MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

DEUXIÈME PARTIE. — LA JEUNESSE DE MANDRIN

 

X. — LA FOURNITURE DES MULES[1].

 

 

La guerre dite de la Succession d'Autriche était engagée depuis 1741. Le maréchal de Belle-Isle commandait l'armée de Provence qui opérait dans la haute Italie. Il avait des camps d'approvisionnement A Villefranche, à Menton, à Cabbé-Roquebrune ; et des chevaux, des mules et des mulets lui étaient nécessaires pour le transport des vivres et autres approvisionnements par les cols et par les gorges des Alpes. Nous venons de voir Louis Mandrin chargé de conduire, en janvier 1741, jusqu'à Romans, quatre mulets fournis par la communauté de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, pour satisfaire aux réquisitions des intendants militaires. Cette entreprise le mêla aux marchés qui se passaient dans la région à l'effet de procurer à l'armée de Provence les animaux de trait et de bât dont elle avait besoin. Il fut amené à conclure, le 1er mai 1748, avec la maison Archimbaud, Dubois et C, banquiers de Lyon, un traité par lequel il prenait à son compte les contrats que ces entrepreneurs avaient passés à l'effet de fournir aux troupes du maréchal de Belle-Isle le service d'une brigade de cent moins trois, c'est-à-dire quatre-vingt-dix-sept mules et mulets bâtés et harnachés, pour transporter, dans la région des Alpes, les provisions nécessaires à l'armée d'Italie.

Louis Mandrin se procura donc la quantité de mulets convenue, avec leurs attraits. Il y employa tout l'argent dont il pouvait disposer, et, comme ces ressources ne suffisaient pas, il s'associa deux marchands comme lui, l'un de Saint-Hilaire, nommé P. Jacquier, et l'autre de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, Claude Brissaud.

Les trois compagnons se mirent en route, poussant devant eux leurs cent moins trois mulets bâtés et harnachés ; ils descendirent la vallée du Rhône, et atteignirent Arles, vers la mi-niai. A Arles, les mulets furent passés en revue par les inspecteurs de l'armée de Provence et marqués l'un après l'autre au chiffre de la maison Archimbaud, Dubois et Cie, dont Mandrin était le représentant. Louis Mandrin fut ensuite promu à la dignité de capitaine de la brigade des mules, avec autorité sur une troupe relativement nombreuse de haut-le-pied, conducteurs de mulets et valets d'écurie[2].

D'Arles, la brigade continua sa route par Brignoles, où l'un des mulets fut vendu 50 livres, parce qu'il était en mauvais état. Passant par Draguignan, elle arriva à Nice. Brissaud et Jacquier continuaient d'accompagner Mandrin.

Ce n'est qu'à Nice, le 27 mai 1748, que Brissaud et Jacquier signèrent avec Louis Mandrin le traité en bonne et due forme par lequel ils s'associaient avec lui, chacun pour un tiers, à fin d'exécution du contrat, pour la fourniture des mules, conclu avec la maison Archimbaud et Cie ; puis les deux associés rentrèrent en Dauphine, laissant au seul Mandrin la direction de la brigade[3].

Mandrin est tout à son affaire. Il est jeune, dans sa vingt-quatrième année, actif, énergique. Il aime le mouvement, la vie au grand air et se trouve exercer, dans ce pays de montagnes au seuil duquel il est né, ce don du commandement qui est la caractéristique de sa nature.

Il importe de préciser le service que les directeurs de l'armée lui demandaient. Son rôle n'était pas celui d'un maquignon chargé de fournir quatre-vingt-dix-sept mulets bâtés et harnachés ; mais celui d'un chef de brigade, dont on lui avait donné le titre et l'autorité, chargé d'assurer à ses risques et périls, et sous sa responsabilité, le transport des vivres et fournitures, dont l'armée avait besoin, depuis les camps de Menton, de Cabbé-Roquebrune et de Villefranche, jusqu'à l'autre versant des Alpes ; transports dont la nature et l'importance variaient d'un jour à l'autre et pour chacun desquels il recevait une rémunération spéciale par les soins des commis et directeurs de l'armée.

C'est ainsi que, le 7 juin 1748, Mandrin prend des chargements de riz au magasin de M. Hubert à Villefranche, et en opère le transport jusqu'aux magasins de M. de Savigny à Menton. L'un de ses mulets tombe en chemin sous le faix et se tue. Le 10 juin, le jeune chef de brigade passe la montagne de la Turbie, aujourd'hui nommée Mont de la Bataille : deux de ses mulets tombent dans un précipice. Deux autres mulets disparaissent encore en gravissant la montagne de Castillon — mont Orso. Le 16 juin, il transporte du pain, du camp de Cabbé à celui de Menton. II y perd encore un mulet qui tombe dans un gouffre au bord de la route. Le 28 juin, Mandrin transporte de la farine à Vintimille, au magasin de M. Clerc, et perd deux mulets au fond d'un ravin. Le 7 juillet, il a ordre d'amener le bois nécessaire à alimenter les fours de Menton et va le chercher aux Cuses. Deux mulets se précipitent du haut d'une terrasse avec leur charge. Le 9 juillet, comme Mandrin portait du pain à San Antonio, un de ses mulets dégringole encore dans un précipice.

Nous ne connaissons l'itinéraire et les faits et gestes de Mandrin à cette époque de sa vie, que par la mort de ses mulets, dont il fut dans la suite obligé de donner le détail[4].

Le service d'approvisionnement dont Mandrin fut ainsi chargé, en juin-juillet 1748, pour l'armée de Provence, a donné lieu à la légende, dont il a été question, qui fait de lui, en ses années de jeunesse, un soldat dans l'armée d'Italie.

En somme, le jeune homme faisait là vaillamment son métier. Il se montrait à la hauteur de la tâche qu'il avait entreprise, et, malgré les pertes qu'il avait faites en mulets, on peut supposer qu'il eût finalement obtenu les bénéfices qu'il était en droit d'espérer, lorsque se produisit brusquement un événement qui lui fut fatal, pour heureux qu'il fût d'ailleurs : la conclusion de la paix, la paix d'Aix-la-Chapelle. La convention, qui réglait l'évacuation de l'Italie, ne fut signée à Nice que le 21 janvier 1749 ; mais, dès juillet 1748, le maréchal de Belle-Isle licencia une partie de ses troupes, où se trouva comprise la brigade de Louis Mandrin[5]. C'est à peine si celui-ci avait pu faire travailler ses mulets pendant quelques semaines. Force lui fut de se remettre en route avec sa brigade décimée. Il partit le 19 juillet pour regagner le Dauphiné, par le col de Tournon et par Draguignan. Une maladie, qui était tombée sur ses bêtes, venait encore de lui en faire perdre une demi-douzaine. Le 11 juillet, il avait dû les faire jeter à la mer. En chemin, les mulets se trouvèrent harassés ; quelques-uns tombèrent malades. Pour ne pas les perdre, le jeune maquignon fut contraint d'en vendre quarante-six, dans les plus mauvaises conditions. Il revint à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, avec seize mulets, — seize mulets sur les cent moins trois. Encore les pauvres bêtes étaient-elles étiques et pitoyables. Leur malheureux conducteur les campa dans le chemin de ronde, près de la Porte-neuve, le long du ruisseau, derrière le mur de clôture du château de Tallard. Les bonnes gens de Saint-Etienne les y venaient voir. Ils s'apitoyaient sur le désastre. De nos jours encore, la tradition de cette débâcle est restée vivante parmi les vieux du pays. Des seize mulets minables, Jacquier en prit neuf pour sa part, Brissaud en eut deux, ceux qui restaient, soit cinq mulets, demeurèrent à Mandrin.

Sans que la moindre faute ou négligence pût être reprochée à Louis Mandrin, son entreprise se terminait par un désastre. Le traité passé avec l'administration militaire ne stipulait d'indemnités que pour ceux des mulets qui auraient été pris ou tués par l'ennemi et pour ceux qui se seraient noyés en égueyant les rivières : aucun des mulets perdus par Mandrin ne se trouvait dans ce cas. De plus, comme le concessionnaire était payé à la tâche pour le travail fourni, il ne recevait rien pour ses frais de retour en Dauphiné. Enfin une partie des sommes que les commissaires des vivres lui devaient, en raison du travail qu'il avait fourni, ne lui furent pas payées[6]. Mandrin s'adressa à l'administration des Fermes qui avait soumissionné l'approvisionnement de l'armée : il fut éconduit[7]. Aussi bien, les nombreuses contestations qui résultèrent de la fourniture des vivres à l'armée d'Italie de 1741 à 1748 n'étaient pas encore réglées trente ans après, comme en témoigne un arrêt du Conseil de 1779[8].

Au lieu que son initiative et son travail eussent rétabli, comme il l'avait espéré, les affaires de sa famille, c'était la débâcle pour lui et pour les siens. Dans ce moment sa tête chaude et portée aux résolutions violentes s'exalte outre mesure ; la colère et la haine lèvent en lui ; il ne connaît plus que le désir de tirer vengeance de cette administration qui lui a refusé tout recours et l'a ruiné avec tous les siens.

Un procès que Mandrin eut à soutenir contre l'un de ses associés, Claude Brissaud, acheva sa ruine. Celui-ci prétendit que les comptes fournis par le jeune homme n'étaient pas en règle[9]. Pierre Jacquier, au contraire, le second des trois associés, consentit à prendre sa part du déficit considérable que l'entreprise laissait derrière elle. Les formes que Brissaud exige de Mandrin, disait-il, ne sont justifiées, étant donné qu'il ne s'agit pas de l'administration d'un pupille[10]. Brissaud fut condamné au profit de Mandrin, le 16 juin 1750 ; mais il fit appel. On sait les lenteurs de la justice ; ce qu'elles sont encore aujourd'hui, ce qu'elles étaient sous l'ancien régime.

En cette année et en celle qui suivit, Louis Mandrin vint souvent passer quelques jours, au hameau de Cours, dans la vieille maison patrimoniale des Chenavaz. On le voyait alors rester assis, silencieux et immobile, sous le grand manteau de la cheminée, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains. Il était très triste et, par moment, sans contrainte, il pleurait à chaudes larmes[11].

 

Que l'affaire des mules ait été la cause déterminante des résolutions extrêmes  où Mandrin ne tardera pas à être jeté, n'est pas ici une hypothèse. Le fait ressort, non seulement de la correspondance qui fut échangée à cette époque entre Fr. Buisson, lieutenant-châtelain de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, et M. de Moidieu, procureur général au Parlement de Grenoble ; mais encore des déclarations mêmes de Mandrin, qui furent recueillies dans la suite par les agents de M. de Montperoux, résident de France à Genève : Mandrin a ajouté qu'il aime sa patrie et ne croit pas avoir manqué au Roi en s'en prenant aux fermiers généraux, qui, prétend-il, lui ont fait perdre 40.000 livres, du temps qu'il avait une entreprise de mulets en Italie[12]...

 

 

 



[1] Procès en appel de Cl. Brissaud contre L. Mandrin et P. Jacquier, 1749-1750, procédure, interrogatoires, confrontations et dépositions, Archives de l'Isère, bailliage de Saint-Marcellin. — Protocoles de Me Fr. Buisson, notaire, 1749, Etude de Félix Veyron-Lacroix, notaire à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, vol. Procédures, 1741-1756.

[2] Déposition de L. Mandrin, du 14 septembre 1750.

[3] Déposition de Cl. Brissaud, 11 août 1750.

[4] Déposition de L. Mandrin, 14 septembre 1750.

[5] Protocole de M. Fr. Buisson, juge-châtelain de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, dans les archives de M. Veyron-Lacroix, notaire à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, volume Procédures, 1741-56, f. 259.

[6] Déposition de Cl. Brissaud.

[7] O. Chenavaz, Mandrin et la Légende, dans la Justice du 16 juin 1893.

[8] Arrêt du Conseil en date du 29 décembre 1779, qui subroge les sieurs de Saint-Priest, père et fils, intendants en Languedoc, au sieur Le Nain, pour connaître des contestations relatives aux fournitures faites en 1744 à l'armée d'Italie.

[9] Déposition de Cl. Brissaud, 14 sept. 1750.

[10] Déposition de P. Jacquier, 14 sept. 1750.

[11] Mon père racontait souvent cette tradition. Mon arrière grand-père, cultivateur, était un ami de Mandrin. Notes de M. Octave Chenavaz.

[12] Montperoux à Rouillé, 2 déc. 1754, Genève. A. A. E., ms. Genève 66, n° 39.