La France — qui vivait de ses traditions et se gouvernait d'une manière indépendante sous la direction de ses autorités locales, sans autres lois que ses coutumes séculaires — vit, dès le XVIe siècle, à Paris et dans la plupart des provinces, ces vieilles traditions s'altérer progressivement. On cherche des lois, selon le mot du cardinal de Retz, on les cherche à tâtons[1]. Après la mort de Louis XIV, cette transformation, qui recevait son impulsion du fond de la nation, prit des proportions de plus en plus grandes. L'une des principales causes en était l'altération des mœurs et des sentiments qui avaient formé la vieille famille française, hase de l'édifice dont la monarchie était la clé de voûte. Cette base est donc ébranlée et, par contre-coup, les ordres, qui constituent la nation, se lézardent, et de plus en plus profondément, de plus en plus haut, bientôt jusqu'au sommet où la royauté elle-même en est atteinte. L'arbre vivace et puissant que les Capétiens ont fait jaillir du sol s'est épuisé par la grandeur même où il est parvenu ; une sève vivifiante n'en parcourt plus les rameaux. Déjà les esprits clairvoyants en pressentent la fin prochaine. Le vieil édifice social, écrit le comte de Ségur[2], était totalement miné dans ses bases profondes, sans qu'à la superficie aucun symptôme frappant en annonçât la chute. Car ce serait une erreur de croire que l'écroulement de l'ancienne France se produisit brusquement à l'époque de la Révolution ; depuis des années l'événement s'en préparait en un travail progressif et dont l'activité alla grandissant. Le changement des mœurs, observe encore Ségur[3], était inaperçu parce qu'il avait été graduel. M. d'Avenel a pu dire[4] qu'entre la Cour de Louis XIII et celle de Louis XIV s'était marquée une différence aussi grande qu'entre celle de Bonaparte consul et celle de Napoléon empereur. Montlosier constate des modifications plus grandes encore du règne de Louis XIV à celui de Louis XV : La France de Philippe-Auguste ne
présente pas autant de différence d'avec celle de Louis XIII que celle-ci
n'en présente d'avec le commencement du règne de Louis XV. Des mœurs de la
noblesse au temps de la Fronde, si vous passez subitement à l'époque de 1789,
vous vous croyez chez un peuple différent. Ce ne sont pas seulement les
degrés de la féodalité qui sont effacés, tout lieu particulier est traité de
trame, tout engagement de conspiration. Il n'y a plus de service particulier.
Un gentilhomme n'appartient plus à un gentilhomme. Le mot domestique est
devenu aussi bas que celui de valet. Tous les membres de la noblesse
sont isolés, tous ses rangs sont dissous. Cette dégradation se manifeste sous
tous les rapports[5]. Sous Louis XIII, parmi les entours du monarque, tout était encore patronal, familial. Vieilles coutumes, dont parle Fontenay-Mareuil, et manière de vivre des rois avec leurs sujets, par laquelle ils paraissent plutôt leurs pères que leurs maîtres. Autour de ce même Louis XIII et. durant les premières années de son règne, autour de Louis XIV, on trouve encore, parmi les compagnons du monarque, nombre de très grands seigneurs, puissants par leur naissance, par leurs richesses, par leur caractère, par leurs traditions, par leur clientèle ; ils n'auraient plus de successeurs. La vie à la Cour du roi Soleil se modifie lentement, mais d'une manière continue, dans un sens moderne. Selon la remarque de Choisy : les familiarités royales tendent à s'affaiblir, à disparaître ; c'est le régime administratif qui se dessine, très faiblement d'abord ; mais, comme Tocqueville l'a montré en des pages inoubliables, cette tendance va s'accentuer au XVIIIe siècle et gagner les provinces. Dès 1648, ne vit-on pas le Parlement de Paris, la Chambre des Comptes, la Cour des Aides et le Grand Conseil se réunir pour demander que la monarchie française fût tempérée, non pas, comme elle l'avait été jusqu'alors, par la liberté, mais par la participation des cours souveraines à une direction administrative[6] ? Mouvement que les esprits les plus intéressants, le marquis de la Fare, le marquis D'Argenson, le marquis de Mirabeau, signalent et contre lequel ils s'élèvent de toutes leurs forces. Le père du marquis de Mirabeau chassait de ses terres, à coups de canne, greffiers et hommes de loi, qui venaient, disait-il, changer en encre le sang des sujets du roi. D'Argenson voudrait anéantir ces officiers royaux — nous dirions ces fonctionnaires — dont le nombre, allait grandissant. Ce qu'il propose, cet esprit d'avant-garde, est, sans qu'il s'en doute, un retour en arrière ; résistant au mouvement qui entraîne la France vers le régime administratif, ce qu'il demande, c'est le rétablissement de tout ce que nous venons de voir : Une république gouvernée par un roi, une démocratie libre, agissante et féconde, tenue en paix et franchise par le pouvoir monarchique. — Ah ! que tout irait mieux, si on laissait faire la fourmilière ![7]... Certains ministres, écrit le marquis de Mirabeau, qui voulaient avilir la nation jusqu'à s'en faire adorer eux-mêmes et non le souverain, et peut-être assujettir les campagnes à une sous-administration, alléguèrent cette politique — débarrasser les campagnes de la suprématie des hobereaux —, pour forcer les notables à languir dans leurs antichambres. Ils se vantèrent d'avoir délivré les provinces d'une multitude de petits tyrans et la plate citadinerie a répété par écho, en vers et en prose, l'éloge des prudentes mesures de ces Alcides de cabinet. Que si le mouvement de pénétration du pays par l'autorité centrale, que projetaient ces Alcides de cabinet, et que nous voyons se précipiter sous le règne de Louis XVI, avait eu le temps de prendre de la force et de se développer, les troubles de la Révolution ne se seraient pas produits. Quand éclata tout à coup l'événement du 14 juillet 1789, les moyens d'action dont l'autorité royale disposait dans le pays étaient encore trop rudimentaires. La principale force en était toujours un prestige moral. Brusquement celui-ci est détruit par l'incroyable contre-coup de la prise de la Bastille. Et, d'une masse, l'édifice va s'effondrer. Mais, avant de tomber, comme elle le fit, sans défense — car elle était constituée de telle sorte qu'elle ne pouvait ni ne devait se défendre, — la royauté allait encore joindre une page à son histoire, où apparaîtrait d'une manière étrange et saisissante, — et d'une manière touchante et émouvante aussi — la grande force morale que, durant tant de siècles, elle avait si magnifiquement représentée. |
[1] Cf. Ernest Lavisse, Revue de Paris, 1er nov. 1910, p. 160.
[2] Mémoires ou Souvenirs et anecdotes par le comte de Ségur, Paris, 1824-26, 3 vol. in-8°, I, 26.
[3] Mémoires ou Souvenirs et anecdotes par le comte de Ségur, Paris, 1824-26, 3 vol. in-8°, I, 26.
[4] Vicomte d'Avenel, la Noblesse française sous Richelieu, p. 17.
[5] Montlosier, Monarchie française, I, 297. — Voir aussi les remarques de Spanheim, Relation, éd. Em. Bourgeois, p. 293.
[6] Journal de tout ce qui s'est fait et passé en la Cour du Parlement de Paris (1648).
[7] Marquis D'Argenson, Mémoires, I, 374, II, 218 ; VI, 131.