L'ANCIENNE FRANCE - LE ROI

 

CHAPITRE VIII. — LA MAISON DE FRANCE.

 

 

I. Les événements qui intéressent la famille du roi, fiançailles, mariages, grossesses, décès, sont pour tous les Français des événements de famille. — II. La naissance des enfants royaux. — III. Ils sont les enfants de France. — IV. La mort du roi. — V. Un regret de Napoléon. — VI. Jusqu'à la fin de l'ancien régime le roi est demeuré, dans la pensée de tous, le père de tous, le père de famille.

 

Les événements qui concernent le roi, la reine et leurs enfants sont pour le pays des événements de famille ; la maison royale est la maison de France.

 

I

Le 17 août 1615, Élisabeth, fille de Henri IV, quitte Paris pour aller épouser le roi d'Espagne. Le prévôt des marchands et les échevins, avec quatre cents chevaux et les archers municipaux, lui font escorte. La bonne ville donne un pas de conduite à l'enfant royale, selon la coutume quand une fille de France s'éloigne de la capitale pour aller prendre mari[1].

Quel événement d'autre part est l'entrée d'une nouvelle reine dans la ville ! Pour y assister, malgré la lenteur et la difficulté des communications et l'insécurité des routes, on accourt des provinces les plus éloignées. L'entrée de Marie-Thérèse, en 1660, est contée en une charmante poésie, s'il est vrai qu'un poète y trouverait à redire :

C'est ainsi que nous arrivâmes

dit un provincial,

Et qu'à Paris nous nous trouvâmes

Toutes sortes de nations

Et de toutes conditions.

Mais la date fixée pour la cérémonie est retardée :

C'était de semaine en semaine

Que devait entrer notre reine.

Retards qu'une curiosité impatiente n'est pas seule à déplorer :

Jour et nuit dedans nos auberges

Les pigeonneaux et les asperges,

Les melons et les artichauds

Marchent pour les provinciaux ;

Et quand on fait si bonne chère,

Un peu d'argent ne dure guère...

Qui d'abord avait cent écus,

Aujourd'hui n'en a presque plus :

Cependant l'hôte impitoyable

Veut toujours voir argent à table ;

Les auberges n'avancent rien,

Il faut toujours payer, ou bien

Il faut songer à la sortie[2]...

Durant le voyage que fait Marie Leszczynska, fiancée à Louis XV, pour venir d'Alsace à Paris, les populations accourent pour la saluer. Des paroisses entières arrivent, bannières en tête ; les bonnes gens chantent des cantiques en s'agenouillant aux pieds de la jeune reine dans la poussière du chemin. Les maisons sont encourtinées de tentures ou de draps blancs, les routes semées de fleurs et de feuillage. Le même esprit se retrouve dans le discours que les dames de la Halle viennent faire à leur nouvelle souveraine, le 14 novembre 1725, à Fontainebleau. C'est la femme Gellé — fameuse harengère dit le baron de Breteuil — qui prend la parole :

Madame, j'apportons nos plus belles truffes à Votre Majesté. Je souhaiterions en avoir davantage. Mangez-en beaucoup et faites-en manger beaucoup au roi, car cela est fort bon pour la génération. Nous vous souhaitons une bonne santé et j'espérons que vous nous rendrez tous heureux[3].

Voilà du moins qui vient du cœur.

L'union du Dauphin avec l'infante d'Espagne (février 1745) met en liesse tout Paris. Ce ne sont que bals et illuminations, des rondes joyeuses : une immense fête populaire à laquelle chacun prend part. Puis le bal masqué à Versailles, où la foule est admise, aucun billet n'est exigé. Aussi les barrières de chêne ne tardent-elles pas à être forcées. A travers les galeries et les salles, vers les buffets. le peuple circule librement : le Dauphin est en jardinier, la Dauphine en bouquetière[4].

Au bal donné pour le mariage de Marie-Josèphe de Saxe avec le Dauphin, fils de Louis XV (9 février 1747), tout le monde encore est invité, fête de famille. Quelques-uns de ces parents du roi ne laissent pas d'être assez mal élevés. Pour mieux voir, ils montent sur les banquettes tendues de damas, et répondent en termes aussi énergiques que laconiques à l'huissier qui les veut faire descendre[5].

Le même esprit préside aux noces. Tout le monde indistinctement, à Versailles, entre dans la grande galerie des glaces où la famille royale est assemblée. Des tables de jeu ont été disposées. Les dames, qui ne jouent pas, ont pris place sur des gradins le long des arcades. En face, du côté des fenêtres, a été disposée une balustrade qui règne d'une extrémité à l'autre de la galerie. Par là passera le peuple. Il n'est personne qui ne soit admis, pourvu qu'on ne soit ni malpropre, ni loqueteux et qu'on suive l'itinéraire. La Dauphine, future reine de France, est assise à côté de Louis XVI avec la famille royale ; ils ont pris place autour d'une grande table, où le roi, les princes et les princesses causent familièrement et jouent bourgeoisement aux cartes, tandis que le peuple défile en dévisageant les jeunes époux.

En une pareille circonstance le roi se montrait à son peuple, en famille[6].

 

II

Une fois mariée, la reine ou la Dauphine doit avoir des enfants. Le peuple y compte et ne laisse pas de le venir dire à la princesse, jusqu'à Versailles, assez crûment. Marie-Antoinette tarde à donner un héritier à la couronne, tandis que sa belle-sœur, la comtesse d'Artois, accouche. Et jusque dans ses appartements, les poissardes vont réclamer à Marie-Antoinette, grossièrement, dit M. de Nolhac, le Dauphin qu'elle leur doit[7].

L'accouchement de la reine doit se faire en public, devant tout le monde, sous les yeux du peuple à qui l'enfant appartient.

C'est la grandeur de vous et de vostre enfant, disait Henri IV à Marie de Médicis, en termes impressionnants.

La sage-femme a reconnu les douleurs. Henri IV aussitôt prévient la reine des usages de la Cour. Marie lui répond qu'elle a toujours été résolue de faire tout ce qu'il juge bon.

Je sçay bien, m'amie, que vous voulez tout ce que je veux ; mais je cognois vostre naturel, qui est timide et honteux, et je crains que, si vous ne prenez une grande résolution, les voyant, cela vous empesche d'accoucher[8].

Le roi, écrit la sage-femme, alla ouvrir la porte de la chambre et fit entrer toutes les personnes qu'il trouva dans l'antichambre et grand cabinet. Je crois qu'il y avait deux cents personnes, de sorte que l'on ne pouvait se remuer pour porter la reine dans son lit. J'étais infiniment fâchée de la voir ainsi.

Mme Boursier proteste contre la présence de tant de gens :

Le roi m'entendit, qui me vint frapper sur l'épaule et me dit :

Tais-toi, tais-toi, sage-femme ; ne te fâche point ; cet enfant est à tout le monde, il faut que chacun s'en réjouisse.

L'enfant vient au jour : c'est un Dauphin.

Par tout le bourg — Fontainebleau —, écrit Mme Boursier, toute la nuit, ce ne furent que feux de joie, tambours et trompettes ; tonneaux de vin défoncés pour boire à la santé du roi, de la reine et de M. le Dauphin ; ce ne furent que personnes qui prirent la poste pour aller en divers pays en porter la nouvelle et par toutes les provinces et bonnes villes de France[9].

Le vieux lieutenant général de Fontenay-le-Comte, âgé de quatre-vingts ans, s'approche du berceau. Il donne mille compliments et des vœux au ciel, puis, s'en retournant au coin de la chambre, s'écrie :

Que Dieu m'appelle quand il lui plaira ; j'ai vu le salut du monde !

Comme il est né, le jeune prince est baptisé en public, sous les yeux de tous, à Fontainebleau, le 14 septembre 1606. Nulle chapelle, nulle église ne serait assez vaste, aussi fait-on la cérémonie dans la grande cour du château. Douze mille personnes. Toutes les fenêtres sont garnies de spectateurs. Au milieu de la cour a été dressée une estrade où est amené le Dauphin alors âgé de cinq ans, en son manteau de toile d'argent fourré d'hermine mouchetée. Puis dans la cour du Cheval-Blanc ont lieu les réjouissances, courses à cheval, courses de bagues, courses de quintaine, feux d'artifices, ripaille en plein air, fontaines de vins[10].

A la naissance du duc de Bourgogne, fils du Grand Dauphin, le 6 août 1682, les gens crient, sautent, rient et pleurent de joie. Une foule immense ; Louis XIV paraît, et chacun de se jeter au-devant de lui :

On devint presque fou, écrit l'abbé de Choisy. Chacun se donna la liberté d'embrasser le roi. La foule le porta depuis la Surintendance, où Mme la Dauphine accoucha, jusqu'à ses appartements. Il se laissoit embrasser à qui vouloit ; et donnait sa main à baiser à tout le monde. Spinola, dans la chaleur de son zèle, la mordit si fort que le roi se mit à crier :

Sire, je demande pardon à Votre Majesté, mais si je ne l'avois pas mordue, elle n'auroit pas pris garde à moi !

Le bas peuple paraissoit hors de sens ; on faisoit des feux de joie, et tous les porteurs de chaises brûloient familièrement la chaise dorée de leur maîtresse.

Ils firent un grand feu dans la cour de la Galerie des princes et y jetèrent une partie des lambris et des parquets destinés à la Grande Galerie. Bontems, en colère, le vint dire au roi qui se mit à rire et dit :

Qu'on les laisse faire, nous aurons d'autres parquets.

La joie parut aussi vive à Paris et fut de bien plus longue durée ; les boutiques furent fermées trois jours durant ; toutes les rues étoient pleines de tables où les passants étaient conviés et forcés à boire sans payer[11].

Le 13 septembre 1751, on salue par des manifestations semblables la naissance d'un autre duc de Bourgogne, le petit-fils de Louis XV[12]. En l'honneur de l'événement, le roi fait distribuer dans le royaume des sommes considérables pour marier les filles. Les villes se chargent des frais et le peuple chante :

Pour célébrer la naissance

Du fils de notre Dauphin,

Louis veut que dans la France

Le célibat prenne fin,

Que l'on chante, que l'on danse :

L'Hymen sonne le tocsin,

Pour célébrer la naissance

Du fils de notre Dauphin[13].

Arrivons enfin à l'accouchement de la dernière reine de France, de Marie-Antoinette. Le Garde des Sceaux, les ministres et secrétaires d'État attendaient dans le grand cabinet avec la maison du roi, la maison de la reine et les grandes entrées. Le reste de la Cour emplissait le salon de jeu et la galerie. Tout à coup une voix domine : La reine va accoucher !

La Cour se précipite, pêle-mêle avec la foule. L'usage veut que tous entrent en ce moment, que nul ne soit refusé. Le spectacle est public. On envahit la salle en une telle bousculade que les paravents, qui entourent le lit de la reine, en sont renversés. La chambre se transforme eu place publique. Des Savoyards montent sur les meubles pour mieux voir. Une masse compacte emplit la pièce :

De l'air ! crie l'accoucheur.

Le roi se jette sur les fenêtres calfeutrées et les ouvre avec la force d'un furieux. Les huissiers, les valets de chambre sont obligés de repousser les badauds qui se bousculent. L'eau chaude, que les praticiens ont demandée, n'arrivant pas, le premier chirurgien pique à sec le pied de la reine. Le sang jaillit. Deux Savoyards, debout sur une commode, se sont pris de querelle et se disent des injures. C'est un vacarme. Enfin la reine ouvre les yeux. Elle est sauvée[14].

Quand naquit le Dauphin, écrit Taine, la joie de la France fut celle d'une famille. On s'arrêtait dans les rues, on se parlait sans se connaître, on embrassait les gens qu'on rencontrait. Trois jours durant, les charlatans-dentistes du Pont-Neuf arrachèrent les dents gratis. Dans la grande cour du palais de Versailles, ce fut une foule de vêtements frais et élégants, lisons-nous dans les Mémoires de Mme Campan. Des délégations arrivaient, la plupart musique en tête. Des ramoneurs, aussi bien vêtus que ceux qui paraissent sur le théâtre, portaient une cheminée très décorée au haut de laquelle était juché un de leurs petits compagnons ; les porteurs de chaises en avaient une très dorée, dans laquelle on voyait une belle nourrice et un petit Dauphin ; les bouchers paraissaient avec leur bœuf gras ; les pâtissiers, les maçons, les serruriers, tous les métiers étaient en mouvement : les serruriers frappaient sur leur enclume, les cordonniers achevaient une paire de bottes pour le Dauphin, les tailleurs un petit uniforme de son régiment... jusqu'aux croque-morts qui apparurent avec les insignes de leur corporation[15]. Au théâtre, les acteurs ne pouvaient plus réciter leur rôle. Ils étaient presque à chaque phrase interrompus par les cris de : Vive le roi l Vive la reine ! Vive Monseigneur le Dauphin !

Et pour comprendre le caractère de ces faits, il faut encore les comparer aux pompes impériales qui fêteront la naissance du roi de Rome quelque cinquante ans plus tard :

Rien des cérémonies de jadis, écrit M. Frédéric Masson[16], rien de cette populaire action de silices que venait rendre à Notre-Dame, agenouillée aux dalles, comme la plus humble bourgeoise de la Cité, la reine d'autrefois et qu'elle portait ensuite à Sainte-Geneviève devant les reliques de la patronne de Paris ; rien de cette promenade glorieuse à travers les rues étroites de la Montagne, sentiers fangeux qui, pour un jour, se faisaient royaux ; rien du festin paternel à la maison de Ville ;tout se passe entre gens titrés, à l'intérieur du Palais, et, pour le peuple qui ne demande qu'à acclamer le fils de son empereur, c'est assez qu'on lui ait, par des coups de canon, donné part de son heureuse naissance.

 

III

Les enfants du roi sont les enfants de France.

Marie de Médicis envoie promener à Paris, dans les jardins publics et au Cours, non seulement son fils aîné, mais le jeune duc Gaston d'Orléans. J'approuve bien que vous le meniez promener par aucune des grandes rues de Paris, écrit-elle à ceux qui ont charge de son éducation, je l'approuve afin de donner ce contentement au public de le voir sain et gaillard[17].

A la clôture des États Généraux de 1614-1615, qui se fait aux jours gras, la reine donne une fête où sa fille, Madame Élisabeth, dansera sous les yeux des députés et des Parisiens afin que chacun puisse jouir de sa vue[18].

Et de quel intérêt entoure-t-on l'enfant royal !

L'un des correspondants anonymes de la marquise de Balleroy lui écrit en date du 21 décembre 1720 : Le jeune roi — Louis XV — danse si noblement et d'une grâce qui fait pleurer tout le monde de joie[19].

 

IV

Le roi on son fils tombent-ils malades, les portes de leur chambre s'ouvrent, ils doivent être malades en public[20]. Des délégations populaires, non seulement viennent prendre de leurs nouvelles, mais sont admises à leur chevet. Le 14 avril 1711, le Grand Dauphin s'est alité à Meudon. Son état fait naitre des inquiétudes sérieuses. Les harengères de Paris, écrit Saint-Simon[21], arrivèrent en plusieurs carrosses de louage. Monseigneur les voulut voir : elles se jetèrent au pied de son lit, qu'elles baisèrent plusieurs fois et, ravies d'apprendre de si bonnes nouvelles — qu'il allait mieux —, elles s'écrièrent dans leur joie qu'elles allaient réjouir tout Paris et faire chanter le Te Deum. Monseigneur leur dit qu'il n'était pas encore temps, et, après les avoir remerciées, il ordonna qu'on leur fit voir sa maison, qu'on les traitât à diner et qu'on les renvoyât avec de l'argent.

Le Dauphin, fils de Louis XV, atteint du mal dont il mourra, doit accueillir la foule des courtisans. Auprès de son lit se pressent gentilshommes de la Chambre, officiers et menins. Le matin, après la messe, on fait chaque jour entrer tout le monde[22].

Comme le roi est venu au inonde, ainsi en effet il doit mourir, sous les yeux des siens, c'est-à-dire de tous les Français. Louis VIII est à Saint-Germain dans le château neuf, aujourd'hui presque entièrement détruit. Anne d'Autriche était demeurée au vieux château, celui qu'on voit encore sur la jolie terrasse qui domine la Seine. Dans les moments où le roi allait bien, il pouvait jouir de quelque repos, demeurer un peu tranquille, dans une retraite relative ; mais, dès l'instant où son état empirait, l'étiquette reprenait ses droits. Cette étiquette, nous la connaissons. Le flot des courtisans qui demeurent avec la reine dans le vieux château, augmenté d'un flot de Parisiens accourus de la ville, envahissent la chambre où le roi agonise et se pressent en une masse compacte. C'était un piétinement, un entassement, un bruit, une chaleur affreusement pénibles pour le roi, qui demandait en grâce qu'on s'écartât de son lit, pour lui laisser un peu d'air[23].

Et le décès du roi produisait un deuil national. Bossuet écrivait à Louis XIV, à propos de la mort de Henri IV : Il n'y a personne d'entre nous qui ne se souvienne d'avoir ouï raconter à son père, à son grand-père... C'était une désolation pareille à celle que causé la perte d'un bon père à ses enfants[24]. Ce roi fût-il un Louis XV : L'artisan, le porte-faix, ceux à qui il ne fait réellement rien qu'un roi meure, s'étudiaient à attrister leurs vêtements. Il semblait que chacun eût perdu son père[25].

 

V

Avec son profond sentiment social, Napoléon comprendra bien la raison de ces coutumes héréditairement transmises dans la maison de France. Il avait songé à rétablir le grand couvert, c'est-à-dire le repas public de la famille régnante ; puis il y avait renoncé : il y eût été gêné. Ni Louis XIII, ni Louis XIV, ni Louis XV, ni Louis XVI ne l'avaient été. Et l'Empereur ajoute ces paroles, qui marquent bien le caractère de ces anciens usages :

Peut-être aurait-on dû borner cette cérémonie au Prince impérial et seulement au temps de sa jeunesse, car c'était l'enfant de la Nation ; il devait dès lors appartenir à tous les sentiments, à tous les yeux[26].

 

VI

La notion des fonctions royales, continuant de porter les traits essentiels de leurs origines, était en effet demeurée très vive, chez le souverain comme chez les sujets, jusqu'aux derniers temps de la monarchie.

Au XVIe siècle Bodin écrit : Le monarque est un vrai père de famille[27].

Aux États de 1614, Savaron, orateur du Tiers, parle ainsi dans son discours au roi :

Ceux qui réclament votre justice, ce sont vos enfants desquels vous êtes le père[28].

Péréfixe, précepteur de Louis XIV, dit dans son Institutio principis : Voici comment vous devez parler : Tous mes sujets sont autant d'enfants que Dieu m'a donnés à garder... Le roi aura donc pour ses sujets l'amour d'un père[29]. C'est la pensée de La Bruyère : Nommer un roi père du peuple, ce n'est pas faire son éloge, mais sa définition ; et celle de Bossuet : L'autorité royale est paternelle, dit-il dans sa Politique tirée de l'Écriture[30], et plus loin[31] : La monarchie a son fondement et son modèle dans l'empire paternel.

Les souverains ne pensent pas différemment. Voyez l'ordonnance du 26 novembre 1639 :

La naturelle révérence des enfants envers leurs parents est le lien de la légitime obéissance des sujets envers leur souverain[32] ; et le Dauphin, fils aîné de Louis XV, disait à son lit de mort : Le monarque doit se regarder comme le chef d'une nombreuse famille[33].

Sentiment des princes, sentiment des peuples. En 1747, à l'occasion du mariage du Dauphin avec Marie-Josèphe de Saxe, les harengères chantaient :

Vous trouverez dans notre roi

Les entraill' d'un vrai père[34].....

Rétif de la Bretonne, né parmi les paysans, paysan lui-même, puis ouvrier jusqu'à l'âge de trente ans, Rétif qui sut exprimer avec une incomparable sincérité les sentiments de son temps, écrit aussi : Notre constitution nous fait jouir du gouvernement du père de famille[35].

En 1788 encore, le fameux docteur Guillotin : Le roi assemble la nation, comme un bon père, il s'entoure de sa famille. Il va chercher le bonheur où il peut seulement le trouver : dans le bonheur d'enfants chéris qui adorent leur père[36].

Enfin, après la chute de la monarchie, l'écrivain du XIXe siècle, qui en a le mieux démêlé et le mieux défini les traits essentiels, Bonald, dit très nettement : Les fonctions du roi sont les fonctions du père ; le pouvoir est une paternité[37].

Les auteurs qui, au XVIIIe siècle ne comprenaient plus la société dont ils étaient issus, et s'engageaient avec des idées personnelles dans des voies opposées à celles de la tradition, n'en ont pas moins affirmé eux-mêmes, et jusque dans leurs critiques, l'importance de la conception que nous indiquons ici :

Convenir avec un souverain, écrit Diderot, qu'il est le maitre absolu pour le bien, c'est convenir qu'il est le maître absolu pour le mal : il me semble qu'on a confondu les idées de père avec celles de souverain.

Idées qui ne répondaient pas seulement à des théories historiques, sociales ou littéraires ; qui dépassaient même en puissance et en activité le sentiment du peuple tel qu'il vient de se répandre sous nos yeux ; après de minutieuses recherches, M. André Lemaire arrive à cette conclusion : Le droit public lui-même considérait l'État comme une grande famille dont le roi était le père[38].

 

 

 



[1] Baschet, le Roi chez la reine, pp. 105-106.

[2] La Vallière et Marie-Thérèse, pp. 183-184 ; — Souhaits des provinciaux pour l'entrée du roi et de la reyne ; requeste présentée à M. le prévost des Marchands par cent mille provinciaux ruinés attendant l'entrée, Paris, chez J.-B. Loyson, rue Saint-Jacques, 1660, in-8°.

[3] Gauthier-Villars, le Mariage de Louis XV, p. 409.

[4] P. de Nolhac, Louis XV et Mme de Pompadour, pp. 2 et 16.

[5] Casimir Stryienski, la Mère des trois derniers Bourbons, p. 61.

[6] Mémoires du duc de Croÿ (éd. vicomte de Grouchy et Paul Collin), à la date du 9 février 1747 ; — P. de Nolhac, Louis XV et Mme de Pompadour, p. 178 ; — Casimir Stryienski, la Mère des trois derniers Bourbons, pp. 62-63.

[7] P. de Nolhac, la Reine Marie-Antoinette, II, 237. Cf. Mme Campan, Mémoires, éd. Barrière (1858), p. 109.

[8] Récit véritable de la naissance de Messeigneurs et dames les enfans de France par Louyse Bourgeois, dite Boursier, sage-femme de la reyne, mère du roy, Paris, 1644, in-12, pp. 148-149.

[9] Il en allait de même au moyen âge ; voir les détails sur les manifestations de la joie publique lors de la naissance de Philippe-Auguste, donnés par Giraud le Cambrien, De Instructione principis, dist. III, § XV, éd. D. Bouquet, XVIII, 153 E-154 A.

[10] And. Duchesne, Antiquitez, éd. de 1609, p. 603 ; — L. Batiffol, Rois en villégiature au château de Fontainebleau, dans la Revue hebdomadaire, 6 août 1910, pp. 99-102.

[11] Mémoires de l'abbé de Choisy, éd. de 1727, Utrecht, in-16, I, 204-205. — Le Mercure d'août 1682 publie plusieurs volumes de descriptions de réjouissances qui eurent lieu à Paris et dans les provinces.

[12] Pour les couches de Marie-Josèphe de Saxe, voir le Journal du duc de Croÿ à la date du 26 août 1750. Il s'était trouvé un monde affreux à la couche, où il fit bien chaud tout le monde entrant alors. Le roi (Louis XV) lui tint toujours une main (à la Dauphine) et fut charmé de son courage et des choses tendres qu'elle lui dit malgré ses douleurs. L'année suivante : M. le Dauphin, en robe de chambre, après avoir culbuté dans l'antichambre sur M. de La Vauguyon, trouva sous l'escalier deux porteurs de chaises qu'il fit entrer en pet-en-l'air, et il prit sous le bras la sentinelle qui ne voulait pas quitter son poste. Journal du duc de Croÿ, à la date du 15 septembre, 1751.

[13] Chansons françaises, II (1776), 53.

[14] Edm. et J. de Goncourt, Marie-Antoinette, pp. 231-232.

[15] Mme Campan, Mémoires, éd. Barrère (1858), p. 167.

[16] Frédéric Masson, l'Impératrice Marie-Louise, pp. 289-290.

[17] L. Batiffol, Vie intime d'une reine de France, p. 283.

[18] Arconville, Vie de Marie de Médicis, II, 61.

[19] Les Correspondants de la marquise de Balleroy, par Éd. de Barthélemy, II (Paris, 1883, in-8°), 219.

[20] C. Stryienski, la Mère des trois derniers Bourbons, p. 343.

[21] Saint-Simon, éd. Chéruel, VIII, 240 ; éd. Boislisle, XXI, 14-15.

[22] Stryienski, op. cit., p. 343.

[23] Arvède Barine, la Grande Mademoiselle, p. 121.

[24] Lettre à Louis XIV, Œuvres, éd. Lachat, 1864, XXVII, 185.

[25] Norvins, Mémorial, éd. Lanzac de Laborie, I, 5.

[26] Frédéric Masson, Napoléon chez lui, pp. 261-262 et Joséphine impératrice, p. 260.

[27] Bodin, les Six livres, éd. de 1583, p. 948.

[28] Cité par Hanotaux, Richelieu, II, 28.

[29] Cité par Lacour-Gayet, p. 74.

[30] Bossuet, Politique tirée de l'Écriture, livre II, 3e prop., ap. Œuvres complètes (éd. de 1818), XXXVI, 63.

[31] Livre II, 7e prop., XXXVI, 72.

[32] Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, XVI (sept. 1829), 520.

[33] Ann. 1765. Proyart, p. 79, cité par Stryienski, la Mère des trois derniers Bourbons, p. 357.

[34] Chansonnier Clairambault, éd. Raunié, III, 89-91.

[35] Rétif de la Bretonne, l'École des Pères, I (1776), 9-10. — Cf. du même écrivain, Mes inscripcions, éd. Paul Cottin, p. 121.

[36] Dr Guillotin, Pétition des citoyens domiciliés à Paris, 8 déc. 1788, cité par H. Gautier, l'An 1789, p. 7.

[37] Bonald, pp. 1, 57 et 58.

[38] And. Lemaire, les Lois fondamentales de la Monarchie française, p. 287.