PRISONS D’AUTREFOIS

 

CHAPITRE PREMIER. — CHÂTEAUX DU ROI.

 

 

Les châteaux du roi étaient attribués comme résidence aux prisonniers de la plus haute qualité ; parfois même les y logèrent-ils dans le temps qu'ils y demeuraient eux-mêmes. C'est ainsi que le donjon du Louvre, dit grosse tour de Philippe-Auguste, servit de geôle au comte de Flandre Ferrand de Portugal vaincu à Bouvines et, dans la suite, au comte de Flandre Gui de Dampierre, puis au duc Jean de Bretagne, au roi Charles de Navarre, au duc d'Alençon. Le Louvre ne cessa de servir de prison royale qu'en 1528, François Ier en ayant fait démolir les tours gothiques pour les remplacer par des bâtiments Renaissance.

La plus importante des prisons d'Etat aménagées dans un château du roi fut la célèbre Bastille construite à Paris pour la défense de la porte Saint-Antoine[1].

Le donjon de Vincennes en était la succursale, entouré de bois admirables où vaguaient biches et chevreuils. Les prisonniers y jouissaient d'une assez grande liberté et étaient traités avec égard. Diderot, mis au donjon de Vincennes, en franchissait chaque soir les murs d'enceinte pour aller retrouver à Paris une belle dame, Mme de Puysieulx, que notre philosophe aimait d'un amour qui n'avait rien de platonique. Au petit jour, ses geôliers Te retrouvaient sous les verrous. Le fameux Latude fut enfermé à Vincennes à deux reprises pour s'en évader chaque fois dans les conditions que voici. Le 15 juin 1750, il se promenait dans les jardins du château, un épagneul noir faisait des bonds autour de lui et le prisonnier s'en amusait, Or, il arriva que le chien se dressa contre la porte d'entrée et la poussa de ses pattes. Elle était ouverte. Latude sortit et courut droit devant lui, rentra dans Paris. Dans la suite il sera repris, remis en prison. Le 23 novembre 1765, il se promenait en dehors du donjon, dans les allées du bois, en compagnie d'une sentinelle. Il faisait un fort brouillard. Le prisonnier se tourna vers son gardien

— Comment trouvez-vous ce temps-ci ?

— Fort mauvais.

Et moi je le trouve fort bon pour m'échapper.

Il n'avait pas fait une dizaine de pas qu'il était hors de vue. Je me suis échappé du donjon de Vincennes sans malice, écrit Latude, un bœuf en aurait fait autant que moi. Mais dans la suite, le discours que ce martyr célèbre du pouvoir arbitraire prononcera devant l'Assemblée nationale, présentera les faits sous un jour plus héroïque

— Regardez, s'écrie-t-il, l'infortuné Latude, dans sa troisième évasion de la tour de Vincennes, poursuivi par plus de vingt soldats, s'arrêter et désarmer à leur vue la sentinelle qui l'avait mis en joue.

A vrai dire, en son livre sur les lettres de cachet qui eut un si grand retentissement, Mirabeau se plaindra de sa détention à Vincennes et couvrira d'injures le chevalier de Rougemont qui en avait été gouverneur. Rougemont répondra spirituellement en publiant les lettres où Mirabeau lui exprimait sa reconnaissance pour les égards qu'il lui témoignait. A Vincennes, Mirabeau se plaint de manger dans des assiettes d'étain. Il lui faut de l'argenterie que Debruguières, l'inspecteur de police même qui l'a arrêté, s'empresse de lui procurer. Les officiers du château, et jusqu'aux porte-clés, lui apportaient des fleurs pour en parer sa chambre.

La Bastille et Vincennes étaient soustraits à l'autorité du Parlement qui avait droit de surveillance sur les autres maisons de détention à Paris, mais le lieutenant de police y faisait des inspections, interrogeait les détenus et en envoyait son rapport au ministre. Les motifs de mise en liberté sont parfois inattendus. Un certain Girard en 1751 et Jacottet de Cleindy en 1758 voient les portes de la prison s'ouvrir devant eux parce qu'à la Bastille ils coûtent trop d'argent au roi ; mais l'abbé Mollinet est si pauvre qu'en sortant du château, le gouverneur le fait habiller de pied en cap et que le lieutenant de police lui remet 30 livres pour ses frais de route ; quant au comte d'Apremont, il est mis en liberté parce qu'en Bourbonnais se présente l'occasion d'un mariage avantageux pour sa fille. Traits où se caractérise la vieille France si différente en son esprit, en sa manière de comprendre la vie publique, de notre régime uniment administratif.

Les châteaux-prisons d'Etat étaient sous la direction de quelque gentilhomme, un ancien officier le plus souvent, commandant à une garnison d'invalides : manière d'assurer une retraite à ces braves gens, tout en les chargeant d'une surveillance qui n'avait rien de fatigant.

Dans le nord, au château de Ham, à deux lieues d'Amiens, les prisonniers vivaient en commun, jouissant d'une assez grande liberté, comme au château de Guise ; les évasions n'en étaient pas rares.

Le château de Doullens ne recevait guère qu'un ou deux prisonniers à la fois. Pour leur entretien, le roi dépensait approximativement 2.300 livres par an, qui feraient une quarantaine de mille francs d'aujourd'hui.

En Normandie, au château de Caen, la pension de chaque détenu était fixée à 1.200 livres, un chiffre élevé. Les détenus avaient l'enceinte du château pour prison ; ils y circulaient à leur gré. Sur la fin du XVIIe siècle, les fils du marquis de Guébriant se plaignent cependant de la rigueur de la détention imposée à leur père. Mais Dumouriez ne laissait pas d'y trouver la vie supportable. Le gouverneur, apprenant que la bourse de son pensionnaire était dégarnie, le contraint d'accepter les cinq cents louis qu'il lui offre. Je le regarde, écrit Dumouriez, comme le père le plus tendre. Régime semblable au château du Pont-de-l'Arche.

En Bretagne, on trouve les châteaux de Nantes, de Saint-Malo, celui de Belle-Isle-en-Mer et, à Rennes, la tour de Toussaint.

Mais la Bastille bretonne par excellence était le château du Taureau sur un rocher du Finistère lès Morlaix, bastille véritable, au sens originaire du mot, servant de lieu de détention pour des prisonniers et de défense contre une attaque éventuelle d'un ennemi étranger. Le Taureau ne pouvait contenir que douze détenus ; encore, le 28 mai 1749, ce chiffre étant atteint, le commandant demande-t-il qu'on lui en retire une partie, à peine s'il reste des chambres pour loger les soldats et les officiers. En 1775, le nombre des détenus s'élève encore à onze, tous prisonniers de famille, c'est-à-dire incarcérés à la requête de leurs parents et sur pensions payées par eux. Les prisonniers prennent leurs repas en commun, quelle que soit la diversité des pensions versées par leurs familles, ce qui ne laisse pas de produire des complications de tout genre. Le taux en variait de 380 à 600 livres. Chiffres à multiplier par 12 ou 15 pour leur donner la valeur actuelle en francs. Le gouverneur était rétribué de ses peines et fonctions par un prélèvement déterminé sur lesdites pensions. M. de Villemarqué touchait 40 livres sur chaque pension de 600 livres et 20 livres sur celles d'un taux inférieur. Il y a onze prisonniers à table, écrit un inspecteur en date du 5 avril 1775. Ils ont la soupe, un bouilli pesant huit livres, un rôti de veau et trois poulardes — c'est le dîner de midi ; le soir, un rôti de dix à onze livres et une forte salade. L'inspecteur ajoute : Ces repas me paraissent plus que suffisants.

En date du 20 juin 1787, nous trouvons une lettre très intéressante du commandant du château du Taureau demandant une fois de plus qu'on le débarrasse d'une partie de ses hôtes. Le nombre en est trop considérable pour la capacité du fort ; il serait très dangereux en cas d'attaque. Nous venons de dire que le gouverneur avait ses profits sur les redevances versées par les prisonniers ; notre homme, à son honneur, se montrait plus soldat que geôlier.

Les pensionnaires, ajoute notre commandant, étant de bien plus mauvais sujets que les familles ne les annoncent pour ne pas se déshonorer, sont capables de toute dangereuse entreprise.

Détail important : en lisant les motifs allégués par une famille pour faire enfermer l'un des siens, on est parfois surpris de leur manque de gravité. Les autorités, auxquelles les placets étaient adressés, savaient à quoi s'en tenir, les particuliers dont on se plaignait étant bien plus mauvais sujets qu'il n'était dit, capables de toute dangereuse entreprise.

Dans la région du Centre, les principaux châteaux où étaient reçus des prisonniers par lettre de cachet étaient ceux d'Angers, de Saumur, de Loches, de Beaulieu et d'Angoulême. Le fils du marquis de Guébriant se plaint de ce qu'au château d'Angers son père soit distrait par de mauvaises compagnies.

Les provinces du Midi possédaient plusieurs bastilles ; le château d'If en rade de Marseille, et le château de Sainte-Marguerite, en l'une des îles de Lérins, à sept kilomètres de Cannes, dans un paysage enchanteur. Le régime du château était semblable à celui de la Bastille, fait pour gens de qualité. Les bâtiments subsistent ; on y peut visiter les chambres des anciens détenus. Le plus célèbre de ces derniers, célèbre bien qu'inconnu — du moins jusqu'à ces derniers temps — fut le comte Hercule-Antoine Matthioli, autrement dit l'Homme au masque de fer. C'est à Sainte-Marguerite que fut enfermé le maréchal Bazaine. qui s'en évada le 9 août 1874.

 

Le château d'If, prison d'Etat, était divisé comme la Bastille : d'une part le donjon, réservé aux détenus gardés le plus sévèrement, d'autre part les bâtiments du corps de la place et qui, comme ceux de la Bastille, servaient aux prisonniers favorisés. Comme à la Bastille, la nourriture des détenus était abondante ; les jours gras, à dîner, soupe, bouilli, deux entrées, trois desserts ; à souper : ragoût, rôti, salade, trois assiettes de fruits. Comme à la Bastille, les détenus insubordonnés étaient mis au cachot. On les y descendait dans une coasse (panier en osier). Le comte de Mirabeau y eut pour prison toute l'enceinte du château. Grâce à une cantinière charmante, il y trouvait bonne nourriture et le reste.

Le château d'If fut bâti par François Ier en 1529. Comme la plupart des lieux de détention du même genre, il n'avait été originairement qu'une forteresse destinée à défendre la ville (Marseille et son port) contre un coup de main. Citons encore le fort de Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille, le Fort Carré d'Antibes, le château de Saint-Tropez, la tour de Bouc et la grosse tour à Toulon, la citadelle du Pont-Saint-Esprit dans le Gard, le château du Hâ à Bordeaux ; enfin le fort de Brescou, près d'Agde, à l'embouchure de l'Hérault, et le château de Ferrières dans le Tarn, sur la rivière d'Agout, belle construction du XVIe siècle, dominant le ravin profond. Au fort de Brescou, les détentions étaient généralement assez sévères ; au château de Ferrières, tout au contraire, c'était une vie élégante : les prisonniers entretenaient des correspondances avec parents et amis, recevaient des visites, sortaient librement sur la promesse de ne pas s'évader. 11 y en eut qui se créèrent parmi la société châtelaine du voisinage d'agréables relations.

Les provinces orientales possédaient également quelques bastilles de marque : en Lyonnais, Pierre-Encise ; en Bourgogne, le château de Dijon ; en Franche-Comté, le fort de Joux et Saint-André de Salins, la tour de Crest en Dauphiné.

Pierre-Encise était la bastille lyonnaise, pittoresque à la crête de sa colline boisée, dominant le fleuve, dominée par sa haute tour, une tour de guette, crénelée. Un voyageur, au XVIIIe siècle, note la forteresse parmi les curiosités de la ville, geôle, comme la Bastille et Vincennes, pour grands seigneurs. De nombreux prisonniers de famille se font servir par des domestiques qui leur sont particulièrement attachés. Un gentilhomme, Grandmont de Védéau, y passe une année. Je suis amené dans ce château, écrit-il, et l'ordre portant que je m'y nourrirai ainsi que je voudrai, je m'y suis fait apporter à manger pendant un an, tâchant de charmer avec mes camarades, par les bons mots et les bons vins, les ennuis de ma détention. Comme les détenus jouissaient d'une assez grande liberté, ils en profitaient pour organiser des évasions. Bord de Baret était enfermé à Pierre-Encise où il devait demeurer le restant de ses jours. Louvois écrit à son sujet, le 9 décembre 1680, à l'archevêque de Lyon : Le roi trouve bon que vous donniez un valet à Bord de Baret puisqu'il en a besoin. Sa Majesté vous recommande seulement de faire veiller à ce qu'il ne travaille pas en fausse monnaie. Ce trait suffirait à caractériser l'existence à Pierre-Encise des prisonniers d'ordre du roi.

Le château de Dijon reçut des hôtes de marque, le duc du Maine, fils de Louis XIV, après la découverte de la conspiration de Cellamare. où sa femme l'avait si malencontreusement impliqué. Mirabeau y fut détenu peu d'années avant la Révolution. Aimable captivité. M. de Chavigny, gouverneur du château, l'introduit dans sa propre famille. Le prisonnier court les brelans et les salles d'armes de la ville.

Le fort Saint-André de Salins existe encore.

Mirabeau appelle le fort de Joux un nid de hiboux égayé par des invalides. Il l'égaya lui-même d'une bonne farce. En cette prison d'Etat, il composa son Essai sur le despotisme et le fit imprimer en Suisse durant sa détention. Il dînait à la table du gouverneur et profita des facultés qui lui étaient données de la manière qu'il jugea la plus agréable, en s'évadant. Sur quoi le gouverneur, M. de Saint-Maurice, écrit au ministre de ne plus lui donner de prisonniers à garder ; il ne se sentait pas fait pour ce métier-là.

 

 

 



[1] Un des volumes de la collection Hier et Aujourd'hui lui est consacré : Les secrets de la Bastille.