MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

PREMIÈRE PARTIE. — LES FERMES GÉNÉRALES

 

VII. — EN DAUPHINÉ.

 

 

Les sentiments de révolte contre cette tyrannie financière devaient se manifester en Dauphiné avec d'autant plus de force que les traditions d'indépendance locale y demeuraient très vives dans l'esprit du peuple. Le Dauphiné, écrit M. O. Chenavaz[1], a toujours eu la prétention d'être une province distincte de la France, une province dans le royaume et non pas du royaume. L'accord intervenu, le 23 avril 1343, entre Humbert II, Dauphin de Viennois, et Philippe de Valois, roi de France, était des plus explicites : Et par telles conditions et manière que ledit Philippe, ou celui qui sera Dauphin, et ses hoirs et successeurs au Dauphiné, se appelleront et seront tenus de faire soi appeler Dauphins de Viennois, et porteront les armes dudit Dauphiné écartelées avec les armes de France, et ne laisseront et ne puissent laisser — abandonner — le nom de Dauphin, ne lesdites armes, et ne sera, ne puisse être uni ne ajouté ledit Dauphiné au royaume de France, fors tant comme l'Empire y serait uni...

Les termes du fameux statut Delphinal, rédigé en 1349, se transmirent d'une génération à l'autre, et l'esprit qui les animait, loin de s'affaiblir dans le pays, y prit avec le temps plus de force et de vigueur.

Le 31 mars 1349, Humbert II, dernier Dauphin de Viennois, fit sceller à Romans le traité par lequel il donnait ses États au roi de France. Il venait auparavant d'abolir les maltôtes et autres redevances imposées depuis la mort de son aïeul, et stipulait, dans l'acte de donation, qu'il n'en pourrait être créé de nouvelles.

Il stipulait aussi que ses sujets conserveraient leurs libertés et franchises :

Item, que tous et chacun des privilèges, franchises et immunités que nous et nos prédécesseurs avons généralement et particulièrement concédés aux cités, villes, localités, terres, baronies, marches, bailliages, et aux particuliers en Dauphiné, soient toujours observés en tous leurs détails. Or, parmi ces privilèges, celui de ne payer que des impôts librement consentis était au premier rang.

C'est le statut Delphinal. Humbert II établissait à Grenoble le tribunal des appels, où chaque Dauphinois devait ressortir et déclarait expressément que ce tribunal ne pourrait jamais être transporté en autre lieu.

Le 16 juillet 1319, Jean, duc de Normandie, fils de Philippe de Valois, et son fils, Charles, premier Dauphin de la maison de France, jurèrent d'observer les termes du statut et Humbert II remit au jeune Dauphin son sceptre, son anneau et la vieille bannière de Saint-Georges, emblème des destinées dauphinoises, — en déclarant les habitants de la province déliés de toute obéissance envers ceux de ses successeurs qui viendraient à rompre les engagements solennellement conclus.

Ensuite il prit la robe de bure des Jacobins et finit ses jours en odeur de sainteté, avec le titre de patriarche d'Alexandrie.

Les libertés dauphinoises n'étaient pas seulement consacrées par le statut de 1349, elles se répétaient dans les diverses chartes de coutumes que les Dauphins avaient successivement accordées aux communes du pays, monuments précieusement conservés dans les chartriers locaux. C'est ainsi que, dans les archives de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, la patrie de Mandrin, se trouvent les lettres du 5 décembre 1314, scellées sur las de soie aurore et bleu céleste — les couleurs du Dauphiné, — par lesquelles le Dauphin Jean II déclarait les Stéphanois francs et libres, abolissait tous droits de main morte, de péage et de gabelle, et les affranchissait à jamais de toute contrainte par corps, quelque grandes que pussent être leurs dettes et obligations. Interdiction à tout créancier de faire saisir les vêtements du débiteur, ses meubles nécessaires, bœufs ou instruments de labour. Enfin Jean II déclarait que nul Stéphanois ne pourrait jamais être arrêté s'il n'était passible de peines corporelles.

Tout cela ne laissait pas d'être en assez forte opposition avec les procédés des fermiers généraux.

De ces traditions, demeurées vivaces dans la contrée, le Parlement du Dauphiné, siégeant à Grenoble, ne cessait de s'inspirer. Il continuait de proclamer que le Dauphiné était une principauté non unie au royaume, un corps particulier qui ne reconnait les rois de France que comme Dauphins et non comme rois, et qu'il ne pouvait être assujetti aux coutumes et aux usages du royaume.

Ainsi s'explique que le mouvement de la Réforme ait eu tant d'intensité dans cette province et qu'il y ait pris un caractère politique plutôt que religieux. Il y fut un mouvement d'indépendance locale. Quand la paix se rétablit, avec Henri IV, les Dauphinois se plurent à appeler le connétable  de Lesdiguières, qui devint gouverneur de la province : le roi du Dauphiné. Au fait, il s'y créa une manière de souveraineté indépendante.

C'est à cette époque (1578) qu'un mouvement insurrectionnel contre l'oppression du pays se dessina, sur les bords de la Galaure, dans la Valloire, la plaine de Bièvre, puis descendit vers la basse vallée de l'Isère. Romans lui ouvrit ses portes. C'était la ligue des Vilains. Pont-en-Royans, Beauvoir, Saint-Marcellin furent occupés. Au début de l'année 1580, les Vilains étaient 10.000. Ils avaient l'appui secret de Lesdiguières. Ils remontaient la vallée de l'Isère, quand le gouverneur de Lyon, le terrible Mandelot, vint les surprendre une nuit (23 mars 1580) et les massacra tous sous les murs de Moirans. Et les gueux, les paysans corvéables qui n'avaient pu être libérés par la révolte de leurs désespoirs, continuèrent longtemps encore leur vie d'oppression et de misère : pauvres gueux, précurseurs de nos contrebandiers.

 

Jetons les yeux sur la Juste plaincte et remonstrance faicte au roy, le 15 septembre 1595, par le Tiers État du Dauphiné. Henri IV était à Lyon[2]. Le pauvre peuple du Dauphiné rappelle les franchises octroyées par Humbert II ; immunité des étapes, fouages, emprunts, collectes, tailles et charges extraordinaires. Ces immunités, les rois de France, en prenant possession du pays, ont promis de les respecter. Or, qu'advient-il ? Le pauvre peuple est dépouillé de ses biens, le tiers des maisons est déshabité pour les grandes charges et impositions.

En maintes circonstances, il est vrai, les habitants du Dauphiné ont donné aux Rois-Dauphins diverses sommes de 30 ou 40.000 florins, pour voyages, ambassades, armées, dettes ou autres motifs ; mais, pour réunir lesdites sommes, ils se sont imposés eux-mêmes, et ils ont levé les deniers à leur plaisir. C'est ce que les États de la province n'ont pas manqué de représenter au roi Charles V en 1367, à Charles VI en 1381, et à Charles VII en 1437. Et, à chaque fois, ils ont obtenu satisfaction.

Et que l'on ne vienne pas, dit le bon peuple, parler d'une coutume qui se serait établie. Est-il permis de se faire de la coutume un bouclier contre les lois et ordonnances de Dieu, tendantes à charité, contre les lois et ordonnances du pays, enfin contre la raison et tout sens commun ?En ce cas, ce serait une excuse suffisante à un larron, pour défendre ses larcins, de dire qu'il les a accoutumés, ou aux autres meurtriers et adultères, de dire qu'ils se sont adonnés et habitués à cela dès leur enfance.

La noblesse du pays soutint devant Henri IV ses privilèges contre le Tiers ; mais en invoquant, elle aussi, les franchises concédées par les Dauphins et confirmées par les rois[3].

 

Les sentiments d'indépendance, les mouvements de révolte contre les impôts et contre la manière dont ils étaient perçus, allèrent se développant et les événements, qui font l'objet de ce livre, en ont été une expression spontanée.

Le mémoire que le corps de ville de Grenoble adressera à Louis XVI, le 12 mai 1788, reviendra sur cette oppression du pays par la méconnaissance de son antique statut, et la célèbre assemblée de Vizille, où se réuniront, le 21 juillet 1788, les trois États du Dauphiné, dira encore : C'est une loi fondamentale que les Français ne peuvent être imposés qu'avec leur consentement, et les habitants de notre province ont à cet égard les titres les plus positifs. Seuls les États du Dauphiné ont qualité pour accorder les tributs et consentir à l'exécution des nouvelles lois.

Ces traditions s'harmonisaient avec l'esprit d'indépendance et de liberté qui caractérisait les Dauphinois et qui se trouve noté dans les récits de voyage et les descriptions de la France, au XVIIIe siècle. Le comte de l'Hospital, qui servait dans la province en qualité de maréchal de camp, en écrit le 4 mai 1765, au comte de Marcieu, gouverneur : Pays où tout le monde est contrebandier et fort républicain[4].

 

La misère dont les campagnes souffrirent si durement vers le milieu du XVIIIe siècle, rendit plus cruelles encore les contraintes dont les partisans accablaient le pauvre monde.

Le marquis d'Argenson dit, en septembre 1749 : Je suis à la campagne, j'y vois la misère et je n'entends parler d'autre chose ; on en a toujours parlé, mais on n'a jamais eu tant de raison de le dire. Le 5 octobre de la même année : J'ai plusieurs de mes paroisses où l'on doit des trois années de tailles ; mais ce qui va toujours son train, ce sont les contraintes, avec quoi les receveurs des tailles s'enrichissent. On en use avec ces pauvres sujets d'une façon pire que pour la contribution aux ennemis. Enfin, le 18 décembre de la même année encore : Mon curé m'a dit que huit familles, qui vivaient de leur travail avant mon départ, mendiaient aujourd'hui leur pain... Avec cela, à comble d'horreur, on lève la taille avec une rigueur plus que militaire. Les collecteurs, avec des huissiers, suivis de serruriers, ouvrent les portes, enlèvent les meubles et vendent tout pour le quart de ce qu'il vaut, et les frais surpassent la taille.

En Dauphiné, particulièrement, le voyageur qui passe note l'air de pauvreté et de misère des villages. Les chaumières n'ont point de cheminée, la fumée s'échappe par le couvert ou par la porte. Souvent elles n ont d'autre plancher qu'un couchis de fagots placé sur de grosses lattes[5].

A la suite d'une tournée d'inspection sur la frontière du Sud-Est, en 1752, le marquis de Paulmy indique, en termes lamentables, la dépopulation des vallées et des montagnes du Dauphiné par suite de la misère croissante. Elle va s'aggravant de jour en jour. Il est urgent, écrit-il, d'attacher les habitants à leur pays en rendant leur sort moins dur. Que faire ? Modérer la capitation, diminuer la taille, abaisser le prix du sel, restreindre les exigences des fermiers généraux[6].

De cette misère, le chevalier de Goudar se fait l'interprète pittoresque :

Je suis d'un petit village du Dauphiné, à deux lieues de Guillestre, mais si pauvre et si dépourvu d'argent que, dans toute la communauté, il n'y a actuellement que 600 livres en pièce de deux liards. Le curé a un double louis d'or que tout le voisinage vient voir le dimanche, par curiosité. Le seigneur a douze gros écus de six francs qu'il conserve avec autant de soin que les curieux en prennent à Paris pour conserver les douze médailles des Empereurs romains. Cependant les terres sont en friche et les champs ne produisent rien parce qu'aucun des habitants n'a les moyens d'avoir ni les outils, ni les bestiaux nécessaires pour le labourage[7].

 

Le 21 août 1753, une note du ministre de la guerre informait le comte de Marcieu, gouverneur du Dauphiné, que, dans les principales villes de sa province, on apposait des affiches pour exciter le peuple à sédition[8].

 

C'est le moment où Louis Mandrin fourbissait ses armes.

 

 

 



[1] O. Chenavaz, La Révolution de 1789 en Dauphiné, Grenoble, 1838, in-8°.

[2] La juste plaincte et remonstrance faicle au roy... par le pauvre peuple de Dauphiné, Lyon, 1697, in-12.

[3] Les Escriptures et deffences des gens de la noblesse de Dauphiné, produictes à Lyon, le roy y estant, sept. 1595 ; Lyon, 1697, in-12.

[4] L'Hospital au ministre de la guerre, mai 1755, Voiron. A. G., ms n° 187.

[5] Textes cités par P. Conard, la Peur en Dauphiné, p. 7-8.

[6] Bibl. de l'Arsenal, ms. 4574, f. 30.

[7] Testament, p. 58-60 (citation abrégée).

[8] A. G. ms. 3375, n° 285.