LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

XIII. — LE SALON DE VÉNUS.

 

 

La Vie de Jeanne de Saint-Rémy de Valois, dont la publication avait occupé et tourmenté Mme de La Motte jusqu'à l'heure de sa mort, et à laquelle elle avait dû ses dernières ressources, fut expédiée de Londres à Paris, au libraire Gueffier, quai des Augustins. Après avoir lu le récit de cette mort lamentable, il est plus triste encore de reporter les yeux sur cet affreux pamphlet. En voici le thème : Marie-Antoinette a pris sa cousine, Jeanne de Valois, en amitié, du jour où elle l'a vue s'évanouir sous ses fenêtres. Elle a fait d'elle la confidente de ses plus intimes pensées. Et c'est ainsi que Jeanne est devenue l'intermédiaire entre elle et le cardinal de Rohan, l'Iris messagère de leurs amours. Les rendez-vous avaient lieu de nuit, entre onze heures et minuit, à Trianon, dans le salon de Vénus, dont Mme de La Motte donne la description :

Un salon élégant, de forme ronde et surmonté d'un dôme, est situé dans les jardins du Petit-Trianon, sur une hauteur où on arrive par une pente douce. L'édifice est environné d'un fossé, que le cardinal et moi traversions à l'aide d'une planche jetée en travers à cet effet. On voit au milieu du salon un piédestal de marbre blanc, une superbe statue qui représente Apollon ou Vénus. Dans les angles se trouvent d'autres statues, ce sont les Amours et les Grâces. Les portes sont en glaces. On descend du salon dans les jardins par quatre marches de marbre. Aux croisées, des rideaux du raige le plus fin, parsemé de fleurs en broderie. Des tapisseries, des fauteuils, des sophas.

Là, aux époques où le roi chassait à Rambouillet, Jeanne conduisait le cardinal auprès de la reine, qui l'attendait sur un canapé.

La critique, étudiant la Vie de Jeanne de Saint-Rémy de Valois, a observé qu'il n'existait à Trianon aucun salon appelé salon de Vénus, aucun salon qui ressemblât, même de loin, à la description donnée par Mme de La Motte. Durant l'hiver de 1784, où auraient eu lieu ces rendez-vous, Marie-Antoinette ne vint jamais à Trianon. Aux jours indiqués, le roi ne chassait pas à Rambouillet. On a, comme on sait, un journal précis de tous les déplacements de Louis XVI, qu'il a rédigé lui-même. Aussi bien, est-il vraiment utile d'insister ? Le livre se termine par une série de lettres où la reine et le cardinal se disent leur amour. Est-il quelqu'un qui ose soutenir que ces lettres soient authentiques ?

La Cour parvint encore à faire saisir l'ouvrage. Le comte de La Motte lui-même en avait révélé le dépôt : Sans rien compromettre, écrit-il au roi le 5 mai 1792, je pourrais réclamer et retirer des mains des malveillants l'arme dont ils veulent se servir aujourd'hui pour soutenir leurs projets. Laporte, intendant de la liste civile, acheta l'édition complète moyennant 14.000 livres pris sur les deniers du roi. Le 26 mai 1792, il la fit jeter dans le four à porcelaine de la manufacture de Sèvres, ficelée en trente ballots. Le feu dura cinq heures. Tout fut consumé. Aussitôt les officiers municipaux d'avertir l'Assemblée nationale[1] et le Père Duchesne de tonner contre les intrigues de la Cour. Laporte fut mandé à la barre de l'Assemblée. On assurait qu'il avait détruit dans le four de Sèvres la correspondance de Marie-Antoinette avec les ennemis de l'État et des paquets de faux assignats qu'elle aurait fait fabriquer à Londres. Peu après, un exemplaire du livre, retrouvé chez l'intendant de la liste civile, fut porté aux archives du Comité de surveillance, lequel, composé de solides patriotes, s'empressa de faire réimprimer l'ouvrage et de le mettre en vente chez Garnéry[2]. On peut défier aujourd'hui un honnête homme d'en supporter la lecture sans haut-le-cœur ; mais, dans le moment, les passions l'assaisonnaient du piment nécessaire à en permettre la digestion. Dans le salon de Vénus, décoré de Grâces et d'Amours, derrière les courtines de raige parsemé de fleurs en broderie, sur un sopha en soie brochée tissée d'or fin, les jupes d'une reine de France traînaient parmi les plis écarlates d'une robe de cardinal : quel régal pour les hommes du jour !

A ce moment, écrivent les Goncourt[3], reparaissait en France le libelle de Mme de La Motte. Montmorin, le seul ministre royaliste laissé à Louis XVI, défendant un jour la reine dans ses conseils et se plaignant, timidement d'abord, à Duport du Tertre, des menaces dirigées contre elle, du plan hautement avoué par tout un parti de l'assassiner, et finissant par demander à son collègue s'il laisserait consommer un tel forfait, Duport répondait froidement à M. de Montmorin qu'il ne se prêterait pas à un assassinat, mais qu'il n'en serait pas de même s'il s'agissait de faire un procès à la reine : Quoi ! s'écrie M. de Montmorin, vous, ministre du roi, vous consentiriez à une pareille infamie ?Mais, dit le garde des Sceaux, s'il n'y a pas d'autre moyen !

L'occasion cherchée par Duport va être fournie par le comte de La Motte, qui poursuit la révision de son procès. La tournure prise par les événements enlève au roi ses moyens d'action et le comte échappe à l'influence de ses conseils. Le parti qui me reste à suivre, écrit-il à Montmorin[4], se réduit à deux points bien simples :

1° Me mettre en état de faire juger ma contumace ;

2° Poursuivre la cassation de l'arrêt qui a flétri mon épouse, et prendre à partie les juges et le ministre qui s'est servi du secret de la Bastille pour la conduire à sa perte.

Il écrit au garde des Sceaux[5] : Un parti, jadis puissant, a réuni, pour perdre ma femme plus faible que criminelle, les grands moyens du despotisme : la Bastille et les juges vendus à la Cour. La Bastille n'est plus et lé peuple français va choisir des juges qui rougiraient de se laisser conduire pas à pas dans le labyrinthe de Thémis par un vizir insolent et féroce.

D'ailleurs ne doit-on pas aux La Motte des égards particuliers ? L'arrêt qui nous a condamnés, dit le comte en s'adressant au garde des Sceaux, fut le signal de l'étonnante révolution que la corruption de la Cour, le désordre des finances et la tyrannie de ceux qui se partageaient la puissance publique ont opérée avec tant de facilité. Il est donc une Providence qui se plaît à conduire le destin des mortels et qui fait sortir du sang de l'innocent les germes destructeurs de la puissance de la tyrannie !

Le comte de La Motte attendit cependant, par prudence, jusqu'en 1792, jusqu'à ce que la Révolution fût dans son plein, pour venir à la Conciergerie se constituer prisonnier afin de purger sa contumace. Il y fut écroué le 4 janvier. La nuit suivante, entre deux et trois heures, le feu prit dans la prison. Le Père Duchesne s'empressa de révéler aux Français qu'il s'agissait d'un nouvel incendie allumé par la Cour pour brûler La Motte et ses papiers, et Robespierre, Hébert, Manuel d'accourir. Ils pénétrèrent dans la prison.

Soyez tranquille à présent, dit Manuel au comte de La Motte, nous veillons sur vous.

L'époux de Jeanne de Valois publia à son tour un Mémoire pour sa défense[6], quand son affaire vint devant le troisième tribunal. Cependant un mouvement de révolte paraît enfin s'être produit dans son âme où ces sortes de mouvements ne se produisaient pas aisément, à moins que ce ne fût encore à ses yeux un moyen de soutirer de l'argent. Quoi qu'il en soit, La Motte écrit au roi, le 5 mai 1792 : Une cabale, qui se choque de ma prudence, voudrait donner un éclat fâcheux à cette affaire. Le sieur Deplane, président et juge, a été préposé pour m'interroger. Ses interrogatoires n'avaient d'autre but que de chercher à compromettre la reine et principalement de trouver les moyens de la faire comparaître à l'audience publique, comme témoin nécessaire et déposante des faitset le public curieux donnait dans le piège. L'affaire fut renvoyée au 1er tribunal qui, le 20 juillet 1792, cassa la sentence du 1er juin 1786, par laquelle le comte et la comtesse de La Motte avaient été condamnés au Parlement, attendu, disait le nouveau jugement, que la plainte rendue par le Procureur général au ci-devant Parlement de Paris, le 7 septembre 1785, n'est signée qu'à la fin et non à chaque feuillet, ce qui est contraire à la loi[7]. Cassation pour vice de forme. La Motte était renvoyé devant le jury.

D'autres juges guettaient la reine.

 

 

 



[1] Moniteur, XII, 507, 523-524.

[2] Vie de Jeanne de Saint-Rémy de Valois, ci-devant comtesse de La Motte, confidente et favorite de la reine de France, et sa requête à l'Assemblée nationale pour obtenir la révision de son procès, écrite par elle-même, Paris, chez Garnéry, l'an Ier de la République française, 2 vol. in 8° de 468 et 426 p. Cotte réimpression ne contient pas les figures de l'édition originale.

[3] Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de Marie-Antoinette, p. 320-321.

[4] Lettre du 22 septembre 1790, Archives nationales, F7, 4445, B.

[5] Lettre du 23 septembre 1790, Archives nationales, F7, 4445, B.

[6] Mémoire pour Marc-Antoine-Nicolas de La Motte, détenu dans les prisons de la Conciergerie, contre la plainte du Procureur général du ci-devant Parlement de Paris et la procédure qui l'a suivie, sur les faits du marché du Collier et la supposition d'écriture et de signature de la reine, Paris, 1792.

[7] Texte du jugement publié dans le Moniteur du 7 août 1792.