L'ANCIENNE FRANCE - LE ROI

 

CHAPITRE XIII. — L'OPINION PUBLIQUE.

 

 

I. Le souverain se réglait sur l'opinion publique. — II. Franchise de l'opinion publique : elle s'exprime avec une hardiesse croissante depuis le XVIe siècle jusqu'à la Révolution.

 

I

Les rois enfin ne pouvaient résister aux courants de l'opinion publique.

Lors du fameux conflit qui surgit à propos du Mariage de Figaro : — la pièce serait-elle représentée, ne le serait-elle pas ? — Louis XVI disait : Vous verrez que M. de Beaumarchais aura plus de crédit que M. le Garde des Sceaux[1]. Ce ne fut pas M. de Beaumarchais qui eut plus de crédit que le Garde des Sceaux, mais l'opinion qui soutint l'écrivain et fit enfin représenter sa pièce, le 27 avril 1781.

Contrairement à ce que l'on croit, la France a été, sous l'ancien régime, un gouvernement d'opinion publique. L'opinion formait ce tribunal de la Nation, comme l'appelait le Parlement, tribunal où tout aboutissait en dernier ressort[2]. Quel est le souverain qui ait gouverné contre elle ? Quel est le ministre qui, contre elle, se soit maintenu au pouvoir[3] ? Louis XVI consulta la voix publique pour le choix de la plupart de ses ministres, écrit Sénac de Meilhan dans son livre sur le Gouvernement[4]. La même observation peut s'appliquer à Louis XV, à Louis XIV lui-même.

Ce dernier l'écrit expressément au Dauphin. Il est juste de donner beaucoup à la réputation générale, pare que le public n'y a point d'intérêt et qu'on lui impose difficilement pour longtemps. C'est sagement fait que d'écouter tout le monde[5].

Le Dauphin, fils de Louis XV, a perdu sa femme, Marie-Thérèse d'Espagne. Le Roi catholique, Ferdinand VI, propose la main de l'infante, sœur de la défunte, pour le prince devenu veuf. Louis XV lui répond, le 31 août 1749, pour lui dire qu'il est très sensible à cette offre et que son plus vif désir serait de l'accepter ; mais en France le peuple se scandaliserait si l'héritier du trône épousait sa belle-sœur. Or, roi de France, dit Louis XV, je ne pense que d'après le peuple, la voix du peuple est la voix de Dieu[6].

Et à voir les soins que n'a cessé de prendre le gouvernement, depuis le ministère de Mazarin jusqu'au règne de Louis XVI, les peines qu'il s'est données pour rendre cette opinion favorable à sa politique, la manière dont, par les nouvellistes à ses gages, il a constamment essayé de la façonner ; à considérer l'argent et le travail qu'il y a consacrés, on voit à quel point les paroles de Louis XIV et celles de Louis XV répondaient à la réalité[7].

L'opinion est la reine du monde, écrit Mercier de Rivière, et, vers la même époque, l'abbé Mulot en son journal : Le cri public est le frein des rois[8]. Enfin Necker : La plupart des étrangers ont peine à se faire une juste idée de l'autorité qu'exerce en France l'opinion publique ; ils comprennent difficilement ce que c'est qu'une puissance invisible qui, sans trésor, sans garde et sans armée, donne des lois jusque dans le palais des rois : cependant rien n'est plus vrai[9].

 

II

Ailleurs, nous avons dit quelle organisation cette voix du peuple avait trouvée dans les innombrables cercles de nouvellistes organisés sur tous les points du royaume, clubs politiques en pleine activité dès le XVIe siècle et qui se réunissaient dans les promenades publiques, dans les cafés, dans les cabinets des personnages influents[10]. De l'un de ces cercles de politiques est sortie l'Académie française.

Et comme on y avait son franc parler ! Les Anglais eux-mêmes, si fiers de leurs franches coutumes, ne peuvent en cacher leur surprise. Robert Dallington, secrétaire de l'ambassade anglaise à Paris, en écrit à la fin du XVe siècle[11] : Je ne veux épargner dans cette relation de dire sa vérité, même d'un roi : nous sommes dans un pays où l'on peut entendre chaque jour ses propres sujets parler de lui très librement. Et plus loin : C'est chose inouïe à voir et odieuse à entendre, comment le Français peut bavarder et répéter impudemment ce qu'il a follement conçu ; non seulement sur les États étrangers et sur les princes du monde, mais sur son propre État et sur son roi lui-même, sur le compte desquels il ne s'épargne pas de répéter tout ce qu'il a entendu dire, et parfois même plus que la vérité : vice insupportable chez lui..... Quelques individus, des plus âgés d'entre eux, se sont plaints et ont voulu réformer ; mais c'est chez eux chose si familière et naturelle que, chassez le naturel, il revient au galop. Le duc d'Épernon, dit un auteur, se plaignait du débordement du temps et de l'infâme licence des Français à médire de leur prince : cette infâme liberté mériterait d'être punie comme ces insolents soldats de Paul Émile, dont il est question dans Plutarque[12]. Et c'est un Anglais qui parle !

Il n'y a point de lieu au monde comme notre France, écrit de son côté Mme de Motteville[13], — où les langues soient plus licencieuses et les esprits plus déchaînés à mal juger et à mal parler de leurs souverains. On peste librement contre le roi et contre les ministres et chacun se mêle de les censurer sans que personne le trouve mal à propos.

Ce qui gâte les Français, écrit au XVIIIe siècle un auteur anonyme, est la liberté de parler politique et de raisonner avec la dernière franchise à tort et à travers de choses qu'ils n'entendent nullement[14].

Mouvement qui alla s'accentuant à mesure qu'on se rapprocha de la Révolution. Ici encore, le comte de Ségur, qui avait visité et étudié une grande partie de l'Europe, fait un parallèle entre les libertés françaises et les mœurs des peuples voisins :

En d'autres pays, dit-il, on ne se borne pas à ployer sous le joug du despotisme ministériel, non seulement on y rampe avec servilité, mais on y garde un honteux silence. En France, au contraire, jamais il ne fut possible d'enchaîner nos esprits, de leur imposer silence. Nous savions nous emparer de l'autorité d'opinion, autorité si grande et tellement fortifiée par le point d'honneur qu'elle fut souvent un contrepoids suffisant pour arrêter l'arbitraire en marche[15].

Nous approchons de 89. Les cafés du Palais Royal, écrit l'Anglais Arthur Young[16], ne sont pas seulement pleins dedans, mais il se tient des foules de monde aux portes et aux fenêtres pour écouter certains orateurs, montés sur des tables ou sur des chaises, qui haranguent chacun sa petite audience — auditoire —. L'ardeur avec laquelle on les écoute et les nombreux applaudissements qu'ils reçoivent pour des expressions hardies contre le gouvernement, pourraient à peine se concevoir. Je suis réellement stupéfait de voir que le ministre souffre de pareils nids de sédition et de révolte, qui répandent continuellement parmi le peuple des sentiments auxquels il faudra bientôt s'opposer avec vigueur : c'est pourquoi il faut être fou pour en permettre maintenant la propagation.

Avec Arthur Young, nous sommes parvenus aux dernières années du régime. Pendant des siècles la monarchie avait reposé sur des bases inébranlables, sur des fondements trop fermes pour qu'elle eût rien à craindre de pareilles atteintes, fondements qui devaient leur solidité précisément aux sentiments du peuple pour le roi.

 

 

 



[1] M. de la Rocheterie, Marie-Antoinette, II, 478.

[2] Le marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, p. 319.

[3] Voir une lettre de Turgot à Louis XVI du 30 avril 1776, citée par le marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, p. 283 note.

[4] P. 40.

[5] Instructions de Louis XIV pour le Dauphin, dans Œuvres de Louis XIV (1806), I2, 29.

[6] C. Stryienski, Marie-Josèphe de Saxe, p. 9.

[7] Les Nouvellistes, 2e éd., Paris, 1905, in-16, chap. XV.

[8] Journal intime de l'abbé Mulot, publié par Maur. Tourneux, in-8°, 1902.

[9] Cité par Ernest Lavisse, Revue de Paris, 1er nov. 1910, p. 164.

[10] Les Nouvellistes, avec la collaboration de M. Paul d'Estrée, éd. cit.

[11] Robert Dallington, The view of Fraunce, traduction E. Emerique, p. 60.

[12] Robert Dallington, The view of Fraunce, pp. 172-173.

[13] Mme de Motteville, Mémoires, éd. cit., I, 142.

[14] Réflexions sur les Contrebandiers en France, Leipzig, 1755, in-18.

[15] Mémoires du comte de Ségur, I, 228.

[16] Arthur Young, Voyage en France, traduction de 1794 (Paris, in-8°), I, 331.