I. Dès les premiers temps de la monarchie capétienne le roi a toute autorité sur le mariage de ses sujets ; il y contraint les veuves ; un mariage ne peut se faire sans son agrément. — II. En retour, il ne prend aucune décision concernant sa propre famille sans consulter ses barons. — III. La monarchie du XVIIe siècle continue les traditions du moyen âge. — IV. Pour pouvoir remplir son rôle, le roi doit connaître l'histoire des familles. — V. C'est par les familles que le roi gouverne. — VI. Une fois les gens mariés, le roi, qui s'est occupé de leur union, doit continuer à veiller sur leur ménage. — VII. Règlements somptuaires. — VIII. Le lieutenant général de police. — IX. La royauté n'exerce aucune action administrative. I Pensée que le maréchal de Tavanes exprimait au XVIe siècle sous cette forme : Commander à un royaume ou à sa maison, il n'y a de différence que les limites[1]. Le royaume était composé d'une réunion de maisons ou, pour reprendre le vieux mot, de lignages, rattachés les uns aux autres par des liens eux-mêmes semblables à ceux qui, au sein de chacun de ces lignages, en unissaient les divers membres entre eux. De ces mille groupes le roi était le chef, chef de la grande famille à laquelle il commandait comme à sa maison. Aux temps reculés du moyen âge, le roi dote et marie ses sujets. Les pucelles au clair visage reçoivent leurs maris de ses mains[2]. Écoutons les trouvères : Le marquis Berenger arrive à Laon, où il se présente au roi qui l'embrasse et lui fait honneur : Donna li terre et cortoise moillier[3]. Le roi donna au marquis Berenger terre et femme courtoise. Afin de retenir auprès de lui le comte Richard de Montiviliers, il lui promet la plus belle femme du royaume. Richard se laisse tenter ; il songe Qu'il lui donra la riche dame Et qu'il n'a si bele ou roiaume. Il restera donc à la Cour. Le lendemain la dame est avisée d'avoir à s'apprêter pour les noces, qui sont célébrées la semaine suivante[4]. Le roi Louis essaie de retenir pareillement auprès de lui Guillaume au court nez : Sire Guillaume, dit Looys li ber, Par vos merciz, un petit me soffrez [patientez un peu], Ira yvers [l'hiver passera], si revenra estez, Un de ces jorz morra uns de mes pers, Tote la terre vos en vorrai doner, Et la moillier, se prendre la volez[5]. Dreux d'Amiens se rend auprès du comte Bauduin de Flandre et lui demande d'unir sans retard, à Fromont de Lens, sa sœur, la dame de Ponthieu, devenue veuve : Si le roi savait que la terre de Ponthieu est vacante, lui dit-il, il donnerait votre sœur au premier mâtin de sa cuisine qui lui aurait bien fait rôtir un paon. — Cela est vrai, répond Bauduin[6]. En 1205, les barons de Jérusalem envoyèrent une délégation auprès de Philippe-Auguste, afin de lui demander un mari pour Marie de Montferrat. Li rois, lisons-nous dans le continuateur de Guillaume de Tyr, entendit la parole des messagers ; si, lor dit qu'il s'en apenseroit. Après il lor commanda un jour de venir devant lui, et lor dist que Johans, li quens de Braine — Brienne — estoit moult bien taillés... Les envoyés dirent au roi qu'ils avoient commandement de mettre tout le fait en son conseil et li rois manda le conte Jehan... Li quens Jehans fut moult liés de cele chose quant il l'entends, si agenouilla devant le roi et l'en mercia[7]. Et de même, en 1253, quand saint Louis était en Syrie, le seigneur de Trébizonde lui envoya des messagers : Au roi requistrent que il li envoiast une pucelle de son palais et il la penroit à femme. Et li rois respondi que il n'en avoit nulles amenées d'outremer[8]. On voit les jeunes filles elles-mêmes, quand elles sont orphelines, arriver au palais. en franchir les degrés, se présenter au roi : Sire, voilà deux mois que mon père est mort ; je vous demande un mari[9]. Telle encore la belle Aiglantine, qui deviendra la femme de Gui de Nanteuil : elle est toute blonde, elle est plus blanche que sirène. La Cour du roi où elle apparait en est émerveillée ; mais ce qu'elle vient quérir, dit le poète, ce n'est pas justice, c'est un mari dont elle avoit mestier[10]. Avant de se décider, quand des intérêts importants sont engagés, le prince consulte son conseil : Le roi s'en alla le long de la Loire, sur la grève, ayant avec lui ses comtes et ses barons.... Le premier parla Oudin : Votre nièce, la rousse au talon contrait, préfère vivre avec Thierri qu'épouser le riche comte d'Alsace, à qui vous l'avez donnée par notre entremise[11]. Aucun mariage ne peut se faire sans l'agrément du roi[12]. Roland dit à Gui de Bourgogne : Tenez vo loiauté Envers ceste puciele que n'en soiés blasmés. — Volentiers, ce dist Guis, j'en sui tous aprestés, Se Karlemaines vaut [veut] et il li vient en grés[13]. Yon de Bordeaux dit en termes pareils à Bovon de Narbonne : J'ai une fille qui a mout orant beauté ; Cele vos doig [je vous la donne]... Se Charlemaignes l'avoit acréaté [si le roi y consent] ; J'irai à lui...[14] Yon de Bordeaux part, se présente devant le roi : Droiz empereres, por Dieu et por son nom, Ains de ma fame à la clere façon N'ai nul enfant si une fille non [sauf une fille]. Par vostre loy veill que la mariom. Vez [Voyez, voici] un des fils Aymeri le baron ; Bueves a non, mout par est vaillanz hom [il est des plus vaillants]. A quoi le roi consent : C'est bien à fere, a dit le roi Charlon, et en dot il donne au futur époux la terre de Château-Landon[15]. Quand, en 1152, après le mariage d'Henri Plantagenet avec Aliénor d'Aquitaine, mariage contracté sans son assentiment, Louis VII confisqua sur Henri ses fiefs d'Anjou et de Normandie ; quand, en 1236, saint Louis convoqua ses vassaux pour envahir la Champagne dont le comte Thibaut, sans lui demander son approbation, avait marié sa fille, Blanche de Champagne, à Jean le Roux, fils du duc de Bretagne ; et quand, en 1297, Philippe le Bel s'empara de la jeune Philippine, fille de Gui de Dampierre, comte de Flandre, pour la faire élever en son palais avec ses autres nourris et empêcher qu'elle ne fût unie au fils de son ennemi le roi d'Angleterre, ils demeurèrent strictement, tous trois, dans l'exercice de leurs droits[16]. Le roi dispose de la main de ses jeunes sujettes en père qui a sur elles un pouvoir absolu, au point qu'il lui arrive de ne pas les consulter pour les établir. Un messager vient annoncer à la demoiselle le mariage que le monarque a décidé : Li rois vos mande, qi grant poësté a, Qe a baron Giboïn vos donra ; Saichiez de fi [Soyez-en assurée], li rois le commanda[17]. Garin le Loherain est marié de même : Or, dist li rois : Bien puist elle venir ! Le matinet [ce matin] l'espousera Garins Cui l'ai donnée et bien l'a desservi [il l'a bien méritée.][18] Sur ce terrain, que nous considérons aujourd'hui comme rigoureusement gardé par les droits privés de la famille, si grande est l'autorité du monarque qu'il en arrive à rompre des fiançailles conclues, pour faire contracter à un de ses vassaux un mariage conforme à ses desseins. Erchenbaut de Ponthieu épouse dans ces conditions la fiancée de Berriler le Hardi. Le roi lui dit : Venez avant, Erchenbaut de Ponti, Prenez la dame, car je vous la otri[19]. Déjà l'on voit poindre les abus. Les sujets en arrivent à faire des présents au roi pour gagner son bon vouloir à leur procurer la femme qu'ils désirent : Sire, dist Amalgré, vechi vostre parent, Hervieu, le fils Macaire, cui grant honor apent, Et de Dieu et de vous tient-il son chasement [fief] : Il vous donra. M. [mille] mars, et ma dame [la reine] en ait cent, Si li donnez moillier qui soit à son talent[20]. L'action exercée sur la volonté souveraine en arrive à titre plus directe encore. L'un des héros de Raoul de Cambrai dit au roi, pour le déterminer à lui accorder celle qu'il voulait épouser : Je vous donrai .xx. (vingt) destriers arabis [chevaux arabes] Et .xx. hauberz et .xx. hiaumes brunis Et .xx. espées et .xx. escus volis [écus voûtés] ; Et dist li roi : Vous Forés, biaus amis[21]. Les veuves, désireuses de rentrer en ménage, demandent au roi de leur trouver un époux. La duchesse de Bourgogne se rend dans cette intention à Sens où réside le monarque : Sire, lui dit-elle, on ne gagne rien à demeurer en deuil. Se il vos plaist, autre mari demant : Or m'en donnés un....[22] Le prince a précisément ce qu'il lui faut : Un donzel ai, molt i a bel enfant ; Girars a nom, cortois et avenant, Fiers et hardi, et de grant ensiant [escient], Fils est Garin de Monglane..... Au choix du souverain la dame se garde de faire la moindre objection : Sire, fait-elle, ce soit à Deu comant ! Errer [agir] en veuil test à vostre tallant [désir], Car je suis vostre lige[23]. Aux jeunes veuves le prince donne d'impérieux conseils ; il entend qu'elles répondent au désir de l'un ou de l'autre de leurs soupirants : Nièce, ce dist li rois, coment le cuidez faire ? Lessiez ester le duel, on n'i gaengne gaires, Et prenez un seigneur qui soit de grant proèce : Prenez le duc Milon, mieus ne poëz vos faire[24]. L'auteur de Gui de Bourgogne montre Charlemagne remariant en bloc toutes les femmes de ses barons tués au cours de la guerre d'Espagne[25] ; car le roi a légalement le droit de contraindre une veuve à convoler, quelque vif que puisse être son attachement à la mémoire de son défunt mari ; et le lien de ce souvenir est-il décidément trop fort, nous voyons, par les livres de compte des XIVe et XVe siècles, comment de jeunes veuves paient amende au roi, pour garder la faculté de ne pas rentrer en ménage. II Mais la contre-partie en est également vraie : que si le roi est le chef des familles, il dépend lui-même de son conseil, de la réunion de ses vassaux, conseil dont nous avons dit le caractère. Le roi veut-il prendre femme, il doit réunir ses barons, Por ce qu'il est droiz et resons Qu'il se conseille à eux...[26] L'auteur de Guillaume de Dôle met en scène un prince désireux de se marier au gré de son cœur ; mais son choix, les seigneurs du pays l'approuveront-ils ? Le monarque commence par se confier à son sénéchal : Eh quoi ? dit celui-ci, y gagnerons-nous terre ou avoir ou amis ? Le roi use de diplomatie : Bien prend terre et avoir celui Qui la prend bonne et sage et belle Et de bon lignage et pucelle. — Telles aussi n'en est-il guère, observe le sénéchal. Le roi s'en ouvre ensuite au frère de la demoiselle, qui
lui répond que son projet est impossible. Pourquoi ?
demande le roi. — Mais, dit le chevalier, parce que les seigneurs et barons
de votre empire tiendront votre projet à enfance
[enfantillage]. Recherchez l'alliance d'un
prince puissant, en lui demandant la main de sa fille, par conseil de votre barnage et laissez ma sœur tranquille. Le roi recourra donc à un stratagème. Je convoquerai, dit-il, tous mes barons : Encontre moi, à parlement, Si lor proierai belement Qu'ils me doignent entre nus un don Por amors et por guerredon : Ge sai bien qu'il le me donront ; Et si tost qu'il me l'avront Créanté [accordé] debonèrement, Je ferai par lor sairement Erroment [aussitôt] le don confermer, Qu'il n'en pourront arricr aler. Puis leur dirai tout mon corage Que je voeil fere mariage De moi et de vostre seror[27]. Au reste Liénor est belle comme le jour et le roi lèvera les derniers obstacles, une fois cette promesse obtenue, en présentant la pucelle aux seigneurs assemblés. Par sa grâce elle triomphera des dernières hésitations : Par verité vos di[s] c'est cele Cui j'ai destiné ceste lionor, Se vos, por moi et por m'amor, Voulez souffrir qu'ele soit darne Et roïne de mon roiaume[28].... Le roi en a bien préjugé, l'affaire est entendue : Sans plus parler et sans conseil S'i accorda li communs tous[29]. Il en va de même dans Girart de Viane : Nostre empereres fist forment à proisier [Notre empereur est très digne de louange]. Par le poing tint sa cortoise moilier ; Ses chevaliers en prist à arainier [haranguer] : Vesci la dame o le viaire cler [au clair visage] Ceste prendrai se l'volez otroier[30]. Et ceci n'est pas seulement fiction poétique. On a dit maintes fois quelle exacte peinture des mœurs du temps contenaient les chansons de geste et les romans d'aventure'. Voyons l'histoire même. Qu'il s'agisse du mariage du roi ou de son divorce, les barons sont également consultés : à l'assemblée de Soissons (1105) sur le divorce de Philippe Ier, à l'assemblée de Troyes (1107) sur le divorce de Louis le Gros, et à l'assemblée de Sens (1109) sur son mariage[31]. A propos de ce dernier projet qui devait être discuté en Cour plénière, Ive de Chartres écrit au comte lingue de Troyes : Ce débat, qui doit avoir lieu aux octaves de la Pentecôte au sujet du mariage du roi avec ta cousine, est inutile, car cette union sera cassée par le conseil des évêques et des seigneurs[32]. Philippe-Auguste, saint Louis, pour grande que soit l'autorité donnée au premier par ses victoires, au second par ses vertus, croiraient manquer à leurs devoirs s'ils faisaient quelque disposition de famille sans le consentement de leurs barons[33]. Car il ne s'agit pas seulement ici du mariage du roi, mais de ceux de ses enfants, voire de ses nièces[34]. Dans le roman de l'Escoufle, le roi voit sa fille Aelis jouer avec tant de grâce et de gaîté en compagnie du jeune Guillaume, fils du comte Richard, qu'il propose à celui-ci de les marier l'un à l'autre. Mais le comte de se récrier ; il sait qu'Aelis doit prétendre à plus haut lieu. Sur quoi le prince réunit ses barons. Il leur tient une habile harangue, à la fin de laquelle il leur demande, non comme sire, mais par amour, de lui accorder par avance la requête qu'il leur va présenter. Hé, certes ! disent les barons. Et le roi de leur déclarer que son intention est de fiancer sa fille Aelis au jeune Guillaume. Stupéfaction, dépit des seigneurs ; mais de leur parole ils ne peuvent se dédire, et les deux enfants habillés l'un et l'autre de drap d'or à ramages d'oiseaux, de fleurs et de croissants de lune — lunettes —, sont amenés devant les barons surpris de leur beauté[35]. Au reste si le roi intervient dans l'alliance des familles, c'est qu'il en a acquis le droit, non seulement par l'exercice de sa suzeraineté patronale, mais parce qu'en toutes circonstances il s'est montré leur soutien et leur défenseur : Looys dist : Guillaume tort avez, Pour vo lignage ai mains maus endurés, Soufert froidure et maint jour gehunés [jeûné], Et mes frans homs travailliés et penés, Chastiax assis et maintes fors citez, Et maintes fois mes fors escus trouez, Mes bons haubers derons [rompu] et dessafrés, Mon cors meïsmes sous l'ermin [hermine] sanglantés[36]. Seuls les Juifs se trouvaient sur ce terrain affranchis de l'autorité suzeraine. Le Juif peut se marier sans le congé du roi..., lisons-nous, à l'année 1272, dans les registres de Saint-Germain-des-Prés. Dernier point qui contribue à fixer le tableau dans son cadre, car, en ce temps, le Juif ne faisait pas partie de la famille française. III Les siècles passent. Comme les rois du moyen âge, ceux de
la Renaissance s'occupent de marier leurs sujets : occasion pour François Pr
de distribuer des robes de prix et des pourpoints brodés aux demoiselles et
aux seigneurs de sa Cour. Lors du mariage du duc de Longueville avec
Mademoiselle de Guise, il répartit pour 4.000 livres de draps de laine et
d'or entre les filles d'honneur de la reine pour
estre plus honorablement vestues à la fête des nopces[37]. Parfois même la
noce se fait entièrement à ses frais. Sous Louis XIV encore, aucune union ne peut se contracter sans l'agrément du souverain. Le duc et la duchesse d'Orléans ont cru qu'ils pourraient disposer de leurs enfants à leur gré. Le roi les fait venir, leur lave la tête. Le projet est rompu. De même pour le prince et la princesse de Conti. Louis XIV décide du mariage de leurs enfants. Les parents essaient de résister : Le roi, dit Saint-Simon[38], prit toutes sortes de formes, puis, voyant qu'il n'avançait pas, il parla en roi et en maître, et déclara à Mme la princesse de Conti qu'il voulait le double mariage de ses enfants et qu'il l'avait décidé et qu'il les ferait tous deux malgré elle. Ce qui advint. Dans la noblesse, voire dans l'administration, nul mariage n'est arrêté sans l'assentiment du roi. Et c'est bien le roi, chef de famille, chef de la Maison de France, qui marie : Mon cousin, écrit Louis XIV au duc de Chaulnes[39], j'ai conclu le mariage du sieur de Chevreuse avec la fille aînée du sieur Colbert, et comme j'attache par ce moyen le chef et le seul héritier mâle de votre maison à celle d'un homme qui me sert dans mes plus importantes affaires... j'ai voulu vous donner moi-même avis de cette alliance. Marie d'Alègre passe pour la plus riche héritière de France. Elle a perdu son père ; son tuteur la destine au fils du cardinal de Vendôme, d'accord avec ce dernier ; mais Louis XIV lui fait savoir que sa pupille épousera Seignelay. Je n'attends pas, dit le roi[40], qu'il vienne ici dans la pensée de me faire changer de sentiments, par aucunes prières ou remontrances, sachant mieux qu'eux-mêmes ce qui convient au bien de la fille et de la famille. Le mariage décidé par Louis XIV fut célébré en 1675. Gardons-nous de voir dans ces faits le despotisme du Grand roi. Son aïeule, Marie de Médicis, n'exerça qu'une autorité vacillante durant la minorité de Louis XIII et nous la voyons conclure, à son plaisir, des mariages de ce genre, quelquefois même sans consulter les parents[41]. Elle pensait avoir le droit, comme jadis Philippe le Bel, d'enlever aux principales maisons du royaume tel ou tel de leurs enfants, pour les faire élever à la Cour et les y fiancer à son désir : à quoi la noblesse ne trouvait rien à objecter[42]. Sa correspondance, conservée à la Bibliothèque nationale, montre avec quelle activité elle s'occupait de cette partie de ses fonctions. Elle prend à cœur le bonheur de ses sujets et ne laisse pas d'y mêler du sentiment, car elle entend que les demoiselles puissent en cette circonstance suivre autant que possible l'inclination de leur cœur. Ici, c'est la résistance d'un père qu'elle cherche à réduire[43] ; là, des conditions de fortune qu'elle voudrait rendre meilleures ; elle descend jusqu'aux moindres détails. Et, parfois aussi — par une conséquence naturelle — elle s'occupe des jeunes filles qui voudraient entrer au couvent et ont à triompher de résistances familiales[44]. Bardin, commis de l'Épargne, rend grâce au ministre de ce qu'il ne l'a pas obligé de marier sa fille contre son gré[45]. Car le mariage de Mlle Bardin aurait pu entrer dans des combinaisons de gouvernement, auxquelles le commis de l'Épargne n'aurait pu que se plier. Au coucher, écrit le duc de Croÿ[46], le roi me demanda l'âge de mon fils ; je dis : Douze ans, comme il est vrai. — Et votre fille ? dit-il. Je fus assez embarrassé ; mais il
fallut répondre : — Quatorze. Le roi me dit : — Eh ! comment, la voilà à marier. Je fus fâché qu'il y songeât, de crainte que, passant pour un bon parti, on ne me forçât la main. Il ne s'agit pas seulement de la noblesse, mais des familles de robe. On voit par le Journal d'Olivier d'Ormesson[47], que celui-ci devait solliciter l'agrément du roi pour unir sa fille au président de Harlay. Ce consentement était nécessaire. On ne peut se marier sans la permission du roi[48]. Le duc de Mercœur, qui a épousé hors du royaume l'une des Mancini, en se passant de l'autorisation souveraine, est tenu d'en venir faire des excuses et donner des explications[49]. Que si, de ce fait, une lettre de cachet l'eût envoyé à la Bastille, nul contemporain n'eût trouvé à y redire. Contracter un mariage sans l'agrément du roi, était un acte de rébellion[50]. Le fils de Pontchartrain demanda la main d'une petite nièce des maréchaux de Duras et de Lorges. Ceux-ci y donnèrent leur approbation. Il faut dire que le fils de Pontchartrain était affreux et que la jeune personne, recherchée par lui, était charmante. Louis XIV tenait beaucoup à ce que les jeunes femmes eussent du plaisir en ménage. Il refusa son consentement à l'union projetée, qui ne put avoir lieu[51]. Et que l'on ne s'y trompe pas. L'intervention du roi, était, en ces matières, toute légale, pour prendre une expression moderne et qui jure avec les mœurs du vieux temps. Henri IV menace d'un arrêt du Parlement les oppositions qu'il rencontre à sa résolution de marier tel et tel de ses sujets[52] ; arrêt qui eût été très exactement à sa place, comme le montre l'histoire des familles au XVe et au XVIe siècle. Fréquemment le Parlement intervenait en des affaires de ce genre, où son action ferait plus qu'étonner aujourd'hui, quand, par exemple, il prenait sur lui de faire défense à la marquise de Pibrac de se remarier — il est vrai que c'était pour la septième fois. Le Parlement exerçait en effet, par délégation, l'autorité paternelle du roi, comme il exerçait son autorité religieuse, son autorité administrative et sou autorité judiciaire. A Mme de Pibrac il ne donnait pas d'autre motif, pour justifier son arrêt, que le ridicule dont se couvrirait une personne qui se remarierait une septième fois. Il en agissait motu proprio. Et ce qui marque bien le caractère de ces faits, c'est qu'on doit venir prendre l'agrément, non seulement du roi, mais de la reine mère, quand celle-ci est encore en vie ; comme aujourd'hui pour un mariage, nous sollicitons l'assentiment non seulement du père, mais des grands-parents. On l'avertit — la reine mère, Marie de Médicis —, lisons-nous dans les Mémoires de Richelieu[53], de trois mariages qu'on propose ; de Mlle de Bourbon avec le fils aîné du duc de Guise, de Mlle de Luynes avec son second [fils] et de M. de Mercœur avec la fille du duc de Guise. Non seulement le roi peut faire des mariages en dehors des parents. sans les consulter ; mais, en cas d'opposition de ces derniers, son assentiment tient lieu du leur — en ces temps où l'autorité paternelle était si fortement assise ; tant il est vrai que le roi était réellement considéré comme le chef de toutes les familles françaises. Le marquis de Gèvres se proposait d'épouser la fille du lieutenant civil Le Camus, quand un financier, Bois-Franc lui fit offrir sa fille à des conditions plus avantageuses. Bois-Franc était un partisan quelque peu taré. Les parents du marquis de Gèvres refusèrent leur consentement, mais le roi donna le sien, qui suffit[54]. Les lettres de cachet, constate M. Esmein[55], contiennent parfois l'ordre de donner une fille en mariage à une personne déterminée. Mais le fait était rare, puisqu'aussi bien il était rare qu'en pareille matière l'intérêt de la Couronne se trouvât engagé. Le plus souvent, le roi se bornait à donner des conseils. A la duchesse de La Ferté, Louis XIV disait : Madame, votre fille est bien jeune. — Il est vrai, Sire, mais cela presse ; parce que je veux M. de Mirepoix et que, dans dix ans, quand Votre Majesté connaîtra son mérite et qu'elle l'aura récompensé, il ne voudra plus de nous[56]. Au duc d'Elbeuf, au contraire, qui veut se remarier à soixante-quatre ans, le roi objecte qu'il est trop vieux. Sire, je suis amoureux. C'était prendre Louis XIV par son faible : le surlendemain le duc d'Elbeuf épousait Mlle de Navailles[57]. Le maréchal de La Feuillade demande à Chamillart la main de sa fille : il avait un grand nom, une haute situation et la fille de Chamillart était très laide ; aussi ce dernier accepte-t-il avec empressement. Il va, comme c'était son devoir, solliciter l'agrément du roi. Louis XIV essaie de lui faire comprendre quel personnage est celui qu'il veut pour gendre, lui montre ses vices, lui rappelle comment il a traité sa première femme : La Feuillade ne veut votre fille que pour vous tourmenter, pour que vous me tourmentiez pour lui ; or, je vous déclare que jamais je ne ferai rien pour lui et vous me ferez plaisir de n'y plus penser. Force est au ministre de renoncer à son projet ; mais bientôt il revient à la charge ; c'était un doux entêté. Finalement le mariage eut lieu. Louis XIV s'était laissé surprendre. Il avait déclaré à Chamillart qu'il ne ferait jamais rien pour La Feuillade : que ne tînt-il parole ! Ce mariage coûta à la France la bataille de Turin[58]. IV Et l'on imagine quel devait être le travail du roi pour acquérir les connaissances nécessaires à gouverner ainsi ses États. L'histoire des familles est la science qui lui est utile avant toute autre. Ce sera celle que l'abbé de Vermont s'efforcera d'enseigner à Marie-Antoinette quand il sera appelé à Vienne pour y faire l'éducation de la future dauphine[59]. A ce point de vue, la mémoire et les connaissances de Louis XIV, étaient véritablement étonnantes. Et il s'efforçait, par un labeur constant, de tenir ses connaissances à jour. A partir de 1667, le lieutenant général de police, et, à partir de 1678, le procureur du roi au Châtelet furent chargés de lui faire parvenir régulièrement des bulletins contenant les événements susceptibles de le documenter sur l'histoire intime des familles de la Cour et de Paris. Les gaze-tins, ainsi rédigés par les agents d'une police secrète, police habile à recueillir tous les bruits et à se faufiler partout, étaient lus par Louis XIV, très régulièrement[60]. Il en sera de même de son successeur Louis XV ; mais celui-ci, qui ne remplira plus ses fonctions avec la même conscience, y prendra surtout occasion de se divertir à la lecture d'aventures piquantes ; du moins voit-on ici l'origine sérieuse des fameux bulletins rédigés par les soins du Magistrat et qui étaient régulièrement soumis au souverain. Le marquis d'Hautefort avait pour maîtresse Mlle Montfort, de l'Opéra-Comique, liaison qu'il désirait garder secrète. Un soir qu'il soupait avec son amie en particulier : Vous vous imaginez peut-être, lui dit-il, que notre intrigue sera longtemps cachée.... Je m'attends qu'au premier jour le roi m'en fasse compliment et s'égaie à mes dépens ; car il est exactement instruit de tout ce qui se passe à Paris et surtout de ces petites aventures. Au fait, le récit s'en trouve dans un de ces gazetins policiers qui passaient régulièrement sous les yeux du prince[61]. Le Régent lui-même, pour insouciant qu'il fût, prenait dans cette partie de son gouvernement son rôle au sérieux. Appelé à signer au contrat du fils de D'Argenson, il le lit, fronce les sourcils : Vous donnez peu de bien à votre
fils ? — Monseigneur, répond le Garde des Sceaux, il s'en fallait beaucoup que j'en eusse autant en me mariant.... Le Régent écoute, approuve et signe[62].... Le roi figure au contrat, et souvent la reine, le Dauphin, la Dauphine, les princes du sang[63]. A cette occasion le futur époux est élevé en dignité, le roi érige une de ses terres en marquisat ou en comté. Un projet de mariage devient un titre pour obtenir une place dans les conseils, dans l'administration ou dans la magistrature. Un parlementaire, Aubert Le Viste, sur le point de marier sa fille à Jean Briçonnet, résigne son office : manière de procurer une situation à son gendre. Le Parlement proteste ; mais le roi y donne son approbation. Par ce moyen, observe-t-il, la fille de Le Viste peut mieulx trouver son bien et estre plus fort colloquée en mariage[64]. Afin de faciliter l'union projetée, le roi donne souvent de l'argent pour payer des dettes, pour agrandir ou acheter un domaine comme au moyen âge nous l'avons vu distribuer à cette occasion des fiefs[65]. Que de traces on en trouve dans le livre rouge, c'est-à-dire dans le livre des pensions : Mme Isarn, 24.980 lb. pour favoriser son mariage... Mlle Hue de Miromesnil, pensionnée en considération de son mariage... 8.000 lb. En les rappelant sur la fin du XVIIIe siècle, Sébastien Mercier s'indignera de ces usages qu'il ne comprendra plus[66]. Le roi est appelé à intervenir, non seulement dans les affaires des familles titrées ou des familles robes, mais dans celles des maisons bourgeoises. Un Italien, Primi de San Maiole, avait gagné le cœur d'une jeune veuve, fille de Léonard, libraire de la rue Saint-Jacques. Le père s'opposa au mariage et mit la fille dans un couvent ; mais le galant réussit à l'y rejoindre. Le père Léonard prit alors sa fille chez lui où il la garda sous clé à un troisième étage, qui est tout grillé et n'est accessible qu'aux matous, lisons-nous dans les papiers du lieutenant de police D'Argenson. En l'absence du père, San Maiole parvint à enlever la jeune femme. Il ne restait plus au pauvre libraire que d'aller conter ses soucis à Louis XIV. Le roi déclara la jolie veuve en révolte contre son honneur, son devoir, ses parents, son propre intérêt, bref, il interdit le mariage. Devant la majesté du roi, la belle amoureuse céda. Sollicitude qui doit s'étendre jusque dans les provinces. Incessamment, par des gentilshommes qu'il ne connaît pas, de qui peut-être il n'a jamais entendu le nom, le roi est requis de contribuer à l'établissement d'une fille. Et le contrôleur a des fonds destinés à cet objet. Ma famille consiste en cinq filles grandes, bien faites, très mariables, et qui gémissent de ne pouvoir remplir leur vocation, parce qu'on n'a pas de dot à leur fournir, lisons-nous dans une lettre de M. de Berlaymont au Contrôleur général[67]. Ce qui me chagrine le plus, Monseigneur, expose de son côté M. de Péguilhan-Laval, c'est de ne pouvoir établir une fille bien faite, bien élevée dans la maison des daines régentes de Mirepoix, d'un âge à désirer se marier, faute d'argent ou de biens[68]. On sait d'autre part la fécondité de ces familles de gentilshommes campagnards. Ici encore, en vertu du caractère de ses fonctions, c'est au roi d'intervenir. Que d'exemples à citer ! Bornons-nous à celui de ce gentilhomme breton ; nommé d'ailleurs très bourgeoisement M. Denis, et qui, dans les bureaux du Contrôle général, est familièrement désigné par les employés comme le gentilhomme qui fait trois enfants à la fois et qui attend avec impatience les bontés du roi[69]. V Une fois nos gens en ménage, le roi, qui s'est occupé de leur union, doit continuer à se mêler de leurs affaires. M. de Ventadour parcourt la France, à la poursuite de sa femme. Il vient enfin la réclamer au roi : Eh ! sire, dit-il à Louis XIV, pourquoi me refuse-t-on ma femme ? Suis-je plus bossu ou plus mal fait que je n'étais quand on m'a bien voulu ?[70] C'est encore à Louis XIV que la maréchale de la Meilleraye, remariée secrètement à Saint-Ruth, vient conter ses malheurs. Son mari lui donne des coups de bâton. Le roi mande Saint-Ruth, lui fait une réprimande. Saint-Ruth promet d'être plus doux ; mais bientôt il se remet à battre sa femme. Et celle-ci de se plaindre une fois de plus au roi, qui mande derechef Saint-Ruth, qui réitère des promesses auxquelles il ne tarde pas à manquer de nouveau. Enfin Louis XIV résolut d'aviser. Saint-Ruth était bon soldat ; le roi lui donna un commandement à l'armée d'Irlande, où l'affaire s'arrangea : Saint-Ruth y eut la tête emportée d'un boulet de canon, ce qui le mit dans l'impossibilité de continuer à battre sa femme[71]. Le duc de Richelieu fut incarcéré une première fois à la Bastille parce qu'il n'aimait pas la duchesse, son épouse. Le sémillant gentilhomme fut gardé sous les verrous durant plusieurs semaines, dans une solitude ténébreuse, dit-il ; quand la porte de sa chambre s'ouvrit et Mme de Richelieu parut jeune et charmante. Le bel ange, écrit le duc lui-même[72], qui vola de ciel en terre pour délivrer Pierre, n'était pas aussi radieux. Ingénieux moyen que Louis XIV avait découvert pour ranimer l'amour conjugal quand, par un mauvais coup de vent, il est venu à s'éteindre et qui ne laisse pas de faire honneur à sa psychologie. Il en allait de même pour les familles les plus humbles. Louis XIV a pris soin d'une demoiselle Marie-Louise Brunet, dite Valentin, qu'il fait éduquer dans une maison religieuse. Elle était pour lors âgée de douze ans et élevée par une guidante dont le métier était de faire avorter des filles grosses. Cette jeune fille connaissait toutes les herbes et les ingrédients dont elle se servait. Cette femme passe pour être sa mère qui lui apprenait comme on fait mariages par magie. Cette jeune fille n'a ni père, ni mère, ni autre refuge que de tomber dans les mains de la mère prétendue, ou autres qui ne valent pas mieux. Elle est âgée à présent d'environ seize ans, assez belle fille, l'esprit assez doux. On lui apprend sa religion et toute sorte d'ouvrages pour la mettre en état de gagner sa vie[73]. Ces exemples pourraient être multipliés[74]. Le prince de Léon, fils du duc de Rohan-Chabot, courtisait une danseuse célèbre, la Florence, fille du cabaretier Pèlerin. Florence devint mère et le prince, très convaincu qu'il était pour quelque chose dans l'aventure, se mit en tête d'épouser la petite ballerine. A la pensée de voir une ancienne servante d'auberge, fille de théâtre et qui n'avait pas laissé de faire le bonheur de nombreux soupirants, installée dans son nom, ses terres et ses hôtels, la grande famille des Rohan poussa des cris affreux et vint se jeter d'un commun mouvement aux pieds du roi. Louis XIV fit venir le jeune homme, lui parla sérieusement : Sire, vous m'arrachez la vie en me séparant de Florence. Louis XIV avait toujours été sensible aux émotions du cœur, et comme le lieutenant général de police, le grave D'Argenson, administrativement consulté, répondait administrativement que l'amour du prince de Léon ne durerait pas, le roi recula devant le coup de force qui aurait détruit une légère idylle dans sa fleur. Le prince de Léon retourna donc tout joyeux auprès de sa
danseuse, et la vie à deux, dans la petite maison
achetée à Neuilly, de reprendre sur de nouveaux frais. Au point que, d'une
part, les idées matrimoniales reparurent et que, d'autre part, sollicité
d'une manière de plus en plus pressante par le duc de Rohan, qui s'engageait à faire les frais de la capture et de la
pension dans un château royal et même une rente de 5.000 livres à l'égard de
la demoiselle Florence, le roi fit arrêter la danseuse et la fit mener
à la Bastille, qu'il réservait à ses pensionnaires privilégiés.
Pontchartrain, ministre de la Maison du roi, fit savoir au gouverneur de la
Bastille que Florence devait être traitée avec
douceur, honnêteté, avoir tous les meubles qu'elle désire et les
rafraîchissements les plus exquis, le tout aux dépens du duc de Rohan. Quand elle fut sur le point d'accoucher, la gracieuse prisonnière fut transportée chez le meilleur chirurgien de l'époque, d'où elle ne tarda pas d'être mise en liberté. Ici l'on imagine sans doute que le rôle de Louis XIV est terminé : il n'est qu'il son début. C'est au roi qu'il appartient de veiller à ce que Florence reçoive la pension qui lui a été promise, à ce que le maître accoucheur soit rémunéré par le duc de Rohan, à ce que les mois de nourrice de l'enfant soient régulièrement payés : et telles sont bien ses affaires. Or le duc de Rohan est furieusement serré ; ce qui amène les discussions les plus enchevêtrées entre lui, le lieutenant général de police, le ministre Pontchartrain et le roi. Enfin, en date du 21 août 1708, Pontchartrain peut annoncer à Louis XIV que le premier mois de nourrice a été versé. Quant aux autres articles, on attend toujours. Le montant s'en élève à 2.313 livres. Roi et ministre écrivent lettres sur lettres, Rohan résiste, le roi insiste, Rohan tient bon. Entre temps Louis XIV demande des nouvelles de la danseuse, si elle est sage, comment se porte l'enfant. D'Argenson répond : Florence continue à se bien conduire, mais elle est mal en argent. Cependant le prince de Léon tombe malade. Louis XIV ordonne aussitôt qu'on cesse momentanément de presser le père pour le paiement de l'accoucheur : Quand les inquiétudes de M. le duc de Rohan pour la maladie de M. son fils seront passées, il faut qu'il finisse ce qui regarde la dépense faite pour l'accouchement de Florence, ainsi que je vous l'ai déjà dit plusieurs fois et je vous prie de me mander ce qui sera fait. D'autre part, le roi se prête à la réalisation du vœu de la danseuse repentie qui désire entrer au couvent, et comme l'archevêque de Paris soulève des difficultés, c'est lui encore qui intervient pour les aplanir. Pour ce qui est de sa pension et de la nourriture de son enfant, écrit le lieutenant de police au ministre de la Maison du roi, j'en ai parlé suivant vos ordres à M. le prince de Léon, qui m'a expressément assuré qu'il satisferait exactement à ces deux obligations. J'ai même su que, depuis, les mois de l'enfant ont été exactement payés, et, il compte verser la première demi-année de la pension sur le premier argent qu'il recevra de son père. Le dossier se termine par l'apostille de Pontchartrain : Bon, tenir la main. Mais nous ne savons toujours pas si Louis XIV, joignant ses efforts à ceux de son ministre et de son lieutenant de police, parvint à déterminer le duc de Rohan à verser les honoraires réclamés par le praticien[75]. Telle est la tâche essentielle du roi : il ouvre les
Portes des demeures pour venir s'asseoir au foyer ; il prend directement part
à l'honneur, à la tranquillité et au bonheur domestiques, veille à ce que les
affaires du mari prospèrent, à ce que la réputation de la femme demeure
intacte, à ce que les enfants soient bien soignés et obéissants. L'on peut trouver, écrit M. A. Joly, qui a étudié le détail de ces faits dans la généralité de
Caen, que la majesté royale descendait là à des soins indignes d'elle, se
commettant dans ces querelles de ménage et endossant le ridicule de certaines
mésaventures, acceptant toutes les responsabilités. Et, de fait, les dossiers des intendances sont remplis de querelles burlesques : gendres et belles-mères, femmes jalouses, belles-sœurs acariâtres, voisins hargneux ; pittoresques et burlesques histoires de bonnets déchirés, de souliers introduits dans la marmite où cuit la poule au pot, de certains vases vidés du haut d'un grenier sur la tête d'un passant et de bottes de mousquetaires trouvées par le mari dans un coin de la chambre où sa femme a passé la nuit. Tout cela est scrupuleusement noté, décrit, examiné, pesé et soupesé, puis transmis à l'intendant, qui le transmet au ministre, qui le transmet au roi, qui l'examine au Conseil et prononce sa sentence. On voit de ces romans comiques tenir, pendant deux ans, l'attention du ministre en éveil ; encore, après ces deux ans, l'affaire n'est-elle pas terminée, et la dernière pièce du dossier est-elle une note du subdélégué pour informer le gouvernement qu'il ne manquera pas de lui donner avis de ce qui se passera dans ce ménage[76]. VI Ainsi le roi a le devoir de veiller sur les intérêts particuliers de ses sujets, comme un père sur ceux de ses enfants. Les lois somptuaires s'inspirent du même esprit. Elles apparaissent dès le XIIe siècle et se renouvellent jusqu'au XVIIIe. Le roi, après avoir pris en considération la fortune de chacun de ses sujets ne veut pas, en bon père de famille, qu'aucun d'entre eux mène un train d'existence au-dessus de ses moyens. En 1279, Philippe le Hardi décrète que les bourgeois ne porteront vair, ni gris s'ils n'ont plus de 1.000 lb. vaillant et qu'ils n'auront rênes ni éperons dorés ; il fixe au prorata des fortunes le nombre de robes que les femmes possèderont dans leurs penderies[77]. La loi somptuaire de 1294, édictée par Philippe le Bel est souvent citée. On a voulu y voir une preuve d'un autoritarisme effrayant. Philippe le Bel règle le nombre et la qualité des vêtements que se feront faire ses sujets, d'après les ressources de chacun d'eux, il fixe le nombre de plats qui seront servis à leur table, les gages de leurs domestiques, la nature et la qualité de leurs équipages[78]. La rapide succession des édits somptuaires ne fait pas seulement paraître l'importance que les différents rois y ont attachée, elle n'indique pas seulement qu'ils en considéraient la publication comme un de leurs devoirs essentiels, elle montre que, nonobstant décrets et ordonnances, les mœurs, aidées par la vanité et par le besoin de paraitre, ne tardaient pas à les faire retomber dans l'oubli. Ordonnances que Jean Juvénal des Ursins, alors évêque de Beauvais, rappelle à Charles VII : Il n'y a damoiselle ou bourgoise
qui ne se mescongnoisse et qui ne veuille avoir grans estats, et par ce moyen
se vuide une grande partie de l'or et argent de ce royaume car tous les
habillemens, exceptez draps de leine, viennent hors du royaume. Et se il vous
plaisoit sur ceste matière veoir les ordonnances anciennes faictes par vos
prédécesseurs, sur le faict des estats, c'est assavoir quelz draps et pennes
chascun devoit porter et de quel pris, vous les trouverez en vostre Chambre
des comptes. Que pleust à Dieu que vostre plaisir feust d'en faire de
pareilles !... Tant a une femme plus humble
habit, tant plus est plaisante. Il semble de beaucoup que ce soient vieilles
mules ou meschans chevaulx enfrenés de grans paremens pour estre mieulx
vendables ; et puis monstrent leurs seins ou tetins : il est grant besoing de
donner appétit aux compaignons. Enquerrez quel estat portoit Mme votre ayeule
et aultres précédens[79]. Un autre prélat. Claude de Seyssel, évêque de Marseille, puis archevêque de Turin, résume de la manière la plus vivante les motifs qui incitaient les rois à renouveler ces prohibitions si contraires aux idées de notre temps. Rien n'est plus pernicieux au royaume, dit-il, que ces grans pompes et bombances que les nobles veulent faire et entretenir et les dépenses excessives qu'ils font, tant en leur vivre qu'en toute autre chose, mais surtout celles qu'ils font en habillemens. Par là l'argent sort en moult grande quantité du royaume, qui est la principale plaie qu'on y puisse faire. Encore n'est-ce pas là tout le mal. Si en advient tout plein d'autres mauvaises choses : Premièrement il faut que le roy donne plus gros estat ou face dons particuliers à ses serviteurs, qui sont en grand nombre, pour entretenir ces grans pompes, autrement ils se destruiroient à son service ; et par ce moyen est nécessaire qu'il lève plus sur le peuple. Ensuite, les autres gentils hommes. qui n'ont aucun estat ne bienfaict du roy, ou bien petit, veulent ensuyvir le train de la Cour, et ne pourroit l'on faire autrement, ne jamais vit-on que le reste des subjects ne vousist vivre à l'exemple des princes et de leur Cour, surtout ceux de la gendarmerie, c'est-à-dire de l'armée. Dans ce dernier métier en effet, il y va trop plus de choses à bomber et à pomper qu'en nul autre. Et quelle en est la conséquence ? Les gens de bien, craignant ceste despense, à laquelle ne pourroient fournir ne leurs gaigcs ne leur patrimoyne, s'en retirent, et en leur lieu sont mis gens de moindre vertu et condition, lesquels encore mettent en ces folles des-penses une partie de ce qu'ils devroient mettre à eulx bien armer et monter. Et, après tout, n'y pouvant fournir, sont contrainctz de piller, comme il est tout notoire. Seyssel ne va cependant pas jusqu'à demander que l'on restraigne si fort Pestat de la Cour — sur laquelle on a coutume de se régler — qu'il en soit déformé ; car cela arguëroit la pauvreté du royaume, mais que l'on y garde la médiocrité. Quant aux ordres inférieurs de la nation, il n'est pas raisonnable que chascun s'y compare au roy ny aux princes, ny encore à leurs principaux serviteurs. Il faut donc conclure que, quand
on donneroit bon ordre aux pompes et bombances par moyens honnestes et
raisonnables, sans venir du tout à l'extrémité, ce seroit l'une des bonnes
choses que l'on peust faire pour entretenir le royaume riche et argenteux,
voyant que cecy est l'une des sangsues qui plus tirent du sang dont
s'affaiblit le corps de la nation[80]. Ce discours trouvait en François Ier, dans ce prince fastueux, vrai roi de la Renaissance, un chef d'État disposé à se laisser convaincre. En 1532, il fait défense aux financiers de prendre à l'avenir étoffes de soie ou fourrées, des chaînes d'or très lourdes, et de marier leurs filles en trop bel appareil ; et le motif donné par le roi doit être retenu : comme Seyssel, lorsqu'il parle des gens d'armes, François Ier veut empêcher les financiers de trop fouler le peuple[81]. Au reste, il paraît que le goût du luxe, qui caractérise l'époque, avait gagné les paysans eux-mêmes, les gens de labeur et les valets, auxquels Henri II interdit en 1549 de porter pourpoint de soie, ne chemises bandées, ne bouffées de soie[82]. Nul ne voyait là acte d'arbitraire ni de tyrannie. Le Parlement ne cesse de réclamer ces mesures ; en 1615, il demande encore au roi de défendre la vaisselle d'or et la profanation de celle d'argent qui allait se répandant jusqu'aux moindres ustensiles de feu ou de cuisine[83]. M. le vicomte d'Avenel, dans ses admirables études sur le règne de Louis XIII, croit que de ce règne datent les dernières ordonnances somptuaires qui aient été publiées en France[84]. Elles étaient trop conformes aux mœurs et à l'esprit de l'ancien temps ; elles correspondaient trop étroitement aux exigences dont Seyssel vient de nous tracer une esquisse rapide. Au cours de ses charmants mémoires sur la jeunesse de Louis XIV, l'abbé de Marolles signale le goût des hommes pour les rubans de couleur : Les jeunes Français portent aujourd'hui des trois cents aunes de rubans de diverses couleurs sur leurs chausses ; ils en portent autour de leurs chapeaux et ils en parent leurs chevaux et les rideaux de leurs carrosses. Ces rubans s'appellent galants et les femmes trouvent cela beau. Et en marge : Ceci fut composé un peu avant que l'édit fût publié contre cette mode inutile[85]. Le 14 janvier 1702, lord Farnborough écrit de Versailles en Angleterre, à son gouvernement Sa Majesté, ayant remarqué à Marly que Mme la Duchesse avait un habit très riche qui ne paraissait pas être selon l'ordinaire, lui en demande le prix. Cette princesse lui dit sans déguisement la vérité. Comme l'étoffe était plus chère qu'il n'est permis d'en porter et d'en vendre, le roi ordonne à M. de Pontchartrain d'écrire à M. D'Argenson pour faire condamner le marchand à l'amende[86]. Sous la Régence encore, durant la crise du système de- Law, le gouvernement régla par des lois somptuaires la fabrication de la vaisselle d'or et d'argent et de tous les meubles où entrait l'un ou l'autre de ces métaux[87]. Mais le roi n'avait pas seulement à s'occuper des intérêts matériels ; les intérêts spirituels des siens ne devaient pas retenir son attention plus faiblement, ce qui nous amène à ce trait charmant : durant la dernière semaine du carême, on versait de par le roi à ces demoiselles du bel air quelques sommes qui leur permissent de vivre honnêtement et sans commettre de péché pendant les jours saints qui précèdent la fête de Pâques[88]. VII De plus en plus débordé par ces occupations d'un détail infini, le roi en était arrivé à créer pour la ville de Paris un office dont le titulaire y serait son délégué ; ainsi naquirent ces curieuses fonctions, et si peu comprises aujourd'hui, du lieutenant général de police[89]. La création en date du mois de mars 1667. Le roi, écrivent les archivistes de la Bastille[90], a créé cette année un lieutenant général de police pour la ville de Paris, prévôté et vicomté, afin d'avoir un magistrat à lui, auquel il pût adresser directement ses ordres et ses commissions.... Ç'a été M. de la Reynie. Voilà véritablement à Paris le lieutenant de roi. Comme le roi, il est un magistrat : et les documents officiels le nomment même le Magistrat, sans autre désignation ; il est le magistrat, par excellence. Pareilles aux fonctions royales qu'elles répètent, ses fonctions sont infiniment variées : le Magistrat s'occupe d'administration, de police, veille à l'approvisionnement de la ville, tient le Présidial du Châtelet[91]. En tant que juge, son autorité est souveraine : il prononce des condamnations aux galères[92], voire des condamnations à mort[93]. Il a des attributions religieuses, veille sur l'administration des sacrements par les curés de Paris, sur les querelles jansénistes et les miraculés du diacre Pâris ; il est le grand arbitre dans les disputes entre nouvellistes et gens de lettres, lesquels s'en remettent à lui de décider de leur talent, comme le constatera Beaumarchais lui-même. Cette intervention du Magistrat dans les querelles littéraires, écrit Hatin[94], est bien faite pour nous surprendre aujourd'hui, mais elle semble encore plus étrange quand ce magistrat est le lieutenant de police et que son intervention est provoquée par les écrivains eux-mêmes. Le chef-d'œuvre des lieutenants
de police, disait Manuel dans sa Police de Paris dévoilée, c'était la foi aveugle des citoyens qui les croyaient
capables de tout voir, de tout entendre, de tout juger. Leur cabinet passait
pour un tribunal ; leurs avis étaient des sentences, leurs ordres des décrets. Mais, en sa qualité de lieutenant de roi, c'était des affaires de famille que le Magistrat avait principalement à connaître. Pères qui ont à se plaindre de leurs fils, maris qui ont des griefs contre leurs femmes, enfants qui gémissent sous la contrainte trop lourde que fait peser sur eux une autorité paternelle mal comprise : l'infinie multiplicité et variété des innombrables querelles domestiques vient quotidiennement aboutir au cabinet du lieutenant de police. Représentant du roi, il est le chef de toutes les familles parisiennes : et cette autorité n'est contestée par personne ; elle est invoquée par tous. Du caractère de ces affaires, qui alimentent les 70.000 dossiers des Archives de la Bastille, on peut se faire une rapide idée en parcourant les notes du lieutenant de police René D'Argenson[95]. Aussi les Parisiens appelaient-ils le lieutenant de police leur père temporel, du nom même qu'ils donnaient au roi[96]. On imagine dans ces conditions ce que devaient être ses audiences. En réalité, le lieutenant de police était en audience perpétuelle ; mais les portes de son hôtel s'ouvraient plus particulièrement le mardi et le samedi matin. Quelle cohue ! Gens de tout étage, de toute sorte et de toute condition. Diderot ne manque pas d'y venir observer les mœurs. Scènes bigarrées, violentes, obscènes, bouffonnes, digressives à l'excès, toujours animées par la passion, mettant à nu les plaies de la société, des générosités populaires, des ruses incroyables ou de rares finesses d'esprit sous une écorce rude[97]. M. Marc Chassagne en fait un vivant tableau : Les pourvoyeuses de maisons suspectes étalant un embonpoint monacal, se plaignaient des espions indiscrets, en termes étrangement familiers, naïfs et techniques ; les petites ouvrières émancipées réclamaient contre un goujat paternel qui devenait moral à l'excès quand il n'avait pas bu ; des actrices sifflées dénonçaient des cabales ; des maris se plaignaient des amis de leurs femmes qui se montraient trop exclusifs ; et des imbéciles conjuraient le Magistrat de casser leur contrat de mariage à l'occasion d'un mécompte aperçu trop tard ; des voleurs retirés exigeaient un certificat de réhabilitation et des mères pathétiques réclamaient leurs polissons de fils entraînés à jouer dans les tripots l'argent qui ne leur appartenait pas[98]. A la canaille se mêlaient souvent les gens de distinction. Ils voulaient faire valoir les droits de leur rang et le plus souvent n'en récoltaient que des injures. Les laquais prenaient fait et cause pour leur maître et la mêlée devenait générale. Mais le silence se rétablit : le lieutenant de police paraît. On se rue autour de lui, on lui parle à l'oreille. Cent placets se tendent qu'il prend par poignées. Le Magistrat répond de son mieux, à droite, à gauche ; de beaucoup d'affaires il a été instruit par les placets qui lui ont été remis précédemment. La plupart des sentences sont rendues immédiatement : à cette fin le Magistrat s'est fait accompagner d'un secrétaire et d'un inspecteur de police. Là se terminaient par voie de conciliation des contestations qui seraient devenues des procès, des animosités sans fin, des causes de désordre[99]. Ne nous y trompons pas : en ces tableaux mouvementés d'aspect trivial et par moments grotesque, nous sommes en présence de celui qui continue le rôle de saint Louis, le rôle des anciens rois qui rendaient la justice à l'ombre tranquille des chênes de Vincennes ou sur les vertes pelouses du Jardin de Paris. La plupart des lieutenants de police de l'ancien régime se sont montrés à la hauteur de leurs terribles et immenses fonctions : il suffit de rappeler les noms des La Reynie, des D'Argenson et des Sartine. Successeur d'un admirable homme de bien, de Nicolas de la Reynie, le marquis Marc-René D'Argenson a peut-être été le plus grand lieutenant de police que la France ait possédé. On a de lui un buste admirable, œuvre de Coustou, aujourd'hui au Musée de Versailles. De cette tête de marbre semble jaillir ce feu, dont parle Saint-Simon en traçant le portrait du grand Magistrat, le feu qui lui sortait des yeux comme pour percer les poitrines. Homme d'un commerce charmant, de conversation agréable, de formes plaisantes et distinguées ; avec cela dur et intraitable. Sa tète était chargée d'une énorme perruque noire qui lui retombait sur les épaules en boucles épaisses. Des yeux noirs, un fond de peau noir. On aurait de la peine à dire, note Constantin de Renneville, qui, de son chapeau, de sa perruque, de ses sourcils, de ses yeux, de son visage ou de sa robe, était le plus noir. Avec une figure effrayante, dit encore Saint-Simon, et qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s'égayait de tout avec supériorité d'esprit et avait mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris, qu'il n'y avait pas un habitant dont, jour par jour, il ne sût la conduite et les habitudes ; courageux, hardi, audacieux dans les émeutes et, par là, maitre du peuple. Au milieu de ses fonctions pénibles et, en apparence, toutes de rigueur, l'humanité trouvait aisément grâce devant lui, et quand il était en liberté avec des amis obscurs et d'assez bas étage, auxquels il se fiait plus qu'à des gens plus élevés, il se livrait à la joie et il était charmant dans les compagnies.... Levé à trois heures du matin, voire à deux heures, il commençait de ce moment ses audiences, ce qui n'était pas toujours pour plaire aux personnes — et parfois d'un rang distingué — qu'il y convoquait. Il dictait à la fois quatre correspondances ou mémoires différents à quatre secrétaires, dont les plumes, qui criaient, avaient peine à suivre sa parole ; on le voyait, durant qu'il faisait ses courses, continuer de travailler en pleine nuit clans son carrosse, où une petite table s'éclairait de deux bougies, et, pendant le jour, il lui arrivait d'y prendre ses repas. On était généralement persuadé,
écrira son fils le marquis D'Argenson, qu'il
possédait les secrets de toutes les familles ; mais il usait de ces
connaissances avec tant de discrétion qu'il ne troublait le repos d'aucune et
conservait ces mystères dans son sein pour n'en faire usage qu'à propos pour
le bien de l'État et celui des particuliers[100]. Nombre d'agents, répandus en tous lieux, rédigeaient pour lui des bulletins journaliers qui le tenaient au courant de ce qui se passait dans la vie privée à Paris : ce sont les fameux gazetins de la police secrète, dont une collection importante était conservée dans les anciennes Archives de la Bastille et qui ne subsistent malheureusement plus qu'en partie. Beaumarchais parlera en ces termes du plus célèbre des successeurs de René D'Argenson, nous voulons dire Gabriel de Sartine : Toutes les affaires d'éclat commencent par être dites à l'oreille de M. de Sartine, juge et conseil de paix dans la capitale. Beaumarchais poursuit[101] : Mais lorsque l'espèce de dictature, qu'il exerce toujours avec succès sur les objets pressants, a cessé, lorsque le ministère de confiance a fait place à la rigueur des formes juridiques, bien des gens vont citant à tort et à travers ce que M. de Sartine a dit. et a fait pour arrêter le progrès du mal, certains de n'être pas démentis par ce magistrat que des considérations majeures ou l'intérêt des familles empêchent toujours de s'expliquer et dont la discrétion reconnue serait la première vertu, si son zèle pour le bien public ne méritait pas un éloge encore plus distingué... VIII Et telles étaient véritablement les fonctions du roi, étroitement liées, comme on voit, aux origines de la monarchie. Quant à faire des lois générales, à s'occuper de l'instruction publique, de l'administration, de la répartition et de la levée des impôts, de l'état civil, des travaux publics, en un mot, de ce qui absorbe l'activité de l'État moderne, ce n'était pas son affaire et il ne s'en mêlait pas. Rien n'aide mieux à comprendre le caractère de ce
gouvernement si différent des gouvernements contemporains, que les
conclusions d'une étude où M. Irénée Lameire, professeur à la Faculté de
droit de l'Université de Lyon, étudie la pratique de la conquête dans
l'ancien droit. Louis XIV fait des conquêtes : la Flandre française, la
Franche-Comté, l'Alsace, le Roussillon, sont réunies à la couronne. M. Irénée
Lameire s'efforce de retrouver, dans les archives des Intendances, les traces
de l'administration française succédant à l'administration étrangère. Or ces
traces, il est impossible de les apercevoir. Le roi était, il est vrai,
représenté dans ces régions par ses intendants ; mais ceux-ci, que
pouvaient-ils faire, démunis qu'ils étaient de ressorts administratifs ? Il y
a eu par la conquête déplacement de souveraineté, dit M. Irénée Lameire,
comment en retrouver trace ? On pourrait [dans les archives]
penser aux séries C, relatives aux intendances et généralement
l'administration provinciale. On se tromperait encore. Trouver les communautés où il y a le plus d'avoine pour
les bourriques, voilà les principales préoccupations des intendants et des
subdélégués. Ce sont des documents de cette nature qui remplissent les séries
C[102]. Ainsi le pouvoir royal intervenait si peu dans les diverses parties de la vie publique où l'action de l'État est considérée de nos jours comme essentielle, que les investigations les plus attentives sont impuissantes à en retrouver la trace, fût-ce une simple mention, dans l'administration de provinces comme la Flandre, l'Alsace, la Franche-Comté, le Roussillon, après qu'elles ont été réunies à la Couronne. ***Sur la vie privée de ses sujets, le roi avait donc la plus grande autorité. Pour chacun d'eux il était le chef de famille à une époque où le chef de famille était tout puissant. Du moins en allait-il ainsi en théorie, car, en fait, on pense bien que le roi ne pouvait intervenir personnellement dans les affaires des milliers et milliers de Français : il n'en avait pas le désir, il n'y avait nul intérêt, pratiquement il lui eût été impossible. Sous son autorité, l'immense majorité de ses sujets vivait à sa guise en son particulier ; quant aux libertés publiques, les conclusions de M. Irénée Lameire viennent de nous les faire entrevoir. On en aura une idée plus complète par les faits suivants. |
[1] Mémoires, p. 216.
[2] Girart de Viane, p. 163.
[3] Li Charrois de Nymes, vers 347, éd. Jonckbloet, Guillaume d'Orange, I, I, 82. — Voir aussi Raoul de Cambrai, vers 24, éd. Meyer et Longnon, p. 2.
[4] L'Escoufle, éd. Michelant et Meyer, vers 1696-1699.
[5] Li Charrois de Nymes, vers 73-78, éd. Jonckbloet, Guillaume d'Orange, I, 75. — Voyez d'autres exemples dans L. Gautier, la Chevalerie, p. 344.
[6] Garin le Loherain, trad. Paulin Paris, p. 57.
[7] Cf. Paulin Paris, Hist. litt., XXIII, 639.
[8] Joinville, éd. N. de Wailly, p. 212.
[9] L. Gautier, la Chevalerie, p. 343.
[10] Gui de Nanteuil, vers 481 et suivants.
[11] Girart de Roussillon, § 551, trad. P. Meyer, pp. 253-255.
[12] L. Gautier, la Chevalerie, p. 345 ; A. Luchaire, ap. Lavisse, III1, 207.
[13] Cf. Fierabras, vers 2808, la même idée en vers différents.
[14] Les Narbonnais, vers 1252-1255 ; éd. Suchier, I, 50.
[15] Les Narbonnais, vers 3061-3079 ; I, 115.
[16] P. Viollet, Établissements de saint Louis, II, 99 ; III, 357. Cf., au sujet d'un projet de mariage entre Thibaut de Champagne et Yolande de Boulogne, qui fut rompu sur l'ordre de saint Louis, Joinville, éd. de Wailly, p. 29.
[17] Raoul de Cambrai, vers 171-173, éd. Paul Meyer et A. Longnon, dans la Coll. des anciens textes, Paris, 1882, p. 7.
[18] Garin le Loherain, éd. P. Paris, p. 300, vers 41 ; voir encore Fierabras, éd. cit., vers 2808 ; Chanson des Saxons (Saisnes), éd. Fr. Michel, Paris, 1839, II, 93, vers 20 ; Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, vers 6040, 6181 ; Aiol, éd. Normand et Raynaud, vers 2290, 8136 et suivants ; Garin li Loherain, éd. P. Paris, p. 69, vers 3.
[19] Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, vers 6169.
[20] Gui de Nanteuil, dans la Collection des anciens poètes, vers 717.
[21] Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, vers 6734.
[22] Girart de Viane, p. 35.
[23] Girart de Viane, p. 35.
[24] Aye d'Avignon, dans Coll. des anc. poètes, publiée par Guessard, vers 3170.
[25] Gui de Bourgogne, vers 4009-4011.
[26] Guillaume de Dôle, vers 4239-4250, éd. Semois, p. 128.
[27] Guillaume de Dôle, vers 3065-3084, éd. Servois, pp. 92-93.
[28] Guillaume de Dôle, vers 5125-5129, p. 153.
[29] Guillaume de Dôle, vers 5125-5129, éd. Servois, p. 153.
[30] Girart de Viane, éd. Tarbé, p. 40.
[31] Luchaire, Institutions..., I, 260.
[32] Quia fedus illud quod de ipso conjugio initum est, consilio episcoporum et optimatum omnino cassabitur. Ive de Chartres, lettre CCIX, D. Bouquet, XV, 149.
[33] Montlosier, Monarchie française, I, 127, 177, 252-253.
[34] Raoul de Cambrai, vers 113-118. éd. Meyer et Longnon, pp. 5-6 ; Girart de Roussillon, § 551, trad. P. Meyer, pp. 254-256.
[35] L'Escoufle, éd. Michelant et Meyer, pp. 65 et suivantes.
[36]
Le roman de Foulque de Candie, éd. P. Tarbé, Reims, 1860, p. 141, v. 11.
[37] Arch. nat., J 961, 8, n° 182, éd. Laborde, Comptes des bâtiments, II, 395 ; cf. Bouchot, la Famille d'autrefois, p. 101.
[38] Cité par Bertin, pp. 36-37.
[39] Lettre en date du 1er janv. 1667, éd. P. Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, VIII, 349.
[40] Lettre au maréchal de Mortemart, éd. Clément, VI, 482.
[41] Zeller, la Minorité de Louis XIII, p. 187.
[42] Zeller, la Minorité de Louis XIII, p. 188.
[43] Cf. lettre de Marie de Médicis, de l'année 1605, sur le mariage de la fille de M. de Chevrières avec le baron de Châteauneuf, Bibl. nat., ms. 500 Colbert 86, f. 252. On trouve dans cette série de manuscrits un grand nombre de lettres semblables écrites par Marie de Médicis.
[44] Cf. lettre de Marie de Médicis, de l'année 1609, à M. de la Rochepot, qui voudrait empêcher sa fille d'entrer aux Carmélites, Bibl. nat., ms. 500 Colbert 87, f. 311 v°.
[45] Vicomte d'Avenel, la Noblesse française sous Richelieu, p. 123.
[46] Journal du duc de Croÿ, publié par MM. de Grouchy et Paul Cottin, ad. ann. 1756.
[47] A la date du 29 août 1666 et du 7 septembre 1667.
[48] Mme de Motteville, Mémoires, ad. ann. 1651, éd. Riaux, III, 390.
[49] Mme de Motteville, Mémoires, ad. ann. 1651, III, 389.
[50] Mme de Motteville, Mémoires, ad. ann. 1649, III, 115.
[51] Bertin, les Mariages dans l'anc. soc. française, p. 339.
[52] B. Zeller, Henri IV et Marie de Médicis, p. 286.
[53] Richelieu, Mémoires, ad. ann. 1619, éd. Michaud, I, 207, col. 2.
[54] Dangeau, Journal, 5 et 22 juin 1690, 19 janv. 1696 ; Mme de Sévigné à Mme de Grignan, juin 1690, éd. Monmerqué (Coll. des Grands Écrivains), IX, 533-534.
[55] Esmein, le Mariage en droit canonique, II, 257.
[56] Mme de Sévigné, 10 janv. 1689, éd. Monmerqué, VIII, 405.
[57] Bertin, les Mariages dans l'anc. soc. française, p. 55.
[58] Bertin, les Mariages dans l'anc. soc. française, p. 359.
[59] La Rocheterie, Marie-Antoinette, 2e édit., I, 13.
[60] Lettre de Marville à Maurepas, éd. Boislisle, t. I, préface, p. XXII.
[61] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 10237, f. 212. — Sur ces faits, voir le chapitre XIII du livre Figaro et ses devanciers, publié en collaboration avec M. Paul d'Estrée, Paris, 1910, in-16.
[62] Aubertin, l'Esprit public au XVIIIe siècle, p. 155.
[63] Journal du duc de Croÿ.
[64] Imbart de la Tour, I, 454.
[65] Imbart de la Tour, I, 162-163 ; P. de Vaissière, Revue des Études historiques, ann. 1900, p. 96.
[66] Mercier, Nouveau Paris, II, 51-58.
[67] P. de Vaissière, Revue des Études historiques, ann. 1900, p. 195.
[68] P. de Vaissière, Revue des Études historiques, ann. 1900, p. 195.
[69] P. de Vaissière, les Gentilshommes campagnards, pp. 361-362.
[70] Lettres de Mme de Sévigné du 18 octobre 1679 ; éd. Monmerqué (Collection des Grands Écrivains), VI, 53.
[71] Tallemant des Réaux, cité par Bertin, pp. 316-317.
[72] Mémoires du duc de Richelieu.
[73] Rapport de Mlle Pancatelin, supérieure de la Salpêtrière, concernant M.-L. Brunet dite Valentin, entrée à la Salpêtrière par lettre de cachet du 3 févr. 1717, éd. Ravaisson, Archives de la Bastille, XIII, 11.
[74] Quelques faits de la lutte contre les protestants, enfants enlevés aux parents et élevés dans des couvents catholiques, ont là leur explication. Ces procédés répondent aux idées, à la conception que l'on se faisait du pouvoir royal. Rétif de la Bretonne écrit à la date de 1749 : Je ne doutais nullement que le Roi ne pût légalement obliger tout homme à me donner sa femme ou sa fille, et tout Sacy (village de Basse Bourgogne) pensait comme moi. Monsieur Nicolas, éd. or., II, 525,
[75] Documents publiés par Ravaisson, Archives de la Bastille, XI, 381-400.
[76] A. Joly, les Lettres de cachet dans la Généralité de Caen, ap. Mémoires lus à la Sorbonne en 1863, Histoire [Paris, impr. imp. 1864, pp. 409-70] ; p. 40 du tiré à part.
[77] Langlois, Philippe III, p. 263.
[78] Recueil des Ordonnances, I, 541.
[79] Bibl. nat., ms. franç. 2701, f. 98 v°-99.
[80] Claude de Seyssel, éd. de 1558, f. 40 v°-41 v°.
[81] H. Bouchot, la Famille d'autrefois, p. 101.
[82] Ord. de juillet 1549, Anc. lois franç., XIII, 1031.
[83] Richelieu, Mémoires, éd. Michaud, I, 94.
[84] D'Avenel, la Noblesse française sous Richelieu, p. 205.
[85] Mémoires de Marolles, II, 306.
[86] Musée britannique, Egerton, 1915-1916.
[87] Thiers, Law, pp. 124-125.
[88] Collection des inventaires sommaires des Archives hospitalières antérieures à 1790, t. I, A. Husson, l'Hôtel-Dieu de Paris, Paris, 1866, rapport à l'Empereur.
[89] Voir le livre de M. Marc Chassagne, la Lieutenance générale de police à Paris, Paris, 1906, in-8°.
[90] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 10358.
[91] Sur le tribunal du lieutenant de police au Châtelet, voir la Police de Paris en 1770, mémoire de Charles Le Maire, commissaire au Châtelet, publié par Gazier, Mém. de la Soc. de l'Histoire de Paris et de l'Île de France, V, 25-48.
[92] Lettre, 29 mars 1741, de Manille, lieutenant de police, à Mesmars, greffier au Châtelet. Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 11479.
[93] Le Poix de Fréminville, Dictionnaire de la police, p. 395.
[94] Hatin, Histoire de la presse en France, II, 462.
[95] Paul Cottin, Rapports inédits du lieutenant de police René d'Argenson, Paris, 1891, in-18.
[96] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 11748, doss. Gond, f. 33.
[97] Marc Chassagne, p. 111.
[98] Marc Chassagne, p. 111-112.
[99] Marc Chassagne, p. 113.
[100] Marquis D'Argenson, Mémoires, I, 18.
[101] Beaumarchais, 4e Mémoire, p. 47.
[102] Irénée Lameire, Théorie et pratique de la conquête dans l'ancien droit, Introduction, Paris, 1902, in-8° [Bibl. nat. 8° * E, 743], p. 20 et note.