MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

TROISIÈME PARTIE. — LA CARRIÈRE DE MANDRIN

 

XVI. — LES MANDRINS EN SUISSE.

 

 

Louis Mandrin et ses hommes passèrent les dernières semaines de juillet 1754 en Suisse, où le jeune capitaine était parvenu à se ménager chez un grand nombre d'aubergistes les concours les plus actifs. C'était plus particulièrement sur les bords du lac de Genève, à Coppet, l'aubergiste Bonnet, qui tenait un logis à l'enseigne de la Croix-Blanche ; à Plau-les-Ouattes, paroisse Saint-Julien, c'était Richard ; Carouge, alors en Savoie, mais à quelques kilomètres seulement de Genève, c'était Gauthier, l'hôtelier du Lion-d'Argent. Les correspondants du contrebandier à Genève étaient deux commerçants français, Bérard et Francois-Henri Divernois[1]. Ce dernier ne laissait pas d'être un personnage considérable, ami de J.-J. Rousseau, qui lui fait bonne place dans sa correspondance. Je vous aime tendrement, écrit Rousseau à Divernois, et j'attends avec la plus vive impatience la visite que vous me promettez[2]. Mandrin avait chez eux des dépôts d'armes, de munitions, de marchandises et d'argent.

L'industrie suisse trouvait dans la contrebande en France un important débouché. On les voyait souvent — les Mandrins — passer près de Genève par détachements de quatre-vingts à cent hommes, avec les marchandises qu'ils avaient achetées[3].

Ces brigands ne commettent pas le moindre désordre sur les terres de Suisse, observe la Gazette de Hollande ; Mandrin leur fait observer la plus sévère discipline à cet égard[4].

De là, le contrebandier étendait un réseau d'espionnage sur les provinces de France qu'il se proposait de parcourir. Pour ce service, il avait à sa dévotion des gens de toutes classes, parfois de la meilleure société. Ils ont des correspondants qui les préviennent des mesures que l'on prend sur la frontière de France et des obstacles qui peuvent les arrêter. C'est le résident de France à Genève, M. de Montperoux, qui en écrit à M. Rouillé, son ministre. Il ajoute : Ils sont d'ailleurs très secrets sur leurs projets dont les chefs seuls ont connaissance et affectent de répandre toutes sortes de bruits pour cacher leurs véritables desseins[5].

La Cour de France pressait son représentant à Genève de se procurer des indications sur les projets des contrebandiers, concernant le temps de leurs départs et les lieux où ils devaient se rendre. Je doute, répond M. de Montperoux, qu'il puisse m'être possible, quelque soin que j'y apporte, de pouvoir en être informé. J'ai cherché inutilement à intéresser par des récompenses proportionnées aux services. Je ne puis trouver personne qui veuille se charger d'un espionnage aussi dangereux[6].

L'espionnage dont ils pouvaient être victimes et la trahison des leurs étaient ce que les contrebandiers redoutaient le plus. Leurs efforts tendaient à s'en préserver. D'aventure, parvenaient-ils à mettre la main sur un observateur envoyé pour les surveiller, ils lui faisaient subir les plus affreux supplices, comme à ce malheureux dont ils s'emparèrent aux environs d'Yenne (Savoie). Ils lui arrachèrent les yeux, lui cassèrent les bras et les jambes, lui coupèrent la langue, enfin ils le firent expirer à force de tourments[7].

L'ambassadeur français en Suisse, M. de Chavigny, demandait au gouvernement helvétique des mesures sévères contre les contrebandiers et recevait en retour les plus belles assurances. Le 10 septembre 1754, François-Louis Sturler, bailli de Nyon, en écrit à M. de Chavigny : J'ai parlé dernièrement moi-même à l'un des chefs, qui ne voulait pas venir seul au château sans un sauf-conduit, pour avertir les contrebandiers qu'on ne les souffrirait pas clans le pays[8]. Le comte d'Argenson, ministre de la guerre en France, ne s'y trompe pas : La facilité avec laquelle le bailli de Nyon nous marque qu'il a entretenu un des chefs de ces contrebandiers, indique qu'il ne sera pas disposé à lui faire violence[9].

Le gouvernement français revenait à la charge, les autorités suisses arguaient de leur impuissance. Les Mandrins viennent la nuit en troupe, par cinquante à la fois, parfois plus, toujours bien armés. Ils s'emparent, à force d'argent ou à force ouverte, d'un cabaret, et repartent, changeant chaque jour de logis. Il est très difficile de les attraper. Je les ferai surveiller secrètement, dit le bailli de Nyon. Le gouvernement de Neufchâtel, celui de Berne, l'avoyer de Fribourg, donnaient également de bonnes paroles[10]. Ils promettaient d'avoir très exactement l'œil sur le nommé Mandrin, contrebandier, ou, pour mieux dire chef de brigands et de le détenir en lieu de sûreté, supposé qu'on vint à le découvrir... Mais l'embarras était que, bien que Mandrin ne prit aucun soin de se cacher, les autorités suisses ne parvenaient pas à le découvrir.

Le 13 août 1754, Rouillé, ministre des affaires étrangères, écrivait au chevalier de Chauvelin, ambassadeur de France auprès du roi de Sardaigne, à Turin : Il s'est répandu une grande quantité de contrebandiers sur les terres de la République de Genève et qui se retirent sur celles du roi de Sardaigne — en Savoie —. Vous voudrez bien en parler M. le chevalier Ossorio — ministre des affaires étrangères du roi de Sardaigne — et le prier d'obtenir des ordres de Sa Majesté pour les faire arrêter[11].

Le gouvernement français envoya à Turin le signalement de cinquante-cinq contrebandiers, parmi lesquels Mandrin, Jean Saint-Pierre, Bélissard, tous ceux que nous connaissons. Le roi de Sardaigne transmit ce précieux document — il est extrêmement utile aujourd'hui pour écrire cette histoire — au commandeur de Sinsan, son cousin, gouverneur de Savoie. Charles-Emmanuel III désirait que l'on fit arrêter, si possible, ces cinquante-cinq brigands[12]. Et l'on s'empressa d'en informer l'ambassadeur français.

Par une fâcheuse conjoncture, et bien que les Mandrins se montrassent partout publiquement, en Savoie comme en Suisse, il fut impossible aux autorités, eu Savoie comme en Suisse, de parvenir à les trouver.

 

 

 



[1] Journal de Marsin, janv.-avr. 1755, A. G., ms. 3406, n° 147.

[2] Wootton, 28 juil. 1766. J.-J. Rousseau, Œuvres, éd. Didot, XIX (1801), 440.

[3] Storia dell'anno, 1754.

[4] Gazette de Hollande, n° CIV (27 déc. 1754). Correspondance du 9 décembre 1754.

[5] Montperoux au ministre des aff. étrangères, 13 nov. 1754, A. A. E., ms. Genève 66, f. 205.

[6] Montperoux au ministre des aff. étrangères, 13 nov. 1754, A. A. E., ms. Genève 66, f. 205.

[7] Passerat de la Chapelle au ministre de la guerre, Châtillon-de-Michaille, 1er mai 1755. A. G., ms. 3406, n° 181.

[8] A. A. E., ms. Suisse 352.

[9] Le ministre de la guerre au duc de Randan, lieutenant-général en Franche-Comté, 28 sept. 1753, A. G., ms. 3385, n° 239.

[10] Montperoux à Rouillé, 1er nov. 1754. A. A. E., ms. Genève 66, n° 29.

[11] Rouillé à Chauvelin, 13 août 1754. A. A. E., ms. Turin 223, f. 93 v°.

[12] Le roi de Sardaigne au gouverneur de Savoie, 24 sept. 1754, éd. J.-J. Vernier, p. 18-30.