La prison du Mont-Saint-Michel était surtout connue dans l'ancien temps par sa célèbre cage de fer. L'usage de ce genre de geôles remontait à l'antiquité. Alexandre, roi de Macédoine, enferma dans une cage de fer le philosophe Callisthène, disciple et neveu d'Aristote, qui refusait de reconnaître sa divinité. Un des généraux du grand prince, Lysimaque, qui devint lui-même roi de Macédoine, encagea un de ses officiers qui s'était permis de railler sa femme Arsinoé. Notre Joinville rapporte que le roi des Tartares, après s'être emparé de Bagdad, en fit mettre en cage le khalife ; et le fameux conquérant tartare Timour-le-Boiteux, plus connu sous le nom de Tamerlan, après sa victoire d'Ancise (1401) sur le sultan Bajazet dit Ilderim (le foudre de guerre), aurait lui aussi condamné à cette cruelle détention son ennemi vaincu; il ne conviendrait d'ailleurs pas de plaindre ce dernier, puisqu'on sait que Bajazet lui-même, pour s'assurer la possession du trône ottoman, avait fait étrangler son frère avec la corde d'un arc, d'où serait venu l'usage du fatal cordon. A cette époque, les prisons dites cages de fer n'étaient pas singularité en Europe. Dès la fin du XIIIe siècle, les chroniques notent que l'archevêque de Milan, Othon Visconti, fit encager, au château de Baradello, Napoléon della Torre et cinq de ses parents après les avoir vaincus et faits prisonniers. A Mantoue, la tour dite della Gabbia était munie d'une cage de fer et à Plaisance, la geôle cruelle était scellée aux murs de la tour de la cathédrale. En France, les cages de fer destinées à des châteaux où rien ne fermait n'apparaissent pas avant la seconde moitié du XVe siècle. Le créateur parait bien en avoir été Louis XI. Il avait fait, lisons-nous au livre VI de la chronique de Philippe de Commynes, de si rigoureuses prisons comme cages de fer et d'autres de bois couvertes de plaques de fer pour le dehors et le dedans, avec terribles ferrures, de quelque huit pieds de large et de la hauteur d'un homme et un pied de plus. Le premier qui la devisa fut l'évêque de Verdun (Guillaume de Haraucourt) qui, en la première qui fut faite, fut mis et y a couché quatorze ans. Plusieurs depuis l'ont maudite et moi aussi, qui en ai tâté huit mois sous le roi de présent (Charles VIII). Nous avons des détails précis sur la construction de la cage, où fut enfermé Guillaume de Haraucourt, par un compte de la prévôté de Paris daté de 1476. Cette cage, destinée à l'évêque de Verdun, fut construite en l'une des cours de la Bastille où, durant vingt jours, dix-neuf charpentiers travaillèrent à écarir, ouvrer et tailler le bois pour former poutres et solives. Il entra dans la construction du monument près de 2.500 kilos de bois, sans parler du fer. La cage mesurait 9 pieds de long, sur 7 de large et 7 pieds en hauteur. Elle fut placée, avec son hôte, en l'une des tours de la Bastille; encore, pour s'assurer de la personne de l'évêque de Verdun, ne parut-elle pas au défiant Louis XI d'une sûreté suffisante ; par surcroît fit-il fortement griller les fenêtres et doubler la porte de la chambre où la cage fut placée, chambre dont il fallut qu'un maçon vînt renforcer le plancher parce que ledit plancher n'eût pu porter la cage à cause de sa pesanteur. La cage de la Bastille ne fut d'ailleurs pas la seule cellule de ce genre que fit faire le roi Louis. Son maitre d'hôtel, Guion de Broc, fut chargé de veiller à la construction d'une cage pareille destinée au château d'Ornain-lès-Blois, où fut mis le célèbre cardinal Jean Balue. Louis XI avait fait de Balue son homme de confiance, son secrétaire intime ; il l'avait fait nommer successivement évêque d'Evreux, évêque d'Angers ; mais en 1469, le roi découvrit que le cardinal, comblé par lui de bienfaits, nouait des intrigues avec son irréconciliable adversaire, Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Balue fut enfermé au château de Loches, pour y rester onze ans. Le château de Loches était muni d'une seconde cage de fer, mesurant six pieds et demi, en largeur, en longueur et en hauteur. A Paris, on en trouvait une en l'hôtel des Tournelles. D'autres de ces terribles geôles sont signalées au château de Chinon, au château d'Angers, au château de Plessis-lès-Tours. Nous savons, par ailleurs, qu'il arrivait qu'on les plaçât sur de grands chariots pour les transférer d'un lieu dans un autre avec leur prisonnier. Une de ces cages contenait un page de Charles le Téméraire, Simon de Quingey. Prison et prisonnier avaient été amenés de Verdun au château de Tours (mars 1480), dont il fallut abattre un pan de mur pour permettre au convoi d'entrer. La cage était cependant si basse que le captif n'y pouvait tenir debout. Louis XI, auquel le fait fut signalé, la fit surélever. Encore cette inexorable clôture ne suffisait-elle pas au prince défiant. Il fallait que quatre gardiens, dont deux hommes d'armes, y veillassent nuit et jour. Certain matin, Quingey entendit grand bruit. La geôle et lui furent enlevés, poussés sur des rouleaux qui les amenèrent au pied d'un char où ils furent hissés l'un dans l'autre et transportés au château du Plessis. Louis interrogea Quingey, lui demanda de se plier à ses exigences ; avec fierté, le page bourguignon s'y refusa. Prison et prisonniers repartirent pour Tours comme ils étaient venus ; mais, au cours de ce nouveau voyage, les essieux, cédant sous la charge, rompirent. Et ce ne fut qu'après réparation sur place que le convoi put se remettre en route. Ajoutons que le malheureux Simon de Quingey dut attendre la mort de l'inflexible monarque pour recouvrer la liberté. Par les soins de Charles VIII, fils et successeur de Louis XI, non seulement Quingey fut rendu libre, mais ses biens, qui avaient été confisqués, lui furent restitués (2 avril 1485). On n'est pas médiocrement surpris qu'un roi de France — un roi de France ! — ait pu être enfermé en ces étroites prisons. Il s'agit du duc Louis d'Orléans, qui montera sur le trône sous le nom de Louis XII. Louis de la Trémoille, à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier (S juillet 1488), défit l'armée du duc de Bretagne François H, où se trouvaient, parmi les contingents bretons, gascons, anglais et allemands, nombre de seigneurs mécontents du gouvernement si énergiquement dirigé par Anne de Beaujeu au nom de son frère mineur, Charles VIII. Parmi les prisonniers, le duc d'Orléans. Il fut emprisonné dans la tour de Bourges et, tous les soirs, mis dans une cage pour n'en être tiré que le lendemain matin. Anne de Beaujeu, qui gouverna la France d'une manière si remarquable, se souvenait, trop fidèlement peut-être, des procédés de son impitoyable père. Parmi les détenus qui, au Mont-Saint-Michel, auraient été encagés, on cite au XVIIe siècle le bénédictin défroqué François de la Bretonnière, qui avait publié contre l'archevêque de Reims un violent pamphlet, le Cochon mitré. Il fut arrêté en Hollande, conduit au Mont, mais sa prétendue détention dans la cage de fer, où il serait mort fou, est légendaire. Ces cages variaient en leurs dimensions, en la matière dont elles étaient construites, les unes en bois, les autres bardées de fer ; elles variaient surtout par la manière dont elles étaient attachées au lieu où on les avait mises, quelques-unes d'entre elles suspendues à la voûte par un formidable crochet, conséquemment mouvantes, oscillant au moindre mouvement du prisonnier, ce qui en rendait le séjour d'autant plus pénible ; mais la plupart étaient fixées au mur par de puissantes fiches de fer. La cage de Chinon était sur pivot. Les geôliers pouvaient la faire tourner à leur gré en surveillant leur hôte. Le plus célèbre des encagés du Mont-Saint-Michel fut le pamphlétaire Victor de la Cassagne dit Dubourg. Dubourg était le nom patronymique de sa mère, qu'il prit pour signer ses écrits. Il fut arrêté à Francfort, écroué au Mont-Saint-Michel le 22 août 1745 et mis en cage dès son arrivée. De Francfort, il répandait des libelles systématiquement agressifs contre des personnalités en vue, sous le titre général de le Mandarin ou l'Espion chinois. En l'un de ses Espions chinois, il avait grossièrement attaqué la reine d'Espagne Elisabeth Farnèse, dont la fille Marie-Thérèse venait d'épouser (23 février 1745) le Dauphin Louis, l'aîné des fils de Louis XV, comparant la reine d'Espagne à Agrippine, capable de commettre tous les crimes jusqu'à l'assassinat par empoisonnement. Emprisonné le 22 août 1745, Dubourg mourut au Mont-Saint-Michel le 26 août de l'année suivante. Il s'était laissé mourir de faim. Vainement les religieux avaient-ils tenté de le nourrir en lui faisant avaler par contrainte du bouillon à l'aide d'un entonnoir. Le subdélégué d'Avranches, chargé d'une enquête sur les circonstances de la mort, écrit en son rapport : Quelques instances que les religieux aient faites auprès de lui, ils n'ont pu en venir à bout ; il est mort sans repentir et en désespoir, après avoir déchiré tous ses habits. De son côté, le président de l'élection d'Avranches traçait ce portrait de Dubourg Il a beaucoup d'esprit et de lectures ; il parle peu et s'exprime fort bien et légèrement ; il est d'un caractère doux et mélancolique. Le sous-prieur du Mont-Saint-Michel, qui le visite souvent, m'en a fait le même portrait et m'a ajouté qu'il s'abandonne à la tristesse sans jamais se plaindre et que, dans les entretiens qu'il a eus avec lui, Dubourg ne lui a jamais parlé que de science et de choses indifférentes ; qu'il en est très content et m'en a dit beaucoup de bien. Il était de religion protestante : à sa mort, il avait trente-cinq ans. Ce qui faisait redouter ses pamphlets francfortois par la Cour de Versailles était le fait — avoué par l'auteur — que celui-ci les écrivait à l'instigation de ministres et hommes d'Etat étrangers. Sans aucun doute Dubourg était-il pamphlétaire à gages. Le gouvernement de Louis XV parait avoir attaché grande importance à sa détention. La cage solidement verrouillée ne parut pas encore d'une sûreté suffisante ; il fallut, d'ordre supérieur, que les religieux du Mont fissent faire par surcroît des portes nouvelles, épaisses de plus de deux pouces, pour fermer, l'une l'entrée de la voûte, l'autre l'appartement même où le prisonnier était encagé. Ces faits, comme le note Etienne Dupont — le consciencieux historien du Mont-Saint-Michel — sont par eux-mêmes assez tristes ; mais la légende, toujours avide d'exagération, n'en a pas moins pris à tâche de les renforcer. Dubourg aurait été détenu dans la cage, non une année, mais trente ans ; le pamphlétaire vénal a été transformé en moraliste voué au bien et à la vertu. Les moines se seraient montrés à son égard d'une barbarie révoltante et, finalement, au bout de son encagement de trente ans, le malheureux serait mort dévoré par les rats. Assurément sa détention, qui ne dura qu'un an, fut cruelle ; la cage, néanmoins, était assez grande pour que le prisonnier pût s'y promener. Dubourg fut convenablement, voire copieusement nourri ; on lui donnait à boire du vin et du cidre. Le Père prieur lui fit confectionner une chaude robe de chambre et un fort gilet en étoffe de laine. La cage ne trempait pas dans la boue liquide d'une cave, mais était tenue, par des étais, à une certaine distance du sol. Les religieux la firent recouvrir d'un plancher d'ais épais pour la préserver des suintements de la voûte. La cage de fer du Mont-Saint-Michel était en bois. Dans les dernières années du règne de Louis XVI, Mme de Genlis visita le Mont-Saint-Michel avec ses élèves, les enfants du duc d'Orléans que la Révolution fera nommer Philippe-Egalité. Elle questionna les religieux sur la fameuse cage de fer. Ils m'apprirent, écrit-elle, qu'elle n'était point de fer, mais de bois, formée avec d'énormes bûches laissant entre elles des intervalles à jour de la largeur de trois à quatre doigts. Il y avait environ quinze ans qu'on n'y avait mis de prisonnier à demeure, car on y en mettait encore assez souvent quand ils étaient méchants, me dit-on, pour vingt-quatre heures ou deux jours... Le prieur me dit que son intention était de détruire un jour ce monument de cruauté. Alors Mademoiselle (Madame Adélaïde) et ses frères se sont écriés qu'ils auraient une joie extrême de le voir détruire en leur présence. Le prieur me dit qu'il était maitre de l'anéantir, parce que Mgr le comte d'Artois (futur Charles X) ayant passé au Mont-Saint-Michel, en avait positivement ordonné la démolition... Quelques heures avant notre départ, le prieur, suivi des religieux, de deux charpentiers, d'un des suisses du château et de la plus grande partie des prisonniers, nous conduisit au lieu qui renfermait cette terrible cage. Pour y arriver, on était obligé de traverser des souterrains si obscurs qu'il y fallait des flambeaux ; et, après avoir descendu beaucoup d'escaliers, on parvenait à une affreuse cave où était l'abominable cage posée sur un terrain humide où l'on voyait ruisseler l'eau. J'y entrai avec un sentiment d'horreur et d'indignation, tempéré par la douce pensée que du moins, grâce à mes élèves, aucun infortuné désormais n'y réfléchirait douloureusement sur ses maux et sur la méchanceté des hommes. M. le duc de Chartres (futur roi Louis-Philippe), avec l'expression la plus touchante et une force au-dessus de son âge, donna le premier coup de hache ; ensuite, les charpentiers abattirent la porte et plusieurs pièces de bois. Je n'ai rien vu de plus attendrissant que les transports, les acclamations et les applaudissements des prisonniers pendant cette exécution. Au milieu de tout ce tumulte, je fus frappée de la figure triste et consternée du suisse du château, qui considérait ce spectacle avec le plus grand chagrin. Je fis part de ma remarque au prieur, qui me dit que cet homme regrettait cette cage parce qu'il la faisait voir aux étrangers. M. le duc de Chartres donna dix louis à ce suisse en lui disant qu'au lieu de montrer à l'avenir la cage aux voyageurs, il leur montrerait la place qu'elle occupait et que cette vue leur serait sûrement plus agréable... Au sujet de ce récit, fortement romancé, Etienne Dupont a déjà fait remarquer que la cage de fer était élevée au-dessus du sol, soutenue par des poteaux, ce qui, dit-il, rend invraisemblable le fameux récit de Mme de Genlis. D'autre part, la narratrice parle de la petitesse extrême de la cage. Elle mesurait plus de quatre mètres en chacune de ses dimensions, grandeur d'une chambre moyenne, ce qui en faisait une cage gigantesque ! Nous avons vu qu'on s'y promenait. Le récit de Mine de Genlis est un exemple de l'agaçante sentimentalité qui, sous l'influence, semble-t-il, des déclamations de Jean-Jacques, inonda la France sur la fin de l'Ancien régime ; prélude aux sanglantes horreurs de la Révolution. M. le duc de Chartres aurait mieux fait de laisser subsister la cage — quitte à ne plus y enfermer personne (aussi bien aurait-elle aujourd'hui pour nous grand intérêt) — et, quelques années plus tard, d'obtenir de son père qu'il ne se déshonorât pas d'une cruelle lâcheté en votant la mort de son cousin Louis XVI. |