L'ANCIENNE FRANCE - LE ROI

 

CHAPITRE XII. — LE BON PLAISIR.

 

 

I. La puissance du roi est la réunion d'une foule de volontés fortes et actives à la sienne. — Il. Le roi ne peut pas imposer sa volonté à ses officiers. — III. Cette gradation de pouvoirs indépendants est la caractéristique du gouvernement monarchique. IV. La force d'opinion des personnes en fonction. — V. L'autorité du chef de famille. — VI. Comparaison avec le gouvernement impérial. — VII. L'expression le bon plaisir n'a jamais été employée dans les actes royaux.

 

I

Si j'étais lieutenant de police, disait Louis XV, je défendrais les cabriolets[1].

Parole célèbre, où se retrouve le gouvernement de l'ancienne France ; mais qui n'est plus comprise aujourd'hui. Rapprochons-la du trait suivant :

A peine Charles-Juste de Beauvau-Craon eut-il été nommé gouverneur d'Aigues-Mortes, qu'il ordonna de mettre en liberté tous les prisonniers de la grosse tour, et, comme on lui faisait craindre les conséquences de son initiative :

Le roi, dit-il, est le maitre de m'enlever le commandement qu'il m'a confié, mais non de m'empêcher d'en remplir les devoirs selon ma conscience et mon honneur[2].

Louis XV pouvait, s'il le désirait, retirer au lieutenant de police les fonctions dont il l'avait chargé, mais tant que Sartine était en place, il ne pouvait pas lui imposer sa manière de voir[3].

Il en allait ainsi dans la France entière et dans toutes les parties du gouvernement.

Ce gouvernement était personnel ; nous voulons dire qu'il s'exerçait par les individus : de nos jours il s'exerce par les règlements. Un ministre ne connaît plus aujourd'hui de ses subordonnés que leurs fonctions ; dans l'ancien temps les règlements n'existaient pas : on vivait en commun par la puissance des us et coutumes, et il y avait un certain nombre de gens en place, qui, dans ces places, agissaient conformément à leurs traditions, à leur caractère, à leurs capacités. A présent, les particuliers employés par le gouvernement sont quelque chose, et de plus ou moins important selon la situation qu'ils occupent ; dans l'ancienne France, ils étaient quelqu'un.

Ici se présente une observation qui aide à comprendre Louis XIV. Il voulait gouverner par lui-même ; de là, pour lui, la nécessité, étant données les contingences que nous indiquons, de connaître par lui-même, sinon tous ses sujets, du moins ceux d'entre eux qui étaient dépositaires de l'autorité ; de là le désir qu'il exprimait de voir venir régulièrement à la Cour, prélats, seigneurs, intendants, capitaines.... Louis XIV, dit Saint-Simon[4], obligeait les prélats qui s'étaient le plus attachés à leurs diocèses, à venir passer chaque année trois ou quatre jours auprès de lui. Il voulait connaître tout ce qui marquait, jusqu'aux gens les plus retirés. Ce n'était pas par vanité ; ce n'était pas, ce qu'on croirait plutôt, pour rehausser de leur présence l'éclat de sa Cour, mais par une nécessité do son gouvernement. C'est un homme que je ne vois jamais, disait-il, je ne le connais pas. Et il s'efforçait du matin au soir, depuis son lever jusqu'à son coucher, de voir et de connaître tout le monde. Il regardoit à droite, à gauche, dit Saint-Simon, à son lever, à son coucher, à ses repas, en passant dans les appartements, dans les jardins de Versailles ; aucun ne lui échappoit jusqu'à ceux qui n'espéroient pas même être vus. L'État ne s'administrait pas par des fonctionnaires : il s'administrait par la personnalité des gens en place et des autorités locales ; personnalités que le roi devait connaître s'il voulait faire son métier.

De ces faits suivons les conséquences :

Chacun avait, dans sa place, une liberté d'action dont nous avons perdu jusqu'au sentiment. Selon l'expression de Guy Coquille, sur tous les points du pays, le roi avait des compagnons en sa majesté. — Louis XV en sa propre Cour, écrit le chevalier Déon au comte de Broglie[5], avait moins de pouvoir qu'un avocat du roi au Châtelet. Maurepas, premier ministre, répond à Lauzun : Je n'ai pu parvenir à faire ce que vous désiriez, vous n'aviez pour vous que le roi et moi[6].

Le bon plaisir du roi était de toute part refoulé par d'autres bons plaisirs et dont chacun s'exerçait librement entre les limites qui lui étaient assignées.

 

II

Louis XI est un des rois qui, au jugement de l'histoire, auraient exercé le pouvoir le plus absolu. Son procureur général au Parlement de Paris se nommait Jean de Saint-Romain. Par l'intermédiaire du cardinal de la Balue, évêque d'Évreux, Louis XI avait accordé à Pie II l'abolition de la Pragmatique. Un acte en fut passé (1460) et le roi l'envoya à ses Magistrats pour l'enregistrement. Mais Saint-Romain refusa de le faire passer. Les efforts du Pape, qui lui faisait craindre une sentence d'excommunication, unis à ceux du roi qui, tantôt le menaçait de destitution, tantôt lui promettait honneurs et récompenses, demeurèrent sans effet. Après Pie II, les papes Sixte III, Innocent VIII, Alexandre VI, Jules II, voire le concile de Latran tout entier, quand et quand le roi Louis XI, multiplièrent leurs foudres, qui passèrent sur la tête de Saint-Romain sans l'incliner. Il fit dignement ce qui estoit de son devoir, écrit la Roche-Flavin[7]. Il dit absolument que, tant qu'il seroit en cest estat, il n'en feroit rien et ne le consentiroit jamais. Et, de fait, la Pragmatique Sanction a duré longtemps depuis, par la vertu de ce bon personnage, et jusques au roy François Ier. Or, notons que Saint-Romain n'était que procureur général ; il faisait partie de ceux qu'on nommait les gens du roi, placés auprès du Parlement pour y être les interprètes du plaisir royal.

Du Haillan énumère les parties du gouvernement où le souverain est maitre, puis il ajoute : Mais bien qu'il ait puissance absolue de toutes les choses susdites, si est-ce qu'il en fait bien peu sans l'avis de son Conseil ; et bien souvent ce qu'il a dit, ordonné et accordé, est révoqué, cassé et rescindé par l'autorité d'icelui[8].

A la mort de sa sœur, la duchesse de Bar (1604), Henri IV voulut donner son héritage à la marquise de Verneuil. Il s'agissait du comté de Foix et du duché d'Armagnac. Au premier mot qu'il en toucha à Sully, le vieux ministre le rabroua rudement. Et comme le monarque revenait à la charge : La principauté appartient au Dauphin, lui dit Sully, et, si le Dauphin vient à mourir, elle appartient à Madame — fille du roi —. Votre Majesté ne trouvera personne, ni dans son Conseil, ni dans son Parlement pour consentir à cela. Henri IV renonça à son projet[9]. Il arrive donc que le chancelier refuse de sceller des actes rédigés au nom du roi, et celui-ci s'incline devant sa réprobation[10].

Lors du fameux démêlé de Bossuet avec Fénelon, qui fut soumis à la Cour de Home, Louis XIV soutenait l'évêque de Meaux, mais son ambassadeur auprès du Souverain Pontife, le cardinal de Bouillon, favorisait ouvertement l'archevêque de Cambrai.

Au reste, Saint-Simon n'a-t-il pas fait remarquer, en un passage célèbre, que jamais prince, quels qu'aient été ses efforts pour parvenir à gouverner par lui-même, ne l'avait fait moins que Louis XIV ?

Ainsi s'expliquent tant de traits conservés dans les annales de notre ancienne monarchie et qui sont pour nous surprendre. Qui ne connaît l'histoire du Secret du roi, si bien contée par le duc de Broglie ?

En cachette Louis XV mène une diplomatie opposée à celle de son ministre ; le comte de Broglie en est chargé. L'intrigue coûte dix mille livres par mois ; car le roi est impuissant à imposer ses idées à son secrétaire pour les Affaires étrangères, d'autant que celui-ci a l'appui du Conseil. Mais pourquoi, dira-t-on, ne changeait-il pas de ministre ? C'est qu'on ne changeait pas aussi facilement de ministre au XVIIIe siècle qu'en notre temps ; à cause de la personnalité de ceux qui étaient en place, et des traditions que nous venons d'indiquer. Or, il arriva que le secret du roi fut dévoilé. On imagine la colère du secrétaire d'État : malheur aux agents du souverain ! le comte de Broglie tombe en disgrâce, Dumouriez et Favier sont mis à la Bastille[11].

Louis XVI entretiendra de même une correspondance secrète avec Vergennes, à l'insu de son Conseil, correspondance cachée par lui dans ses petits appartements, au-dessus de la pièce des enclumes[12].

 

III

L'indépendance des gouverneurs de province, au moins jusqu'à Richelieu, est demeurée légendaire. En principe, leurs fonctions n'étaient que des commissions révocables, mais en fait, les nominations se faisaient à vie, et, après la mort du titulaire, la charge passait à son fils[13]. Ils n'ont accoutumé n'estre revoquez par les rois, écrit Loyseau en son Traité des offices[14] : après leur mort leurs enfants prennent à injure si le gouvernement est confié à un autre, ne se réputans pas gouverneurs, mesmes volontiers à se faire seigneurs absolus. En ses considérations sur le gouvernement, D'Argenson compare ces officiers aux grands vassaux sous Hugue Capet[15]. Sans la permission du roi, Lesdiguières conduit ses troupes en Piémont pour y soutenir le duc de Savoie contre les Espagnols, au moment même où Louis XIII épouse Anne d'Autriche et sa sœur Élisabeth l'aîné des infants[16].

Lorsque Votre Majesté, dit Richelieu à Louis XIII, se résolut à me donner en même temps, et l'entrée, dans ses conseils et grande part en sa confiance pour la direction des affaires, je puis dire en vérité que les Huguenots partageaient ses États avec Elle et que les grands se conduisaient comme s'ils n'eussent pas été ses sujets, et les plus puissants gouverneurs des provinces comme s'ils eussent été souverains en leurs charges'[17]. Non seulement les gouverneurs provinciaux, mais ceux qui commandent dans les villes et les places fortes. Ils se proclament indépendants du pouvoir qui les a nommés ; parfois ils lui deviennent hostiles et le roi n'ose les déposséder : On voit en pleine paix le souverain chercher à faire révolter ses sujets contre leur gouverneur, afin de chasser celui-ci d'une place ; on le voit traiter avec des bourgeois influents pour surprendre une citadelle... le gouverneur, ainsi menacé, appelait alors des gens de guerre qui l'aidaient à défendre contre le roi la citadelle que le roi avait confiée à sa garde[18].

Les intendants se montreront moins indépendants du gouvernement royal que les gouverneurs, mais combien seront grandes encore et la franchise de leur initiative et la liberté de leurs décisions[19].

Même spectacle si nous passons du grand au petit.

Prenons un exemple entre cent : l'administration déjà citée du For-l'Évêque. Elle était sous l'autorité d'un concierge — nous dirions à présent d'un administrateur, — assisté d'un greffier, que nous appellerions un secrétaire général. L'un et l'autre, une fois nommés, conservaient, comme il vient d'être dit, leur liberté d'action. Cependant il fallait garantir les prisonniers contre les abus possibles. Voici ce qu'on avait organisé : l'intérêt du concierge était que les prisonniers restassent très longtemps sous ses verrous à cause du profit que lui procurait la location des chambres ; l'intérêt du greffier au contraire était que les prisonniers sortissent le plus tôt possible, car à la sortie il touchait les droits d'écrou et de recommandation. En sorte que, écrit le concierge Dinant du Vergier[20], si un concierge avide avoit le désir de retarder la liberté d'un prisonnier, il est naturel de penser que le greffier y mettroit obstacle.

Cette manière de régler l'administration d'une maison de détention paraîtrait à notre génie administratif une vraie extravagance : elle était toute conforme à l'esprit de l'ancien temps.

Et ne voit-on pas le pouvoir royal lui-même encourager les dépositaires de son autorité dans leur résistance quand, depuis le XIVe jusqu'au XVIIIe siècle, il enjoint lui-même à ses baillis, sénéchaux, gens de justice, conseillers au Parlement, de ne mettre ses ordres à exécution, que s'ils n'y trouvent rien qui soit contraire au droit ou aux devoirs de leurs charges, au bien ou à l'équité ? Et comme un chacun avait en pareille matière sa liberté d'appréciation, exécutait en somme ces ordres qui voulait[21].

Il y a, disent les remontrances du 9 avril 1753, une économie aussi ancienne que la monarchie, qui assure l'observation de l'ordre, c'est la gradation de pouvoirs intermédiaires qui, dépendant du souverain dont ils émanent, forment l'enchaînement de toutes les parties de l'État... dépôts sacrés, où l'autorité souveraine et la confiance des sujets s'unissent intimement, degrés nécessaires pour établir la communication entre le trône et les peuples[22]..... Ce que répète Montesquieu pour lequel ces pouvoirs intermédiaires constituent la nature même du gouvernement monarchique[23].

 

IV

Ce respect de l'indépendance laissée aux officiers, nous dirions aux fonctionnaires, tenait à des causes diverses : à l'hérédité et à la vénalité qui faisaient que chacun était propriétaire de son office[24] ; il tenait aussi à ce que M. Mariéjol appelle très bien la force d'opinion qui résidait dans les personnes en fonctions[25]. Sentiment détruit par notre régime administratif.

Sans oublier cette hiérarchie des personnes en groupements de clientèle, ces liens d'homme à homme. tradition du moyen âge, qui faisaient de tout personnage en place une puissance avec laquelle les plus puissants devaient compter. Car les conditions qui s'étaient formées aux premiers temps de la monarchie capétienne, tout en se transformant et en s'affaiblissant, ne s'étaient pas encore effacées, et le régime du lien personnel et de la fidélité, qui rattachait des hommes à un chef, était loin d'avoir perdu toute sa force. Il n'y avait plus, comme autrefois, de subordination domestique, du page au valet, du valet à l'écuyer et de ceux-ci au chevalier et au baron ; mais des subordinations de volonté libre et de dévouement[26]. On peut dire de la magistrature, de l'armée, des gouvernements provinciaux, ce que M. de la Gorce dit du clergé : l'indépendance y était protégée par la grandeur des hommes appelés aux fonctions[27].

Contingences qui en arrivent à se marquer si fortement que, sous la Régence, on voit le duc d'Orléans obligé, quoiqu'il en ait, de faire entrer au Conseil des personnages qui sont notoirement ses ennemis. Leur position sociale leur donnait des droits tels qu'il lui était impossible de les écarter. La formation du Conseil de Régence, écrit Saint-Simon, fut très difficile : il devait être composé d'assez peu de membres pour le rendre plus auguste et il y avait plusieurs personnes ennemies de M. le duc d'Orléans que leur état ne permettait pas d'en exclure[28].

Contingences qui expliquent aussi l'obligation où était le roi d'envoyer immédiatement en exil, loin de la Cour et loin de Paris, ceux de ses ministres auxquels il lui arrivait de retirer leur portefeuille. Leur situation personnelle aurait créé les plus grands ennuis s'ils fussent restés dans les entours du gouvernement. On fit exception sous Louis XVI en faveur d'Aiguillon. Le duc demeure à Paris. Embusqué dans son hôtel[29], entouré d'une cohorte de fidèles, d'alliés, d'obligés, il devient pour la Cour la cause de mille difficultés et embarras.

 

V

Enfin nous arrivons à la constitution de la famille sous l'autorité de son chef. Par sa forte organisation, respectée de tous, la famille opposait, dans les mille circonstances de l'existence quotidienne, dans les faits essentiels de la vie, un rempart infranchissable au despotisme de l'État.

Pour faire comprendre ce qu'était dans l'ancienne France cette puissance familiale vis-à-vis du gouvernement, on no donnera ici, faute de place, qu'un exemple, mais qui suffira sans doute à faire connaître l'esprit du temps. Les faits sont tirés du recueil de notes sur les prisonniers de la Bastille, qui fut rédigé par le dernier archiviste de la célèbre prison, avant la Révolution[30]. Le ministre Maurepas avait été exilé le 20 avril 1749 pour avoir été accusé, faussement d'ailleurs, d'avoir composé une satire contre le roi et Mme de Pompadour, à propos de l'arrestation en France d'Édouard Stuart, prétendant an trône d'Angleterre.

Cette poésie, d'une inspiration généreuse et émue, débutait par ces vers :

Peuple jadis si fier, aujourd'hui si servile,

Des princes malheureux vous n'êtes plus l'asile ;

Vos ennemis, vaincus aux champs de Fontenoy,

A leurs propres vainqueurs ont imposé la loi.

L'auteur de la poésie était un nommé Jacques Des-forges, frère d'un procureur au Parlement. Le ministère, qui l'ignorait, attachait la plus grande importance à saisir et à punir l'auteur de la satire dont les copies se répandaient dans Paris. Enfin, il obtint d'un certain Leroy de Fontigny, que celui-ci trahît et livrât Desforges, son ami. Desforges fut jeté à la Bastille, puis transféré au mont Saint-Michel. Jusqu'ici, l'histoire n'a rien de particulier ; mais la suite en est vraiment stupéfiante. Le père de Leroy de Fontigny était mort. Sa mère apprit la manière dont son fils s'était conduit, comment il avait trahi l'amitié : elle en fut indignée et s'en fut trouver le ministre même qui avait déterminé Leroy de Fontigny à agir comme il l'avait fait, le comte D'Argenson, pour exiger de lui que son fils fût condamné au châtiment le plus sévère, c'est-à-dire à la déportation aux colonies, en punition de la conduite même que le gouvernement lui avait tracée. N'est-il pas invraisemblable que le ministre ait considéré comme impossible de ne pas souscrire à la volonté de la mère ? Il fit déporter Leroy de Fontigny à la Martinique. Tout ce qu'il put faire, en faveur de celui qui l'avait si bien servi, fut de lui donner une gratification de 3.000 livres sur la cassette du roi et une pension de 1.200 livres, dont Leroy de Fontigny devait bénéficier aussi longtemps que sa famille le maintiendrait en exil. Quoiqu'il en eût, le bon plaisir du roi, représenté par son ministre, pliait devant une autorité plus forte que la sienne.

***

L'autorité du roi, disait Rétif de la Bretonne, existe séparément : elle laisse les autres autorités tout entières.

Et le marquis de Mirabeau en s'adressant au roi[31] :

Votre puissance, n'est autre chose que la réunion d'une multitude de volontés fortes et actives à la vôtre.

Si bien que, dans l'ancienne France, le bon plaisir était l'essence même du gouvernement ; par quoi il faut entendre, non pas un régime arbitraire, une tyrannie à la mode du bas-empire, ou des monarchies orientales, ou des dictatures républicaines — et sur ce point Robespierre lui-même devait rendre justice à nos rois[32] : — mais une vie publique où chacun conservait sa liberté d'initiative, sa franche allure et son indépendance personnelle. Au sommet de la hiérarchie apparaissait le roi, et, du haut en bas, chacun dans la sphère où il était appelé à se mouvoir, agissait comme lui. En ce temps, l'art du gouvernement consistait à éviter les heurts, les contestations, les conflits entre les autorités, entre les mille et mille volontés librement agissantes dont le groupement formait la nation ; en quoi le rôle du souverain demeura jusqu'à la fin de l'ancien régime ce qu'il avait été dans les premiers siècles où avaient régné les Capétiens : Accorder ses sujets les uns avec les autres et tous ensemble avec soi. La force des us et coutumes, la communauté des traditions et des croyances, facilitaient l'accomplissement de cette grande tâche. La monarchie de France, conclut en quelques lignes d'une merveilleuse ampleur et clairvoyance l'évêque Claude de Seyssel, la monarchie de France se conserve par l'entretenement des subjects de tous estats en bon accord et au contentement d'un chacun : cause principale de la conservation et augmentation d'icelle monarchie. Moult est requis de l'entretenir et garder qu'elle ne vienne à distord, pourtant que facilement s'en ensuivroit la ruine de la monarchie. Et pour ne venir à test inconvénient, ne faut autre chose fors entretenir lesdits estats chacun en ses libertez, privilèges et coutumes[33].

 

VI

L'ensemble du régime apparaîtra une fois de plus dans sa vraie lumière, si nous le comparons avec le gouvernement impérial, tel qu'il devait sortir de l'œuvre centralisatrice et administrative de la Révolution :

C'est par millions, écrit M. Frédéric Masson[34], que l'on compterait les signatures — données par l'Empereur —, car la Correspondance publiée avec ses 22.000 numéros ne contient pas la cent millième partie de ses lettres, de ses ordres, de ses décisions, nul décret, nul brevet, nulles lettres patentes, nul contrat de mariage, nul des actes de nomination ou de destitution, nulle des lettres closes ou des lettres de grâce, nul de ces morceaux de papier ou de parchemin qui, chaque jour, dans cet Empire qui était l'Europe, allait récompenser ou punir à tous les degrés des hiérarchies diverses : judiciaire, administrative, financière, militaire. Ce corps immense n'avait qu'un cœur où tout le sang refluait par toutes les veines pour être chassé ensuite dans toutes les artères : le cœur, c'était Napoléon, et le sang c'était sa pensée sans cesse en éveil, que nul n'interrogeait en vain et qui constamment se manifestait par ce signe visible, cette N. fulgurante où la plume écrasée jette des jambages comme une auréole, où, sous la lettre initiale, la vigueur du trait accuse et marque la volonté du maître.

 

VII

Un mot, en terminant, sur ce terme même : le bon plaisir. Le comte de Mas Latrie a démontré, en un article de la Bibliothèque de l'École des Chartes, que cette expression notre bon plaisir n'avait jamais été employée dans les actes royaux[35]. Au XIVe siècle, on trouve au bas des actes exprimant la volonté du monarque : quoniam sic fieri volumuscar ainsi le voulons-nous ; puis : Car ainsi l'ordonnons-nous et voulons être fait ; puis car ainsi nous plaît et voulons être fait. Au XVe siècle apparaît la variante car ainsi nous plaît-il être fait, ou bien car tel est notre plaisir, formule qui l'emporte définitivement au XVIIe et au XVIIIe siècle[36]. Encore faut-il prendre le mot dans le sens ancien, qui lui était conservé par la chancellerie, un sens plus grave que celui du mot plaisir aujourd'hui :

A présent, dit Froissard, il lui convient — au comte de Flandre — obéir aux ordonnances et plaisirs du roi de France et des Français. En fait, le plaisir était le jugement du roi prononcé par lui comme chef de l'État, après délibération en son Conseil et qui ne pouvait valoir qu'avec le contreseing d'un secrétaire d'État[37]. Quant à l'expression bon plaisir, qui se trouve cependant au titre de ce chapitre, elle n'a jamais été employée.

 

 

 



[1] Mercier, Tableau de Paris, chap. II.

[2] Marius Topin, Aigues-Mortes, Nimes, 1865. — Rambaud, Hist. de la Civilisation française, Paris, 1887, II, 97-98.

[3] C'est ce qui arrivera au lieutenant de police Lenoir. Louis XVI lui écrit, en mai 1775, ce billet où l'on trouve l'exacte confirmation de l'opinion exprimée ci-dessus : Monsieur Lenoir, comme votre façon de penser ne s'accorde pas avec le parti que j'ai pris, je vous prie de m'envoyer votre démission. Cité par M. le marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, p. 175.

[4] Saint-Simon, éd. Chéruel, XII, 247.

[5] Londres, 7 juillet 1774, publiée par Gaillardet, Mémoires sur le chevalier d'Eon, pp. 197-198.

[6] Comte de Ségur, Souvenirs (éd. de 1824), I, 319-320.

[7] La Roche-Flavin, liv. Il, chap. VII, § 26, p. 133 ; liv. VIII, chap. LXXIX, § 8, p. 714, et liv. XIII, chap. LXV, § 17, p. 1013 de l'éd. de 1621.

[8] Du Haillan, De l'Estat et succez des affaires de France, Paris, 1570, in-8°, f. 82 v°-83 r°.

[9] Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, p. 195.

[10] Terserau, Histoire de la Grande Chancellerie, p. 75.

[11] Sur cet épisode célèbre voir, outre le livre du duc de Broglie, la publication de Boutaric, Correspondance secrète inédite de Louis XV, 2 vol., 1866.

[12] Marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, p. 76.

[13] Esmein, p. 589.

[14] Loyseau, Des Offices, liv. IV, chap. IV.

[15] D'Argenson, Considérations sur le gouvernement, pp. 158-159.

[16] Arconville, Vie de Marie de Médicis, II, 302.

[17] Chéruel, Minorité de Louis XIV, I, XXXV.

[18] Vicomte d'Avenel, la Noblesse française sous Richelieu, pp. 12-13.

[19] Marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, p. 135.

[20] Mémoire au Parlement, Bibl. nat., ms. Joly de Fleury 1293, f. 119 v°.

[21] Precipimus quod omnes senescalli, baillivi, prepositi, et quicumque alii justiciarii in regno nostro constituti, mandata regia cura reverentia suscipiant et diligenter executioni debite demandent, nisi aliqua vera et justa causa et legitima obsistat, quominus juxta juramentum suum ea facere exequi minime teneantur. Ordonnance de Philippe le Bel, 18 mars 1303, ap. Ordonnances, éd. Laurière, I, 361. Suivent, de règne en règne, une série d'ordonnances semblables, réunies au XVIIIe siècle, dans le volume Monumens précieux de la sagesse de nos rois, 1753.

[22] Flammermont, Remontrances, I, 568-569.

[23] Montesquieu, Esprit des lois, liv. II, chap. IV.

[24] Esmein, p. 519.

[25] Mariéjol, ap. Lavisse, VI2, p. 366.

[26] Montlosier, Monarchie française, I, 214-215.

[27] P. de la Gorce, Hist. religieuse de la Révolution, I, 258.

[28] Saint-Simon, éd. Chéruel, XII, 243.

[29] Marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, p. 202.

[30] Ce recueil est l'œuvre de l'archiviste Bouyn. Celui-ci travailla dans les archives de la Bastille à une époque où elles n'avaient pas encore subi les déprédations qui en ont fait disparaître tant de documents importants. Le manuscrit de Bouyn était la propriété d'Alfred Bégis, secrétaire de la Société des Amis des Livres, qui avait bien voulu le mettre à notre disposition.

[31] Marquis de Mirabeau, Théorie de l'impôt, éd. de 1760, pp. 1-2.

[32] Robespierre, Défense de la Constitution, ap. Vellay, Robespierre, p. V, note.

[33] Claude de Seyssel, éd. de 1558, f. 36, v°.

[34] Frédéric Masson, Napoléon chez lui, p. 172.

[35] L. de Mas-Latrie, De la formule ‘car tel est notre plaisir’ dans la chancellerie française, ap. Bibl. de l'École des Chartes, XLII (1881), 560-564.

[36] A. Giry, Manuel de diplomatique, Paris, 1894, in-8°, p. 769.

[37] La Roche-Flavin, liv. I, § 6, p. 5 de l'éd. de 1621.