PRISONS D’AUTREFOIS

 

CHAPITRE III. — ABBAYES ET MONASTÈRES.

 

 

Après les châteaux-forts, il convient de citer, comme lieux de détention, les couvents, abbayes et maisons religieuses, plus particulièrement réservés aux prisonniers de famille, mais où étaient également placés des prisonniers d'Etat. La pratique n'en était pas nouvelle. Dès le XIIe siècle, on voit les monastères servir de maisons de discipline et recevoir des criminels.

A ce titre, l'abbaye du Mont-Saint-Michel — la Bastille des mers — était presque aussi renommée que celle du faubourg Saint-Antoine.

L'histoire des prisons du Mont-Saint-Michel a été écrite par Etienne Dupont.

Comme la Bastille parisienne et comme le château d'If marseillais, le Mont-Saint-Michel avait une origine militaire, forteresse qui, dès le XIIe siècle, se transforma en lieu de détention, mais en demeurant une véritable abbaye administrée par des religieux de la congrégation de Saint-Maur.

Au XVIe siècle, la glorieuse abbaye était devenue une grande maison de correction pour jeunes gens appartenant à l'aristocratie et dont la famille craignait des écarts de nature à porter atteinte à l'honneur du nom. A cette époque, saint Michel, qui avait si bien su défendre son abbaye durant tout le cours de la guerre de Cent Ans contre saint Georges et ses Anglais, semblait indiqué pour la guérison des possédés. Celui qui avait victorieusement résisté aux attaques de saint Georges était bien de force à chasser le diable. On exorcisait les pauvres femmes au pied de ses autels ; parfois les malheureuses étaient maintenues quelque temps en une prison rigoureuse. Comme il ne semblait pas douteux que leurs cris et convulsions émanassent de Satan qui s'était logé en elles, on estimait qu'un traitement sévère déciderait le fâcheux compagnon à déguerpir.

Comme la Bastille, le Mont-Saint-Michel donna naissance aux plus saisissantes et horrifiques légendes, mais qui, comme leurs cousines parisiennes, s'évaporent à la lumière de travaux consciencieux. Etienne Dupont s'inscrit en faux contre la détention au Mont du cardinal Jean Balue, secrétaire conseiller de Louis XI, et les détails dramatiques dont on l'a ornée. Jamais Balue ne fut enfermé au Mont-Saint-Michel. Les fameuses oubliettes, les affreux in pave, dont on a donné des descriptions qui font dresser les cheveux sur la tête, étaient des égouts ou des puisards.

L'abbaye était occupée par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, de cette même congrégation qui a donné à la science tant d'admirables érudits et qui, à l'exemple du plus illustre d'entre eux, dom Mabillon, ont fait faire aux sciences historiques de si grands progrès.

Il n'était pas rare que l'abbaye prison d'État reçût la visite de magistrats enquêteurs, les uns désignés par le gouvernement et ses représentants, ministres, intendants, subdélégués, les autres mandatés par les autorités judiciaires. Enquêteurs que les religieux du Mont n'accueillaient pas toujours avec bonne grâce. Ils se considéraient comme placés à la direction d'une forteresse royale, de caractère militaire, et qui avait glorieusement fait ses preuves. Aussi déclaraient-ils :

— Nous sommes commandants militaires de la place, et — tels les gouverneurs des villes et châteaux-forts — n'avons à rendre compte de nos faits et gestes qu'au roi.

Le Mont était divisé en deux parties : l'abbaye et l'exil. Les détenus étaient logés, les uns dans les chambres dites du gouvernement, les autres dans les chambres dites les exils. Les religieux nommaient ces derniers Messieurs les exilés. Les prisonniers du Mont ne furent d'ailleurs jamais en grand nombre : on a pu en compter 163 pour une période de 33 ans.

Le régime de la maison était généralement très bienveillant, mais l'Exil comptait un certain nombre de pièces nommées les Chambres fortes, aux fenêtres grillées, au régime plus sévère, où étaient enfermés les prisonniers insubordonnés et ceux dont la détention était due à des motifs d'une particulière gravité.

Les chambres de Messieurs les exilés étaient bien meublées : un lit avec deux matelas et traversin, deux couvertures de laine, une commode à ranger ses effets, fermant à clé, un bon fauteuil et deux chaises ; un poêle à bois pour se chauffer et des chandelles pour l'éclairage. Messieurs les exilés étaient autorisés à circuler par toute l'abbaye-forteresse, alors dénommée le château. Quelques-uns d'entre eux avaient permission de franchir la haute porte dite Belle-Chaire pour aller se promener en ville, y faire le tour des remparts d'où le regard s'étendait sur la mer mouvante, jusqu'aux côtes de Normandie. Ils pouvaient organiser des pêcheries sur les bords de l'île ; quelques-uns même étaient autorisés à franchir le détroit pour répondre à des invitations émanant des gentilhommières ou des presbytères du voisinage. En un pareil régime, des évasions nombreuses devaient se produire ; mais, ni le Père prieur ni ses religieux ne s'en préoccupaient, les habitants mêmes de l'île leur ramenaient paisiblement les fugitifs. Aussi bien, quelques-uns des prisonniers étaient-ils autorisés à demeurer en ville, où ils se logeaient généralement à l'auberge du Chapeau-Rouge ; l'île entière leur servait de prison.

Etienne Dupont donne une description précise du costume porté par Messieurs les exilés : robe de chambre avec veste de calmande (laine lustrée), un molleton à fleurs doublé d'une étoffe chaude, une culotte en drap d'Elbeuf, des bas de laine et des pantoufles, des chemises de toile blanche, honnête, non garnies, ainsi que des mouchoirs communs. Tel était l'uniforme de la prison ; mais chacun des détenus était autorisé à recevoir de sa famille les vêtements qui pouvaient lui convenir ; à l'exception, toutefois, des redingotes, des souliers et des chapeaux, qui étaient interdits. A la singulière interdiction des souliers et des chapeaux, on trouverait sans doute l'explication dans le désir d'éviter les évasions. Nous venons de dire que les habitants de l'île ramenaient bénévolement les fugitifs à leurs gardiens : l'absence de chapeau et les pantoufles au lieu de souliers les faisaient reconnaître.

Comme à la Bastille, la nourriture des détenus au Mont-Saint-Michel était abondante. Etienne Dupont en a relevé les menus :

Au petit déjeuner : lait, œufs, pain et beurre.

Au dîner de midi : potage, bœuf ou mouton, deux assiettes de dessert, chopine de cidre et setier de vin.

A la collation de quatre heures : fromage et beurre, fruits frais ou fruits secs.

Le repas du soir semblable à celui de midi.

Fréquemment, le mouton et le bœuf étaient remplacés par des poulardes, poulets, pigeons, canards, lapins et gibier ; les jours maigres : du poisson frais de rivière ou d'étang ou du poisson salé ; mais, ajoute une notice, le poisson salé ne doit pas être donné plusieurs fois de suite. En outre, une petite entrée et des légumes.

Les détenus étaient tous obligés d'assister aux offices dans la chapelle, messe, vêpres et le reste.

Comme à la Bastille, le service de sûreté était fait au Mont-Saint-Michel par des invalides.

Parmi les détenus du Mont, un de ceux dont on a le plus parlé est le nouvelliste Esprit-Jacques Desforges. En 1749, dans l'éclat d'une représentation à l'Opéra de Paris, en flagornerie à l'Angleterre, le gouvernement royal eut la faiblesse de faire arrêter le prétendant au trône anglais

Charles-Edouard Stuart, puis de le chasser du royaume. En un mouvement d'indignation dont on ne peut nier la noblesse, Desforges publia cette pièce de vers qui eut aussitôt le plus vif écho :

Peuple jadis si fier, aujourd'hui si servile,

Des princes malheureux vous n'êtes plus l'asile.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout est vil en ces lieux, ministres et maîtresses...

Il fut arrêté, enfermé au Mont-Saint-Michel et, tout aussitôt, les plus sauvages légendes de se former. Il serait resté trois ans dans un caveau creusé dans le roc, de huit pieds carrés, où le prisonnier ne reçoit de jour que par les crevasses des marches de l'église, lisons-nous dans le célèbre recueil de nouvelles à la main connu sous le nom de Mémoires de Bachaumont.

L'abbé de Broglie, à cette époque abbé du Mont-Saint-Michel, prit au contraire le nouvelliste, non seulement en compassion, mais en estime. Desforges signe en qualité de témoin au mariage de la tenancière de la fameuse auberge où pend pour enseigne le chapeau rouge. La rigueur de sa détention s'était adoucie au point que Desforges est donné, dans l'acte de mariage en question, comme domicilié au Mont. Il était peut-être, note Etienne Dupont, en simple résidence obligée et, en cette qualité, pensionnaire du Chapeau-Rouge.

Desforges fut rendu entièrement libre en 1755. Sa détention avait duré cinq ans.

Quelques-uns des hôtes obligés du Mont y étaient détenus pour dérangement cérébral. L'un de ces derniers y mourait le 4 février 1729. Il se nommait le chevalier Nicolas le Bailleur. Les religieux du Mont le nommaient M. le chevalier d'O. Dans ses moments de crise il était très violent, mais dans les intervalles, souvent assez longs, c'était l'homme le plus doux du monde et le plus affable. Comme il avait du goût et de l'esprit, les religieux l'avaient désigné pour servir de guide aux visiteurs qui venaient admirer les trésors artistiques de la Merveille, l'église, le cloître, la belle salle des chevaliers. M. le chevalier d'O s'acquittait de sa tâche avec autant de bonne grâce que de compétence ; mais en entremêlant de temps à autre ses commentaires de cicérone d'autres propos tout à fait extravagants.

— Je le crois à moitié fou, disait l'un des visiteurs au Père prieur.

— Vous êtes bien bon, répondait le religieux, en faisant grâce de l'autre moitié à notre cher chevalier.

***

Un épisode de la vie des prisonniers au Mont-Saint-Michel, daté de 1770, jette une surprenante lumière sur ce que pouvait bien être le régime de ces maisons de détention sous l'ancien régime.

Des complications, mêlées d'actes d'insubordination, s'étaient produites parmi les pensionnaires. Quelques-uns d'entre eux avaient fait parvenir des plaintes au ministre compétent, incriminant les faits et gestes des religieux leurs gardiens. Ce qui donna lieu à une réunion vraiment extraordinaire tenue le 28 août de cette année une manière d'assemblée générale où les pensionnaires siégèrent à côté des moines du Mont, c'est-à-dire les prisonniers avec leurs geôliers. On discuta en commun de la situation, à la manière de la mieux ordonnée des assemblées délibérantes. L'un des détenus, nommé Richebourg, qui était le meneur des mécontents, se plaignit vivement de ce que les prisonniers du Mont n'étaient pas traités conformément à leurs droits, exigeant que six d'entre eux fussent retirés des chambres fortes où on les avait placés, pour être mis dans la liberté du château, c'est-à-dire que faculté leur fût laissée de circuler à leur désir par toute l'abbaye et ses dépendances. A quoi le Père prieur répondit que les prisonniers en question subissaient un régime qui leur était imposé, non par lui, prieur du couvent, mais d'ordre supérieur, ajoutant que leur ayant, par bienveillance, accordé la liberté le 22 avril précédent, ils en avaient abusé pour s'évader dans la nuit du 21 au 22 mai. Ils avaient été repris ; aussi, quel que fût son bon vouloir, ne lui était-il plus possible de leur rendre une liberté dont ils avaient fait pareil abus. Finalement, un procès-verbal fut régulièrement dressé en manière de clôture de ce singulier débat en une prison d'État entre les détenus et leurs gardiens.

Dans le Nord, la principale maison de détention pour fils de famille était la maison des Bons-fils à Saint-Venant, en Artois, tenue par des Frères du Tiers-Ordre de saint François. Elle avait une succursale à Armentières, confiée à des religieux du même ordre, et une autre à Lille. La pension était de 375 francs pour la première table, de 300 francs pour la seconde. On y plaçait aussi par lettre de cachet des membres du clergé. Le régime ne parait pas avoir été rigoureux. Ce cher prieur, écrit un détenu, me laisse la liberté d'aller aux environs me promener, pourvu que je rentre à l'heure des repas.

Les intendants de Flandre et d'Artois y faisaient des inspections attentives. Il s'agit, en 1739, d'un nommé Boistel qui y avait été mené et écroué par le brigadier de la maréchaussée sur un ordre de sa mère, sans approbation des autorités.

Voici le simple billet de la mère au prieur de Saint-Venant :

J'ai soussigné Marie Jouve, veuve de Fr. Boistel, demeurant au bourg d'Auchy-le-Châtel au comté d'Artois, attendu que P.-Fr. Boistel, mon fils cadet, âgé d'environ vingt ans, depuis environ six ans s'est dérangé entièrement et mène une vie libertine, c'est ce qui m'a obligée de vous le faire conduire par la maréchaussée de Saint-Pol, je vous prie de le recevoir dans votre maison de Saint-Venant pour y rester jusqu'à nouvel ordre.

Fait audit Auchy-le-Château, le 26 mars 1739. Ayez agréable de donner votre certificat à la maréchaussée qui le conduit, comme quoi il est rendu en votre maison.

Vertement réprimandé par l'intendant, le brigadier s'excusa :

J'ai assemblé la brigade comme je ne suis pas au fait de ces affaires-là, pour leur demander si nous pouvions le faire sans ordre supérieur ; ils m'ont répondu qu'ils en avaient conduit plusieurs de la ville par ordre de leurs pères. Si j'ai fait faute je dois être pardonné, étant faute de ne pas savoir.

Le brigadier fut contraint d'aller retirer le jeune homme de Saint-Venant et de le ramener chez lui à ses frais.

Ce que les Bons-fils de Saint-Venant étaient pour les Flamands et les Artésiens, Saint-Yon de Rouen l'était pour les Normands. La maison, tenue par les Frères de la Charité, était très importante, magnifique et avec un très bel enclos. Outre un grand nombre de pensionnaires d'ordre du roi, il en était qui venaient s'y mettre volontairement.

Nous avons un règlement intéressant pour l'année 1765 indiquant le régime de l'établissement.

Au Mesnil-Garnier, les pensionnaires jouissent de beaucoup de liberté. On les laisse sortir. Quelques prisonniers font des dettes au dehors. L'administration s'étonne du nombre des évasions, parfois avec la complicité des bons Frères ; aussi, les frais occasionnés par la reprise des fugitifs sont-ils mis à leur charge.

De Saint-Yon, les détenus passaient parfois chez les Frères de la Charité de Pontorson, où le régime était particulièrement doux. Les détenus ont leur petit appartement et des jardinets qu'ils se plaisent à cultiver. Les bâtiments occupés par les pensionnaires étaient nommés, comme au Mont-Saint-Michel, l'exil.

Les ecclésiastiques de la province bretonne étaient fréquemment internés dans le couvent des Récollets de l'Ile Verte, dont le séjour était relativement désiré par ceux que devait frapper une lettre de cachet.

A l'abbaye de la Roë lès Angers, les religieux souhaitent recevoir des pensionnaires par lettre de cachet ; ils veillent non seulement à leur conduite, mais à leurs mœurs, et pour une somme modique. L'abbé de Moncrif a été mis aux Cordeliers de Tanlay à la demande de sa famille. Le Père gardien se plaint, en janvier 1758, de ce qu'il y trouble l'ordre de la maison et met la division entre les pensionnaires ; plus personne ne veut y rester. Il occupe la moitié de l'établissement et s'y rend très incommode par ses nombreux domestiques et la quantité de volaille qu'il y élève. Il est transféré à la Charité de Château-Thierry, où le Père prieur semble avoir pris des mesures radicales pour remédier à ces inconvénients. Le lieutenant de police Bertin lui écrit que l'intention du roi n'est pas que l'abbé soit mis dans une chambre obscure, sans cheminée, n'ayant qu'un mauvais lit et les quatre murailles. Donnez-lui à la réception de ma lettre une chambre claire, commode et à cheminée et rendez-moi compte du changement que vous aurez apporté à sa situation.

Les Frères de la Doctrine chrétienne, en leur maison de la Rossignolerie, à Angers, recevaient également des pensionnaires d'ordre du roi. Le régime de ce dernier établissement était très sévère.

La Charité de Senlis était divisée en deux bâtiments, dans l'un une maison de force, dans l'autre la maison des religieux où sont placés les pensionnaires d'ordre du roi. Ils y reçoivent des visites à toute heure du jour, ils peuvent avoir des livres, on leur laisse la clé sur la porte.

Citons encore, parmi les maisons tenues par les Frères de la Charité, celles de Poitiers, de Romans en Dauphiné et de Carnac en Gascogne.

Comme les Frères de la Charité et ceux des Ecoles chrétiennes, les Cordeliers recevaient des pensionnaires en leur maison de la Garde près de Clermont en Beauvaisis, d'Amboise en Touraine, des Anges et de Montjean en Anjou, de Lisle-Bouchard en Touraine, des Picpus de Vailly lès Soissons, de Châtillon-sur-Seine et de Tanlay en Bourgogne — de cette dernière il vient d'être question à propos de l'abbé de Moncrif.

A Saint-Médard de Paris, les détenus sont servis par des domestiques à leurs gages particuliers, reçoivent des visites. On y met des jeunes gens des premières familles. A Maré-ville, l'intendant de Nancy avait formé, en 1749, sous le gouvernement du bon Stanislas, une renfermerie tenue par les Frères des Ecoles chrétiennes et destinée, elle aussi, aux prisonniers par lettres de cachet. La pension y était de .400 livres. Une partie des détenus jouissait de certaines libertés, les autres étaient renfermés dans des chambres étroites. L'établissement est devenu un asile d'aliénés.

Dans le Midi, le prieuré de Saint-Pierre-de-Canon, près d'Aurons, était confié aux Cordeliers. On y plaçait des prisonniers de famille et particulièrement, comme à Saint-Yon, ceux dont l'esprit était blessé. C'était une manière de grande ferme, dont la demeure était saine, mais peu confortable. Aucune barrière à l'entrée, dit le supérieur.