PRISONS D’AUTREFOIS

 

CHAPITRE XII. — SAINT-LAZARE.

 

 

La célèbre maison de Saint-Lazare à Paris était à la fois couvent, hôpital, renfermerie et prison, prison d'État et prison judiciaire. La fondation en remontait au début du XIIe, peut-être au XIe siècle. La maison fut primitivement un hôpital réservé au traitement des lépreux et, dans cette intention, placée sous le vocable de saint Ladre, autrement dit saint Lazare, le lépreux de l'Evangile. Une foire dite de Saint-Lazare, que l'illustre abbé Suger fit fonder par Louis le Gros sur la route de Saint-Denis, donnait annuellement les ressources nécessaires.

A la maison de Saint-Lazare, les rois de France nouvellement couronnés s'arrêtaient, avant d'entrer dans Paris, pour y recevoir le serment d'obéissance et de fidélité des principales autorités. Un des bâtiments du couvent dit logis du roi était consacré à cette destination. Dernier arrêt avant de pénétrer dans la grand'ville, dernier arrêt avant d'en sortir. A Saint-Lazare, la dépouille d'un roi décédé était momentanément déposée avant que vingt-quatre porteurs de sel l'amenassent en sa demeure dernière, l'abbaye de Saint-Denis.

L'histoire de Saint-Lazare, telle qu'elle nous intéresse ici, date de l'année 1632, où la maison fut donnée à l'admirable saint Vincent de Paul et aux prêtres de ses missions, pour y développer leurs œuvres de bienfaisance. Monsieur Vincent s'y intéressa de son grand cœur, de toute son activité. L'admirable homme de bien songea immédiatement à en faire quand et quand une léproserie, une maison d'aliénés et une maison de correction, maison de correction où l'amélioration, la conversion des détenus serait poursuivie avec plus de diligence que le châtiment de leurs fautes. La lèpre — grâce à Dieu et aux médecins du temps, dont il ne faut peut-être pas trop médire — était devenue très rare. On n'en signale qu'un exemple à Saint-Lazare du temps de Vincent de Paul. Les aliénés y furent en plus grand nombre, appartenant parfois aux meilleures familles du royaume, tel que le frère du cardinal d'Estrées (1639). Monsieur Vincent s'intéressait à sa fondation de tout son grand cœur. Ses discours, exhortations, monitions aux prêtres de ses missions chargés d'assurer le bon fonctionnement de l'établissement, en donnent l'émouvant témoignage. Parmi ces exhortations se renouvelle celle de bien traiter et bien nourrir non seulement les malades, mais les détenus : j'ai appris qu'on leur donne parfois des portions désagréables, mal accommodées, même de la viande ou du vin restés du jour précédent ; au nom de Dieu, mes frères, que cela ne se fasse plus I Baillez-leur comme à nous-même, comme aux prêtres. Deux années avant sa mort, en prévision d'une fin prochaine, Vincent de Paul recommandait encore aux Frères de ses Missions établis à Saint-Lazare de poursuivre avec zèle, pieusement, fidèlement l'œuvre qu'il avait fondée.

Saint Vincent de Paul mourut à Saint-Lazare, le 27 septembre 1660. Les Frères demeurèrent dévoués à la tâche que le saint homme leur avait mise à cœur. Jusqu'au jour où la Révolution les chassa de chez eux, ils continuèrent à donner leurs soins aux malades et aux détenus de la maison de Saint-Lazare, où l'on voit entrer annuellement, jusqu'à la fin de l'Ancien régime, de 40 à 70 aliénés ou prétendus mauvais sujets.

Il. y avait donc à Saint-Lazare, comme dans les autres renfermeries, plusieurs catégories de détenus : les pensionnaires, dont quelques-uns venaient y demeurer de bon gré, et les renfermés par correction ; enfin les aliénés. Les fous et la correction étaient placés dans un bâtiment spécial dénommé la prison, les autres dans un corps de logis appelé bâtiment des ordinaires, dont les hôtes jouissaient, pour des détenus, d'une assez grande liberté. Dans la prison, écrit P. Coste, au cours d'une précieuse étude consacrée à la maison de Saint-Lazare, étaient représentées toutes les catégories de vicieux, libertins et dissipateurs formant le plus grand nombre. On y voyait des blasphémateurs, des impies, des ivrognes, jusqu'à de véritables brigands. Quelques-uns avaient volé leurs parents, d'autres les avaient battus, ou même avaient attenté à leurs jours. Personne, au reste, ne pouvait être mis à Saint-Lazare dans la maison de correction sans autorisation du lieutenant de police. La discipline y était maintenue avec rigueur.

La maison était placée sous l'autorité de deux prêtres, dont l'un, le Père préposé, avait la direction générale, l'autre la direction spirituelle. Les soins de la surveillance et de l'entretien de la maison incombaient aux Frères de la Mission.

On entrait dans Saint-Lazare par une massive porte de fer, après quoi il fallait encore passer par une demi-douzaine d'autres portes non moins résistantes l'accès des châteaux-forts n'était pas mieux barré. Et l'on arrivait à des bâtiments divisés en trois étages, dont chacun était traversé d'un long couloir où s'ouvraient les cellules des détenus. Cellules où chacun des reclus avait à sa disposition un lit de sangle, sans paillasse mais avec matelas, draps et couverture, une chaise de paille, une table, un seau de toilette et la menue vaisselle d'usage. La chapelle, au troisième étage, était d'un aspect singulier une longue, vaste galerie bordée des deux côtés par des manières de cages grillagées dont chacune recevait un prisonnier à l'heure des offices, cages disposées de façon que le détenu n'en pouvait apercevoir que l'autel et l'officiant. Celui-ci y venait donner la communion à chacun des prisonniers admis à la recevoir.

Auprès des prisonniers par correction n'étaient admises que les visites autorisées par ceux qui les avaient fait incarcérer ; ils ne pouvaient communiquer avec leurs codétenus et n'avaient de rapports qu'avec le personnel, direction et service, attaché à la maison. Aussi pour que, dans l'intérieur même de l'établissement, le nom véritable des détenus fût ignoré, chacun de ces derniers, en entrant à Saint-Lazare, y recevait-il un nom de circonstance, toujours un nom de saint et précédé du qualificatif ; ainsi en leurs petites cellules couchaient, sur leurs lits de sangle, saint Pierre et saint Paul, saint Jean et saint Jacques, saint Joseph, saint Polycarpe, saint Augustin et saint Bonaventure.

L'heure du lever variait, plus matinal en été. Les détenus déjeunaient à dix heures du matin, dînaient sur les cinq heures après midi. Plusieurs fois par jour, chacun d'eux devait venir s'agenouiller à la porte de sa cellule, après en avoir ouvert le guichet, pour la prière en commun. De même à l'heure fixée pour la lecture spirituelle. Les prisonniers étaient d'ailleurs amplement pourvus de bons livres de nature à les bonifier.

Chacun des repas était suivi d'une heure de récréation ; sous la surveillance des Frères, on se promenait dans les jardins et les cours, parfois accompagné des gros bouledogues, aux gueules sympathiques mais armées de crocs redoutables, chargés de la surveillance nocturne.

Nous avons dit que la discipline était maintenue sévèrement admonestations, gronderies et, si ces dernières ne suffisaient pas, privation de viande aux repas, le fouet, le cachot avec ses chaînes : progression ascendante. La vie au cachot était très dure, au pain et à l'eau et, pour couchette, de la paille.

Annuellement, des commissaires du Parlement venaient faire une inspection à Saint-Lazare, inspections minutieuses. Nous en avons les procès-verbaux. Les commissaires visitaient l'établissement en ses divers détails : l'infirmerie, la boulangerie, les cellules ; ils goûtaient le pain servi aux détenus, interrogeaient ceux-ci, chacun en particulier. Ils recueillaient l'expression de leurs désirs, leurs doléances. Les uns demandaient qu'on les laissât se promener plus souvent, plus longtemps dans les cours et jardins, les autres ne trouvaient pas la nourriture d'une qualité suffisante, elle n'était pas toujours, disaient-ils, d'une irréprochable propreté ; quelques-uns incriminaient la trop grande sévérité des punitions. Un avocat, Louis Maulnoury, aurait failli succomber en suite de cent coups de bâton qui lui furent appliqués sur le dos. Ils demandaient que les châtiments corporels fussent toujours donnés en présence du Père préposé.

À dater de 1734, on ne mentionne plus aucune plainte. Du fait, Saint-Lazare passait pour la maison de correction la mieux tenue de Paris. Les jeunes gens, voire les hommes faits, qui y étaient placés, étaient amenés, par l'action des missionnaires, aux meilleurs sentiments. Ils y sont reçus, dit un contemporain, et traités avec tant de douceur et tant d'ordre qu'ils y vivent presque comme des religieux. Au fait n'était-il pas rare de voir un prisonnier mis en liberté entrer dans les ordres ; quelques-uns, au sortir de la prison, s'élevèrent aux premiers rangs de la magistrature. D'autres, en apprenant qu'ils allaient être rendus libres, demandaient à rester en prison. P. Coste en cite plus d'un exemple et, parmi eux, les cas d'authentiques gentilshommes, notamment celui du fils du secrétaire d'Etat Loménie de Brienne : Je me trouve bien à Saint-Lazare et demande qu'il plaise à Sa Majesté de m'y laisser.

L'un de ces rapports adressés au procureur général près le Parlement, va jusqu'à déclarer que, parmi les divers établissements parisiens organisés pour l'amendement de la jeunesse — Officialité archiépiscopale et celle de Saint-Germain-des-Prés, Saint-Martin-des-Champs, Bicêtre

Saint-Lazare seul donnait satisfaction, d'autant plus regrettable était-il que le prix élevé de la pension, 600 livres — 9 à 12.000 francs d'aujourd'hui — n'en permit l'usage qu'aux familles fortunées.

Saint-Lazare, pension et maison de retraite ou de correction, disait la dénomination officielle, était en effet, après la Bastille et le donjon de Vincennes, une prison de distinction. En la liste de ceux qui y furent détenus, on cueillerait des noms appartenant aux meilleures familles du royaume, prélats, magistrats, notables commerçants, des sujets titrés des illustres maisons de Lorraine et de Luxembourg. Le comte Henri-Louis de Brienne y subit une rigoureuse détention en 1691-92. On a de lui des poésies latines et françaises, des récits de voyage, des Mémoires qui ont été publiés. Le célèbre Chapelle, l'ami de La Fontaine, de Boileau, de Racine et de Molière, dont les œuvres ont été souvent réimprimées ; enfin Beaumarchais, l'illustre père de Figaro. De nombreuses légendes étaient répandues sur Saint-Lazare, comme sur la Bastille et sur l'Hôpital général. L'une d'elles voulait que, le jour de leur entrée dans la maison, les reclus fussent réglément et amplement fouettés en manière de bienvenue. On citait même les termes dont les bons Pères se seraient servis pour inviter le patient à se soumettre de bonne grâce à cette formalité :

— Il faut, Monsieur, que je vous fessissions et si vous regimbissiez que nous recommencissions.

Et quand Beaumarchais, après une courte détention, recouvra la liberté, il fut, par ses confrères et rivaux, accablé de brocards et plaisanteries sur la correction paternelle qui lui avait été infligée. Il avait beau jurer ses grands dieux qu'il n'avait rien vu, ou plutôt rien senti de pareil, il continuait de subir les témoignages de compassion les plus empressés pour ses fesses endolories.

Les motifs d'incarcération à Saint-Lazare sont des plus variés : épilepsie, extravagance. Un chanoine s'était mis dans la tête que le diable venait de le changer en nourrice et faisait du vacarme parce qu'on ne lui confiait pas des poupons à allaiter. Les plus nombreuses détentions sont motivées par dissipation, dettes, libertinage, passion du jeu. Un nommé Balthazar Giroux est enfermé quand et quand pour libertinage et excès de dévotion. En voilà du moins un qui s'entendait à marier la carpe avec le lapin. Des motifs plus graves : entente criminelle avec les ennemis du royaume, voire assassinat. Jean de Montholon fut mis à Saint-Lazare en décembre 1634 pour avoir épousé clandestinement une personne qui n'était pas de soin rang social. Montholon était orphelin, la lettre de cachet avait été délivrée à la requête de son tuteur. Ce dernier motif est d'ailleurs des plus fréquents. Le fils d'un officier de la bouche du roi veut épouser la fille d'un cabaretier du faubourg Saint-Antoine. A la requête de son père, il fut gardé sous clé pendant deux ans. Et nous retrouvons les échos des fatales luttes religieuses, mais les réformés y étaient enfermés par arrêt du Parlement pour être instruits. On s'aperçut certain jour avec surprise qu'un chanoine passait son temps à prêcher le calvinisme à ses codétenus. Ce chanoine tomba malade. Il refusa de voir aucun médecin ni de prendre des remèdes, il n'en est guéri que plus promptement, notent les enquêteurs du Parlement.

Des parents amenaient eux-mêmes leurs enfants et les confiaient aux bons Pères moyennant pension, afin qu'ils les pénétrassent de bons principes, niais ces détentions ne pouvaient excéder trois mois, à moins d'arrêt de justice. Voici des enfants — et ils sont relativement nombreux — confiés aux Frères missionnaires à fin de préparation à leur première communion ; d'autres parce qu'ils sont paresseux. Des maîtres venaient du dehors pour leur donner des leçons et les surveillants tenaient la main à ce que les devoirs fussent faits avec diligence. Le fils du célèbre sculpteur Nicolas Coustou, l'auteur des admirables chevaux indomptés à l'entrée de nos Champs-Elysées, fut mis à Saint-Lazare pour y être corrigé de mauvaises habitudes contractées dans le monde.

Un jeune gentilhomme, Louis de Saint-Pern, s'évade de Saint-Lazare en septembre 1783. Le père en écrit à l'intendant de Rennes :

Vous aviez eu la bonté de m'obtenir un ordre du roi (lettre de cachet) pour renfermer mon fils à Saint-Lazare. Il vient de terminer sa captivité par une évasion. Le premier usage qu'il a fait de sa liberté a été de venir implorer ma clémence. Le père se laissa attendrir, mais voici que le jeune homme reprend sa vie de dissipation. Le père étant mort, sa famille, cette fois, le fait enfermer au Mont-Saint-Michel, d'où il est rendu définitivement libre en 1787. Le Père Prieur du Mont en écrivait :

Si on se trouve jamais dans la nécessité de faire enfermer de nouveau M. de Saint-Pern, je souhaite que ce soit ailleurs qu'au Mont-Saint-Michel ; je ne voudrais plus, pour mille écus, d'un pareil pensionnaire.

La maison de Saint-Lazare fut pillée et saccagée par les bandes révolutionnaires, pour être transformée en prison en 1793. Le plus grand poète français du temps, André Chénier, y était détenu quand, le 25 juillet 1794 (7 thermidor an II), il fut conduit à la guillotine. Couronnement révolutionnaire à l'œuvre fondée par saint Vincent de Paul.

En sa prison, André Chénier avait encore composé les stances admirables qu'il intitula la Jeune Captive :

Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin

J'ai passé les premiers à peine.

Au banquet de la vie à peine commencé,

Un instant seulement mes lèvres ont pressé

La coupe en mes mains encor pleine...