MANDRIN, CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS DE FRANCE

PREMIÈRE PARTIE. — LES FERMES GÉNÉRALES

 

VI. — LES GAPIANS.

 

 

J'arrive en France, écrit un contemporain. Quelle est donc cette triple ligne de troupes qui gardent tous les passages ? Je vois des milliers de soldats sans uniforme, mais bien armés : contre qui sont-ils levés ?contre quelques contrebandiers...

Je rencontre dans un bois voisin une troupe de faux-sauniers. Je les interroge et j'apprends d'eux que plus de mille sujets du roi, répandus dans le royaume, sans domicile, sans état, s'exposent tous les jours, afin de gagner leur vie, à périr par la main du bourreau, pour vendre à leurs concitoyens leur sel à un prix raisonnable. Je repasse : les malheureux ont été pris. Ils sont dans les cachots du tribunal dont les fermiers généraux ont obtenu l'érection[1].

 

Pour combattre les contrebandiers, les fermiers généraux avaient une armée d'employés. — Le peuple les appelait des gapians.

L'autre jour, à la barrière,

Les gapians m'ont arrêtée.

— Dit-nous, jeune demoiselle,

N'avez-vous rien de caché ?

C'est une chanson du Forez.

On disait aussi gabian.

Le gapian est un oiseau de mer, goéland ou courlis, qui, planant dans les airs, semble veiller sur les côtes, en scruter les moindres criques, les calanques, le creux des rochers[2].

Aujourd'hui le peuple dit les gabelous.

 

Ainsi, selon l'observation de Necker, s'était développée dans le pays une véritable guerre civile, devenue permanente, entre gapians et contrebandiers.

Vingt-quatre mille gapians ! Ils étaient commandés par des capitaines, en partie d'anciens officiers ; bien que ceux-ci montrassent de la répugnance à se mettre au service des financiers. Il fallait leur offrir une forte solde[3]. Necker estime que les troupes entretenues par la Ferme lui devaient coûter neuf millions par an.

Les gapians se payaient en outre sur les saisies qu'ils faisaient, car le tiers leur en revenait à titre de prime.

Les employés ou gapians devaient prêter main-forte aux commis, que les fermiers chargeaient du recouvrement de leurs droits. Employés et commis étaient confondus par le peuple en une commune malédiction. Comme les employés, les commis recevaient, outre leurs !émoluments fixes, le tiers des confiscations et des amendes qu'ils faisaient prononcer.

Employés et commis étaient recrutés d'une manière déplorable. L'ordonnance de 1680, qui réglait leur condition, portait qu'ils seraient reçus au serment sans information de vie et de mœurs[4]. On ne demandait aux candidats que d'être âgés de vingt ans au moins. Si bien que les sujets les moins recommandables étaient accueillis. Ces brigades — d'employés —, écrit un intendant[5], sont composées de gens de toute espèce... Il n'est pas étonnant que de pareilles troupes soient méprisées.

Les fermiers généraux disposaient des emplois de leur administration ; mais, comme le fait observer Turgot, dans son rapport du 11 septembre 1774, la cupidité, qui vend comme elle achète tout, a rempli les places de sujets indignes qui, pour regagner ce qu'il leur en a coûté, volent le roi, le public et le fermier.

Au reste, l'employé devait se lieder d'amasser un pécule, vu l'instabilité de sa situation. A chaque renouvellement de bail, les nouveaux fermiers avaient à caser leurs créatures, et ceux qui partaient laissaient sans appui leurs protégés. Ajoutez que les financiers cédaient aux sollicitations les plus diverses, à celles des gens en place de qui la faveur leur était nécessaire, à celles des femmes coquettes et des filles au hardi minois.

Le chevalier de Goudar écrit, en un pamphlet que les contemporains ont attribué à Voltaire : Le déplacement continuel des commis dans les Fermes forme une source inépuisable de contrebandiers. Chaque fermier général a ses créatures particulières à placer, aux dépens de celles qui sont placées. Le département des employés est aujourd'hui en entier du district des filles. C'est l'Opéra qui est chargé des premières commissions et les coureuses des rues des dernières[6].

Il suppose une lettre à Louis Mandrin[7] : J'avais la plus jolie sœur de tout Paris. Vous devez donc bien juger que je ne manquai pas d'avoir un bon emploi dans les Fermes... Mais elle eut dernièrement la petite vérole et mon emploi vient de m'être ôté pour le frère d'une sœur qui ne l'a pas eue encore.

Une fois en place, les employés, forts des protections qui les soutenaient, ne mettaient aucun frein à leur conduite. Ce sont des insolents, écrit d'Argenson, à la date du 13 mars 1753, des fripons que l'on prend sur le fait, volant la Ferme.

D'ailleurs les fermiers généraux et leurs agents étaient d'accord pour tirer de la matière imposable le plus de suc possible : ils y avaient, un intérêt commun. On juge de la capacité des commis, de leur aptitude à l'emploi, de leur zèle, de leur travail, par le nombre de procès qu'ils ont[8]. Les commis, dit Forbonnais, sont toujours portés à exercer de nouvelles rigueurs et à imaginer de nouvelles gênes pour se faire valoir auprès de leurs commettants. Aussi bien, vis-à-vis du contribuable, les fermiers généraux donnaient invariablement raison à leurs subordonnés. Les plaintes contre un employé devenaient-elles plus fréquentes ? C'était un zélé, un homme utile qui prenait à cœur les intérêts de la Ferme[9]. Que si, par extraordinaire, un directeur provincial, était obligé de révoquer l'un de ses agents, la compagnie le rétablissait ; que si, par miracle, les tribunaux contraignaient les fermiers à restituer les marchandises qu'ils avaient injustement fait confisquer sous prétexte de fraude, le contribuable ne recevait aucune indemnité en sus de cette restitution, bien que les marchandises lui fussent généralement rendues avariées, car les délais avaient été très longs, et que souvent, par ces retards, ses affaires eussent été profondément troublées.

Des fermiers généraux et de leurs commis, il était défendu de médire. Un conseiller au Parlement de Rouen, Brévedent de Saleurs, fut condamné à 100 livres envers le roi et 300 livres de dommages-intérêts envers la Ferme, pour avoir traité de persécuteurs quelques gapians qui opéraient une saisie de vins. Les écrivains, qui les critiquaient, étaient incarcérés par lettre de cachet.

Les mesures mêmes, perquisitions, saisies et poursuites, que les commis des Fermes étaient appelés à prendre, avaient revêtu les formes les plus vexatoires. Les commis arrêtaient les femmes à la sortie des églises, dans les rues et les promenades, et leur arrachaient leurs vêtements du corps, sous prétexte qu'ils étaient faits d'étoffes prohibées[10].

M. de Bernage écrivait le 1er décembre 1714 au Contrôleur général : Les gardes des tabacs brisent les pipes entre les dents des fumeurs, ou font, à coups de poings, rejeter le tabac à mâcher que d'autres individus ont dans la bouche, sous prétexte qu'ils reconnaissent que le tabac est de contrebande.

Les commis étaient autorisés à faire les visites les plus minutieuses dans toutes les maisons ou propriétés, à l'improviste, sans prétexte. Ils venaient frapper à l'huis dans le milieu de la nuit, faisaient lever les gens, fouillaient dans les tiroirs, éventraient matelas et paillasses. Encore n'épuisaient-ils pas leurs droits. Les fermiers généraux ont obtenu des lois, dit Malesherbes[11], qui exciteraient une guerre intestine dans le royaume, si on voulait les faire exécuter littéralement.

Cette inquisition de toute heure ne suffit pas ; il fallut la délation. C'est toujours Malesherbes[12] qui parle :

On a voulu qu'il pût se trouver dans chaque société de marchands, dans chaque maison, dans chaque famille, un délateur qui avertit le financier, qu'en tel lieu et en telle occasion il y aura une prise à faire. Ce délateur ne se montre point ; mais les commis, avertis par lui, vont surprendre celui qui a été dénoncé et acquièrent la preuve, ou plutôt se la fabriquent à eux-mêmes par leur procès-verbal. Quand un avis a réussi, il est donné une récompense au dénonciateur, c'est-à-dire à un complice, à un associé, à un commensal, à la femme qui a dénoncé son mari, au fils qui a dénoncé son père.

On a dit ce qu'étaient ces procès-verbaux. Les commis avaient une part de bénéfice importante sur les amendes et les confiscations qu'ils faisaient prononcer et chacun de leurs procès-verbaux, du moment où il était signé de deux d'entre eux, faisait foi en justice. Sur ce seul témoignage, témoignage intéressé, la fraude était considérée comme prouvée[13].

Si le particulier, accusé de fraude par le procès-verbal, prétend que les commis sont des calomniateurs, il ne peut le soutenir en justice qu'en s'inscrivant en faux. Or c'était là une nouvelle procédure qui, par les délais qu'elle exigeait, par les distances aux cours souveraines où elle ressortissait, par les frais et par d'infinies complications, ne pouvait être poursuivie par un homme du peuple, ni même par un simple bourgeois. En réalité, comme le dit Malesherbes[14], un homme du peuple n'a aucun moyen pour se pourvoir.

S'adressant enfin au souverain, l'illustre magistrat s'écrie avec émotion : Daignez, Sire, réfléchir un instant sur ce tableau de la régie des Fermes ! Par la foi accordée aux procès-verbaux, le prix est continuellement mis au parjure ; par les délations, c'est à la trahison domestique qu'on promet récompense. Tels sont les moyens par lesquels plus de 450 millions arrivent tous les ans dans les coffres de Votre Majesté[15].

Parmi les employés, il y en avait que les fermiers généraux appelaient les ambulants. Armés de fusils et d'épées, mais sans aucun signe distinctif, ils parcouraient les chemins et les bois à la recherche des fraudeurs. On les nommait les bandes noires. Il leur était loisible d'arrêter et de fouiller qui bon leur semblait. Un particulier refusait-il, à leur sommation, de ralentir sa marche, ils étaient en droit de l'abattre d'un coup de feu.

Sur la frontière de Savoie, que le Guiers vif séparait de la France, il arrivait que des paysans guéassent la rivière pour aller faire en terre étrangère leur provision de sel, car ils l'y trouvaient à meilleur compte. Embusqués au creux des rochers, comme des chasseurs à l'affut, les gapians les arrêtaient à coups de fusils[16].

 

Dans la nuit du 6 au 7 juillet 1753, un employé, Antoine Bariod, tua de la sorte, dans sa barque, un marinier du nom de Noël Segond, qui descendait le Rhône, et cela au moment même où Segond, hêlé par Bariod, allait-aborder. La famille, veuve, mère, frères et sœurs, intentèrent une action en dommages et intérêts aux fermiers généraux, réclamant 4.000 livres d'indemnité ; la barque en question ne contenait pas la moindre contrebande. Au nom de Bocquillon, adjudicataire des Fermes, il fut soutenu que Bariod n'avait fait que son devoir, que les marchandises prohibées descendaient le Rhône en grandes quantités, que les employés ne pouvaient forcer les gabarres à aborder qu'en tirant sur les mariniers du moment où ceux-ci n'arrivaient pas au premier cri, qu'il était d'ailleurs indifférent de savoir s'il y avait clans le bateau de Segond des marchandises prohibées ou non, vu que Bariod l'ignorait. Par jugement du 19 juin 1754, l'employé fut acquitté, Bocquillon mis hors de cause et les plaignants furent déboutés de leurs revendications et condamnés aux frais.

 

Ces mêmes brigades d'employés, qui tiraient si adroitement sur des mariniers inoffensifs, se montraient d'une timidité extrême vis-à-vis des contrebandiers en armes. C'est l'intendant du Dauphiné qui le constate : Les contrebandiers les méprisent, en quelque nombre qu'ils soient[17]. Mais à la vue de paysans qui travaillaient dans les champs, leur audace reparaissait. M. de La Tour-Gouvernet, commandant au Pont-de-Beauvoisin, en écrit, le 10 avril 1755, au gouverneur du Dauphiné : C'est leur façon d'agir — aux employés des Fermes — vis-à-vis des gens qu'ils ne craignent pas. On dit que, depuis le jour de l'affaire où il resta deux paysans sur le carreau, il en mourut encore un hier et un autre qui est à l'extrémité. Ces messieurs battent et assomment impunément. M. de Moidieu, procureur au Parlement de Grenoble, écrit au ministre de la Guerre, le 4 mai de la même année : Les employés des Fermes ont tué à coups de fusil, il y a quelques jours, deux habitants de Saint-Geoirs et un autre habitant de Réaumont. Il n'était cependant question ni de contrebande, ni d'attroupement. Il ne paraît même pas qu'on ait insulté ces mêmes employés. Il m'était déjà revenu bien des plaintes contre eux[18].

Dans l'information, conduite par le procureur fiscal de Réaumont, on trouve la déposition du châtelain Joseph Jourdanet.

Le domestique du sieur Charot, au Mas des Cottes, travaillait à fosser la terre, quand des employés passèrent. Ils étaient armés. L'un d'eux s'approcha de lui :

N'est-ce pas toi, J... F... qui nous a insultés ?

Non, Monsieur.

Attends ! attends ! je vais te le faire voir ! dit l'employé.

Le domestique s'enfuit du côté de Moret et l'employé le poursuivit. Ses camarades lui crièrent :

S'il s'enfuit, tire-lui dessus !

Ce qu'il fit, et le domestique tomba mort.

Pierre Charot, marchant à Réaumont, dépose à son tour : Cette même bande d'employés, conduits par le brigadier, s'en vint menacer une femme qu'ils prétendaient cacher dans son cabaret un homme qu'ils cherchaient, et perquisitionnèrent chez elle. Ils lui demandèrent si elle ne connaissait pas un nommé Piquot, contrebandier :

Non, Messieurs.

L'un d'eux lui dit :

F... ! Vous le connaissez bien, puisque vous êtes enceinte de lui...

Cette jeune femme se nommait Marie Carlet. Son père avait été forgeron à Réaumont. Elle répondit :

Vous êtes bien hardis de me qualifier de pareilles choses !

Cela est si vrai, répliqua l'un des gapians, que nous voulons le vérifier nous-mêmes.

Voici la propre déposition de Marie Carlet :

Trois d'entre eux me saisirent, me passèrent la main sous mon tablier et, quand ils eurent satisfait leur curiosité, ils dirent aux autres qu'ils s'étaient trompés, que je n'étais pas enceinte.

Ils payèrent le vin qu'ils avaient bu et s'en allèrent en se poussillant et en chantant. Et, comme ils aperçurent des hommes qui, du côté des Gagères, travaillaient aux souches — et qui chantaient aussi, mais sur un rythme plus lent — ils y coururent pour se disputer avec eux[19].

Il serait bien essentiel de remédier à ces abus, écrivait le gouverneur du Dauphiné.

Les sentiments qui furent ainsi répandus dans l'âme populaire s'y développèrent. Ils s'y fortifièrent. Béranger les exprimera avec la vigueur que l'on sait ; c'est la chanson des contrebandiers :

Château, maison, cabane

Nous sont ouverts partout :

Si la loi nous condamne,

Le peuple nous absout.

On nous chante dans nos campagnes,

Nous, dont le fusil redouté,

En frappant l'écho des montagnes,

Peut réveiller la liberté !

 

 

 



[1] L'Anti-financier, p. 87-38.

[2] Frédéric Mistral, lou Tresor dou Felibrige, au mot gabian.

[3] L'intendant du Dauphiné au contrôleur général, 9 mai 1739, Bibl. nat., ms. franç. 8466, f. 202.

[4] Article 1er, titre V.

[5] Mémoire de Fontanieu (1732), Bibl. nat., ms. franç. 8476.

[6] Testament de Mandrin, p. 42-43.

[7] Testament de Mandrin, p. 47-48.

[8] L'Anti-financier, p. 60.

[9] Sur les finances, p. 17.

[10] Placard conservé dans les Archives de S.-Etienne-de-S.-Geoirs. — Edmond et Jules de Goncourt, la Femme au XVIIIe siècle, éd. p. 257.

[11] Remontrances de 1775, éd. or., p. 27.

[12] Remontrances de 1775, éd. or., p. 31-32.

[13] Remontrances de 1775, éd. or., p. 30-31.

[14] Remontrances de 1775, éd. or., p. 30.

[15] Remontrances de 1775, éd. or., p. 32-33.

[16] Notes communiquées par M. l'abbé Cochet de S.-Etienne-de-S.-Geoirs.

[17] Mém. de Fontanieu, Bibl. nat., ms. franç. 8476.

[18] A. G., ms. 3406, n° 188.

[19] Rapport au ministre de la guerre (1755), A. G., ms. 3406, n° 111.