LA GAULE ROMAINE

LIVRE PREMIER. — LA CONQUÊTE ROMAINE

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

QU'IL N'EXISTAIT PAS D'UNITÉ NATIONALE CHEZ LES GAULOIS.

 

Nous ne voulons pas tracer ici une histoire des Gaulois ni un tableau de leurs mœurs. Nous cherchons seulement quelles étaient leurs institutions politiques au moment où Rome les a soumis.

La question, même réduite à ces termes, est difficile à résoudre, à cause de l'insuffisance des documents. Les sources gauloises font absolument défaut ; les Gaulois de cette époque ne nous ont laissé ni un livre ni une inscription[1]. La principale et presque l'unique source de nos informations est le livre de César. Polybe était d'une époque antérieure, et il n'a guère connu que les Gaulois d'Italie et ceux d'Asie Mineure, lesquels pouvaient n'avoir qu'une ressemblance très éloignée avec ceux qui vivaient en Gaule cinquante ans avant notre ère. Diodore, Strabon, et plus tard Dion Cassius, n'ajoutent que peu de traits à ce que dit César.

Or César lui-même n'avait pas pour objet de nous renseigner sur les institutions des Gaulois. Il écrivait ses campagnes en Gaule. Il est un chef d'armée romaine, il n'est pas un historien de la Gaule. Aussi n'a-t-il pas décrit une seule des constitutions qu'il a pu voir en vigueur dans les divers Etats gaulois. Il a seulement quatre ou cinq pages sur les mœurs générales du pays. Ce qui est plus précieux pour nous que ce tableau trop général et nécessairement vague, ce sont quelques traits épars dans le cours du récit ; ici nous apparaissent des faits précis et caractéristiques. C'est là, avec quelques mots.de Strabon, le fondement unique de nos connaissances sur l'état politique de la Gaule à ce moment.

Ainsi, il faut tout d'abord nous bien convaincre que nous n'arriverons, sur le sujet que nous voulons étudier, qu'à des connaissances fort incomplètes. Prétendre bien connaître ces peuples serait une grande illusion. Nous ne pouvons même pas retracer une seule de leurs constitutions politiques. A plus forte raison faut-il être très réservé quand on parle de leur droit, de leur religion, ou de leur langue[2].

Nous nous contenterons de dégager quelques vérités qui nous semblent ressortir des textes que nous avons.

La première qu'on peut constater est que la Gaule, avant la conquête romaine, ne formait pas un corps de nation. Les habitants n'avaient pas tous la même origine et n'étaient pas arrivés dans le pays en même temps[3]. Les auteurs anciens assurent qu'ils ne parlaient pas tous la même langue. Ils n'avaient ni les mêmes institutions ni les mêmes lois[4].

Il n'y avait pas entre eux unité de race. On n'est pas sûr qu'il y eût unité religieuse ; car le clergé druidique ne régnait pas sur la Gaule entière[5]. Certainement il n'y avait pas unité politique.

On voudrait savoir si la Gaule avait des assemblées nationales pour délibérer sur les intérêts communs du pays. César ne signale aucune institution qui ressemble à un conseil fédératif. Nous voyons, à la vérité, dans quelques occasions, les députés de plusieurs peuples se réunir en une sorte de congrès et se concerter pour préparer une entreprise commune ; mais ce que nous ne voyons jamais, c'est une assemblée régulière qui se tînt à époques fixes, qui eût des attributions déterminées et constantes, qui fût réputée supérieure aux différents peuples et qui exerçât sur eux quelque autorité.

Les mots concilium Gallorum se trouvent [il est vrai], plusieurs fois dans le livre de César. Il faut en chercher le sens, et, comme la vérité historique ne se dégage que d'une étude scrupuleuse dés textes, il est nécessaire d'examiner tous ceux où cette expression se rencontre.

César rapporte dès le début de son ouvrage[6] qu'après sa victoire sur les Helvètes, des envoyés de presque toute la Gaule, chefs de cités, se rendirent vers lui pour le féliciter et lui demandèrent qu'une assemblée de toute la Gaule fût convoquée, en faisant savoir que c'était la volonté de César qu'elle eût lieu. Avec l'assentiment du général romain, ils fixèrent un jour pour cette réunion. Il ne se peut agir, dans ce passage, d'une assemblée régulière, légale, périodique ; si une telle institution avait existé, l'autorisation de César n'était pas nécessaire, puisque César n'avait pas encore commencé la conquête du pays et n'y exerçait aucune espèce de domination. Ces Gaulois le priaient, au contraire, de prendre l'initiative de la convocation d'une sorte de congrès, uti id Cæsaris voluntate facere liceret ; et la suite du récit montre assez quelles étaient leurs vues.

Ailleurs[7] César mentionne des assemblées de Gaulois qu'il convoquait lui-même et devant lui : Principibus cujusque civitatis ad se evocatis.

Assurément, ce n'étaient pas là des assemblées nationales. Il s'agit, au contraire, d'un usage tout romain. C'était la règle qu'un gouverneur de province réunît, deux fois par an, le conventus ou concilium provincialium, l'assemblée des provinciaux[8] ; là il recevait les appels, prononçait sur les différends, répartissait les impôts, faisait connaitre les ordres de la République ou les siens. C'est cette habitude romaine que César transporta dans la province de Gaule. Deux fois par an, il appelait à lui les chefs des cités ; dans la réunion du printemps, il fixait le contingent en hommes, chevaux et vivres que chaque cité devait fournir pour la campagne ; à l'automne, il distribuait les quartiers d'hiver et déterminait la part de chaque cité dans la lourde charge de nourrir ses légions[9]. Il n'y avait que les peuples alliés ou soumis qui envoyassent à ces assemblées ; César le dit lui-même ; l'an 53, il convoqua, suivant sa coutume[10], une assemblée de la Gaule ; tous les peuples s'y rendirent, à l'exception des Sénons, des Carnutes et des Trévires, dont l'absence pouvait être regardée comme un commencement de révolte[11].

Nous devons nous représenter le général romain présidant cette assemblée qui n'est réunie que par son commandement ; il siège sur une estrade élevée et prononce ses ordres, ex suggestu pronuntiat ; il transfère l'assemblée où il veut ; il la déclare ouverte ou levée, suivant qu'il lui plaît[12]. Parfois, du haut de ce tribunal, la foule des Gaulois étant à ses pieds, il exerce son droit de justice et prononce des arrêts de mort[13]. De telles réunions ne ressemblent en rien à des assemblées nationales.

Que César ait lui-même, pour donner des instructions générales, convoqué les représentants de tous les Etats, par exemple quand il veut passer le Rhin et qu'il a besoin du concours de la cavalerie gauloise[14], ou encore quand, maître de presque toute la Gaule et devant y marquer les quartiers d'hiver de son armée, il convoque un concilium Gallorum à Amiens[15], cette obéissance des Gaulois au vainqueur ne prouve pas qu'ils eussent l'habitude d'assemblées de cette nature. Que Vercingétorix ait formé des réunions de chefs de toutes les cités gauloises pour organiser la résistance, cela ne prouve pas que le conseil fédéral fût une institution[16].

On ne doit pas douter d'ailleurs que les Etats gaulois ne pussent s'adresser des députa lions et former entre eux des congrès. Ainsi, en 57, les peuples belges tiennent un concilium pour lutter contre César ; mais ce concilium est si peu une assemblée régulière du pays, que les Rèmes, qui sont Belges, n'y figurent pas, et ne savent que par ouï-dire ce qui s'y passe[17]. Ailleurs[18], Ambiorix dit qu'une ligue, conjuratio, s'est formée entre presque tous les peuples et qu'une résolution commune a été prise, esse Gallise commune concilium. Ce sont là des réunions qui n'ont pas les caractères d'une institution régulière et avouée : Elles se tenaient la nuit, dans des lieux écartés, au fond des forêts[19]. La réunion des guerriers qui se tint, l'an 52, dans le pays des Carnutes, et dont les membres prêtèrent un serment sacré sur les insignes militaires n'est pas présentée par César comme un conseil commun de la nation, et l'on ne voit jamais que Vercingétorix agisse au nom d'une assemblée.

L'institution d'un conseil fédéral n'est jamais mentionnée par César, et l'on sent assez que, si ce conseil avait existé, il apparaîtrait vingt fois, par des actes ou des protestations, dans cette histoire de la conquête.

Dira-t-on que c'était César qui l'empêchait de se réunir ? Mais dans le passage de son livre où il décrit en historien les institutions de la Gaule, il n'aurait pas pu oublier celle-là, qui eût été la plus importante de toutes à ses yeux. Strabon et Diodore en auraient fait mention ; on la verrait se montrer avant la conquête, à l'occasion de l'affaire des Helvètes, par exemple. Aucun écrivain ne parle de cette assemblée, aucun événement ne nous la fait apercevoir[20],

Les peuples de la Gaule se faisaient la guerre ou concluaient des alliances, entre eux et même avec l'étranger, comme font les États souverains. Il n'y a pas d'exemple que, dans leurs entreprises, ils aient, dû consulter une assemblée centrale ou recevoir d'elle des instructions. Aucun pouvoir supérieur ne s'occupait de régler leurs querelles ou de mettre la paix entre eux. Quelquefois le clergé druidique se posait en médiateur, ainsi que fit plus tard l'Eglise chrétienne à l'égard des souverains du moyen âge[21]. Mais il paraît bien que son action était peu efficace, car les guerres étaient continuelles. Le résultat le plus fréquent de ces luttes qui ensanglantaient chaque année le pays[22] était que les peuples faibles étaient assujettis par les peuples forts[23]. Il pouvait arriver quelquefois qu'une série de guerres heureuses plaçât un de ces peuples au-dessus de tous les autres ; mais cette sorte de suprématie instable, qui n'était qu'un effet de la fortune des armes et qui se déplaçait avec elle, ne constituait jamais une unité nationale.

 

 

 



[1] J'avoue n'avoir pas la hardiesse de ceux qui se servent de lois galloises ou irlandaises du moyen âge pour en déduire ce que furent les Gaulois d'avant notre ère.

[2] Quant aux travaux modernes, après les livres d'Amédée Thierry et d'Henri Martin, on pourra consulter : Laferrière, Histoire du Droit français, 1847, t. II ; Chambellan, Études sur l'histoire du Droit français, 1848 ; de Valroger, La Gaule celtique, 1879 ; Ernest Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, 1875-1885 ; Glasson, Histoire du Droit et des Institutions de la France, 1887 ; [Viollet, Institutions politiques de la France, t. I, 1890] ; enfin plusieurs travaux de M. d'Arbois de Jubainville dans la Revue celtique et la Revue archéologique.

[3] Voir Alex. Bertrand, Archéologie celtique et gauloise, 1876 ; De la valeur des expressions Κελτοί et Γαλάται, dans la Revue archéologique, 1876 ; Celtes, Gaulois et Francs, 1873 ; La Gaule avant les Gaulois, 1884 ; d'Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l'Europe [2e édit.].

[4] César, De bello gallico, I, 1 : Lingua, institutis, legibus inter se differunt. — Strabon, IV, 1 : Όμογλώττους ού πάντας. — Ammien Marcellin, XV, 11 : Lingua, institutis, legibusque discrepantes.

[5] E. Desjardins a essayé, avec une grande vraisemblance, de déterminer le terrain du druidisme ; il en exclut l'Aquitaine, la Narbonnaise et les pays voisins du Rhin (Géographie de la Gaule romaine, t. II, p. 519). — L'unité du clergé druidique (César, VI, 13) n'est pas une preuve de l'unité religieuse de la Gaule ; car dans la religion gauloise tout n'était pas druidique. [Cf. p. 111.] M. d'Arbois de Jubainville semble croire qu'il y ait eu à Lugudunum une fête religieuse du dieu Lug, qui avait été commune à toute la Gaule. Cette hypothèse n'est appuyée d'aucun texte et paraît plutôt démentie par l'ensemble des faits connus. [Nous reviendrons là-dessus.]

[6] De bello gallico, I, 30.

[7] Pour se concilier la Gaule pendant une expédition en Germanie, V, 54.

[8] [Cf. à la fin de ce volume, livre deuxième, les chapitres sur le concilium et le conventus.]

[9] V, 27, etc.

[10] Primo vere, ut instituerat.

[11] VI, 5.

[12] VI, 3 et 4.

[13] VI, 44.

[14] IV, 6.

[15] V, 24.

[16] VII, 1 : Indictis inter se principes Galliæ conciliis silvestribus ac rernotis locis. — VII, 63. Dans un débat entre Vercingétorix et les Éduens, totius Galliæ concilium Bibracte indicitur ; eodem conveniunt undique frequentes ; multitudinis suffragiis res permittitur. — VII, 75. Pendant le siège d'Alésia, Galli, concilio principum indicio, etc.

[17] II, 1-4.

[18] V, 27.

[19] VII, 1.

[20] M. d'Arbois de Jubainville croit à une fête religieuse pour toute la Gaule, la fête du dieu Lug. Cycle mythologique irlandais, p. 5, 158, 139 ; et Revue de Droit, 1881, p. 195. — M. Glasson prétend, p. 295, que les assemblées générales des peuples de la Gaule étaient populaires, comme nous l'apprend César lui-même. Mais César ne dit pas un mot de cela.

[21] Strabon, IV, 4, § 4, édit. Didot, p. 164.

[22] César, VI, 15 : Ante Cœsaris adventum, aliquod bellum fere quotannis accidere solebat.

[23] De là les peuples clients d'autres peuples, César, I, 31 : Æduos eorumque clientes. — IV, 6 : Condrusi, qui sunt Treverorum clientes. — V, 39 : Eburones, Nervii atque horum clientes. — VII, 75 : Eleuleti, Cadurci, Gabali, Vellavi, qui sub imperio Arvernoriun esse consuerunt. — V, 39 : Centrones, Grudios, Levacos, Pleumoxios, Geidumnos, qui omnes sub Nerviorum impetio erant.