MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

TROISIÈME PARTIE. — LA CARRIÈRE DE MANDRIN

 

XXVIII. — DERNIERS PRÉPARATIFS.

 

 

Ces gens-là se fortifient tous les jours, écrivait Marsin dans son rapport sur les contrebandiers[1], et il leur arrive journellement du monde de toutes sortes de nations.

Le docteur Passerat de la Chapelle, qui les observe de Châtillon-de-Michaille, note de son côté l'accroissement rapide des forces contrebandières, qui s'organisaient en Suisse et en Savoie[2]. Le baron d'Espagnac signale le nombre grandissant des recrues que Mandrin fait ouvertement[3]. Celui-ci veut constituer sous ses ordres un corps d'un caractère de plus en plus militaire. Il veut former en règle, écrit le comte de Marcieu, une troupe à lui qu'il exerce en Savoie, aidé de ses principaux camarades qu'il appelle ses officiers[4]. Sa renommée lui attire des compagnons de toute l'Europe. Passerat de la Chapelle estime que l'effectif des Mandrins s'est accru jusqu'au chiffre de 2.000 hommes. Et que ne devaient pas pouvoir entreprendre 2.000 hommes de cette trempe, sous les ordres d'un tel chef ?

A les organiser, Mandrin consacrait l'argent rapporté de sa dernière campagne, et le jeune contrebandier, rendu à sa bonne humeur, plaisantait beaucoup sur ce que le roi de France lui avait donné le moyen de lever une compagnie franche avec laquelle il se proposait de grands projets[5]. Il s'était approvisionné en armes toutes neuves, dont il avait établi des dépôts sur la frontière de Savoie, proche du Dauphiné. Et il avait formé, à portée, des magasins à poudre[6]. Il avait des bateaux tout prêts sur les rivières qui tombent dans le Rhône[7].

Les agents du gouvernement français, en Suisse et en Savoie, ne cachaient pas les difficultés qui attendaient les troupes destinées à poursuivre les Mandrins lors de la campagne prochaine. On les battra difficilement, écrit Marsin. Dans les derniers jours d'avril et les premiers jours de mai 1755, on suit Mandrin, accompagné de sou major et de deux valets, aux foires de Romont et de Nyon, en Suisse, à celles de Carouge en Savoie. Il y fait les achats nécessaires à sa cavalerie[8]. De leurs boulevards, les Genevois aperçoivent au loin les Mandrins qui passent le lac avec les chevaux de remonte qu'ils se sont procurés aux assemblées voisines. Ce sont des chevaux de prix, écrit le résident de France[9]. Au marché de Carouge, Mandrin n'en acheta qu'un, trouvant les autres trop grands[10]. Le 30 avril, il passe à Carouge avec vingt-deux chevaux de selle, qu'il avait acquis le 25 à la foire de amont, où il avait, en outre, passé un contrat avec un maquignon juif, Jonas Mayer, qui devait lui livrer à Nyon, pour le 15 mai, quarante chevaux-dragons[11]. Il s'arrête à Carouge deux heures pour se rafraîchir[12] ; puis il franchit l'Arve au pont de l'Estambière et prend la route de Montmélian[13]. Le 4 mai, il est à Nyon, où il reçoit encore une livraison de vingt-cinq chevaux[14].

Dès la fin du mois de mars, les Mandrins font passer de Suisse en Savoie les marchandises qu'ils y avaient accumulées. Dans la seule localité de Coppet, au pays de Vaud, ils avaient un magasin de trois cents quintaux de tabac. On les voyait ainsi, par bandes de dix ou douze, traverser le lac de Genève sur des barques où s'empilaient les bennes de tabac, les rouleaux d'indiennes et les caisses de montres et d'articles de Genève, puis tirer vers Saint-Jean-de-Maurienne[15]. Canonnier commandait une bande de vingt-cinq de ces déménageurs. Et c'est ainsi qu'ils parsemèrent la Savoie, depuis Aix jusqu'à la Maurienne, de leurs dépôts de marchandises destinées à la contrebande[16].

Aussi bien, en attendant la nouvelle incursion, qui devait dépasser en importance toutes les expéditions précédentes, l'infiltration des marchandises de contrebande se poursuivait en France par les soins de Mandrin et de ses amis, exportation qui continuait d'être pour eux une source d'importants revenus[17]. Elle se faisait par des bandes de porte-cols, c'est-à-dire de contrebandiers à pied, qui chargeaient leurs ballots sur leur dos. Nos chefs contrebandiers y employaient leurs domestiques. C'est au cours d'une de ces expéditions que La Pierre, valet de Mandrin, fut pris. Il se nommait de son vrai nom Pierre Michel. Il était originaire de Beaurières, au diocèse de Die. Il avait déserté des volontaires de Dauphiné, où il servait en qualité de tambour. Il fut arrêté le 22 avril 1755, avec un chargement de tabac. Condamné par la commission de Valence, le 10 mai 1755, à être rompu vif, il fut exécuté le 1G mai suivant[18].

Les contrebandiers faisaient également parvenir leurs marchandises par le Rhône, à des correspondants qu'ils avaient en France et qui se chargeaient de les écouler. Des barques dissimulées dans les vergues des rives, les faisaient passer de Savoie en Bresse. A la hauteur de Culte en Bugey, les Mandrins avaient établi sur les rives opposées du fleuve des cordes avec poulies, soutenues par des perches en chevalet et tendues d'un bord à l'autre. A cet endroit, la berge est très escarpée du côté de la Savoie, et ainsi ils pouvaient faire glisser rapidement une quantité considérable de ballots jusqu'en terre française[19].

Quelques chefs, indépendants de Mandrin, profitent dans ce moment du mouvement qu'il a créé, et de ce qu'il concentre sur lui l'attention des autorités, pour pousser en France des pointes audacieuses[20]. L'un d'entre eux, qui s'était fait connaître depuis plusieurs années et de qui il faut retenir le nom, Louis Cochet, dit Manot le Tailleur, ou la Liberté ou la Jeunesse, originaire de l'Entre-deux-Guiers en Dauphiné, habitant des Echelles (Savoie), cherchait dans ce moment à donner A sa bande une extension nouvelle. On le nommait depuis peu le Petit Mandrin ou Mandrin le Savoyard. Cet homme fait beaucoup de mouvement pour lever une troupe qu'il veut commander lui-même, écrit Saulx-Tavanes le 25 mars 1755[21]. Il a déjà vingt hommes et il est très riche. Il avait trente-quatre ans, les yeux gris à fleur de tête, les cheveux châtain clair et lisses[22]. Il avait été blessé au talon dans un combat contre les brigades des Fermes. Manot ne marcha jamais avec Mandrin. Aussi bien, c'était un voleur et Mandrin n'aurait pas voulu de lui. A Rencurel, lui et ses gens brisèrent et cassèrent les armoires, coffres et bureaux de différents particuliers pour y prendre l'argent et autres effets qui y étaient enfermés[23]. Procédés que notre chef de bande n'eût pas admis[24].

A mesure qu'approchait le moment fixé par Mandrin pour son retour en France, les fausses nouvelles, auxquelles certes il n'était pas étranger, se répandaient pour dépister ses adversaires. Tantôt on disait que ses compagnons, las de sa domination, l'avaient rejeté et qu'il était errant de côté et d'autre[25] ; tantôt que, s'étant pris de querelle, à Saint-Jean-de-Maurienne, avec Saint-Pierre, son major, celui-ci lui avait cassé la tête d'un coup de pistolet[26]. Cette dernière nouvelle prit de la consistance. Des lettres affluèrent à Genève pour la confirmer[27]. Ou bien, on affirmait que Mandrin allait pénétrer en France par la Provence, afin de gagner l'Espagne où des camarades l'attendaient[28]. Mais les officiers du roi, sur la frontière française, se tenaient sur leurs gardes[29].

Les gouverneurs militaires des provinces du Sud-Est, le comte de Saulx-Tavanes en Bourgogne et Bresse, le comte de Marcien en Dauphiné et le duc de Villars en Provence, redoublaient d'activité pour faire face à l'incursion nouvelle qu'ils n'envisageaient pas sans inquiétude. Au dernier moment prévalut l'opinion que les Mandrins allaient se jeter eu Provence[30]. Mais le baron d'Espagnac estime que leur projet est de pénétrer en France par petites troupes et par de nombreux côtés à la fois, de manière à échapper aux poursuites, en se donnant rendez-vous clans l'intérieur du royaume[31].

Pour leur barrer la route, le baron d'Espagnac et les officiers placés sous ses ordres étaient au guet. Les commandants de Belley, de Saint-Rambert, de Tournus, de Mâcon et de Charolles avaient ordre de leur prêter main forte en cas de besoin. Le duc de Villars, gouverneur de Provence, avait, de son côté, fait avancer vers Barcelonnette et Entrevaux, un détachement de la garnison de Toulon. Il avait échelonné des troupes tout le long du Var.

Les brigades des employés de la Ferme avaient été doublées et mises sous le commandement d'officiers d'une bravoure reconnue[32]. On les multipliait le long des frontières, où elles étaient postées à tous les passages.

Les gouverneurs des provinces renouvelaient leurs instructions aux officiers municipaux. Comme on savait la sympathie des populations pour les contrebandiers, le ministre de la guerre faisait interdire, clans les provinces frontière, le port des armes à tous ceux qui n'y étaient pas formellement autorisés. Interdiction également, de s'assembler en armes pour les processions, noces, baptêmes, fêtes et autres occasions[33].

 

Le comte Jacques-Raymond de l'Hospital avait été envoyé, le 27 janvier 1755, en qualité de maréchal de camp, pour servir spécialement contre les contrebandiers, sous les ordres du comte de Marcieu, en Dauphiné[34], comme le baron d'Espagnac servait en Bourgogne et Bresse sous les ordres du comte de Tavanes. En l'absence du comte de Marcien, il devait avoir le commandement général de la province. Il établit son quartier général à Voiron. Il avait à cette date trente-cinq ans. Dès son arrivée, le comte de l'Hospital déploya le plus grand zèle contre les bandits. Il réclamait des exécutions exemplaires et publiques, à la manière de la Cour des Aides de Montauban. Je pense encore, écrit-il, le 8 avril 1755 au ministre de la guerre, qu'il serait de la plus grande importance de faire exécuter sur la frontière les contrebandiers pris, comme aux Échelles, au Pont-de-Beauvoisin et à Aoste, et de les y laisser exposés bien en vue : ces lieux sont pleins, en deçà et en delà, de contrebandiers et d'esprits mutins ; la punition ne fait impression aux hommes, qu'autant qu'elle est évidente, et je crois que c'est le moment de la rendre rigoureuse et authentique. Peu d'exemples de cette nature inspireraient beaucoup plus de terreur aux contrevenants et rendraient plus présente l'idée redoutable qu'on doit avoir de la puissance du roi, que les exemples multipliés et ensevelis à Valence'[35].

Ce comte de l'Hospital avait pris pour femme la fille aînée de M. de Boullongne, intendant des Finances. Sa belle-sœur avait épousé le fils du fermier général Gaze. Entré dans une famille de financiers, ce gentilhomme, quoique officier, en avait adopté les idées et les mœurs. Cependant là n'étaient pas les motifs qui l'avaient fait envoyer en service contre les Mandrins en un poste éloigné, sur les frontières ; mais dans les relations de sa femme avec le prince de Soubise, ce général de Cour qui se fera si bien battre à Rosbach : car l'on donne cette subsistance à M. de l'Hospital, écrit d'Argenson, pour cocuage volontaire, à cause que sa femme est la maîtresse déclarée de M. de Soubise qui a grand crédit. Le marquis d'Argenson croit devoir ajouter : Cet emploi est honteux[36].

Le grand crédit de M. de Soubise était fondé, comme on sait, sur sa bonne intelligence avec Mme de Pompadour. Bébé, raconte le duc de Croÿ[37], était une jolie petite chienne barbette que M. de Soubise avait donnée à la marquise : c'était un lien d'amitié de plus.

M. le comte de l'Hospital va s'associer intimement avec La Morlière. L'un et l'autre s'entendront avec le fermier général Bouret d'Érigny ; ils s'assureront la complicité de M. de Fumeron, premier commis au Ministère de la guerre et leurs hauts faits rempliront la fin de ce récit.

 

 

 



[1] Journal de Marsin. A. G., ms. 3406, n° 147.

[2] Passerat de La Chapelle au ministre de la guerre, 1er mai 1755. A. G., ms. 3406, n° 181.

[3] D'Espagnac au ministre de la guerre, 19 mars 1755, Bourg. A. G., ms. 3406, n° 47.

[4] Marcieu au ministre de la guerre, 4 mai 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 191.

[5] Lettre du baron d'Espagnac, 4 mai 1755, Bourg. A. G., ms 3406, n° 190.

[6] D'Espagnac à La Morlière, 11 mai 1755, Bourg. A. G., ms 3406, n° 215.

[7] D'Espagnac à La Morlière, 11 mai 1755, Bourg. A. G., ms 3406, n° 215.

[8] Lettre de Georgy, 28 avril 1755, Genève, A. G., ms. 3406, n° 162. — Saint-Martin de Hap, capitaine dans Montmorin, au comte de Tavanes, 29 avril 1755, Gex, ibid., n° 169. — Le comte de Tavanes au ministre de la guerre, d'après des renseignements fournis par M. Fabry, subdélégué à Gex, ibid., n° 180.

[9] Montperoux à Rouillé, 12 mai 1755, A. A. E., ms. Genève 66, f. 321 v°.

[10] Lettre de Georgy, 5 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 81.

[11] Lettre du comte de Tavanes, 3 mai 1755, Dijon, A. G., ms. 3406, n° 186 ; — lettre du comte de Marcieu, 9 mai 1755, Grenoble, A. G., ms. 3406, n° 186.

[12] Lettre du baron d'Espagnac. 4 mai 1755, Bourg. A. G., ms. 3406, n° 186.

[13] Lettre de Georgy, 30 avril 1755, Genève. A. G., ms. 3406, n° 186.

[14] Lettre de Georgy, 5 mai 1755, Genève. A. G., ms. 3406, n° 193.

[15] Lettre de Montperoux, 23 avril 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 314.

[16] Le comte de Tavanes au ministre de la guerre, 20 mars 1755, Dijon. A. G., ms. 3406, n° 48.

[17] Montperoux à Rouillé, 9 avril 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 313.

[18] L'Hospital au ministre de la guerre, 22 avril 1755, Voiron. A. G., ms. 3406, n° 135. — Sentence contre P. Michel, dit La Pierre. Archives de la Drôme, B 1301, f. 285.

[19] Montperoux à Rouillé, 9 avril 1755. A. A. E., ms. Genève 66, f. 313.

[20] Moisson, subdélégué général à Grenoble, à l'intendant de Lyon, 23 avril 1755. A. G., ms. 3406, n° 143.

[21] Lettre de Saulx-Tavanes, 25 mars 1755, Dijon. A. G., ms. 3406, n° 54. — Lettre de Montperoux, 21 mars 1755. A. A. E., ms. Genève 66.

[22] Signalement transmis au Sénat de Savoie, éd. J.-J. Vernier, Mandrin et les Mandrinistes, p. 25.

[23] Arrêt condamnant Manot, Archives de la Drôme, B 1304.

[24] Sur l'expédition de Manot du mois d'avril 1755, lettre de M. Moisson subdélégué général à Grenoble, à l'intendant de Lyon. 23 avril 1755, A. G., ms. 3406, pièce 143.

[25] D'Espagnac à La Morlière, 11 mai 1755, Bourg. A. G., ms. 3406, n° 215.

[26] Lettre (25 mars 1755, Dijon) de Saulx-Tavanes. A. G., ms. 3406, n° 54.

[27] Lettre de Montperoux à Rouillé, 19 mars 1755, A. A. E., ms. Genève 66.

[28] Lettre de M. de Clamoux au ministre de la guerre, 4 avril 1755, Cluny. A. G., ms. 3406, n° 77.

[29] Lettre de Saulx-Tavanes, 25 mars 1755, Dijon. A. G., ms. 3406, n° 54.

[30] Lettre de Saulx-Tavanes, 25 mars 1755, Dijon. A. G., ms. 3406, n° 54.

[31] Lettre du baron d'Espagnac, 26 mars 1755. A. G., ms. 3406, n° 60.

[32] Correspondance de Grenoble du 28 février 1755, dans la Gazette de Hollande du 14 mars 1755, n° 21.

[33] Ordonnance du gouverneur du Dauphiné, 22 mars 1755. Grenoble, placard imprimé adressé aux officiers municipaux de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Archives municipales.

[34] Lettre à lui adressée par le ministre de la guerre, 27 janv. 1755. A. G., ms. 3397, n° 177.

[35] L'Hospital au ministre, 8 avril 1755, Grenoble. A. G., ms. 3406, n° 86.

[36] Mémoires du marquis d'Argenson, à la date du 31 janvier 1755.

[37] Journal du duc de Croÿ, éd. de MM. de Grouchy et Paul Cottin, I, 421, note.