L'ANCIENNE FRANCE - LE ROI

 

CHAPITRE XVI. — LA GRANDE PEUR[1].

 

 

I. Quelques purs après la prise de la Bastille, une terreur panique se répand sur la France entière : de toutes parts on annonce des troupes de brigands. — II. Sur les frontières on tremble dans la crainte d'un débarquement d'Anglais ou d'une invasion de reîtres allemands. — III. La Peur en Périgord et en Limousin. — IV. Une page de George Sand. — V. La Peur dans l'Orléanais, en Champagne, en Bourgogne. — VI. La Peur en Dauphiné. — VII. Conséquence de la Grande Peur : formation des milices nationales. — VIII. Causes de la Grande Peur : le père n'est plus là.

 

I

Huit ou dix jours après la prise de la Bastille, une effrayante rumeur courut sur la France entière : Les brigands arrivent ; ils pillent les demeures, incendient les récoltes ; ils égorgent femmes et enfants. Cette alarme se répandit du nord au sud et de l'est à l'occident du royaume, presque dans le même moment. Le décret, que l'Assemblée nationale publia le 10 août 1789, constate la généralité de la panique : Les alarmes ont été semées dans les différentes provinces à la même époque et presque le même jour.

Un messager paraissait, haletant, les yeux fous, la voix étranglée, sur son cheval blanc d'écume. Il se penchait sur sa selle ; du bras étendu, il montrait l'horizon :

Les brigands approchent ; ils sont là-bas, derrière le coteau ; on a vu luire leurs armes sous la feuillée du bois !

Puis des détails. Plusieurs femmes avaient été éventrées, des hommes avaient été branchés à l'orée de la hétraie ; la bande, qui s'avançait, portait de petits enfants embrochés à des piques ; sur son passage les maisons étaient livrées aux flammes.

Et, aussitôt, les portes des villes de se fermer, la population de courir aux armes, les compagnons de l'arquebuse d'apparaître, l'air martial, à la crête des remparts, tandis que les familles se cachaient dans les caves, ou bien allaient s'enfouir au milieu des meules dans les champs, se terrer au fond des bois, dans des fosses profondes recouvertes de feuillage.

 

II

Alarme dont le souvenir demeura très vif parmi les générations qui l'avaient connue ; au point que, de toute la Révolution, bien des paysans ne sauront conter d'autre événement.

Cette dénomination la grande peur lui a été donnée dans le centre de la France. On dit encore, plus simplement, la peur ou bien l'alarme. Dans les provinces du Midi ce fut la grande pourasse, lo grando paon, la Journée des Brigands ou le Jeudi fou, le Vendredi fou, selon le jour où la panique s'était produite. En Vendée, le souvenir de l'événement est resté sous un nom d'une jolie poésie, les Brouilles de la Madeleine : la peur y éclata en effet à la fête de la Madeleine, le 22 juillet, et la tradition rapporte que de fortes brumes, venues de la mer, avaient envahi la contrée, comme pour faciliter aux bandits leur œuvre de pillage et de sang.

Dans certaines provinces, celles de l'ouest, où viennent les flots de la mer, ce ne fut pas l'arrivée de brigands, mais un débarquement d'Anglais qui fut annoncé. Ces bruits prirent une telle consistance que les députés de la région aux États généraux en firent des observations au gouvernement et que le ministre des Affaires étrangères dut réclamer de l'ambassadeur anglais une déclaration publique où les dispositions pacifiques du cabinet de Londres étaient affirmées. En Lorraine et en Champagne, c'étaient des reîtres et des lansquenets d'Allemagne qui avaient, disait-on, franchi la frontière, féroces comme au temps des guerres de religion. En Dauphiné, on parla d'une invasion de Savoyards.

 

III

La peur fit irruption à Angoulême le 28 juillet. Sur les trois heures de l'après-midi, le tocsin retentit. On annonçait l'approche de quinze mille brigands : des brigands échappés de Paris. Les portes de la ville furent aussitôt fermées ; des gardes furent postés sur les remparts. Bientôt on entendit des cris d'épouvante :

Les voilà !

Un tourbillon de poussière roulait sur la grand'route. Il approche, quelle angoisse ! Le tourbillon s'épaissit, il s'élève, s'étend, se dissipe.... et le courrier de Bordeaux passe à toute allure, au tintement de cent grelots, au gai clic-clac de son fouet.

Ce qui eut pour conséquence de faire tomber, dans la pensée des Angoumois, le chiffre des bandits de quinze mille à quinze cents ; mais du moins sont-ils bien quinze cents qui ravagent la campagne. A trois heures du matin, nouvelle alarme. La cloche sonne au beffroi. Les rues se remplissent de tumulte. Les bourgeois sortent en chemise, jambes nues, armés de vieux mousquetons ; tandis que, par les portes de la ville, s'engouffrait la cohue effarée des campagnards. Lamentable hourvari de femmes qui pleurent, d'enfants qui crient, de veaux qui beuglent, de chiens qui aboient, de charrettes qu'on pousse, de meubles culbutés et de vaillants miliciens, dans des armures gothiques, qui répondent à l'appel de leurs commandants. A neuf heures, écrit un témoin oculaire, nous avions dans la ville quarante mille hommes, plus ardents les uns que les autres à défendre les remparts. On ne savait qu'en faire. Chacun voulait se montrer au premier rang. La municipalité eut toutes les peines du monde à se débarrasser de ces héros.

M. Georges Bussière estime qu'Angoulême fut le foyer d'où la peur gagna le Limousin et le Périgord, provinces où elle se répandit le 29 juillet.

On lit dans les registres de l'état civil de la commune de Champniers-et-Reillac en Périgord :

Le 29 juillet 1789, entre six et sept heures du matin, deux ou trois personnes venues de la paroisse de Maisonnais assurent, sur un simple ouï-dire, que les ennemis sont à Maisonnais, au Lindois, à Nontron, à Roussines, aux Salles-de-Lavauguyon, à la Périne, etc., au nombre de 2.000, de 6.000, de 14.000, de 18.000, et, tout d'un coup, de 100.000 hommes qui mettent tout à feu et à sang. Les uns disent que ce sont des Anglais ; les autres que ce sont des Pandours, des échappés de galères, des voleurs, des brigands. C'est là un texte officiel.

Fuite dans les bois, ferrement au fond des caves ; les femmes se réfugient dans les églises, l'argenterie est enfouie.

La ville d'Uzerche, en Limousin, fut prise d'un véritable accès de folie. Les gens couraient çà et là, dans le plus grand désordre. Les femmes se sauvaient par les portes de la ville, tirant leurs enfants, portant sur leurs épaules ceux qui ne pouvaient marcher. A Brive, à Tulle, dans les environs, l'alarme n'était pas moins grande. Et, tandis que les habitants d'Uzerche fuyaient de chez eux, ceux des campagnes se réfugiaient à Uzerche, armés de fusils, de piques, de faux, de crocs, de coutres de charrue. II y eut bientôt dans la petite ville, dix mille de ces braves gens ; mais ils ne tardèrent pas à être obligés d'en sortir, car ils n'y trouvaient pas de quoi subsister. Quant aux ennemis, on ne les vit point.

 

IV

George Sand a écrit quelques pages sur la peur en Limousin.

Elle était née en 1804 et avait fait causer les bonnes gens du pays. Le souvenir de cette panique, dit-elle, est resté dans nos campagnes, comme ce qui a le plus marqué pour nous dans la Révolution. On l'appelle encore l'année de la grande peur.

Ces pages sont extraites d'un roman, Nanon, où l'on trouve nombre d'épisodes révolutionnaires décrits avec vie et avec des tons précis qui leur donnent une rare valeur. La scène est dans un village voisin de Saint-Léonard-en-Limousin, un village de deux cents âmes, ce qui faisait environ cinquante feux. Pays de montagne, où le village était bâti le long d'une gorge très étroite, qui s'élargissait par le milieu : joli vallon, enclos d'un monastère. L'abbé était seigneur du lieu.

George Sand place son récit dans la bouche d'une fillette de treize à quatorze ans, orpheline, et qui demeure chez un vieux paysan, son grand-oncle.

Comme j'étais au pâturage, dit Nanon, avec d'autres enfants de mon âge, la Mariotte, une vieille paysanne, notre voisine, et cinq ou six autres femmes, vinrent tout épeurées nous dire de rentrer.

Qu'est-ce qu'il y a ?

Rentrez ! rentrez ! ramenez vos bêtes, dépêchez-vous, il n'est que trop temps !

La peur nous prit. Chacun rassembla son petit troupeau et je ramenai vivement Rosette — une ouaille — qui n'était pas trop contente, car ce n'était pas son heure de quitter l'herbage.

Je trouvai, poursuit Nanon, mon grand-oncle très inquiet de moi. Il me prit par le bras et me poussa avec Rosette dans la maison, puis il dit à mes cousins de bien fermer et de barricader toutes les huisseries. Ils n'étaient pas bien assurés, tout en disant que le danger ne pressait pas tant.

Le danger y est, répondit mon oncle, quand nous fûmes bien enfermés. A présent que nous voilà tous les quatre — le vieil oncle, Nanon et ses deux jeunes cousins, — il s'agit de s'entendre sur ce que l'on va faire. Et voilà ce que je conseille. Tant qu'il fera jour, il n'y a rien à essayer, c'est à la grâce de Dieu ; mais quand la nuit sera venue, on ira se réfugier dans le moutier et chacun y portera ce qu'il a, meubles et provisions.

Pierre, qui était plus effrayé que son frère aîné, fut cette fois de l'avis du grand-père. Le moutier était fortifié ; avec quelques bons gars, on pouvait défendre les endroits faibles. Jacques se mit à démonter nos pauvres grabats. Je rassemblai mes ustensiles de cuisine, quatre écuelles et deux pots de terre. Le linge ne fit pas un gros paquet ; les vêtements non plus.

Ne sachant rien, et n'osant questionner, poursuit Nanon, j'obéis machinalement aux ordres qui m'étaient donnés. Enfin je compris que les brigands allaient arriver, qu'ils tuaient tout le monde et brûlaient toutes les maisons. Alors je me mis à pleurer pour le chagrin d'abandonner aux flammes notre pauvre chaumière qui m'était aussi chère et aussi précieuse que si elle nous eût appartenu. En cela je n'étais guère plus simple que le père Jean et ses petits-fils. Ils se lamentaient sur la perte de leur misérable avoir, bien plus qu'ils ne songeaient à leur danger personnel.

La journée s'écoula dans l'obscurité de cette maison fermée et on ne soupa point. Pour faire cuire nos raves, il eût fallu allumer du feu, et le père Jean s'y opposa, disant que la fumée nous trahirait. Si les brigands venaient, ils croiraient le pays abandonné et les maisons vides. Ils ne s'y arrêteraient point et courraient au moutier.

La nuit venue, le père Jean suivi de Jacques, l'aîné de ses petits-fils, descendirent au ravin et allèrent frapper à la porte du couvent, Tout y était clos depuis le matin. On frappe, on cogne, on crie. Vains efforts. Personne même ne vint parlementer au guichet. Le moutier semblait désert.

Ils ne veulent recevoir personne, disait Jacques en revenant. Ils savent qu'on ne les aime point. Ils ont autant peur de leurs paroissiens que des brigands.

M'est avis, disait mon oncle, qu'ils se sont cachés dans les souterrains et que, de là, ils ne peuvent rien entendre.

Mon grand-oncle, poursuit Nanon, eut alors l'idée de s'informer si, dans les environs, on avait quelques nouvelles et si on avait pris quelques dispositions contre le danger commun. Il repartit avec Jacques, tous deux pieds nus et suivant l'ombre des buissons, comme s'ils eussent été eux-mêmes des brigands, méditant quelque mauvais coup.

Nanon et son cousin Pierre restèrent seuls, l'oreille au guet, prêts à fuir au moindre mauvais bruit. Il faisait un temps magnifique. Le ciel était plein d'étoiles, l'air sentait bon. Nul bruit. Les maisons éparses au long du ravin étaient closes, silencieuses et comme alanguies dans la douceur du soir. Il n'était que neuf heures et tout était muet comme en pleine nuit. Cependant personne ne dormait. Et c'est à peine si l'on respirait, hébété qu'on était par la peur.

Dans les grands châtaigniers qui nous enveloppaient de leur ombre, dit Nanon, rien ne remuait. Cette tranquillité du dehors passa en nous, et, à demi-voix, mon cousin et moi nous nous mîmes à babiller. Nous ne songions pas à avoir faim, mais le sommeil nous gagnait. Pierre s'étendit par terre, devisa quelque peu sur les étoiles, m'apprit qu'elles n'étaient pas à la même place, aux mêmes heures, durant le cours de l'année, et finit par s'endormir profondément. Je me fis conscience de le réveiller. Je comptais bien faire le guet toute seule ; mais je ne pense pas en être venue à bout plus d'un moment.

Au lendemain matin, l'aurore tut lumineuse. Alors, par les portes entrebâillées, on se hasarda à mettre le nez dehors, puis le corps. Chacun était étonné de se trouver encore en vie.

Les gars de la paroisse montèrent sur les plus grands arbres au faîte du ravin et ils virent au loin des troupes de monde qui marchaient en ordre dans le brouillard du matin. Vivement chacun rentra chez soi et tout le monde parla d'abandonner ce qu'on avait et d'aller se cacher dans les bois et dans le creux des rochers. Mais il nous arriva bientôt des messagers, qui eurent de la peine à se faire entendre, car, au premier moment, on les prenait pour des ennemis et on voulait les attaquer à coups de pierres. C'étaient pourtant des gens des environs, et quand on les eut reconnus on se pressa autour d'eux.

Les messagers disaient que l'approche des brigands avait appeuré tout le monde. On se mettait en bandes, on battait la campagne, on arrêtait les mauvaises gens. On faisait accord pour se défendre. Comme ceux du village hésitaient à se joindre au mouvementils n'avaient pas d'armes et les moines du moutier ne croyaient pas aux brigandsdeux des messagers envoyés par les communes voisines, leur firent honte de leur couardise. On voyait bien qu'ils étaient enfants des moines. Il y avait dans le moutier, disaient-ils, plus d'armes qu'il n'en fallait pour tous les hommes du village et des provisions en cas de siège, et il fallait s'en emparer. Ils parlèrent quelque temps sur ce ton. Leurs paroles mettaient le feu à la paille. — On se réunit devant la place du moutier, qui était une grosse pente de gazon, toute bossuée, avec une fontaine aux miracles dans le milieu. Le grand Repoussat, qui prétendait à l'honneur d'avoir réveillé nos courages, commença par dire qu'il fallait épeurer les moines en démolissant la Bonne-Dame de la fontaine. Mais l'oncle de Nanon s'y opposa : de sa bèche il casserait la tète au premier qui toucherait à la Vierge. On l'écouta.

Les portes du moutier furent enfin ouvertes. On trouva dans un caveau quantité de vieilles arquebuses, des fusils à rouet et des pertuisanes rouillées, qui furent portés sur la place, où chacun en eut sa part. Les moines promirent aussi l'asile en cas d'attaque, et désignèrent à chaque famille l'abri qui lui serait réservé. Au reste les villageois ne voulurent pas se mettre en guerre contre eux ; mais ils gardèrent les armes en se répétant que si les moines avaient été en conspiration pour effrayer le paysan, ils avaient mal joué la partie et armé le paysan contre eux, en cas de besoin. Et l'on fut ainsi sur pied trois jours et trois nuits durant, montant des gardes, faisant des rondes, veillant à tour de rôle, et de temps en temps se mettant d'accord avec les bandes qu'on rencontrait.

Cette grande peur, qui n'était qu'une invention, conclut George Sand, ne tourna pas en risée comme on aurait pu s'y attendre. Les paysans de chez nous en devinrent plus vieux en trois jours que si ces jours eussent été des années. Forcés de sortir de chez eux, d'aller aux nouvelles et d'apprendre ce qui se disait au delà du ravin et jusque dans les villes, ils commencèrent à comprendre ce que c'était que la Bastille, la guerre, la famine, le roi et l'Assemblée nationale. Les esprits élevés en cage prenaient leur volée du côté de l'horizon.

Le troisième jour, il y eut encore une alerte. Les paysans, avec les armes enlevées au moutier, partirent au-devant des brigands clans la direction où ceux-ci leur étaient signalés. L'envie de savoir, dit la petite Nanon, me mena moi-même très loin sur le grand plateau semé de bois ; mais je ne pus rien voir, parce que les paysans, réunis en troupes, guettaient ou se glissaient avec précaution dans les genêts et les ravines.

Toute la France était en armes....

 

V

Pour l'Orléanais nous avons le récit de la peur écrit par un paysan de Neuville-aux-Loges, François Samelin :

Le 27 juillet, il y a une alerte, disant la guerre civile à Neuville et beaucoup d'autres endroits, dont c'était une grande misère. On n'entendait que cris et lamentations des femmes et des enfants. On disait que tout était à fou et à sang, à Chaleurs et autres endroits. On a sonné la cloche. Tous les hommes se sont mis sous les armes, ils ont monté la garde. Les gens de la campagne venaient, les uns avec des fourches, les autres avec des croissants ; tout y accourait. Depuis, on a monté la garde toutes les nuits, jusqu'au 24 septembre. Il y avait toujours deux hommes dans la tour pour garder. On a formé trois compagnies, il y avait trois drapeaux. Et les mêmes scènes se produisent à Chilleurs-aux-Bois[2].

Le comte Beugnot a été témoin de l'alarme en Champagne. Il se trouvait aux environs de Bar-sur-Aube. La soirée était belle, et la famille, renforcée de quelques convives étrangers, soupait tranquillement, lorsque survint en grand émoi un laboureur du village de Choiseul : Les brigands sont répandus dans la contrée et s'avancent vers le château pour le piller !

Beugnot dit qu'il eut la curiosité de rechercher l'origine du bruit qui s'était ainsi répandu. Le laboureur de Choiseul l'avait recueilli d'un habitant de Colombey ; l'imagination frappée, il était rentré à Choiseul par le clair de lune, croyant sans doute apercevoir des brigands sous les branches de chaque boqueteau. Quant à l'habitant de Colombey, il tenait la nouvelle d'un meunier de Montigny. Je négligeai les recherches ultérieures, dit Beugnot, parce que je vis bien que je n'arriverais qu'à des instruments qui s'étaient transmis cette nouvelle et s'étaient effrayés réciproquement de la meilleure foi du monde.

Un jeune officier aux chasseurs de Franche-Comté, parle de l'alarme en Bourgogne, où il se trouvait en garnison. Dans tous les châteaux de la région les dames sont fort effrayées et demandent des officiers pour les protéger contre les brigands. On alla ainsi à La Salle, maison de campagne de M. l'évêque de Châlon. Il y avait chez lui une réunion de jeunes femmes et de jeunes gens qui étaient très gais. Suivent des noms. Les dames voulaient faire elles-mêmes le guet contre les brigands. Elles faisaient la nuit des patrouilles, dit notre jeune officier, mais sans lumière, ce qui n'était pas sans profit pour ces messieurs[3].

 

VI

En Dauphiné, la peur éclata avec une violence particulière. M. P. Conard en a fait une étude minutieuse pour cette région[4] ; mais il n'a pas connu les mémoires encore inédits du général baron Bourgeat, qui en retracent quelques épisodes pittoresques.

Après déjeuner, écrit Bourgeat, mon père et moi quittâmes Vif et nous arrivâmes le soir chez nous — à Aime, hameau dépendant de la commune de Saint-Nazaire sur l'Isère —. Nous entendions dire de toutes parts sur la route qu'il y avait des bandes de brigands par ci, par là, qui brûlaient et ravageaient les lieux où ils passaient. De ces bruits résultèrent bien des malheurs. Des femmes en couche, ou se trouvant dans un moment critique, furent victimes de leur effroi.

Un soir, que nous étions à souper, toute la famille, domestiques et manœuvres, nous entendîmes dans le lointain une voix sourde et prolongée, accompagnée d'accents plaintifs. Chacun se lève de table, il nous semblait bien que l'on criait ces paroles : Gens de la plaine, accourez à notre secours, les e brigands viennent nous égorger !

Ces mots nous arrivaient distinctement, conduits dans la nuit par un vent favorable ; ils nous arrivaient de loin, par un porte-voix que nous connaissions bien, ainsi que la voix de celui qui parlait : un habitant de Saint-Hilaire, village sur la montagne. Il avait pris le porte-voix d'un Monsieur qui avait un domaine à Montfort et qui, lorsqu'il habitait Saint-Hilaire, donnait ainsi ses ordres à ses domestiques, pour éviter la peine de descendre de la montagne. J'accordais peu de créance à ces alarmes, après le petit voyage que je venais de faire, où j'avais pu me rendre compte de leur inanité.

Je me trouvai auprès d'un groupe de femmes qui triaient du chanvre, poursuit Bourgeat. Il faisait un clair de lune magnifique et j'étais à jouer et à plaisanter les demoiselles qui se désolaient du danger qu'elles auraient à courir avec ces atroces brigands ; lorsque le citoyen Laispa vint m'apostropher, en me prenant au collet :

Qu'est-ce que tu f.... là autour du cotillon des femmes, b.... de lâche !

Enfin on s'arma et on battit la campagne. Les gars se portaient derrière les buissons ; bientôt ils s'y couchaient sur le gazon frais et épais, où les uns s'endormirent, tandis que les autres entraient dans les vignes pour y marauder du raisin et des pêches ; car les brigands ne se montraient pas.

L'alarme dura plusieurs jours, après lesquels, chacun rentra chez soi[5].

 

VII

Les documents que nous avons réunis nous font voir que la Grande Peur a éclaté, vers la fin de juillet 1789, dans les provinces suivantes : Ile-de-France, Normandie, Maine, Bretagne — de langue française, pays nantais —, Anjou, Touraine, Orléanais, Nivernais, Bourbonnais, Poitou, Saintonge, Angoumois, Périgord, Limousin, Agenais, Guyenne et Gascogne, Languedoc, Provence, Dauphiné, Forez, Auvergne, Bourgogne, Franche-Comté, Champagne, Lorraine, Alsace ; toutes les provinces de France, comme on voit, à l'exception de la Bretagne bretonnante et des trois provinces du Nord, Picardie, Artois et Flandre. Encore, de ce que nous ne connaissons aucun document nous signalant la peur dans ces dernières régions, ne pouvons-nous pas conclure qu'elle ne s'y soit pas produite.

Les dates extrêmes, où l'alarme éclata, sont comprises entre le 22 juillet — Maine, Poitou, Vendée — et le 3 août — Languedoc, environs de Toulouse —. On a cru qu'il ne s'est peut-être agi là que de rumeurs nées de déprédations réelles, et qui se seraient ensuite répandues, en se développant et en se déformant à partir du point initial. Hypothèse inadmissible. Le XVIIIe siècle avait connu de grands mouvements de brigandage, les Colingris, les Mandrins : jamais une telle émotion ne s'était emparée du pays. D'ailleurs il est une date qui se retrouve du nord au sud, de l'est à l'ouest dans la France entière, et qui pourrait être prise comme la date de la grande peur : c'est le 27 juillet. Déjà l'Assemblée constituante fait observer, dans le préambule de son décret du 10 août, que la panique fondit sur toute la France presque au même moment.

Les conséquences de la peur ont été indiquées nettement par George Sand. Le peuple s'unit pour la défense commune ; il s'arma, il s'organisa en milices. Fabre d'Olivet l'indique également : cette terreur panique mit des armes aux mains des citoyens. La garde nationale se forma. En moins de quinze jours, trois millions d'hommes furent enrégimentés et parés des couleurs nationales[6].

Les premiers symptômes de la Révolution se firent sentir à Dôle, écrit Xavier Vernère. On s'arma spontanément, comme dans toutes les parties de la France, pour marcher à la rencontre des prétendus brigands qui, disait-on, ravageaient les campagnes : on ne les trouva pas, mais les citoyens restèrent sous les armes. Ils adoptèrent des couleurs d'union, se donnèrent une organisation militaire, firent le service dans la ville comme les troupes réglées, demandèrent et reçurent des armes de Besançon et formèrent comme partout cette Garde nationale d'où devaient bientôt sortir ces bataillons de citoyens qui allaient bouleverser l'Europe étonnée. Pendant quelque temps ma ville natale ressembla à une place assiégée. On ne voyait qu'hommes armés partout ; des gardes établies dans différents quartiers de la ville ; des revues militaires, des parades ; de toutes parts, l'appareil de la guerre au milieu de la paix la plus profonde, car, à part le mouvement que causait cet état d'agitation, aucun trouble, aucune rixe n'eurent lieu[7].

 

VIII

Parmi les historiens, les uns croient que ce furent les éléments révolutionnaires qui organisèrent cette gigantesque panique, tandis que d'autres l'attribuent aux aristocrates qui auraient cherché à effrayer le peuple sur les conséquences de la Révolution naissante. Dans telle correspondance, Mirabeau est désigné comme l'originateur de l'alarme ; pour Dufort de Cheverny, c'est le duc d'Orléans et Lameth.

En songeant à l'étendue et à la spontanéité du mouvement, aux dimensions du pays sur lequel la peur se répandit, à la lenteur et à la difficulté des communications à cette époque, aux barrières qui séparaient les provinces — on reconnaîtra que l'organisation simultanée d'un tel événement sur tous les points du territoire, peu de jours après la prise de la Bastille, n'était pas œuvre réalisable.

***

Nous venons de voir comment s'était développée, au cours de l'histoire de France, l'autorité de ses rois. Issu du père de famille, le roi était demeuré dans l'âme populaire, instinctivement et sans qu'elle s'en rendit compte, le père auprès duquel on cherche soutien et abri. Vers lui, à travers les siècles, s'étaient portés les regards dans les moments de détresse ou de besoin.

Et voici que, brusquement, par le violent contrecoup de la prise de la Bastille, cette grande autorité patronale est renversée. Et c'est parmi le peuple de France un malaise, un effroi, vague, irréfléchi. Oh ! les rumeurs sinistres ! Les brigands !... et le père n'est plus là !

La grande peur est la dernière page de l'histoire de la royauté en France. Il n'en est pas de plus touchante, de plus glorieuse pour elle ; il n'en est pas où apparaisse mieux le caractère des relations qui, traditionnellement, naturellement, s'étaient établies entre le roi et le pays.

 

 

 



[1] On dispose de très nombreux documents pour écrire l'histoire de la Grande Peur. Il serait impossible de les énumérer ici : pièces d'archives et mémoires. Voici les principaux ouvrages dont cet événement a fait l'objet. Gust. Bord, la Prise de la Bastille et les conséquences de cet événement dans les provinces, Paris, 1882. P. de Witt, la Peur en 1789, la Journée des Brigands en Limousin, Caen, 1887. — Victor Fouruel, les Hommes du 14 Juillet, Paris, 1890. — Fr. Mege, les Dernières années de la province d'Auvergne, la Grande Peur, Clermont-Ferrand, 1901. — G. Bussière, Études historiques sur la Révolution en Périgord, 3e partie, Paris, 1903. — P. Conard, la Peur en Dauphiné, Paris, 1904. — Dr Cabanès et L. Nass, la Névrose révolutionnaire, Paris, s. d. 1906, chap. I, la Contagion de la Peur. — Édouard Forestié, la Grande Peur de 1789, Montauban, 1910, in-8°.

[2] Journal inédit de Fr. Samelin, de Neuville-aux-Bois ou Neuville-aux-Loges, communiqué par M. Léon Marlet, bibliothécaire au Sénat.

[3] Mémoires inédits d'un officier aux chasseurs sous Louis XVI, communiqués par M. Raymond Lécuyer.

[4] P. Conard, la Peur en Dauphiné, Paris, 1904.

[5] Mémoires inédits du général baron Bourgeat, communication de M. J. Rey, de Grenoble.

[6] Mémoires inédits sur la Révolution, de Fabre d'Olivet, poète national. Communication de M. Armand Lods.

[7] Cahiers inédits de François-Xavier Vernère, volontaire de 91, communication de M. Gérin-Roze.