L'ANCIENNE FRANCE - LE ROI

 

CHAPITRE V. — LES PARLEMENTS.

 

 

I. Les origines du Parlement. — II. Dans les premiers temps le Parlement fait partie intégrante du Conseil, aussi appelé la Cour du roi, laquelle ne se divise qu'au XIIIe siècle en Grand Conseil, Parlement et Cour des Comptes. — III. Le Parlement représente le roi lui-même. — IV. C'est en rendant la justice que le roi et sa Cour administrent le pays. — V. Le Parlement garde jusque sous l'ancien régime les traits essentiels de ses origines. — VI. L'exercice de la justice au sein du Conseil, après que le Parlement en a été séparé. — VII. Les lits de justice. — VIII. Des conflits entre les Cours souveraines. IX. Deux anecdotes pour terminer.

 

I

Il va sans dire que le roi eût été impuissant, pour reprendre l'expression de Joinville, à expédier personnellement toutes les affaires du royaume. Dès le commencement du XIIe siècle, il déléguait dans les provinces l'un ou l'autre de ses familiers, l'un ou l'autre des barons ou des officiers qui vivaient autour de lui, pour ouïr les plaintes et les appellations de ceux qui se sentoient oppressés par les seigneurs justiciers[1]. Puis il désigna des personnages de confiance pour s'occuper régulièrement de ces débats, ce qui amena la création des Parlements, lesquels exercèrent ainsi la justice par délégation du pouvoir royal[2].

De ces Parlements voyons l'origine qui est encore toute familiale. Les Conseillers en sont tirés primitivement de la domesticité qui entoure le souverain, ou choisis parmi les clercs qui s'acquittent du service de sa chapelle ; s'y mêlent de temps à autre quelques vassaux du domaine immédiat, et des seigneurs, des prélats que le roi emploie selon qu'il les trouve à sa portée. Procédure simple et patriarcale. Le monarque juge avec l'assistance de son entourage :

Gaydes, entens, oyez que nos dironz :

Karles te mande, vien à lui à Loon [Laon],

Il te fera si plaine amendison

Com jugeront li chevalier baron[3].

Nous avons vu qu'aux grandes fêtes, dans le palais du roi, cet entourage devient fort nombreux ; une foule d'évêques, de seigneurs, d'officiers de la couronne siègent auprès du monarque à titre de fidèles et collaborent aux sentences. Le messager, lisons-nous dans Giron de Roussillon, entra en la salle, où il y avait grande affluence : des barons de la terre on y comptait plus de sept cents. On jugeait un procès entre un évêque et un comte ; le roi avait pris place en un fauteuil[4].

A côté du prince qui tient ses plaids, parfois la raine demeure assise, et par là apparaît encore ce caractère familial dont a été marqué le gouvernement de nos premiers rois :

A Chalons est l'emperere vertis,

Plais y a gransi o [avec] lui l'empereris[5].

Le roi prononce le jugement. Seul il en a la décision, après avoir pris l'avis des barons et des chevaliers qui forment sa Cour[6].

En temps de guerre, le roi siégeait dans les camps, sous sa tente :

Dedens son tref de bon paile aufriquant

[Dans sa tente tendue de toile d'Afrique].

A défaut de trône, le prince s'est mis sur son lit d'olyphant [ivoire]. Le sol est jonché d'herbe et d'ajonc ; de ci, de là, quelques tapis. Les chevaliers, les barons et les prélats, qui composent la Cour, sont groupés sans ordre, entour et environ, la plupart assis par terre :

Gaydes se sist devant les pieds Naynmon [aux pieds du duc Naymes],

Entre les jambes séoit au franc baron.

Il s'accoude sur ses genoux.

Mêlés aux chevaliers quelques évêques, puis des écuyers, des damoisels légers, des sergents, des garçons. Ceux-ci se tenaient debout, au dernier rang. L'assemblée compte deux cent têtes et plus. Ceux qui ont à soutenir ou à défendre leur cause, se lèvent, fendent la presse :

Riolz se liève, cil qui Le Mans tenoit,

En toute France si sage homme n'avoit,

Ne qui mieux seiche le tort partir du droit ;

Blanche ot la barbe et le chief comme noif [neige].

Depart la presse, si vint devers le roi :

Droiz empereres, dist-il, entendez-moi...

La partie adverse réplique :

Thiebaus se dresce, qui Asprernont tenoit,

Desrompt la presse, si vint devant le roi :

Droiz empereres...

Thiébaut était vêtu d'un manteau de drap gris, doublé de cendal d'Andre ; il le jeta à terre, par respect pour le souverain, et apparut sanglé dans son bliaud.

Enfin le roi se lève pour prononcer sa sentence. Il s'appuyait au col d'un chevalier.

La cause étant jugée,

De la Cort [Cour] partent les chevaliers de pris,

A lor trés [tentes] vont li prince et li marchis[7].

En temps ordinaire, la Cour se réduisait donc aux personnes que le hasard amenait auprès du roi et à ceux qui lui étaient attachés par quelque office domestique. Mais considérons la complication grandissante des affaires et du droit, avec l'accroissement même du royaume. Montlosier en fait la remarque :

Des fiefs de divers pays et de diverses coutumes se réunissaient chaque jour à la Couronne et compliquaient de plus en plus les affaires : on imagina d'appeler quelques juristes pour éclairer les points les plus épineux. Admis d'abord comme conseillers rapporteurs, ceux-ci trouvèrent le moyen de se faire adjoindre aux barons, c'est-à-dire aux conseillers-jugeurs[8].

Les barons, les prélats, que de nombreuses occupations absorbaient par ailleurs, laissèrent une place de plus en plus grande aux hommes de loi, jusqu'au jour où ceux-ci occupèrent la Cour tout entière.

 

II

Ce conseil, qui assiste le roi dans ses fonctions judiciaires et bientôt le supplée, nous l'avons déjà rencontré : c'est le Conseil du roi, dont il a été question ci-dessus, car à l'origine il n'était pas divisé en sections et donnait ses soins indistinctement à la justice, aux affaires d'État et aux finances. Il était, comme on l'a vu, attaché à la personne du roi et le suivait en tous lieux. Ce ne fut qu'en 1190 que Philippe-Auguste, sur le point de partir pour la croisade, en déléguant son pouvoir judiciaire à sa mère et à l'archevêque de Reims, leur recommanda de tenir à Paris, tous les quatre mois, une assise pour y entendre les plaintes de ses sujets et les accommoder. Cette circonstance toute fortuite, et dont on voit encore le caractère, fut la cause de l'établissement à Paris d'une Cour de justice qui, avec le temps, devint régulière[9]. Encore sous saint Louis, sous Philippe III, voire sous Philippe le Bel, vit-on cette Cour de justice siéger dans les localités les plus diverses, à Reims, à Orléans, à Melun, à Vincennes, à Cachant, à Pontoise[10] ; elle s'attache à la personne du prince.

Elle continue également d'être nommée la Cour du roi, curia regis. Elle ne s'occupe pas seulement d'affaires judiciaires, mais de politique et de finances, en vertu, et de ses origines et du caractère de ses fonctions.

Observons d'autre part les progrès du pouvoir royal et la multiplication des intérêts où il se trouve mêlé. Au XIIIe siècle, sous saint Louis, la Cour du roi se divise en trois groupes, dont l'un sera le Grand Conseil ou Conseil proprement dit et sera plus particulièrement chargé des affaires d'État ; dont le second, qu'on nommera le Parlement, veillera à la répartition de la justice — au moyen âge le mot parlement désignait toute assemblée délibérante — ; et dont le troisième, la Chambre des Comptes, administrera les finances ; mais ces trois corps n'en continueront pas moins à demeurer étroitement unis, au point que chacune de ces trois sections, le Parlement et la Chambre des Comptes, comme le Conseil proprement dit, continuera d'être nommée le Conseil du roi[11]. En fait, la réunion en formera toujours la Cour du roi, et les attributions respectives en seront si peu tranchées, que le Parlement conservera les droits politiques les plus importants ; que le Conseil s'occupera de justice et de finance, et la Chambre des Comptes, de justice et de politique. Confusion où l'on trouvera encore, si l'on veut bien y réfléchir, une conséquence de leurs origines[12].

 

III

En droit, la Cour du roi représente donc le roi lui-même qui est censé faire siennes les décisions de ses conseillers[13] ; ce que Louis XI marquera d'une manière frappante quand, le jour de son sacre, après avoir prononcé le serment traditionnel de garder justice à ses sujets, il en enverra le texte à son Parlement en lui recommandant de bien acquitter ce qu'il avait si solennellement promis[14]. Pour reprendre l'expression de La Roche-Flavin, le Parlement est un vray pourtraict de Sa Majesté[15]. Aussi bien le roi habillait ses magistrats de ses propres vêtements. L'habit de Messieurs les Présidents estoit le vray habit dont estoient vestues Leurs Majestez[16]. Robe, chaperon et manteau d'écarlate, fourrés d'hermine : exactement le vêtement des rois[17] et non seulement un vêtement semblable à celui des rois, mais les propres vêtements que les rois avaient portés et dont ils faisaient annuellement présent à leurs conseillers[18], afin que, par leur costume même, il apparût qu'ils le représentaient[19]. Le bonnet à mortier dont les Présidents au Parlement orneront leur tète, coiffure habituelle des premiers Capétiens, figurera lui-même, avec son cercle d'or, le diadème royal[20]. Enfin, et ceci est des plus frappants, les trois rubans d'or, ou d'hermine, ou de soie, ou d'autre étoffe, que les Présidents au Parlement porteront boutonnés à leur épaule — et qu'il ne faut pas confondre avec le chaperon — y fixeront précisément le signe distinctif de la royauté : Et pour regard des rubans, dit Duchesne, combien que ç'ait esté une coustume entre nos rois d'avoir plusieurs personnes habillées comme eux, d'autant qu'ils font coustumièrement communication de leurs habits à leurs amis, ils ont toutefois voulu avoir quelque marque particulière, par laquelle ils eussent quelque prérogative Sur les autres, et, pour estre reconnus pour rois, se sont réservés ces trois rubans et qu'ils ont depuis communiqués à Messieurs les Premiers Présidents...[21]

Les rois vêtirent de leurs propres robes les Présidents au Parlement à l'époque (fin du XIIIe siècle) où ils rendirent celui-ci sédentaire, en l'installant dans leur propre logis[22].

Le Premier Président tient donc le siège du roi en sa Cour et il a qualité également pour le représenter au dehors, car il a le caractère et l'autorité nécessaires pour remplir en toutes matières, civiles ou religieuses, voire militaires, les fonctions de lieutenant de roi[23].

 

IV

Bien qu'ils aient auprès d'eux leur Conseil proprement dit, les rois, comme on l'a vu, ne laissent pas, de consulter le Parlement sur des projets politiques, sur des décrets et sur des règlements. Au XVIe siècle encore, il leur arrive de réunir, en une même assemblée, le Conseil et le Parlement, de faire siéger indifféremment les mêmes personnages dans l'un ou dans l'autre, ou de choisir des conseillers ici ou là, pour s'aider de leurs avis sur les sujets importants[24]. Les Parlements, écrit La Roche-Flavin, n'ont esté seulement establis pour le jugement des causes et procez entre parties privées, mais ils ont esté aussi destinez pour les affaires publiques[25]. Et le même historien, en son vivant langage, montre le roi Louis XII se promenant sur un petit mulet dans les jardins du Bailliage, jouxte le Palais de Justice. A l'hôtel du Bailliage le roi était logé. Dans les allées du jardin il digérait les affaires publiques ; et lorsque l'une ou l'autre difficulté demandait conseil, il montait le quérir au Parlement : A ceste occasion on avoit dressé, depuis le bas des grans degrés jusques en haut, une allée faite d'ais et planchée de nattes, où son mulet le montoit, pour mener par après jusqu'à la porte de la Grand'Chambre[26]. Car le roi souffrait de la goutte.

Il était d'ailleurs une circonstance qui devait contribuer à étendre l'influence des Parlements dans toutes les parties de l'État. Ils furent amenés à se mêler de plus en plus à l'administration, par le fait même qu'ils rendaient la justice. Délégués de l'autorité royale, qui n'avait d'autre rôle que de rendre la justice, ils administraient le royaume par le fait même qu'ils s'acquittaient de cette fonction. Et comme il était peu d'endroits où la justice ne pénétrât peu d'affaires où elle ne fût appelée à intervenir, comme il n'était personne qui ne fut de sa mouvance, et comme, avec la liberté d'action qui caractérisait l'ancien temps, chacun agissait eu toute indépendance jusqu'au point où il aurait empiété sur les droits d'autrui, — point où, par le fait même, la justice était appelée à intervenir, — la justice remplissait dans l'ancienne France le rôle de ce que nous nommons aujourd'hui l'administration[27].

 

V

Et le Parlement continue, jusqu'au XVIIe siècle, de garder les traits essentiels qui l'avaient marqué à ses origines. Le roi lui-même le vient souvent présider, et non seulement à Paris, mais dans les villes de province ; alors le prince donnait son avis aux causes plaidées devant lui, écoutait la diversité des opinions, par aventure contraires à la sienne, et y faisait réponse. Au prononcé de l'arrêt il parlait le dernier, de crainte que son avis n'attirât les autres. Et, de même qu'aux premiers temps, de même encore au XVIe siècle, les rois, tenant leurs Parlements, y faisaient parfois siéger leur femme joignans eux à leur dextre, ce qui continuait de marquer, de la manière la plus gracieuse, le caractère familial de leur juridiction.

Et le Palais de Justice est demeuré le logis du roi. Là encore les derniers Valois donnent des repas pour les noces de leurs filles, ce qui oblige le Parlement de déguerpir et d'aller siéger pour quelque temps au couvent des Augustins[28].

 

VI

Quant au Conseil du roi proprement dit, il conserva lui aussi, et jusqu'à la veille de la Révolution, les traces de ses fonctions premières. Charles VIII, par édit du 16 février 1497, l'avait organisé en Cour souveraine avec création de dix-sept conseillers ordinaires, en réservant un autre Conseil, qui se tenoit près sa personne, composé des princes, officiers de la Couronne, du chancelier et autres personnes choisies et favorisées, qu'on appela le privé Conseil. Au Grand Conseil fut attribuée la solution des conflits judiciaires où la Couronne pouvait se trouver engagée de près ou de loin, et au privé Conseil, les seules matières politiques[29]. Le Grand Conseil, dit Tocqueville[30], est Cour suprême de justice : c'est de lui que ressortissent en dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Il décide toutes les affaires importantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n'a point de juridiction propre. C'est le roi seul qui décide, alors même que le Conseil semble prononcer. Même en ayant l'air de rendre la justice, celui-ci n'est composé que de simples donneurs d'avis, ainsi que le Parlement le dit dans une de ses remontrances.

Les Mémoires sur Mme de Maintenon, publiés par M. Hanotaux, contiennent un trait intéressant sur les séances du Conseil que présidait Louis XIV :

Le roi, y lisons-nous, aimoit tant qu'on agit avec justice, qu'il lui est arrivé plus d'une fois, lorsque quelques procès qui regardoient ses domaines étoient évoqués au Conseil, de se condamner lui-même, dans la crainte que, la chose le regardant, on ne l'Ut porté à décider en sa faveur. Cela lui est arrivé entre autres dans un procès qu'il eut avec le prince de Carignan : la chose n'étoit pas sans difficulté ; il se condamna, ainsi qu'il le faisoit dans toutes les affaires douteuses[31]. En quoi il imitait, inconsciemment sans doute, ses ancêtres Louis VII et saint Louis. Saint Louis disait expressément à son fils :

S'il avient que tu aies querelle encontre autrui, soutiens la querelle de l'estrange [étranger] devant ton Conseil, et ne montre pas que tu aimes moult ta querelle, jusque à tant que tu connaisses la vérité, car cil de ton Conseil pourroient estre cremeteus [craintifs] de parler contre toi[32]....

 

VII

Le Parlement qui, par rivalité de boutique, fera au XVIIIe siècle des remontrances sur les attributions judiciaires reconnues au Conseil du roi, aura oublié que, en droit, il n'était pas logé à autre enseigne ; ce que disait très bien le vieux Bodin :

En Parlement le Chancelier va recueillant l'avis et l'opinion des princes du sang et des plus grands seigneurs, pairs et magistrats, si est-ce que ce n'est pas juger au nombre des voix, ains pour rapporter au roi leur avis, s'il lui plait le suivre ou rejeter ; et, jaçoit que, le plus souvent, il suit l'opinion du plus grand nombre, toutesfois, pour faire entendre que ce n'est pas pour leur égard, le Chancelier, prononçant l'arrêt, ne dit pas le Conseil ou la Cour dit, ains le Roi vous dit[33].

Ce n'était pas le Parlement, lors même que le roi était absent, c'était le roi qui jugeait, observe Bodin ; et il jugeait, comme le roi, sans se plier à des textes de loi, à des ordonnances écrites, mais selon sa conscience ; les peines qu'il appliquait étaient arbitraires, ce qui veut dire, non qu'elles étaient injustes, mais que la nature n'en était fixée par aucun règlement ; il ne jugeait, — pour reprendre une expression, encore de style aujourd'hui, — qu'en équité[34].

Par l'ensemble de ces faits, qui contribuent à montrer que le Parlement représentait par la délégation le plus étroite la personne royale elle-même, s'expliquent aussi les lits de justice, dont le caractère est trop souvent méconnu. On nommait ainsi les assemblées où le roi venait prendre la présidence de son Parle-meut pour lui faire connaître sa volonté. Jusqu'au XVIe siècle, le roi occupa dans ces occasions un trône d'or ; mais, à partir du règne de Louis XII, le trône fut remplacé par un lit formé de cinq coussins surmontés d'un dais. Jean Foucquet en a tracé une image précise dans la fameuse miniature, représentant un lit de justice tenu par Louis XII, qui est aujourd'hui conservée à la Bibliothèque de Munich. Les coussins et le dais, ainsi que les murs de la chambre, étaient tendus d'étoffe bleue semée de fleurs de lis d'or. Le roi, lui-même vêtu de bleu et coiffé d'une toque bleue surmontée de plumes blanches, tenait en main le bâton ou sceptre royal, au bout duquel brillait une fleur de lis d'or. Le lit était placé dans l'un des angles de la pièce, surélevé de manière que le souverain dominât l'assemblée.

Le siège est préparé au dessoubs d'un couvert, ciel ou dais de drap d'or ou de velours ; il est garni d'oreillers ; et il est paré d'un autre grand drap de velours azuré semé de fleurs de lys d'or, qui sert de dossier à son throsne, et, coulant par dessoubs les oreillers où il sied, vient à descendre par les degrés et s'advance bien avant dans le Parquet et fait une magnifique apparence de siège, à l'exemple des licts ordinaires qui sont composés de ciels, dossiers et oreillers[35].

Au siècle suivant, le bleu de toutes ces étoffes se mua en violet[36].

Le lit de justice était aussi appelé trône royal, siège royal ou tribunal royal.

En pensant aux lits de justice, on imagine généralement un prince venant au milieu d'un tribunal lui imposer ses décisions par un coup de force ; au lieu d'y voir, ce qui correspondrait à la vérité, le monarque venant rendre lui-même la justice au sein de son Conseil[37]. Loin de se résoudre en un coup de force, ces assemblées donnaient le tableau de la justice en sa pureté. La loi vive[38] s'y exprimait directement par la bouche de celui qui l'incarnait. Et tout ainsi, dit Bodin[39], que les fleuves perdent leur nom et leur puissance à l'embouchure de la mer, et les lumières célestes, en la présence du soleil et aussitost qu'il approche de l'horizon, perdent leur clarté, en sorte qu'elles semblent rendre la lumière totale qu'elles ont empruntée au soleil, ainsi voyons-nous les Cours de justice se dépouiller de leur autorité du moment où paraît dans leur sein celui qui en est la source unique. L'Hommeau s'exprime en termes pareils :

Quelque grande puissance qui aient les magistrats souverains, elle n'a aucune force quand le roy parle et commande, voire mesme la seule présence du roy fait cesser toutes les puissances dis magistrats ; de sorte que, où le roy est présent. tous les magistrats n'ont point de puissance ; non plus qu'en la présence du soleil approchant de l'horizonc'est la comparaison même de Bodintoutes les lumières célestes n'ont point de clarté, au contraire la perdent du tout. C'est pourquoy, quand le roy entre dans ses palais de justice, les juges se lèvent et cessent de rendre justice, tandis que le roy est présent[40], à moins que, sur son désir, ils ne continuent de siéger sous sa présidence.

Et La Roche-Flavin : Le roy présent, le Parlement, ny autre magistrat ne peut user d'aucun commandement ny exercice de justice de luy-mesme : Adveniente principe cessat magistratus[41]. En présence de la justice en personne, ceux qui ne sont que ses interprètes se trouvent, du fait même, dépouillés de leur pouvoir ; tout ainsi que le messager serait réduit au silence, quand celui qui l'aurait adressé paraîtrait pour parler lui-même.

Louis XV n'exagérait pas quand il disait au Parlement, le 3 mars 1766 : C'est de moi seul que mes Cours tiennent leur existence et leur autorité[42].

 

VIII

Ainsi donc, jusqu'à la fin de l'ancien régime, et nonobstant que la pratique en fût dispersée entre les diverses Cours souveraines, Parlements, Grand Conseil, Cour des Comptes, Cour des Aides, la justice continua, selon la remarque de Richelieu, à demeurer la plus intime propriété de la royauté[43].

Cours souveraines dont on sait le rapide développement. Entre ces juridictions limitrophes, des conflits ne devaient pas tarder à surgir, conflits dont la solution est naturellement retenue par le monarque, qui continue de marquer ainsi son rôle judiciaire. Il les fait trancher par son Conseil[44], à moins, ce qui arrive souvent, qu'il ne les tranche lui-même.

S'il survenait quelque différend entre les Cours souveraines, surtout dans les affaires des particuliers, dit Louis XIV au Dauphin[45], les rois eux-mêmes les terminaient d'un seul mot, le plus souvent en se promenant, sur le rapport des maîtres de requête.

 

IX

Deux anecdotes pour clore ces chapitres sur les magistrats du roi :

Henri IV fit un jour appeler M. de Turin, conseiller au Parlement ; il voulait lui recommander une affaire dont il était rapporteur et qui intéressait le duc de Bouillon :

Monsieur de Turin, je veux que M. de Bouillon gagne son procès.

Eh bien, Sire, il n'y a rien de plus aisé ; je vais vous l'envoyer et vous le jugerez vous-même. Et il s'en alla.

Sire, dit alors l'un des assistants, vous ne connaissez pas le personnage ; il est homme à faire ce qu'il vient de dire.

Au fait, le garde de la Chambre, dépêché par Henri IV, trouva M. de Turin occupé à charger les sacs de procédure sur le dos d'un crocheteur, à qui il avait donné ordre de les porter au roi[46].

Ici l'on voit, et cette admirable indépendance qui caractérisait la magistrature sous l'ancien régime, et l'idée que les parlementaires avaient eux-mêmes des fonctions judiciaires du roi.

Puis nous voulons noter la tradition qui se transmettait parmi les rois de France concernant leur rôle de justiciers.

Louis XV dit certain jour à Choiseul que l'irrégularité de sa conduite ne l'inquiétait pas pour son salut :

Les mérites de saint Louis s'étendent à ses descendants et nul roi de sa race ne peut être damné, pourvu qu'il ne se permette ni injustice envers ses sujets, ni dureté envers les petites gens[47].

Pour un roi de France — un Louis XV ! — il n'y avait donc que deux crimes irrémissibles : la forfaiture où il tomberait comme justicier et l'oppression des petites gens.

Combien Taine a raison quand il observe que de menus faits jettent souvent une plus vive lumière sur les mœurs et les traditions nationales que les plus doctes dissertations !

 

 

 



[1] Guy Coquille, Coutumes du Nivernais, p. 12.

[2] Voyez encore l'ordonnance donnée en 1359 par Charles V : ... le Parlement est la justice souveraine et capitale de France, représentant sans moyens la personne du roi. — Cf. La Roche-Flavin, liv. II, chap. XVI, § 18, p. 219 de l'éd. de 1621 ; Ch.-V. Langlois, ap. Revue historique, XLII, 91.

[3] Gaydon, vers 4103-4106, éd. Guessard et Luce, p. 124.

[4] Girart de Roussillon, § 247, trad. P. Meyer, p. 128.

[5] Mort de Garin le Loherain, éd. du Méril, Paris, 1843, p. 195, vers 9.

[6] Huon de Bordeaux, éd. Guessard et Grandmaison, p. 11

[7] Les citations tirées de Gaydon, éd. Luce et Guessard, pp. 12-24.

[8] Montlosier, Monarchie française, I, 188-189.

[9] Ch.-V. Langlois, ap. Revue historique, XLII, 88-89.

[10] Joinville, éd. N. de Wailly, p. 246 ; Wallon, II, 168.

[11] Remontrances faites au feu roy Loys unziesme, ap. Cl. de Seyssel, la Gramonant chier de France, f. 71.

[12] Boutaric, la France sous Philippe le Bel, p. 162.

[13] La Roche-Flavin, liv. XIII, chap. LXI, § 5, p. 1078 de l'éd. de 1621 ; Esmein, p. 529.

[14] La Roche-Flavin, liv. V, chap. VIII, § 4, p. 412 et liv. XIII, chap. XXVII, p. 960 de l'éd. de 1621.

[15] La Roche-Flavin, liv. V, liv. XIII, chap. IV, § 4, p. 894 de l'éd. de 1621.

[16] And. Duchesne, Antiquitez, éd. de 1609, p. 490 ; cf. La Roche-Flavin, liv. IV, chap. I, § 129, p. 397 de l'éd. de 1621.

[17] Monstrelet, Chroniques, éd. de 1572, in-fol., f. 75 v° ; Loys d'Orléans, les Ouvertures des Parlements, Paris, 1607, in-4°, f. 260 v°.

[18] And. Duchesne, Antiquitez, éd. de 1609, p. 517.

[19] La Roche-Flavin, liv. X, chap. XXV, § I, p. 793 de l'éd. de 1621.

[20] And. Duchesne, Antiquitez, éd. de 1609, p. 518 ; La Roche-Flavin, liv. X, chap. XXV, § 3, p. 793 de l'éd. de 1621.

[21] And. Duchesne, Antiquitez, éd. de 1609, p. 519 ; Monstrelet, éd. de 1572, in-fol., f. 21 v°-22 ; L. d'Orléans, chap. XXV, f. 264 de l'éd. de 1621 ; La Roche-Flavin, liv. X, chap. XXV, § 12, p. 796 de l'éd. de 1621. Il est impossible de ne pas noter que, le costume de nos premiers magistrats ne s'étant guère modifié, les membres de notre haute magistrature portent, aujourd'hui encore, le costume de nos anciens rois de France, leur costume officiel.

[22] L. d'Orléans, éd. de 1607, f. 263.

[23] La Roche-Flavin, liv. II, chap. XIV, § 3, p. 71 de l'éd. de 1621, et § 12, p. 72.

[24] La Roche-Flavin, liv. VII, chap. XXVII, § 23, p. 532 et liv. XIII, ch. XXXIV, p. 975 de l'éd. de 1621 ; Noël Valois, Inventaire, des arrets du Conseil d'État, t. I (1886, in-4°), introduction, chap. I.

[25] La Roche-Flavin, liv. XIII, chap. XVII, § 2, p. 920 de l'éd. de 1621.

[26] L. d'Orléans, éd. de 1607, f. 35 ; La Roche-Flavin, liv. IV, chap. Ier, § 30, p. 361-362 de l'éd. de 1621.

[27] Vicomte d'Avenel, la Noblesse française sous Richelieu, p. 317.

[28] Sur ces faits voyez l'œuvre admirable de la Roche-Flavin, Treize livres des Parlemens de France, liv. VI, VII et VIII.

[29] La Roche-Flavin, liv. XIII, chap. XXXIII, § I, p. 973-974 de l'éd. de 1621.

[30] Tocqueville, Ancien régime, éd. de 1866, in-8°, p. 52. Cf. comte de Ségur, Souvenirs, éd. or., II, 24.

[31] Mémoires sur Mme de Maintenon, publiés par MM. d'Haussonville et Hanotaux, II, 237.

[32] Geoff. de Beaulieu, éd. D. Bouquet, XX, 5 B ; le Confesseur de la reine Marguerite, ibid., XX, 85 B et 117 C-D. Sur Louis VII voyez les traits rapportés par Walter Map, De nugis curialium, éd. Pertz, SS., XXVII.

[33] Bodin, les Six livres..., éd. de 1583, pp. 263-264 et p. 456.

[34] Du Haillan, De l'Estat et succez des affaires de France, éd. de Paris, 1611, in-12, f. 183 ; La Roche-Flavin, liv. XIII, ch § 13, p. 1080, et chap. LXIX, § 4, p. 1116 de l'éd. de 1621.

[35] Roche-Flavin, livr. IV, chap. I, § 3, p. 353 de l'éd. de 1621.

[36] Marquis de Ségur, Au couchant de la monarchie, pp. 124-125.

[37] Cf. Esmein, p. 527.

[38] Bodin, les Six Livres, éd. de 1383, p. 610, et La Roche-Flavin, liv. XIII, chap. XXXI, p. 968 de l'éd. de 1621.

[39] Bodin, les Six Livres, p. 452. La Roche-Flavin se sert des mêmes images pour mettre eu lumière les mêmes idées, liv. IV, chap. I, § 61, p. 869 et liv. XIII, chap. XIII, § I, p. 901 de l'éd. de 1621.

[40] L'Hommeau, Maximes générales du droit français, I, 3.

[41] La Roche-Flavin, liv. XIII, chap. XVII, § 26, p. 929 de l'éd. de 1621.

[42] Cité par Gomel, les Causes financières de la Révolution française, p. 26.

[43] Richelieu, Mémoires, I, 221.

[44] Guy Coquille, éd. de 1703, in-fol, III, 3.

[45] Instructions de Louis XIV pour le Dauphin, dans les Œuvres de Louis XIV, éd. de 1806, I, 50.

[46] Vicomte d'Avenel, la Noblesse française sous Richelieu, p. 331.

[47] P. de Nolhac, Louis XV et Mme de Pompadour, p. 335. On peut comparer ces paroles de Louis XV à celles que les chroniqueurs placent, au moyen âge, dans la bouche des rois parlant, sur leur lit de mort, à leur successeur. Philippe-Auguste dit à Louis VIII : Fais bonne justice au peuple et surtout protège les pauvres et les petits contre l'insolence des orgueilleux. Luchaire, ap. Lavisse, III1, 279.