LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

XV. — LE CARDINAL DE ROHAN DANS SON DIOCÈSE.

 

 

Exilé en son abbaye de la Chaise-Dieu, après son acquittement par le Parlement, le prince Louis de Rohan s'y était fait aimer des moines et avait édifié les populations. Un incendie ayant menacé la petite ville d'un embrasement général, en juillet 1786, le cardinal fut un des premiers à s'employer pour éteindre le feu, ainsi que son frère, l'amiral de Guéménée, qui était alors auprès de lui. Puis, quand les flammes furent vaincues, les moines de l'abbaye apportant processionnellement le chef de saint Robert sur le lieu du sinistre, le cardinal n'hésita pas à s'agenouiller devant cette relique, dans l'endroit rempli d'eau et de boue. Ce qui émut les braves habitants, disent les contemporains, d'enthousiasme et d'admiration[1].

En septembre 1786, Louis de Rohan obtint de quitter l'abbaye de la Chaise-Dieu pour celle de Marmoutiers près de Tours. Le 8 août 1787, il vint demeurer en l'abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire. Il restait en correspondance avec Me Target, qui l'avait défendu avec tant de dévouement, et il lui écrivait, le 15 décembre 1787, la lettre suivante, à propos d'un deuil dont le célèbre avocat venait d'être frappé, lettre où se retrouve son caractère bon et généreux.

Il me semble, monsieur, que les malheurs rendent encore plus sensibles les âmes que l'injustice n'a pu endurcir. J'avoue que la mienne a conservé cette délicieuse source de bonheur. Et si j'avais pu perdre cette sensibilité, je la retrouverais tout entière quand votre cœur m'exprime sa peine. Vous ajoutez à tous vos motifs de douleur celui de voir dans l'embarras les enfants de celle que vous regrettez. Je puis aider pendant quelque temps à l'éducation de celui que vous me dites avoir la vue très basse, qui est ecclésiastique et que vous destinez probablement à suivre ses études. Je lui ferai remettre, pour l'année 88 et en 89 et en 90, trois cents livres par an et alors nous verrons. Il m'est bien doux de penser, monsieur, que je puis faire quelque chose qui vous est agréable. Je voudrais seulement pouvoir faire plus pour cet enfant qui vous est cher.

Vous connaissez, monsieur, mes sentiments d'amitié et d'attachement. Je finis donc en disant

Vale, vale.

P.-S. — Vous me parlez de ma santé. Elle se rétablit, mais lentement. Puisse la vôtre résister à tous les malheurs de votre cœur[2].

Le 24 décembre 1788, l'ordre du roi qui frappait Rohan d'exil, avait été levé. Il avait eu la liberté de retourner à Saverne et s'était arrêté à Mützig, en Alsace, localité voisine de sa résidence, où les habitants avaient organisé des Pies en son honneur. A trois heures de l'après-midi, le greffier de la ville, à la tête d'un détachement de dragons en uniforme, superbement équipé et composé de l'élite des bourgeois, avait porté sa troupe sur la route de Dorlisheim, en double haie, le sabre en main. A quatre heures le cardinal parut. Le greffier fit une harangue ; des enfants, les cheveux frisés, offrirent des bouquets. La foule était accourue de tous les points du pays. Près du grand pont, les Juifs, au nombre de deux cents, tout de noir vêtus, étaient rangés en haie, le rabbin en tête. Le rabbin fit un discours. Le cardinal répondit qu'il était enchanté de les revoir et les Juifs se livrèrent aux démonstrations de la joie la plus vive et la plus sincère. Aux portes de la ville, c'est tout le clergé, avec croix et bannières, curés, définiteurs, archiprêtre de Biblenheim, curés de la vallée de Schirmeck, Récollets de Hermolsheim. La ville était pavoisée. Arrivé au château, au son des timbales et des trompettes, au bruit redoublé des bottes et de la mousqueterie, Rohan fut harangué par le chef du Magistrat et du bailliage de Schirmeck. Le soir, l'illumination était générale. Nombre de bourgeois étaient ivres pour avoir bu beaucoup de vin du Rhin. Le cardinal de Rohan ne voulut pas finir ce beau jour sans entrer dans la synagogue qui resplendissait de lumières. Il y demeura une demi-heure : on chanta en actions de grâces un cantique hébraïque auquel il ne comprit rien, mais il dit au rabbin qu'il le trouvait charmant et remercia encore une fois les Israélites de leur bonne grâce, de leurs discours et de toutes les chandelles qu'ils avaient allumées. Pour compléter la fête, les meilleurs bourgeois et habitants de la ville et le corps de dragons en uniforme soupèrent copieusement à l'Hôtel de Ville. Sur la place, à la lueur des torches, on dansa toute la nuit. Les juifs s'assemblèrent dans la maison de Daniel Lévy et burent du vin et de la bière jusqu'à l'aurore. En un mot, tout le monde, riches, pauvres, jeunes gens, vieillards, donnèrent l'essor aux sentiments, de respect, de tendresse et de réjouissance. Tous en général et chacun en son particulier, bénirent le retour heureux et si longtemps désiré, de leur auguste prince-évêque[3].

Député aux États généraux par le clergé de Haguenau, Rohan y joua un rôle effacé, nonobstant les efforts qui furent faits pour le mettre en vedette comme victime du despotisme. Le mouvement de la Révolution s'accentua. Revêtu de son titre de prince du Saint-Empire, Louis de Rohan se retira à Ettenheim-Münster, dans la partie de ses domaines située sur la rive droite du Rhin. Bien que sa fortune fût considérablement réduite, il y soutint de tout son pouvoir les prêtres et les gentilshommes pauvres chassés de chez eux.

La constitution civile du clergé fut décrétée le 12 juillet 1790, l'institution canonique enlevée au Pape. Les ordres religieux avaient été supprimés au mois de février.

Louis de Rohan adressa à cette occasion, aux clergés et aux fidèles de son diocèse, une instruction où il s'élevait avec vivacité contre des nouveautés que l'Apôtre condamne et qui portent la désolation dans le sanctuaire. Il s'efforçait d'expliquer — mais sur ce point sa démonstration est historiquement très faible que dans les premiers temps de l'Église les pasteurs n'étaient pas élus par le peuple. Car la Révolution ne prétendait pas faire autre chose que ramener l'Église à sa pureté primitive. Le cardinal est plus heureux quand il montre combien il est absurde de faire élire les évêques par ceux mêmes qui ne professent pas la religion catholique. D'ailleurs, il se montre défenseur de l'Église gallicane, cet antique édifice, fondé sur les premiers successeurs des apôtres, arrosé du sang des martyrs, illustré par les lumières des plus grands docteurs, et qui, dit-il, s'écroule sous nos yeux. Aussi, dans une image hardie et toute littéraire, reflet de l'Académie dont il faisait partie, le cardinal ajoute-t-il : La pourpre dont nous sommes revêtu, nous avertit que nous devons toujours être prêt, non seulement à parler, mais à verser notre sang pour la cause de Dieu et de son Église.

Ces manifestations épiscopales valurent à Louis de Rohan d'être décrété de prise de corps, le 13 juillet 1791, par la Haute-Cour nationale provisoire, comme auteur de lettres, mandements, monitoires canoniques, instructions pastorales, contenant des protestations formelles contre les lois constitutionnelles de l'État et tendant à porter les peuples à l'insurrection  accusé en outre d'avoir chargé le sieur Zipp, curé de Schierich, de distribuer les libelles et écrits incriminés.

Cependant Euloge Schneider, franciscain, natif des environs de Würtzbourg, professeur de philosophie à l'université de Bonn, nommé par l'évêque constitutionnel de Strasbourg professeur d'éloquence au grand séminaire, puis son vicaire général, régnait en Alsace. Cet Allemand y guillotinait à tort et à travers pour enseigner aux Français le culte de la patrie et de la liberté.

Rohan mourut à Ettenheim, le 17 février 1803, après avoir institué pour légataire universelle Charlotte-Dorothée de Rohan-Rochefort, fille du prince Armand de Rohan-Rochefort, son cousin germain. Charlotte avait été la fiancée poétique et désolée du beau duc d'Enghien, tué sur les ordres de Napoléon dans les fossés de Vincennes, par les soins du général Hulin, lequel avait été au premier rang des vainqueurs de la Bastille.

 

 

 



[1] Voyage de Monnet dans la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme, 1793-1796, publié par M. Mosnier (Le Puy, 1785), p. 83.

[2] Original à la Bibl. de la ville de Paris, ms. de la réserve, doss. Target. — Le deuil, qui avait éprouvé Target et auquel Rohan fait allusion dans cette lettre, ne pouvait concerner un de ses parents les plus proches : Target n'avait pas de sœur et, à cette date, il n'était pas encore marié. On aurait pu penser qu'il s'agit de la mort d'Elie de Beaumont, l'ami intime de Target. Celui-ci écrivait tous les soirs des notes sur les principaux événements de sa vie. Ce journal est aujourd'hui la propriété de M. Target, son petit-fils, qui a bien voulu le consulter pour nous. En cette année 1787, après les mots Inconsolable de la mort de M. E. de B., on lit : Ai écrit au cardinal, ai chargé l'abbé Georgel de lui faire telle ou telle recommandation. Mais l'expression celle que vous regrettez, qui se trouve dans la lettre, indique qu'il s'agit d'une femme.

[3] Relation publiée par Le Roy de Sainte-Croix, les Quatre Cardinaux de Rohan, p. 147-150.