D'UN PARTI DÉMOCRATIQUE CHEZ LES GAULOIS. Il semble qu'il y ait une contradiction dans le livre de César. Dans le chapitre où il présente la théorie générale des institutions de la Gaule, il affirme que le gouvernement était partout aristocratique, que les druides et les chevaliers étaient seuls comptés pour quelque chose, et que la plèbe, presque esclave, n'avait aucune part aux affaires publiques. Mais dans les chapitres où il raconte les événements, il laisse voir que cette plèbe avait quelque importance, car les ambitieux la courtisaient[1]. Plusieurs fois il la montre imposant sa volonté ou contrecarrant celle des magistrats[2]. Elle s'agitait[3], elle intervenait dans les affaires, elle décidait des plus graves intérêts[4]. Elle était toujours assez forte pour troubler l'Etat, et quelquefois assez pour y régner[5]. Comment cette classe avait-elle pris naissance ? Comment avait-elle grandi ? L'historien ne nous l'apprend pas. Il est possible que les druides, en rivalité avec les nobles, lui aient prêté leur appui. On peut croire aussi que les divisions des nobles entre eux lui furent favorables. Nous n'avons aucun renseignement qui nous indique quelle était la nature de ses désirs ou de ses exigences. Poursuivait-elle la conquête des droits politiques ou seulement celle des droits civils qui lui manquaient encore ? Voulait-elle prendre part au gouvernement, ou prendre part à la richesse et à la possession du sol ? L'historien ne le dit pas. Il y a pourtant une observation qu'on peut faire. D'une part, César ne lui attribue jamais l'expression d'un principe ou d'une théorie politique, et il ne la montre jamais non plus réunie en comices populaires. D'autre part, il la montre presque toujours s'attachant à un chef puissant, recevant ses instructions, obéissant à ses ordres, n'agissant que pour lui et en son nom, et le portant enfin très volontiers au pouvoir suprême. Entre les instincts de cette plèbe et l'ambition de ceux qui voulaient régner, il y avait un lien étroit. Luern était devenu roi des Arvernes en captant la faveur de la foule par des distributions d'argent[6]. Dumnorix, qui visait à s'emparer de la royauté chez les Eduens, était cher à la plèbe[7]. Vercingétorix, avant de se faire nommer roi, commença par chasser le sénat de sa cité avec une armée qu'il avait levée parmi les prolétaires et les gens sans aveu[8]. C'était chez les Trévires et les Éburons que le parti populaire était le plus fort ; l'un de ces peuples avait des rois, l'autre avait une sorte de dictature à laquelle il ne manquait que le nom de royauté[9]. César marque bien le caractère de ces petites royautés démocratiques lorsqu'il met dans la bouche d'un de ces rois cette parole : Telle est la nature de mon autorité, que la multitude a autant de droits sur moi que j'en ai sur elle[10]. On ne doit reconnaître là ni la liberté régulière ni la vraie monarchie ; il s'agit de cette sorte de régime dans lequel la classe inférieure, souveraine maîtresse, délègue toute sa force à un monarque de son choix, qu'elle peut aussi renverser à son gré et qu'elle brise aussitôt qu'elle le voit s'écarter de ses volontés. La société gauloise, au moment où César l'a connue, était une société très agitée. Elle possédait, à la vérité, un régime légal et régulier qui était ordinairement la République aristocratique sous la direction d'une classe habituée au commandement. Mais à travers ce régime légal se dressait, d'une part, la clientèle qui créait dans chaque Etat quelques hommes plus puissants que l'Etat, et d'autre part un parti démocratique qui, s'attachant à ceux des grands qui le flattaient, travaillait à fonder la monarchie ou la dictature populaire[11]. Dans le continuel conflit de ces partis ou de ces ambitions, aucune institution n'était solide, aucun gouvernement n'était assuré. Si l'on observe le détail des événements que César raconte, et si l'on cherche à démêler les pensées des hommes qui y prenaient part, on s'aperçoit que la question qui divisait le plus la Gaule, à cette époque, était celle de la démocratie. La plus grande partie de l'attention des hommes était portée de ce côté. Il semble bien que, dans cette génération, le travail, la religion, le progrès matériel ou moral, la grandeur même du pays et son indépendance étaient choses qui préoccupaient peu les esprits. La plupart des désirs, des efforts, des sentiments de l'âme, étaient tendus vers le triomphe du parti. Les luttes politiques remplissaient l'existence des hommes et la troublaient. |
[1] César, I, 3 : Dumnorix maxime plebi acceptus erat. — I, 18 : Dumnorigem magna apud plebem propter liberalitatem gratia, cupidum rerum novarum. — VIII, 21 ; Correus, concitator multitudinis.
[2] César, I, 17 : Esse nonnullos quorum auctoritas apud plebem plurimum valent, qui privatim plus possint quam magistratus ; hos multitudinem deterrere ne frumentum conferant.
[3] César, VII, 13 : Plebem concilatam. — VII, 42 : Plebem ad furorem impellit.
[4] César, V, 3 : Ne nobilitatis discessu plebs propter imprudentiam laberetur. — VII, 28 : Ne qua in castris misericordia vulgi seditio oriretur. — VII, 43 : Propter inscientiam levitatemque vulgi. — Chez les Bellovaques, nous voyons que, tant que vécut Corréus, concilator multitudinis, nunquam senatus tantum potuit quantum imperita plebs (VIII, 21).
[5] César montre les Eburovices et les Lexovii massacrant leur sénat (III, 17).
[6] Posidonius, dans Athénée, IV, 37 : τὸν Λουερνὸν δημαγωγοῦντα τοὺς ὄχλους, σπέίρειν χρυσίον καὶ ἀργύριον ταῖς ἀκολουθούσαις τῶν Κελτῶν μυριάσι.
[7] La grande popularité et la grande ambition de Dumnorix sont également marquées ici : César, I, 17 et 18 : Dumuorigem magna apud plebem gratia, cupidum verum novarum... facilitates ad largiendum magnas comparasse. — I, 5 : Dumnorigi persuadet ut idem conaretur (id est, ut regnum occuparet)... regno occupato. — V, 5 et 6 : Hunc [Dumnorigem] cupidum verum novarum, cupidum imperii cognoverat.... Dumnorix dixerat sibi a Cæsare regnum civitatis deferri.
[8] César, VII, 4 : A Gobannitione reliquisque principibus expellitur ex oppido Gergovia... In agris habet delectum egentium ac perditorum... Adversarios suas a quitus paulo ante erat ejectus, expellit ex civitate. Rex ab suis appellatur.
[9] César, V, 3 ; V, 24-27.
[10] César, V, 27.
[11] César, VI, 11 : Omnes civitates in partes divisæ sunt duos.