MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

TROISIÈME PARTIE. — LA CARRIÈRE DE MANDRIN

 

XIX. — QUATRIÈME CAMPAGNE[1] (20 août-5 septembre 1754).

 

 

Les Mandrins percent à Saint-Georges d'Aurac (Auvergne). — Excès à Brioude. — La recette buraliste de Craponne (Velay). — Mandrin ouvre les prisons de Montbrison. — Il rentre en Suisse par la Bourgogne et la Franche-Comté. — Les gapians de Pont-de-Veyle et du Fort de Joux.

 

Coupant les cordons de troupes qui avait été disposées pour lui fermer la roule, Mandrin rentre de Savoie en France, le 20 août 1754[2].

Il trompe les postes de soldats et de gapians qui le guettent et vient tout d'une traite avec ses hommes jusqu'à Saint-Georges d'Aurac, en Auvergne, où il passe la nuit du 25 août. M. Marie, subdélégué de Langeac, en écrit à son intendant : les contrebandiers n'ont pas fait de mauvais traitements dans sa subdélégation, sauf aux domestiques d'un aubergiste d'Aurac qui faisait des difficultés pour les accueillir[3].

Le 26 août, nos compagnons arrivent en vue de Brioude. Aux abords de la ville, Mandrin place des sentinelles ; il en établit notamment un poste au petit bois de Saint-Ferréol ; cependant qu'un peloton d'avant-garde entre dans Brioude, s'empare des portes et des avenues et tire enfin un coup de feu, signal convenu. Il n'est pas six heures du matin. Les habitants de Brioude sont éveillés au bruit des tambours et des fifres : c'est l'entrée de Mandrin à la tête de soixante contrebandiers. Il est en habit de drap gris à boutons de cuivre, coiffé de son chapeau festonné d'or[4]. Après s'être assuré le gîte dans deux auberges, il se dirige vers l'entrepôt des tabacs, rue de la Vieille-Cartellerie, paroisse Saint-Pierre, au coin de la Grand'rue. Il est suivi de vingt-neuf chevaux chargés de faux tabac. Il met pied à terre devant l'entrepôt, dont il fait ouvrir la porte-cochère ; les bennes nouées de cordes sont empilées dans la cour.

Les contrebandiers étaient très surexcités. Ils étaient harassés par la longueur et par la rapidité de la course qu'ils avaient dû fournir depuis la frontière. Mandrin avait de la peine à les contenir.

Ils réclament l'entreposeur. L'entreposeur est mort. Sa veuve, dame Angélique du Hamel, est âgée et elle est malade dans son lit. Comme des furieux les margandiers se précipitent dans sa chambre, en bousculant deux servantes qu'ils trouvent sur le palier. Ils entrent avec un affreux vacarme et en proférant mille injures. Ils disent à Mme du Hamel qu'elle est la cause qu'ils ne peuvent faire tranquillement leur métier de contrebandiers et que, comme elle leur a occasionné beaucoup de pertes, ils sont venus la forcer de prendre tout leur faux tabac, sans quoi ils la jetteront par la fenêtre. L'une des servantes a pu s'échapper pour aller prévenir les autorités. Cependant les contrebandiers contraignent la dame à leur donner ses clés et ils se mettent à forcer les tiroirs, à ouvrir les armoires, où ils trouvent 4350 livres dont ils s'emparent. Mais ils n'entendent pas voler cet argent. Ils vont laisser à l'entreposeuse de leur tabac de contrebande, de ce bon tabac, qu'ils vendent aux représentants de la Ferme, une qualité dans l'autre, au prix moyen de 5 livres la livre poids de marc.

Afin d'être assurés de donner mesure exacte, en honnêtes marchands, les compagnons envoient prendre les poids de la ville, malgré la résistance que leur oppose le fermier du poids du roi. Ils pèsent le tabac déposé chez Mme du Hamel. Il y en a pour 15421 francs, sur lesquels ils n'en ont encore touché que 4350. Les plus violents rentrent tumultueusement dans la chambre de la malade. Vainement Mandrin s'efforçait de les apaiser[5].

Cependant M. Croze de Montbriset, président en l'élection de Brioude, et J.-Fr. Magaud, conseiller du roi, faisant fonctions de procureur, assistés de leur greffier, se présentent aux portes de l'entrepôt. Ils en sont repoussés à coups de crosse par les compagnons qui y ont été placés en sentinelles.

Les Mandrins menaçaient la veuve du Hamel, si elle ne leur versait pas l'argent qui leur restait dû sur leur tabac, de la faire rôtir dans sa maison à laquelle ils allaient mettre le feu. L'entreposeuse terrifiée leur offrit toute sa vaisselle plate, mais les compagnons ne voulaient pas de vaisselle, et il fallut que la belle-sœur de Mme du Hamel se mit à courir la ville pour tâcher de trouver de l'argent. Elle revint avec 2.310 livres qu'elle avait empruntées, partie au receveur des tailles, partie au prévôt de l'église et à des amis particuliers. Ce qui fit un total de 6.660 livres que les contrebandiers empochèrent, tout en continuant d'en réclamer le complément jusqu'à concurrence de 15000 livres. L'heure était venue pour eux d'aller déjeuner. A leur retour, l'après-midi, ils ne retrouvèrent plus la dame belle-sœur qui s'était enfuie. Ils la recherchèrent partout, jusque dans les maisons voisines dont ils forcèrent les portes. Enfin, après s'être assurés qu'il n'y avait réellement plus d'argent au logis, ils se décidèrent à reprendre une partie de leur tabac et à se remettre en route.

Avant de partir, l'une de ces brutes bourra encore d'un coup de crosse la malade dans son lit, tandis que des camarades houspillaient les servantes. Ils avaient dénoué aux deux pauvres filles leurs longs cheveux et les tiraient comme des cordons de sonnette.

Trois heures de l'après-midi tintaient à l'horloge de la ville, au moment où les Mandrins enfourchaient leurs chevaux.

Dans la soirée, le président en l'élection, avec son procureur et son greffier, revinrent afin de dresser un procès-verbal de ce qui s'était passé. Ils trouvèrent dans la cour de l'entrepôt vingt-deux ballots de tabac : 200 livres en Saint-Vincent, 1.411 livres en Hollande, et 619 livres en Brésil à fumer[6]. Les contrebandiers avaient également laissé à Mme du Hamel, en témoignage de l'argent qu'ils lui avaient pris, un reçu signé Mottet. Ce détail est à noter, car ces reçus sont généralement acquittés au nom de Mandrin lui-même. Terrier de Cléron indique que celui-ci ne voulut pas s'associer en cette circonstance à la manière dont les compagnons s'étaient comportés.

Ce Mottet — de son vrai nom Le Clerc de Champmartin — était originaire de Varzy en Nivernais. L'intendant d'Orléans le signalait à M. Rouillé[7] : C'est un scélérat qui, après s'être fait plusieurs affaires criminelles, a été obligé de quitter le pays où vraisemblablement il ne serait pas revenu sans l'occasion qu'il a trouvée de se joindre à Mandrin qu'il accompagne dans toutes ces expéditions.

Mine du Haine ! ne put signer le procès-verbal qui fut dressé de ces faits, à cause de la frayeur dont elle était saisie. La pauvre femme mourut huit jours plus tard, le 2 septembre[8]. La visite des margandiers n'avait pas été pour la rétablir.

De Riom, de Clermont et d'Issoire, on avait dépêché en hâte toute la maréchaussée du pays, afin d'arrêter les brigands. Des divers points de l'horizon, on vit donc arriver les gendarmes, lourdement et magnifiquement, le 29 août, trois jours après le départ des compagnons ; ce qui se répète à chaque page de cette histoire.

la sortie de Brioude, Mandrin avait divisé sa troupe en deux corps, dont l'un avait pris la route de Massiac ; l'autre, le plus important, et dont il conserva le commandement, repassa par Saint-Georges d'Aurac et entra dans le Velay. En Velay, pays de montagnes, par les cols, par les gorges tapissées de sapins, où coule avec bruit l'eau intermittente des torrents, sur les plateaux d'où l'on découvre au loin la plaine bleuâtre qui ondule, bleue et transparente comme une mer immobile, — il semble que l'on voie serpenter les files hardies et rapides des contrebandiers. Cols et gorges d'un accès difficile, dont les paysans, amis des margandiers, leur indiquent les plus secrets détours.

Craponne est bâti sur des plateaux volcaniques ; mais au fond d'une cuve de prairies verdoyantes, que bordent, en manière de clôture, des quartiers de rocs amoncelés. Après un crochet sur Yssingeaux, Mandrin y arriva le 28 août.

Les margandiers heurtèrent à l'huis de l'entreposeur des tabacs.

La maison de la recette buraliste de Craponne existe aujourd'hui encore, intacte, telle qu'elle était quand elle fut envahie par les Mandrins ; avec ses murs ventrus, tout de guingois. Les petites fenêtres sont jetées irrégulièrement sur les quatre façades, car elle a jour sur rue de toute part, elles ont des contrevents pleins, en bois naturel, bruni par le temps, scellés aux chambranles par des pentures en fer noir. Sur chacune des deux façades principales, une porte vitrée, basse, à linteau cintré, et fermée la nuit d'un vantail de bois, les montants et le linteau rayés de nervures du ive siècle. La toiture est en tuiles rouges et s'avance en auvent, couvrant une galerie à jour sur la rue, que soutiennent des poutres obliques engagées dans le mur. La maisonnette, en son exquise vétusté, se dresse au centre de la petite ville.

Les Mandrins s'y présentèrent au milieu de la nuit ; mais l'entreposeur, Dominique Boule, avait pris la fuite, laissant à sa femme le soin de recevoir les compagnons. Celle-ci dut accepter du faux tabac pour 3.400 livres qu'elle s'en fut emprunter : 2.200 livres au maire de Craponne et 1.200 livres à M. Daurier d'Ollias. La somme ne fut réunie que difficilement. On la lui compta — à Mandrin —, comme on put, en or et en argent ; jusqu'à secouer en sa présence le sac des liards, et encore celui des deniers[9].

Comme de coutume, on laissa un reçu.

Hé, que diable ! dit le contrebandier[10], consolez-vous. Il est très juste de vous donner une décharge ; tenez, voici un billet par lequel le soussigné Mottet certifie des violences que l'on a exercées pour vous contraindre à délivrer cette petite somme, en vous laissant de notre bon tabac.

Il arriva que le maire, M. Calemard de Montjoly, mis de mauvaise humeur sans doute pour avoir été réveillé dans le milieu de la nuit, s'avisa de faire des observations à Mandrin sur le métier qu'il exerçait. M. le maire osa même présenter ces observations avec vivacité et sans se munir de ces précautions oratoires qui sont essentielles à la politesse ; ce qui obligea Mandrin à exiger de M. le maire de Craponne 50 louis, en sus de la somme reçue pour le faux tabac, en amende des propos malsonnants où il s'était oublié[11].

Rien n'est comparable à la hardiesse et à l'insolence que cette bande a affecté de montrer, écrit le 4 septembre, M. de Saint-Priest, intendant du Languedoc, à son collègue, M. de la Michodière, intendant d'Auvergne[12].

Le 29 août, trois escouades de Mandrins, de trente-cinq à trente-six hommes chacune, entrent dans Montbrison-en-Forez, le bonnet à la hussarde retroussé sur l'oreille gauche[13]. L'entreposeur des tabacs, M. Antoine Faure, dut accepter pour 5.532 livres de tabac de contrebande, à raison d'un petit écu la livre pesant[14].

Comme le malheureux déclarait ne pas avoir d'argent :

Indiquez-nous les personnes qui en ont, nous vous en ferons prêter de gré ou de force[15].

L'entrepreneur reçut à son tour une quittance du nommé Mottet, dont les billets commençaient à être en crédit[16].

A Montbrison, Mandrin eut une idée nouvelle :

Nous faisons de l'argent, faisons aussi des hommes ![17]

Aussitôt fait que dit. Le bandit se présente aux prisons de la ville et commande d'en ouvrir les portes. Il parle en maître.

Qu'on m'apporte à l'instant le registre d'écrou et que l'on m'aille quérir un serrurier !

Par celui-ci, Mandrin fait dériver les fers à ceux des détenus qui n'étaient incarcérés que pour désertion, pour contrebande ou pour faux-saunage. Il recruta de la sorte huit braves, qui furent heureux de se joindre à la bande de leur libérateur. Les prisonniers de droit commun, voleurs, filous et assassins, furent laissés sous les verroux :

Pour vous, leur disait-il, je ne suis pas votre sauveur. Vous méritez d'être pendus[18].

Quant aux fers, il les remit au geôlier. Et ils ont rendu les fers, disant qu'ils étaient au roi, écrit M. de Rochebaron, commandant en Lyonnais et Forez[19].

L'assesseur de la maréchaussée, nommé David, assista à cette levée d'écrou, en lui donnant par sa présence la consécration officielle qui lui était nécessaire ; puis il en dressa le procès-verbal[20].

Pour sortir de France, Mandrin fit un brusque détour vers le Nord, sans doute afin de dépister ceux qui auraient pu s'attacher à ses traces. Il va toujours avec la rapidité du vent. Le voici déjà au fer septembre sur les confins de la Bresse. Il y entre par les collines arrondies du Mâconnais, d'où la Bresse parait n'être qu'une forêt immense, soulevée de-ci, de-là, par des mouvements de terrain aux pentes insensibles, dont les dernières lignes se confondent avec la plaine, dans la brume de l'horizon. De ces hauteurs, vus à distance, les champs se perdent parmi les bois. Ils sont coupés de halliers épineux, de larges buissons d'églantiers et d'aubépine ; des rideaux de peupliers. Les villages eux-mêmes se perdent dans des masses de feuillage, dont on ne voit émerger que les clochers pointus. La bande des contrebandiers s'y enfonce, assurée d'y échapper aux regards qui pourraient la guetter. Les Mandrins arrivent à Pont-de-Veyle, le 2 septembre. Ils en traversent l'unique rue, passant sous la vieille porte ogivale que surmonte un beffroi. Leur chef est pressé. Cependant, à l'autre bout de la ville, il s'arrête sur le vieux pont en dos d'aine ; car il y a rencontré deux gapians de la brigade de Cormoranche, qui rejoignaient leur brigade, munis de ses appointements. En faveur de cette circonstance, car il ne fallait pas que ces gapians prissent la peine de porter cet argent plus loin, il leur fit grâce de la vie. Une centaine de bonnes gens, qui assistèrent à la scène, y applaudirent de tout leur cœur.

Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui

Qui souvent s'engeigne lui-même.

Combien de fois les gapians ne leur avaient-ils pas soutiré leurs écus : et voici qu'on leur soutirait leurs beaux écus blancs, de même.

Au tournant de la route, Pont-de-Veyle a déjà disparu aux yeux des margandiers, car la petite ville est si basse qu'elle semble s'enfoncer dans les eaux ; dans les eaux de la Veyle, dans les eaux vertes des douves et des fossés qui l'enserrent de toute part.

Au moment de sortir de France, sur la frontière suisse, le 5 septembre, au Fort de Joux, Mandrin voit encore de loin, sous les murs du château, une troupe de gapians. C'est l'adieu des contrebandiers avant de repasser la frontière : une salve bruyante dont l'un des employés est tué ; plusieurs autres sont blessés grièvement[21].

Mandrin est hors d'atteinte.

 

Revenant sur la manière dont les contrebandiers avaient fait cette quatrième campagne, l'intendant d'Auvergne se plaignait au Contrôleur général de ce que la maréchaussée n'avait même pas été capable de garnir les avenues de la province[22]. Il ne faudrait cependant pas se montrer trop injuste à l'égard des gendarmes. La résistance de la police, comme celle des troupes régulières, était brisée par l'habile tactique et par l'étonnante agilité du contrebandier. Tantôt celui-ci répartissait ses hommes en petits détachements, tantôt il les groupait rapidement en une cohorte nombreuse, pour foncer à l'improviste sur les localités qu'il se proposait de mettre à contribution. On voyait les Mandrins partout à la fois, et l'on ne savait où les saisir. Les soldats du roi, détachés à leur poursuite, disaient que c'étaient des diables et les gendarmes arrivaient régulièrement trop tard ; — régulièrement aussi les Mandrins apparaissaient au bon moment, là où on ne les attendait pas, pour mettre à mal, avec gaieté, mais sans pitié, les employés des fermiers généraux.

 

 

 



[1] Ant. Vernière, Courses de Mandrin dans l'Auvergne, le Velay et le Forez (extrait de la Revue d'Auvergne, 1839) ; Clermont-Ferrand, 1890, in-8° de 93 pages — Ul. Bouchon, Les exploits de Mandrin dans la Haute-Loire (Velay et Basse-Auvergne) ; Privas, 1905, in-8° de 121 pages.

[2] Jugement contre Mandrin, 24 mai 1755.

[3] Le subdélégué de Langeac à l'intendant d'Auvergne, 28 août 1754, éd. Ul. Rouchon, p. 20.

[4] Signalement communiqué le 21 octobre 1754 par le Contrôleur général au ministre des affaires étrangères. A. A. E. ms. Turin 223, f. 243.

[5] Abbrégé, p. 18.

[6] Procès-verbal publ. par Ul. Rouchon, p. 21-26.

[7] Barentin à Rouillé, 7 janvier 1755, Orléans, A. A. E. ms. Genève 66.

[8] A. Vernière, p. 14.

[9] Abbrégé, p. 18.

[10] Abbrégé, p. 18-19.

[11] Registre des délibérations de la communauté de Villefranche en Beaujolais ; — Gazette d'Avignon, n° 93.

[12] Publ. par M. Ul. Rouchon, p. 31.

[13] Abbrégé, p. 19.

[14] Relation de l'abbé d'Aurelle. Archives du Puy-de-Dôme.

[15] M. de Rochebaron à l'intendant d'Auvergne. Ant. Vernière, p. 15.

[16] Abbrégé, p. 19.

[17] Abbrégé, p. 20.

[18] Abbrégé, p. 20.

[19] Lettre de M. de Rochebaron, datée de Lyon, 1er septembre 1755.

[20] Lettre du comte d'Argenson, 28 septembre 1754. A. G. ms. 3385, n° 229.

[21] Jugement contre Mandrin du 24 mai 1755 ; Abbrégé, p. 20-21.

[22] Ul. Rouchon. p. 33.