Les faits qui précèdent éveillent bien des réflexions. Combien ces tableaux sont différents de ceux que met sous nos yeux la société contemporaine ! Ne nous hâtons pas de juger moralement le passé. Que si nous avions vécu au temps dont il vient d'être question, nous en aurions partagé les idées, les sentiments, approuvé les usages. Diderot, esprit d'avant-garde, écrit judicieusement : Il ne faut pas imaginer qu'il n'y ait d'hommes sages qu'au temps où l'on vit et que l'intérêt public ait été moins cher à nos prédécesseurs qu'à nous. Séduits par des idées systématiques, nous attaquons leur conduite et nous sommes d'autant moins disposés à reconnaître leur prudence que l'inconvénient auquel ils ont remédié par leur police, ne nous frappe plus. Réflexions qui devraient être gravées au mur des cabinets de travail de tous les historiens. Un premier fait à considérer est l'extrême sévérité des peines et châtiments aux jours d'autrefois, sévérité approuvée par les contemporains à de rares exceptions près. Quand Voltaire s'élevait avec indignation contre la rigueur, en France, des arrêts parlementaires, il oubliait, car il ne pouvait ignorer, ce qui se pratiquait chez ses amis les Anglais, que lui et les encyclopédistes ne cessaient de poser en modèles. Parmi les actions des hommes, écrivait le grand Mirabeau, il y en a cent-soixante qu'un acte du Parlement britannique a déclarés crimes capitaux et irrémissibles, entrainant la peine de mort. En voici quelques-uns : Détourner un cheval ou une brebis, arracher un objet des mains d'un homme et s'enfuir, voler 40 shelings dans une maison où l'on demeure ou 5 shelings dans une boutique, prendre dans la poche de quelqu'un la valeur de 12 pence (vingt-quatre sous)... On connait l'histoire de la pie. Une malheureuse servante fut condamnée à mort et pendue sous l'inculpation d'avoir volé une cuiller d'argent. Vainement avait-elle protesté de son innocence. Peu après, la cuiller se retrouva dans le nid d'une pie. Les fidèles de la paroisse, où la pauvre fille avait demeuré, fondèrent, par sentiment de pitié, une messe célébrée annuellement au jour anniversaire du supplice, pour le repos de l'âme de la victime : la messe de la pie, laquelle fut dite fidèlement jusqu'aux bousculades révolutionnaires. En son célèbre Tableau de Paris, Sébastien Mercier parle de la corporation des fumistes dont les jurés condamnèrent bravement à mort un compagnon qui s'était rendu coupable de vol ; et nos fumistes ne se contentèrent pas de condamner à mort leur camarade, ils le pendirent haut et court de leur autorité privée, sans que les pouvoirs publics aient cru devoir intervenir. Les prisons du vieux temps arrachèrent des milliers et des milliers de malheureux aux plus affreux châtiments, non seulement au gibet, mais à la torture, au supplice de la roue. Un autre fait d'ordre général et dont il faut encore soigneusement tenir compte est, nous ne dirons pas le préjugé — car dans la constitution de la société d'autrefois ce n'était pas un préjugé — nous dirons l'opinion profondément enracinée qui rendait toute une famille immédiatement responsable du crime, voire de la faute commise par l'un des siens. Après le supplice de Damiens — qui avait frappé Louis XV d'un coup de canif — tous les mâles de sa famille furent jetés en prison ; après que Mandrin eut péri sur ta roue à Valence, tous les hommes de sa parenté furent exilés de France. Et les gens du peuple, en ces questions de solidarité familiale, étaient plus sévères encore, plus intransigeants peut-être que les nobles et les membres de la haute bourgeoisie. Sébastien Mercier le note précisément : tandis que les grandes maisons de l'aristocratie, les Biron, les Montmorency, les Marillac, ne se sentiront pas atteintes, en leur honneur familial par les têtes ancestrales tombées sur l'échafaud, un modeste marchand de drap, parce que son beau-frère, qu'il n'a jamais vu, aura subi une condamnation de nature à porter atteinte à l'honneur, ne pourra parvenir aux plus humbles charges de sa communauté. Et contre pareil état d'esprit, il ne pouvait être question de réagir brusquement. Il y fallut une lente, progressive transformation des mœurs et qui ne put se faire qu'insensiblement. On peut dire que la plupart des lettres de cachet furent délivrées pour sauver des familles d'honnêtes gens du déshonneur malfaisant dont la conduite de l'un des leurs les aurait atteintes. Et concluons, avec l'un des plus grands historiens du XIXe siècle, Alexis de Tocqueville, parlant de nos ancêtres : Plût à Dieu que nous puissions retrouver, avec leurs préjugés et leurs défauts, un peu de leur grandeur ! FIN DE L'OUVRAGE |