MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

DEUXIÈME PARTIE. — LA JEUNESSE DE MANDRIN

 

XII. — LE TIRAGE DES MILICES.

 

 

Louis Mandrin veut venger ses frères et il veut venger les victimes des iniquités sociales. On dira que, sur le second point tout au moins, il se mêlait de ce qui ne le regardait pas.

Cela est vrai ; mais c'est un défaut commun à tous les altruistes, pour parler notre jargon moderne.

On sait que, dans l'ancienne France, le service des milices-était appelé à compléter celui de l'armée régulière, laquelle était composée de soldats de carrière réunis par voie de recrutement.

Chaque année, en février ou en mars, les intendants-fixaient dans leurs provinces respectives le nombre de miliciens que les communes devaient fournir ; puis, en présence de l'intendant ou de l'un de ses subdélégués, il était procédé au tirage au sort dans les chefs-lieux des élections.

Tous les hommes, ou du moins tous les hommes du peuple de dix-huit à quarante ans, pouvaient être soumis au tirage ; car les nobles et les riches étaient exemptés. Tout ce qui comptait, bourgeois, marchands, industriels ou cultivateurs aisés, fonctionnaires publics, gens de robe, maîtres d'école, ainsi que leurs fils et leurs domestiques échappaient à la milice, et c'était le peuple des campagnes qui en supportait presque toute la charge[1]. Les peines contre les déserteurs, contre les réfractaires ou contre ceux mêmes qui, une fois miliciens, s'absentaient sans congé régulier, étaient d'une sévérité extrême : les galères, et le plus souvent à perpétuité. La correspondance des intendants et celle des gouverneurs provinciaux est remplie de doléances populaires contre la milice abhorrée.

Des coutumes malheureuses venaient encore aggraver les troubles que les levées occasionnaient dans les campagnes. C'est ainsi qu'un milicien, qui parvenait à arrêter un réfractaire et à le remettre entre les mains des autorités, se libérait du service. Chaque tirage, notera Turgot, était le signal des plus grands désordres et d'une espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards et se soustraire au sort que les premiers avaient cherché à éviter.

Et le maréchal de Chaulnes, dans un mémoire adressé au roi : La milice est en horreur dans toute la France.

Ces sentiments étaient particulièrement vifs en Dauphiné, par suite des idées d'indépendance qui en animaient les habitants ; au point que le marquis de Paullny, en 1752, au retour de son voyage d'inspection sur les frontières, proposa d'exempter de la milice tous les habitants de la province, à la seule condition de former des postes pour garder les cols des sommets des montagnes que les communautés seraient chargées d'entretenir[2].

De ces désordres et de ces troubles on jugera par quelques faits. Le subdélégué de Romans avait averti les officiers de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, qu'il se rendrait dans leur ville, le 5 mars 1735, pour procéder au tirage de deux miliciens. Il les prévenait d'avoir à convoquer pour cette date les jeunes gens de la commune. Les absents devaient cire déclarés fugitifs et condamnés à servir huit années conformément aux ordonnances[3]. Mais quand M. de Maucune de Beauregard, subdélégué de Romans, arriva le 5 mars pour procéder au tirage, il ne trouva personne. Toute la jeunesse de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs s'était envolée. Grande colère de M. le subdélégué qui déclara tout le monde réfractaire. Durant six jours, du 24 au 29 mai 1735, la brigade de Bourgoin fit aux fugitifs une chasse active[4].

Elle arrêta Pierre Prudhomme, chef de famille, Joseph Veyron-Masson, Jean Guillet, homme marié, Pierre Gulon, Étienne-André Cathin, fermier des moulins de Mine de Savasse, Pierre Martin et le jeune Champon, et les écroua dans les prisons de Romans. De droite et de gauche elle avait fait d'autres arrestations ; elle avait pris des hommes mariés, mais qu'elle avait ensuite relâchés après avoir extorqué d'eux de l'argent. Chemin faisant, nos gendarmes étaient entrés chez deux fermiers, les sieurs Baudet et Mingot, pour leur demander où étaient leurs valets. Sur la réponse que ceux-ci s'étaient sauvés, ils avaient pris les deux paysans et, après les avoir attachés avec des cordes, ils avaient mis leurs maisons à sac. La porte de la cave fut forcée, le garde-manger fut mis au pillage. La femme de Mingot, qui était jeune, fut obligée de se sauver ; puis ils emmenèrent jusqu'à Varacieux les deux fermiers dont l'un, Baudet, était un vieillard. Les pauvres gens étaient toujours ligotés. A Varacieux, ils relâchèrent Mingot, moyennant une somme de six livres ; quant à Baudet, comme il n'avait pas d'argent, il fut traîné jusqu'à Romans, bien qu'il eût la plus grande peine à marcher à cause de son grand âge et de ses infirmités. A Romans, le malheureux fut jeté en prison. Une ordonnance de M. de Maucune condamna par surcroît les deux fermiers à payer 126 livres à la brigade pour ses courses, et, à défaut, établissait garnison chez eux. Ce qu'ils ont fait avec furie, lisons-nous dans le document que nous avons sous les yeux.

La requête, à laquelle ces faits sont empruntés, est datée du 31 mai 1735. Elle est signée du curé et du vicaire de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, du lieutenant-châtelain, du secrétaire-greffier, du consul en exercice et des anciens consuls ; enfin, parmi les signatures des notables de l'endroit, on trouve celles des deux oncles du futur contrebandier, Joseph et Louis Mandrin[5].

La faculté laissée aux garçons, sur qui le sort était tombé, d'arrêter les absents, pour les faire servir eu leur lieu et place, donnait lieu à de vraies batailles, car les uns et les autres se faisaient soutenir par leurs parents, par leurs amis et camarades[6].

A l'époque même où Mandrin entrait en scène, en mars 1752, le subdélégué au Buis, en Dauphiné, faisait procéder au tirage au sort pour la milice parmi les jeunes gens des communes de Saint-Maurice, d'Aubres et d'Eygalliers. J.-P. Bertrand, journalier à Aubres, ne s'étant pas présenté, fut déclaré fugitif le 25 mars 1752. Le lendemain, René Blanc, milicien désigné par le sort, assisté de cinq camarades, David Vigne, Charles Allian, Jean Tète, Jean Fortin et Claude Gardon, parvint à saisir le fugitif en la ville de Nyons, et les six compagnons le traînaient au siège de la maréchaussée, quand ils furent assaillis par Gleize, cavalier dans le régiment d'Anjou, N. Roux, Jos. Reboul, Jos. Bonfils et le fils de Gleize, tous habitants de Nyons, qui s'efforcèrent de leur faire lâcher prise. Blanc et ses camarades reculaient en entraînant leur captif, lorsque, devant le couvent des Pères Récollets, survint le Père supérieur dudit couvent, qui, après s'être frayé un passage parmi les assistants et les acteurs de la scène, tout en distribuant coups de poing et soufflets à ceux qui s'étaient emparés du fugitif, enleva celui-ci et lui donna asile dans son couvent.

Un jugement de l'intendant du Dauphiné, en date du 1er juin 1752, condamna ceux qui avaient ainsi arraché P. Bertrand à ses agresseurs, sauf toutefois le cavalier au régiment d'Anjou et le supérieur des Récollets, qui furent directement abandonnés à la justice du roi[7].

Scène que nous allons voir se reproduire.

Le 29 mars 1753, le subdélégué, Maucune de Beauregard, se rendit à Izeaux pour y faire procéder au tirage de la milice. Claude Brissaud, que l'on a vu plus haut en différend avec Mandrin pour la fourniture des mulets, vint trouver le subdélégué et lui soumit des observations afin de faire dispenser son fils Pierre, du tirage ; mais le subdélégué ne les voulut pas accueillir, en sorte que Brissaud fit évader son fils, qui fut déclaré réfractaire et fugitif. Pierre Roux, laboureur à Beaucroissant, avait été désigné par le sort pour être milicien de sa commune. Assisté de ses deux frères, François et Joseph, et de deux amis Joseph Tournier et Mathieu Baronnat, il chercha à s'emparer de Pierre Brissaud, En le livrant aux autorités, il s'exemptait lui-même du service militaire. Pierre Brissaud apprit le danger qui le menaçait, par son jeune frère Guillaume, alors âgé de quinze ans. Il s'adressa à Mandrin lequel, du moment qu'il s'agissait d'arracher un concitoyen à une oppression injuste, oublia le démêlé qu'il avait eu avec le père, Claude Brissaud, à propos des mulets.

Le 30 mars 1753, une rencontre furieuse entre les deux bandes, celle des Roux d'une part, et celle des Brissaud de l'autre, eut lieu à cinq cents mètres de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, au mas des Serves, près du quartier des Ayes, sur l'ancienne route de la Forteresse, route appelée dans sa première partie la Vie profonde et, après les Ayes, la Vie nove — via nova.

Les Serves étaient des étangs périodiques pratiqués dans des fonds de prairies en forme de cuves. On y ramassait, par des barrages, l'eau qui descendait en ruisselets des collines. Dans ces manières d'étang, le poisson venait à merveille ; on le récoltait en carême après avoir laissé s'écouler les eaux.

Le chemin se creuse en une cavée, resserrée entre des terrassements que surmontent des charmilles dominées par des chênes géants ; d'où son joli nom : la Vie profonde. Aux heures les plus chaudes des jours d'été, il y fait sombre et frais. Dans le creux des Serves se pressent en bouquets les saules aux branches grisâtres. Les prairies sont closes de haies vives. On y pénètre par des échaliers à claire-voie et l'herbe est très verte sous les châtaigniers élancés et légers au feuillage luisant[8].

Entre les partis, qui allaient en venir aux mains, les forces étaient à peu près égales. Les miliciens étaient cinq : les trois frères Roux, Tournier et Baronnat. Les frères Roux, écrira le lieutenant-châtelain Buisson, sont de fort braves gens, aisés et un peu hors du commun.

Les Brissaud étaient au nombre de quatre, Louis Mandrin, Pierre Fleuret dit Court-toujours[9], Sauze dit Coquillon[10], et Benoît Brissaud[11], frère de Pierre[12], le milicien fugitif.

La lutte qui s'engagea ne larda pas à être mortelle. Des passants, qui étaient accourus au nombre de seize, voulurent intervenir, mais ils furent tenus à distance, quelques-uns des combattants ayant mis leurs fusils en joue. L'un d'eux pressa même sur la gâchette, mais heureusement il fit faux feu[13]. Joseph Roux fut tué sur place ; son frère François, grièvement blessé, put se hisser sur son cheval et regagner son domicile à Beaucroissant, où il ne tarda pas à expirer à son tour. On trouva dans les poches de celui qui était demeuré étendu sur place, trois livres, Méditations sur la passion de N.-S.-J.-C., Pensées chrétiennes, et Chemin du Ciel.

Le jour même où cette bagarre eut lieu, M. de Moidieu, procureur général au Parlement de Grenoble, lança un mandat d'amener contre Louis Mandrin, contre Benoît Brissaud et contre Pierre Fleuret, dit Court-toujours. Il était ordonné aux officiers municipaux d'assembler les paysans pour les arrêter et les conduire dans les prisons de Saint-Marcellin. Mais nul, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, ne se risquait à entrer en lutte contre nos compagnons ; d'ailleurs la plus grande partie de la population partageait leurs sentiments.

La maréchaussée de Saint-Marcellin parvint à arrêter Pierre Brissaud, le milicien fugitif, et son frère Benoît, l'un des acteurs du combat du 30 mars. Le 22 mai, l'intendant de la province condamna Pierre, le fugitif, à servir durant dix années dans les milices à la décharge de Pierre Roux, et son père Claude, qui avait favorisé son évasion, en 500 livres d'amende, dont cent livres applicables à la maréchaussée de Saint-Marcellin en indemnité des courses qu'elle s'était vu obligée de faire pour l'arrestation des fugitifs.

Quant à Louis Mandrin, Pierre Fleuret dit Court-toujours, Antoine Sauze dit Cognition, et Benoît Brissaud, les vainqueurs du 29 mars, ils furent jugés par le Parlement de Grenoble le 21 juillet 1753, Mandrin et Court-toujours par contumace, Cognition et Brissaud contradictoirement. On était parvenu à saisir ces deux derniers et ils avaient été écroués à la Conciergerie de Grenoble[14]. Louis Mandrin fut condamné à être roué vif, comme auteur principal de l'assassinat des frères Roux ; Benoît Brissaud fut condamné à être pendu ; quant à Court-toujours et à Coquillon, accusés d'avoir favorisé ledit assassinat, ils furent condamnés aux galères, Court-toujours, pour sa vie entière et Coquillon pour dix ans[15].

Benoît Brissaud fut pendu le jour même à Grenoble, place du Breuil — aujourd'hui place Grenette —. Sa tête fut ensuite tranchée pour être exposée le lendemain, 22 juillet, à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, au mas des Serves, à l'endroit même où Joseph Roux était tombé frappé à mort. Le lieutenant-châtelain Buisson a dressé l'Estat des despenses faites à l'occasion de l'exposition de la teste du nommé Brissaud :

Pour l'achat du piquet : 1 livre ; — aux charpentiers qui ont coupé et porté le piquet sur place : 3 livres ; — pour celui qui a fait le trou pour ledit piquet : 15 sols. Au total : 4 livres 15 sols[16].

La sentence contre Louis Mandrin était exécutée en effigie, et l'arrêt affiché au pilier de justice de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.

 

On retiendra le nom du président qui prononça cette sentence : Honoré-Henri de Piolenc, seigneur de Beauvoisin, Thoury et autres lieux.

 

 

 



[1] Albert Duruy, l'Armée royale, p. 41-42.

[2] Bibl. de l'Arsenal, ms. 4574, f. 30.

[3] Lettre du 13 février 1735, signée Maucune, Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.

[4] Requête en date du 31 mai. Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.

[5] Original aux Archives de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs.

[6] Sur ces abus voir l'ordonnance de L.-J. Bertier de Sauvigny, intendant de Dauphiné, Grenoble, 28 mars 1742, en placard imprimé, aux Archives de Saint Etienne-de-Saint-Geoirs.

[7] Jugement prononcé par M. de la Porte, intendant du Dauphiné, en date du 1er juin 1752, aux Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs.

[8] Description faite sur place et corrigée d'après les indications de M. Doublier, gros propriétaire aux Ayes, rapportant des souvenirs de jeunesse et des traditions de famille.

[9] Né le 91 févr. 1729, fils de Jos. Fleuret et de Marg. Chopin.

[10] Né le 29 janv. 1705, fils de Pierre Sauze et de Louise Prudhomme.

[11] Né le 12 mars 1730, fils de Cl. Brissaud et de Marianne Chilliard.

[12] Né le 15 déc. 1728, fils de Cl. Brissaud et de Marianne Chilliard.

[13] Lettre du châtelain Buisson, 31 mars 1753, loc. cit.

[14] Mandat d'amener contre L. Mandrin et consorts, 30 mars 1753, par G.-Fr. de Moidieu, proc. génér. au Parlement de Grenoble ; lettre du 31 mars 1753 de Fr. Buisson, lieutenant-châtelain à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, au proc. génér. de Grenoble ; jugement de P.-J.-Fr. de la Porte intendant de Dauphiné, du 22 mai 1753 ; certificat donné par Fr. Buisson, lieutenant-châtelain de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, le 29 juillet 1753 ; toutes pièces conservées aux Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, et publiées par A.-P. Simian, Mandrin, p. 31-41.

[15] Archives de l'Isère, B 2197, registre.

[16] Archives de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. — Court-toujours mourut à Toulon le 17 août 1758, parmi les galériens. Archives nationales, D'6, vol. in-fol., Marine, registre matricule de la chiourme, n° 7997. — Coquillon dut être libéré en 1763, mais ne reparut plus dans le pays.