PRISONS D’AUTREFOIS

 

CHAPITRE XIV. — CHARTES PRIVÉES.

 

 

Pour longue et variée que puisse paraître l'énumération qui précède, encore n'avons-nous pas épuisé l'infinie variété des maisons de détention en usage sous l'ancien régime.

Un certain nombre de particuliers et plus grand nombre de particulières tenaient en leurs demeures des établissements de détention appelés refuges, chartes privées ou maisons de discipline, où le pouvoir royal, parfois même les magistrats, faisaient enfermer des détenus, la plupart par lettres de cachet ; maisons de discipline d'ailleurs soumises à la surveillance de la police.

A Paris, deux de ces maisons de détention privées furent particulièrement notables, celle qui était tenue par Marie de Sainte-Colombe et celle qui était dirigée par une demoiselle Douay. Ce fut dans cette dernière, sise rue de Bellefond, à Montmartre, que fut enfermée la célèbre Marie-Thérèse de Ruffey, marquise de Monnier, la charmante et passionnée Sophie du grand Mirabeau. Son mari, le marquis de Monnier, était premier président de la chambre des comptes de Dôle ; mais il était vieux et Sophie ne voulait plus en entendre parler. Elle fut arrêtée, ainsi que son amant, à Amsterdam, le 14 mai 1777, par l'inspecteur de police Debruguières, et amenée à Paris, où elle fut mise en pension chez Mlle Douay, tandis que Mirabeau était enfermé à Vincennes, où il écrivit ses fameuses Lettres à Sophie.

Ajoutons que l'ordre d'incarcération stipulait l'incarcération de la marquise de Monnier à Sainte-Pélagie ; sur l'intervention du duc de La Vauguyon, ambassadeur de France à Amsterdam, appuyé par les père et mère de la jeune femme, fut accordée, en manière d'adoucissement, la détention en la maison de discipline tenue par Mlle Douay. Dès les premiers jours, une mise en liberté fut proposée à la prisonnière sous condition qu'elle retournerait auprès de son mari. Non, écrit-elle de sa prison à Mirabeau, non : Sophie ne s'avilira pas ; elle sera malheureuse loin de toi, mais elle ne sera jamais vile. Les lettres de Sophie donnent d'intéressants détails sur la maison de détention où elle est placée et qui éclairent, par extension, les refuges similaires. Les chambres sont spacieuses et bien aérées ; mais on y vit à plusieurs. Sophie a quatre compagnes dans la sienne ; les fenêtres en sont garnies de barreaux. Les murs d'enceinte, qui entourent le jardin, sont peu élevés, aussi ne peut-on se promener entre les pelouses que sous la surveillance de gardiens, lesquels sont bonnement les domestiques de la maison. Ceux-ci ont la haute main sur ce qui se passe dans l'établissement. Ils entrent à toute heure dans les chambres des dames, qu'ils ne laissent pas de malmener quand elles ne sont pas couchées à l'heure prescrite. Mais deux d'entre eux, écrit Sophie, font les délices de ces dames, qui jouent et folâtrent avec eux ; ils font leurs commissions.

L'établissement contient des aliénées, la plupart folles d'amour ; celles-ci sont très douces, mais les autres font un vacarme dont enrage le voisinage. Autrefois, écrit Sophie, on y admettait aussi des hommes ; il n'y en a plus qu'un qui est imbécile ; mais ils ne l'ont pas tous été, c'est pourquoi il n'y en a plus.

Ce qui plait à la prisonnière dans cette pension de Mlle Douay est l'absence de bigoterie et de contrainte religieuse. Et puis elle se loue beaucoup de la directrice. Les pensionnaires n'ont permission d'écrire à leur famille que quatre fois l'an ; heureusement que, pour porter les lettres écrites en cachette, il y a les deux domestiques qui font les délices de ces dames. Sophie fabriquait de l'encre avec des clous trempés dans du vinaigre et profitait, pour écrire, de l'heure des repas où elle se trouvait seule dans sa chambre ; et le facteur qui portait les lettres échangées entre Mirabeau enfermé à Vincennes et Sophie de Monnier détenue chez Mlle Douay, était l'officier de police même, l'inspecteur Debruguières, qui les avait arrêtés. Les pensionnaires appartenaient aux milieux les plus divers ; il en était qui venaient de Sainte-Pélagie et de la Salpêtrière, trois d'entre elles de maisons mal famées ; mais voici la femme du peintre du roi, Vernet, qui était folle, et la tante du grand acteur Lekain, qui avait l'heureuse spécialité de prendre pour diamants toutes les pierres du chemin. Sophie travaille pour son cher Mirabeau, lui brode une bourse, lui fait des manchettes de dentelle ; elle lit ses œuvres qu'elle a pu se procurer. Elle donne au prisonnier de Vincennes des nouvelles de leur enfant, du cher petit qui va naître : Je promène ton fils, il ne grandit pas vite. Le fils sera une fille, qui sera baptisée Sophie-Gabrielle, des noms de père et mère. Elle mourra à l'âge de deux ans. Des enfantelets se trouvaient dans la maison avec leurs mères prisonnières. De l'un d'eux, Sophie parle à son amant. Il s'agit d'une fillette : Elle est charmante ; elle s'est endormie pendant les vêpres à côté de sa tante, auprès de moi. Cela m'a fait penser que nous n'aurons pas le bonheur de tenir comme cela notre enfant, de le faire dormir dans nos bras, reposer sur notre sein, le couvrir de nos baisers et de larmes de joie. Cette idée m'a tout serré le cœur. J'ai pleuré. Le 18 juin 1778, après la naissance de son enfant, Sophie de Monnier sortit de la maison de discipline tenue par Mlle Douay ; un officier de police la mena au couvent de Conflans, où l'on ne voulut pas la laisser, jugeant Conflans trop près du donjon de Vincennes où Mirabeau était prisonnier. Sophie fut transférée au couvent Sainte-Claire de Gien, où Mirabeau vint passer quinze jours avec elle dans sa cellule.

Un autre détenu en charte privée, plus célèbre encore que l'ardente Sophie de Monnier, fut le grand Antoine-Louis-Léon de Saint-Just, le plus austère et rigide héros de l'épopée révolutionnaire. En septembre 1786, il était venu à Blérancourt demander de l'argent à sa mère qui y vivait, dans les conditions les plus modestes, entre ses deux filles. Sa mère n'ayant pu lui en donner, le jeune homme — à cette date Saint-Just avait dix-neuf ans — se leva la nuit, força des serrures, enleva argenterie et bijoux qu'il fut vendre à un juif, lequel fit jeter l'argenterie à la fonte. Après quoi, dans l'espoir d'y trouver un alibi contre les conséquences de son équipée, Saint-Just se présenta à l'Oratoire dont les religieux refusèrent de le recevoir. Par l'intermédiaire du chevalier d'Evry, officier aux gardes françaises, la mère demanda que son fils fût enfermé à Saint-Lazare, où elle paierait sa pension. Le lieutenant de police fit réponse que le jeune homme serait placé dans un établissement où le prix de la pension serait moindre qu'à la prison royale et où il ne serait pas moins bien gardé. Le choix du Magistrat se porta sur la maison de discipline tenue par la demoiselle Marie de Sainte-Colombe, près la barrière du Trône. La pension y serait de 800 livres, un chiffre encore assez élevé, de 10 à 12.000 francs d'aujourd'hui.

La pauvre mère en écrivait au chevalier d'Evry, parlant de son fils : S'il lui reste encore un peu de sentiment, il doit bien se reprocher les chagrins qu'il me fait éprouver et qui pourraient me causer la mort dans la situation où je me trouve. C'est bien mal payer de sa part la tendresse et l'affection que j'ai toujours eues pour lui. La malheureuse femme doit pourvoir à l'entretien de son enfant ; elle envoie pour lui six chemises à la darne de Sainte-Colombe, mais en lui recommandant de ne lui en donner que deux à la fois : il vendrait les autres ; elle fait acheter pour lui bas de laine et redingote chaude pour l'hiver. Entré chez la dame de Sainte-Colombe le 30 septembre 1786 par lettre de cachet, le jeune Saint-Just en sortit le 30 mars 1787 en vertu d'une autre lettre de cachet. La mère avait exprimé le désir de reprendre chez elle son fils, qui lui paraissait corrigé.

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Encore la liste de nos maisons de détention n'est-elle pas close. Il arrivait à nos aïeux d'être mis en prison par lettre de cachet dans leur propre demeure, avec défense d'en sortir avant mise en liberté. Ici, du moins, pouvaient-ils jouir d'un régime tout à leur convenance, mise à part la faculté d'aller se promener.