibus etiam tum imperantibus instituti sunt, quod lex curiata ostendit ab L. Bruto repetita (Annales, VI, 22).

[19] Gaius, Institutes, I, 5 : Quod imperator constituit, non dubitatum est quia id legs vicem obtinçat, cum ipse imperator per legem imperium accipiat. — Ulpien, au Digeste, I, 4, 6 : Quod principi placuit legis habet vigorem, utpote quum lege regia, quæ de imperio ejus lata est, populus ei et in eum omne imperium et potestatem suam conferat. — Cela se retrouve encore dans les Institutes de Justinien, I, 2,6 : Quod principi placuit legis vigorem habet, quum lege regia, quæ de imperio ejus lata est, populus ei et in cum omne imperium suum concedat. — C'est encore à peu près ce que dit Pomponius, au Digeste, I, 2, 2, § 11 : Evenit ut necesse esset reipublicas per unum consuli ; igitur constituto principe matum est ei jus ut quod constituisset, ratum esset.

[20] Voir surtout l’Index rerum gestarum divi Augusti, œuvre authentique et sincère où Auguste relate tous les actes du peuple et du sénat à son égard. Cela est confirmé par Suétone, Auguste, 27 ; Tacite, Annales, I, 2 ; Strabon, XVII, 5 ; Dion Cassius, livres LI et LIII.

[21] Tacite, Histoires, IV, 5 : Senatus cuncta principibus solita Vespasiano decrevit. — Dion Cassius, LXIII, 29. — LXIV, 8. — LXVI, 1. — LXXIII, 11-13. — Lampride, Alexander Severus, 6-8. — Jules Capitolin, Verus, 3.

[22] C'est du moins ainsi qu'elle est appelée par Ulpien, au Digeste, I, 4, 6, et par les Institutes de Justinien, I, 2, 6. — Gaius, I, 5, dit seulement per legem, sans autre indication. — On a douté (Hirschfeld, Untersuchungen, p. 289 et suivantes) que le nom de lex regia ait pu être usité sous l'Empire ; mais il faut noter combien Ulpien et les Institutes de Justinien sont précis sur ce point ; Ulpien met même sa phrase au temps présent, pour bien montrer qu'il parle d'une institution permanente. — Un fragment de la loi qui fut rédigée pour Vespasien nous a été conservé. On en trouvera le texte dans le Corpus inscriptionum latinarum, t. VI, n° 950 ; Wilmanns, n° 917 ; Orelli, t. I, p. 567. Le passage le plus caractéristique est celui-ci : Uti quæcumque ex usu reipublicæ, majestate dicinaruni humanarum publicarum privatarumque rerum esse censebit, ei agere facere jus potestasque sit. M. Hirschfeld a soutenu que cette loi faite pour Vespasien avait été une innovation. S'il s'était contenté de dire qu'elle n'était pas rédigée suivant une formule constante et immuable, il eût été dans le vrai. Il arriva très souvent que la reconnaissance d'un nouvel empereur par le sénat ne fut qu'une formalité, et que cette formalité fut faite à la hâte. Les termes durent varier, s'étendre, se raccourcir suivant les temps. Mais il y eut toujours une loi, et Ulpien, avec sa phrase au temps présent, marque bien que la loi est renouvelée à chaque règne, bien qu'elle ne soit que de pure forme.

[23] Neque enim hic, ut gentibus quæ regnantur, certa dominorum domus. Ces paroles sont mises dans la bouche de Galba par Tacite, Histoires, I, 16.

[24] Il ne faut pas penser que le mot imperium désignât exclusivement le pouvoir militaire. Cicéron montre dans son Traité de la République que la lex de imperio était faite pour le temps de paix aussi bien que pour le temps de guerre. Tite Live (I, 17 ; I, 59 ; XXVI, 28 ; XXVII, 22 ; XXXII, 1) emploie le mot imperium dans des cas où il ne peut pas s'appliquer à un commandement militaire. Cicéron, voulant dire qu'Hortensius va entrer dans son année de consulat, s'exprime ainsi : Erit tum consul cum summo imperio (In Verrem, I, 13). Le même mot a bien le sens d'autorité civile dans cette phrase de Tacite, Annales, VI, 10 : Antea, profeciis domo regibus, ne mox magistratibus, ne urbs sine imperio foret, in tempus delegabutur qui jus redderet. Il désigne l'autorité judiciaire dans cette phrase d'Ulpien, au Digeste, III, 1, 3 : Imperium aut merum ont mi.rlum est ; merum est imperium habere jus gladii ad animadvertendum in facinorosos homines. Dion Cassius explique clairement les deux significations qui s'attachent au même mot : Tν το ατοκρτορος πκλησιν... λγω δ ο τν π τας νκαις κατ τ ρχαον διδομνην τισν, λλ τν τραν τν τ κρτος διασημανουσαν (Dion, LII, 41). Ainsi l’imperium c'est la force, κρτος. Ce ferme désigne chez les Romains tout un ensemble de pouvoirs depuis lesquels les modernes distingueraient l'autorité politique, l'autorité militaire, l'autorité ; judiciaire, mais qui formaient suivant les idées des Romains un faisceau à peu près indivisible. En principe, cet ensemble appartenait au peuple ; populus imperat, dit Cicéron, De Republica, I, 40 ; en fait, bs peuple l'avait toujours confié à un homme ; cum imperio est, dit un vieux grammairien (dans Paul Diacre, p. 50), dicebatur apud antiquos cui nominatim a populo dabatur imperium. Varron définit ainsi le mot imperator : Imperator ab imperio populi (De lingua latina, V, 87).

[25] Le titre officiel du dictateur était magister populi (Cicéron, De Republica, I, 40 ; De legibus, III, 4 ; Varron, De lingua latina, V, 14). On disait de même magister equitum. Le mot avait été beaucoup plus usité dans les premiers siècles de la République qu'il ne le fut au temps de Cicéron ou de Tite Live. Il y a apparence qu'il s'appliquait à tout homme revêtu de l'autorité ; de là vient le mot magistratus.

[26] Cicéron, De Republica, II, 52 : Potestatem tempore annuam, genere ac jure regiam. — Tite Live, II, 1 : Non deminutum quidquam ex regia potestate : omnia jura, omnia insignia regum consules tenuere.

[27] Les consuls, dans les premiers siècles, portaient le titre de judices (Varron, De lingua latina, VI, 88).

[28] Il y avait, à la vérité, la provocatio ad populum, la cité étant le juge souverain en matière criminelle ; mais rien n'est plus obscur que l'histoire de cet appel à la cité. Pour en connaître la nature et le sens, nous voudrions savoir comment et par quelle procédure cet appel s'exerçait, si le particulier présentait lui-même son appel, et d'après quelles règles le nouveau jugement était prononcé. Les historiens anciens ne nous renseignent pas sur ces détails, sans lesquels l'institution ne se comprend pas. Tite Live marque bien (X, 9) que la provocatio resta lettre morte jusqu'à une loi Porcia, dont la date est inconnue.

[29] Tacite, Annales, I, 9 : Non aliud discordantis patriæ remedium fuisse quam ut ah uno regeretur.

[30] Omne jus omnisque potestas populi romani in imperatoriam translata sunt potestatem, tel est encore le principe énoncé par Justinien dans la préface du Digeste ; et c'est aussi le sens des paroles de Gaius et d'Ulpien que nous avons citées plus haut.

[31] Dion Cassius, LIII, 17 : Kαταλγους ποιεσθαι, πολμους τε ναιρεσθαι κα ερνην σπνδεσθαι.

[32] Dion Cassius, LIII, 17 : 'H  ξουσα δημαρχικ καλουμνη, δδωσ σφισι τ γιγνμενα φ´ τρου τινς, ν μ συνεπαινσι, παειν. Il y avait d'autres tribuns, mais la trihunitia potestas n'appartenait qu'à l'empereur.

[33] Dion Cassius, LIII, 17.

[34] Ad tuendam plebem tribunitio jure contentum (Tacite, Annales, I, 2). — Tacite signale énergiquement la grandeur de ce pouvoir : Potestatem tribunitiam summi fastigii vocabulum Augustus reperit, ne regis aut dictatoris nomen assumeret, ac tamen appellatione aliqua cætera imperia præmineret (Annales, III, 56). — Plus tard Vopiscus exprime la même pensée : Trihunitia potestas quæ pars maxima regalis imperii est. — La tribunitia potestas figure dans les inscriptions et sur les monnaies, parmi les principaux titres officiels des empereurs ; ils datent même par les années de leur puissance tribunitienne, ce qui revient à dater par les années de leur règne ; c'est ce que dit aussi Dion Cassius, LIII, 17 : Δι´ ατς κα ξαρθμησις τν τν τς ρχς ατν.

[35] Il y eut dans les premiers siècles de l'Empire trois trésors distincts : l’ærarium Saturni, l’ærarium militare, le fiscus. Le premier recevait les impôts des provinces sénatoriales et était administré au nom du sénat par des præfecti ærarii Saturni. Le second était alimenté par la vicesima hereditatum établie par Auguste (Dion, LV, 25 ; LVI, 28) et quelques impôts indirects, et administré par des fonctionnaires qui furent d'abord tirés au sort parmi les sénateurs de rang consulaire et qui plus tard furent choisis par le prince. Le fiscus recevait les revenus des provinces impériales ; il était considéré comme la propriété privée de l'empereur (Ulpien, au Digeste, XLIII, 8, 2) et était régi par ses procuratores (Tacite, XIV, 54 ; Suétone, Claude, 28 ; Pline, Panégyrique, 56). Mais il faut bien entendre que ces distinctions étaient plus nominales que réelles. Dion Cassius dit qu'en apparence le trésor de l'État était distinct du trésor du prince, mais qu'en réalité le prince disposait de l'un comme de l'autre (Dion, LIII, 16 et 22).

[36] On peut voir sur ce point plusieurs titres des codes, et surtout le recueil des Gramatici veteres.

[37] Dion Cassius, LIII, 17 : 'Aνθπατοι ε, σκις ν ξω το πωμηρου σιν νομζονται.

[38] Le nom officiel de cette catégorie de provinces était provinciæ populi. Gaius, II, 21 : In his provinciis quæ propriæ populi romani esse inteliguntur.... In his provinciis quæ propriæ Cæsaris esse creduntur.

[39] C'est ce que dit clairement Dion Cassius : ν τ πηκόῳ (c'est le terme dont la langue grecque désigne le sol provincial) τ πλεον τν κασταχθι ρχντων σχειν.

[40] Dion Cassius, LIII, 17 : 'Eκ το τιμητεειν τος τε βους κα τος τρπους μν ξετζουσι, κα πογραφς ποιονται κα τος μν καταλγουσι κα ς τν ππδα κα ς τ βουλευτικν, τος δ κα παλεφουσιν, πως ν ατος δξ.

[41] Dion Cassius, LIII, 17 : 'Eκ το ν πσαις τας ερωσναις ερσθαι κα προστι κα τος λλοις τς πλεους σφν διδναι... πντων τν σων κα τν ερν κυριεουσιν. — Dans les inscriptions le titre de pontifex maximus est toujours attaché au nom du prince.

[42] Suétone, Auguste, 33 : Jus dixit assidue. — Tacite, Annales, II, 13, 22, 31, etc. — Pline, Lettres, IV, 22,- VI, 22. — Dion Cassius, LXIX, 7 ; LXXI, 6 ; LXXVI, 17 ; LXXVII, 8. — Spartien, Hadrien, 8 : Sæpe jus dixit. — Ibidem, 18 : Cum judicaret. — Ibidem, 22 : Causas Romæ et in provinciis frequenter audivit. — Capitolin, Marc-Aurèle, 24 : Erat mos illi ut omnia crimina... puniret ; capitales causas hominum honestorum ipse cognovit.

[43] Gaius, Institutes, I, 5 : Constitutio principis est quod imperator decreta, vel edicto, vel epistola constituit, nec unquam dubitatum est quin id legis vicem obtineat. — Il faut faire une exception pour les empereurs dont les actes furent annulés par le sénat après leur mort.

[44] Dion Cassius, LIII, 16 : T το Αγοστου νομα κα παρ τς βουλς κα παρ το δμου πθετο. — Suétone, Auguste, 7 : Augusti nomen assumpsit... Munacii Planci sententia, quum, quibusdam censentibus Romulum appellari oportere, prævaluisset ut Augustus potius vocaretur.

[45] Ovide, Fastes, I, 609 : Sancta vacant augusta patres ; augusta vocantur templa. — Tite Live, I, 29 : Augustum templum ; XLV, 5 : Augustum solum. — Cicéron, Pro domo, 53 : Ara consecrata in loco augusto. — Suétone, Auguste, 7 : Ut Augustus vocaretur, non tantum novo, sed etiam ampliore cognomine, quod loca religiosa, et in quibus augurato quid consecratur, augusta dicantur. — Dion Cassius, LII, 16 : 'Eπεκλθη Αγουστος ς κα πλεῖόν τι κατ νθρπους ν. Πντα γρ τ ντιμτατα κα τ ερτατα αγουστα προσαγορεεται. — Les Grecs traduisirent par Σεβαστός.

[46] Exemples : Tiberio Cæsari divi Augusti filio Augusto pontifici maximo (Henzen, n° 5595). — Tiberius Claudius Cæsar Augustus (ibidem, n° 5400). — Nero Claudius Cæsar Augustus (ibidem, n° 5407). — Imperator Cæsar Hadrianus Augustus (ibidem, n° 5455). — Imperator Cæsar Flavius Constantinus Augustus (ibidem, n° 5580). — C'était le principal titre dont on saluait chaque nouvel empereur. Gordiane Auguste, dii te servent (Jules Capitolin, Gordiani, 8). Auguste Claudi, dii te præstent (Trébellius Pollion, Claudius, 4). Tacite Auguste, deus te servet (Vopiscus, Tacitus, 4). Diocletianum omnes divine consensu Augustum appellaverunt (Vopiscus, Numerianus, 15). — Le titre de César pouvait se communiquer aux parents du prince, à l'héritier présomptif ; le titre d'Auguste fut toujours réservé à l'empereur seul, le titre d'Augusta à l’impératrice (Suétone, Claude, 11 ; Néron, 28 ; Domitien, 5 ; Tacite, XII, 26 ; Jules Capitolin, Pius, 5).

[47] C'est ce que dit Ausone, Panégyrique de Gratien : Potestate imperator, Augustus sanctitate.

[48] Imperator cum Augusti nomen accepit, tanquam præsenti et incorporali deo fidelis est præstanda devotio (Végèce, édit. Lang, II, 5). — Notons toutefois que l'empereur n'était pas un dieu. Il ne devenait un dieu qu'après sa mort, s'il obtenait du sénat la consecratio. La qualité d'Auguste s'acquérait le premier jour du principal et disparaissait le dernier jour. Elle était attachée à l'exercice effectif de la puissance publique.

[49] Sur les temples élevés à la Ville de Rome, voir Polybe, XXXI, 16 ; Tite Live, XLIII, 6 ; Bulletin de correspondance hellénique, 1883, p. 462.

[50] Suétone, Auguste, 52 : Templa in nulla provincia, nisi communi suo Romæque nomine, recepit. — Dion Cassius, LI, 20.

[51] Comme nous ne décrivons le système monarchique romain qu'au point de vue des populations gauloises, nous devons laisser de côté plusieurs points sur lesquels nous insisterions si notre sujet était l'État romain. Nous aurions, par exemple, à parler du sénat. Il est certain que le sénat subsistait à côté du prince, presque au-dessus de lui, théoriquement (voir par exemple, Tacite, Annales, XI, 24 ; XII, 60 ; XIII, 4 ; Spartien, Hadrien, 7-8 ; Lampride, Alexandre Sévère, 8 et 10 ; Vopiscus, Probus, 13 ; idem, Tacitus, 3-5) ; il restait, en droit, le pouvoir suprême de l'État ; car les anciens comices avaient été transportés en lui et il représentait l'ancien populus. — A ce titre, le sénat faisait les lois, comme le peuple les avaient faites, et il lui arrivait souvent d'examiner et de discuter une proposition de l'empereur. Son pouvoir législatif n'était pas un vain mot ; car nous avons, des deux premiers siècles de notre ère, une série de leges et de senatusconsulta qui ont modifié le droit romain. — Le sénat était en même temps un corps judiciaire. Il jugeait les crimes, recevait une partie des appels, vidait les procès entre les provinces et leurs gouverneurs. Il était, sinon le plus puissant, du moins le plus solennel des tribunaux, — Il avait même, théoriquement, le droit de choisir l'empereur (Spartien, Hadrien, 4 ; Vopiscus, Tacitus, 3-5 ; Dion Cassius, LXVI. 1). Au moins était-ce lui qui lui conférait officiellement ses pouvoirs (Tacite, Histoires, IV, 3 ; Dion Cassius, LXIII, 29 ; LXIV, 8 ; LXXIII, 12-13). Chaque empereur devait se soumettre à cette formalité de recevoir du sénat l'investiture de l'Empire. — Le sénat avait encore un autre droit. A la mort du prince, il décidait si les honneurs divins lui seraient accordés ou refusés ; c'est ce que Tacite appelle cælum decretum (Annales, I, 73 ; cf. I, 54). Cette formalité avait un effet pratique de grande importance. Elle voulait dire, si les honneurs divins étaient accordés, que les actes du prince mort étaient ratifiés et devenaient valables pour tout l'avenir, et si les honneurs divins étaient refusés, que tous les actes de son principat étaient frappés de nullité (Dion, LX, 4 ; LXXIV, 4 ; Spartien, Hadrien, 27 ; Lampride, Commode, 20 ; Suétone, Domitien, 25 ; Digeste, XLVIII, 4, 4). Tout empereur savait donc que la validité de ses décisions, de ses jugements, de ses actes législatifs, dépendrait un jour du sénat. — Il est juste d'ajouter que, d'après le mode de recrutement du sénat, nul ne pouvait en faire partie sans la volonté de l'empereur.

[52] Dion Cassius compte cela dans l'énumération qu'il fait des pouvoirs légaux qui furent conférés à Auguste : Tο τε ξενικο κα το πολιτικο ε κα πανταχο μοως ρχειν, στε κα ντς το πωμηρου κα τος ππας κα τος βουλευτς θανατον δνασθαι (Dion, LIII, 17).

[53] On disait civitatis majestam (Cicéron, Divinatio in Cœcilium, 22), romana majestas (Tite Live, III, 69), majestas populi (Cicéron, Pro Balbo, 16 ; Oratoriæ partitiones, 30 ; De inventione, II, 17). — Le même mot s'appliquait aux chefs et représentants de l'État ; on disait majestas consularis, majestas dictatoria (Tite Live, II, 25 ; II, 56 ; VIII, 50).

[54] Le crime de lèse-majesté est ainsi défini par Cicéron, De inventione, II, 17 : Majestatem minuere est de dignitate mit amplitudine aut potestate populi, aut eorum quibus populus potestatum dedit, aliquid derogare. — Ce crime fut toujours puni de mort au temps de la République. L'Empire apporta cette aggravation que, l'État se confondant avec la personne du prince, on ne distingua pas les offenses personnelles des crimes publics. Tacite, Annales, I, 72, marque bien la différence : Tiberius legem majestatis reduxerat, cui nomen apud veteres idem, sed alia in judicium veniebant ; si quis proditione exercitum, aut plebem seditionibus, denique male gesta re publica, majestatem populi romani mimisset ; facta arguebantur, dicta impune erant. — Cf. Suétone, Domitien, 12 : Satis erat objici qualecunque factum dictumre adversus majestatem principis.

[55] Ammien Marcellin, XIX, 12.

[56] Multa de jure sanxit (Capitolin, Antoninus Pius, 12). — Les Antonins modifièrent maintes fois le droit privé de leur seule autorité. Voir, par exemple, Digeste, XLVIII, 7, 7 ; Code Justinien, VI, 53, 3 ; Fragmenta Vaticana, 195.

[57] Voir toutes les lettres de Pline le Jeune à Trajan. — Digeste, XIV, 2, 9 : Deprecatio Eudæmonis ad Antoninum : Domine impcrator Antonine.... Respondit Antoninus Eudæmoni : Ego quidem mundi dominus.....