LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XIX. — LA GUERRE DE CENT ANS.

 

 

Philippe de Valois.

Charles le Bel ne laissait qu'une fille. Une assemblée de Grands du royaume se hâta de déclarer les femmes inhabiles à succéder au trône de France, par quoi elle écartait le roi d'Angleterre Édouard III, petit-fils, par sa mère Isabelle, de Philippe le Bel, et donnait la couronne à Philippe de Valois, par son père Charles de Valois, neveu de Philippe le Bel.

Philippe de Valois fut sacré à Reims le 29 mai 1328.

La mort de Charles le Bel éteignait la lignée capétienne qui avait fourni tant de princes remarquables par leur énergie, leur clairvoyance et leurs vertus. Dans la dynastie nouvelle, ou verra se marquer les qualités et les défauts de l'ancêtre, Charles de Valois, fastueux, brillant, chevaleresque, ami des arts et de la vie élégante, mais n'ayant ni le robuste bon sens, ni l'esprit droit, ni les mœurs pures qui avaient fait les grands Capétiens. Tel sera notamment Philippe de Valois.

Nous avons vu comment les coutumes féodales, par suite de l'éclat et de la prospérité qu'elles avaient donnés au pays, avaient par là même perdu leur raison d'être. Ce fut la cause profonde de la guerre de Cent ans. C'est par cette déplorable guerre que les historiens ont pris l'habitude de juger l'époque féodale, tandis qu'elle n'en fut que la désorganisation.

A cette cause profonde se joignent les causes occasionnelles. On en trouve l'origine en deux traités, conclus par des princes illustres et de liante sagesse, mais qui n'avaient pu prévoir les conséquences des accords ménagés par eux. Le premier est le traité de Paris (1259), conclu par saint Louis avec Henri III, roi d'Angleterre, par lequel le roi de France rétrocédait des provinces confisquées sur Jean sans Terre, mais donnait à l'hommage, féodal, qui liait le roi d'Angleterre au roi de France comme vassal à suzerain, la force d'un texte écrit. Saint Louis avait créé cette situation, intolérable au long aller, d'un vassal aussi puissant que son suzerain et, par le fait de cette vassalité, installé en armes dans le royaume dont il était sujet. Le second traité est celui de Montreuil-sur-Mer, scellé en 299 par Philippe le Bel et Édouard Ier, renforcée en 1303 par le second traité de Paris. Philippe le Bel avait cru y résoudre la question d'Aquitaine. Il mariait sa sœur Marguerite au roi d'Angleterre Édouard Ier, et sa fille Isabelle au fils aîné d'Édouard Ier, à Édouard II. Le fils, qui naîtrait de l'union de Marguerite avec Édouard ter, ceindrait la couronne d'Aquitaine, tandis que le fils à naître d'Édouard II conserverait la couronne d'Angleterre. Par la séparation des provinces du sud-ouest de la France d'avec l'Angleterre, Philippe le Bel espérait faire disparaître la question d'Aquitaine, éternelle source de conflits depuis le mariage d'Éléonore avec Henri Plantagenêt. Malheureusement Édouard Ter et Marguerite n'eurent pas d'enfant, et quand les trois fils de Philippe le Bel furent eux-mêmes morts sans héritier mâle, Édouard III, du chef de sa mère, réclamera le trône de France. Et c'est ainsi que les traités de Paris et de Montreuil, loin de fonder la paix entre les couronnes de France et d'Angleterre, comme les auteurs en avaient pensé, furent au contraire la source du plus long et du plus grave conflit qui ait ensanglanté nos annales.

Les prétentions à la couronne de France, qu'Édouard Ier va faire valoir, ne reposaient d'ailleurs sur aucun fondement. Dans le cas même où l'on eût admis les droits d'une lignée féminine, les droits de Jeanne, fille de Louis X, mariée à Philippe d'Evreux, auraient primé ceux d'Isabelle de France à la mort de Louis X., roi incontesté, et dont Jeanne était l'héritière immédiate. Philippe de Valois la dédommagea par l'abandon de la Navarre.

Mais ces droits ne furent qu'un prétexte. Nous avons vu comment l'exercice de la souveraineté anglaise sur la Guyenne était devenu pratiquement impossible. Or l'Angleterre du moyen âge ne pouvait se passer de la Guyenne d'où elle tirait des produits essentiels, les vins notamment. On a comparé le rôle de la Guyenne vis-à-vis des Anglais au XIVe siècle, à celui de leurs colonies aujourd'hui.

D'autre part, on a vu le rapide accroissement du domaine royal au tune siècle : les grandes conquêtes de Philippe Auguste. Philippe le Hardi réunit par héritage le Poitou, l'Auvergne, le Toulousain, le Rouergue, l'Albigeois, le Quercy, l'Agenais, le Comtat. La Champagne vient à la couronne par le mariage de Philippe le Bel. Nous venons de noter les conquêtes de ce dernier roi et voici le Valois qui s'agrège à son tour par l'avènement de Philippe VI. Le pouvoir royal n'avait eu ni le temps ni les moyens d'assimiler ces accroissements successifs ; d'où les nombreuses divergences, les inévitables dissentiments entre ces contrées et le vieux domaine royal. Et, par ailleurs, nous venons de voir la réaction contre les réformes de saint Louis et de Philippe le Bel.

Cette situation générale n'échappait pas aux monarques anglais. Ils avaient fait les plus intelligents efforts pour se rendre favorables les populations de la Guyenne. Ils laissaient à leurs sujets de France les plus grandes franchises et s'efforçaient d'assurer leur prospérité matérielle. On a dit que la suzeraineté de l'Angleterre sur l'Aquitaine se bornait à être le témoin et l'auxiliaire de son émancipation graduelle. Il y avait peu d'Anglais à Bordeaux, peu de troupes étrangères. La jurade de Bordeaux gouvernait la Gascogne : et le pays connut, sous la lointaine suzeraineté britannique, une florissante prospérité.

Aussi jusqu'à la fin du XIVe siècle, comme le constatera Froissart, Bordeaux, Bayonne et les villes frontières de Gascogne garderont-ils grandement l'honneur anglais. On verra les villes du Bordelais former une ligue contre les Français ; elles repousseront les ouvertures 'faites par le représentant du roi de France : Si les Français dominaient sur nous, ils nous tiendraient à leurs usages ; encore nous vaut-il mieux être Anglais, quand ainsi nous sommes nés : ils nous tiennent francs et libéraux (Froissart). Les Français remporteront-ils une victoire sur les Anglais, les Bordelais l'appelleront la male journade. Viollet-le-Duc a noté que, durant tout le XIVe siècle, l'invasion anglaise ne fut pas considérée, sur une bonne partie du territoire de la France, comme une invasion étrangère. Et de même, M. Bémont a pu faire observer que ce sera seulement à partir du règne de Henri V que les sentiments nationaux des Anglais contre les Français seront excités.

Contre le roi de France, la politique anglaise s'appuyait sur les Flamands et les rois Français agissaient en Ecosse comme les Anglais en Flandre. En 1335, on verra Philippe VI équiper une flotte. Des hommes d'armes français débarqueront, au printemps de l'année 1336, sur les côtes écossaises.

A peine sur le trône, Philippe de Valois envoya des messagers à Édouard III, lui réclamant l'hommage lige pour les terres qu'il possédait en France et, en attendant que l'hommage fût rendu, l'évêque d'Arras et le sire de Craon furent délégués par lui en Aquitaine, pour y mettre sous séquestre les revenus appartenant au monarque anglais. Et les appels devenaient de plus en plus fréquents. Le sire de Navailles, qui se disait créancier du roi d'Angleterre, fit saisir par le roi de France terres et châteaux appartenant à son débiteur.

En Flandre, les luttes sociales étaient loin d'être apaisées ; mais le comte de Flandre, Louis de Nevers, avait passé du côté du patriciat, en sorte que les Brugeois l'avaient arrêté et enfermé dans la Halle aux épices.

A l'appel de son vassal, Philippe de Valois marcha contre eux. Les- Flamands d'ailleurs, et dans le parti populaire lui-même, n'étaient pas unis. Une fois de plus les Gantois s'étaient séparés de ceux de Bruges. Mais les Brugeois crurent qu'ils renouvelleraient la journée de Courtrai. Armés de leurs goedendags, leurs longs bétons ferrés, ils se retranchèrent sur le mont Cassel, l'éminence qui domine la plaine du Nord. L'année française était commandée par le roi en personne ; les Brugeois marchaient sous les ordres de leur bourgmestre, nul chevalier n'ayant consenti à se mettre à leur tête. L'engagement eut lieu le 23 août 1328. Le miracle de Courtrai ne se renouvela pas. Les Brugeois furent taillés en pièces. L'armée française presque tout entière avait été détruite à Courtrai ; l'armée brugeoise presque tout entière fut détruite à Cassel. Sur 16.000 combattants, 3.000 à peine échappèrent. Les cadavres s'amoncelaient autour de celui du bourgmestre Colin Zannekin. A peine si les Français avaient perdu vingt hommes.

Le 3 juin 1329, Edouard III se décida cependant à venir prêter au roi de France le serinent d'hommage pour ses terres d'Aquitaine. La cérémonie eut lieu dans la cathédrale d'Amiens. Mais il ne prêta que l'hommage simple, non l'hommage lige qui faisait du vassal l'homme du suzerain. Et comme le roi de France exigeait l'hommage lige, Édouard demanda un délai afin de pouvoir, en Angleterre, étudier à loisir les obligations réciproques des deux couronnes. Par lettres du 30 mars 1331, Édouard III déclarait enfin avoir prêté à Amiens, entre les mains du roi de France, le serment de l'hommage lige.

Il ne se tiendrait d'ailleurs pas comme engagé pour cela. La situation réciproque des couronnes de France et d'Angleterre devait faire éclater un conflit. Le voici qui surgit d'un incident secondaire.

Robert d'Artois, beau-frère de Philippe VI, avait été écarté de la couronne d'Artois au profit de sa tante Mahaut. Il en appela au Parlement et, pour appuyer ses droits, fit fabriquer de fausses pièces. La supercherie fut découverte. Robert d'Artois, qui avait pris la fuite, fut condamné par contumace, ses biens confisqués et lui-même banni du royaume. Il se réfugia en Angleterre, où il se mit à exciter Edouard III contre le roi de France, l'engageant à faire valoir ses droits sur la couronne aux fleurs de lis (1332-1331). Édouard se prépara à la guerre, s'efforçant de nouer contre la France une coalition comme l'avait fait son grand-père. Averti des intentions du prince anglais, Philippe de Valois résolut de prendre les devants. Il demanda à son vassal, le comte de Flandre, d'arrêter les sujets du roi d'Angleterre qui se trouvaient sur ses terres_ Les Anglais étaient nombreux en Flandre, par suite du commerce actif entre les deux pays. Les campagnes anglaises fournissaient leur laine à l'industrie drapière de la Flandre. Edouard III répliqua en arrêtant l'exportation de la laine. Les métiers des grandes villes. Bruges, Ypres, Gand, cessèrent de tisser (1336). Edouard accentua la portée de son édit en faisant envoyer, en grande quantité, les sacs de laine anglaise aux villes manufacturières du Brabant. On vit se dessiner, parmi les artisans flamands, un mouvement d'émigration. Très justement les grandes cités flamandes s'en émurent.

C'est le moment où vient en scène le célèbre bourgeois de Gand, Jacques van Artevelde. Il reprend le rôle des Brugeois Brel-del et Couine au temps de Philippe le Bel. D'une grande éloquence comme Couine, il s'adresse comme lui à la nation des artisans. Une assemblée décisive se réunit à la Biloke le 28 décembre 1337. Artevelde n'entendait pas rompre avec le roi de France, suzerain des Gantois, mais conclure une alliance économique avec l'Angleterre pour sauvegarder l'industrie de la ville. L'agitation devint si forte que Louis de Nevers, comte de Flandre. se vit contraint de lâcher les rênes du gouvernement qui passèrent entre les mains du tribun gantois.

La décision des Gantois, prévue par Édouard III, avait été précédée des lettres de défi envoyées par le monarque anglais au roi de France. Philippe de Valois avait sommé Edouard de lui livrer Robert d'Artois Refus du roi d'Angleterre. Les lettres de défi, datées de Westminster, 19 octobre 1337, furent portées à Paris par l'évêque de Lincoln. La guerre, commencée en cette fin d'année 1337, ne devait se clore qu'en 1453.

On a justement fait remarquer que les Gantois, qui se soulevèrent à la voix de van Artevelde, en voulaient autant aux lignages, au patriciat, aux riches hommes de leur propre ville, qu'au roi de France. En Guyenne, le parti du roi d'Angleterre sera très important ; mais il sera très loin de compter l'unanimité du pays. La haute noblesse et, dans les villes, le patriciat seront pour le roi de France. Dans toute la première moitié de la guerre de Cent ans, jusqu'au début du XVe siècle, on peut être certain, quand une ville se prononce pour le roi de Franco, que le parti aristocratique, le patriciat appuyé sur sa clientèle, y a pris le dessus ; quand au contraire une localité se tourne anglaise, c'est que le commun, le parti populaire a pris en main la direction de la cité. Fait essentiel du conflit séculaire.

Et ces divisions iront se fragmentant, se multipliant, se cassant en parcelles menues et qui se répandront partout : en présence des deux grands partis opposés l'un à l'autre, s'appuyant, l'un sur l'écu aux fleurs de lis, l'autre sur l'écu aux léopards, invoquant, l'un saint Michel et l'autre saint Georges, portant, l'un la croix blanche et l'autre la croix rouge, des seigneurs voisins, ennemis pour des causes personnelles, des villes, des villages dont les territoires contigus ont fait naître des rivalités anciennes, dans une famille même les dissensions intestines trouveront aliment et force de durée. La tempête des guerres civiles, écrit Jean Chartier, s'élevait de toutes parts entre les enfants d'une même maison, entre les hommes d'un même rang se commettaient les attentats des guerres cruelles ; les guerres multiples des seigneurs se mêlaient à ces conflits. Aussi en voit-on la désolation. Ce ne sont plus seulement les grandes batailles, les compactes chevauchées qui affligent le pays : c'est la guerre fragmentée à l'infini, multipliée en mille et mille tronçons d'une virulence néfaste et sévissant dans les moindres recoins.

Jean de Bueil, en donne le tableau :

En passant mon chemin, me trouvai en pays moult désolé et désert, pour tant que longtemps y avait eu guerre entre les habitants du pays, qui moult étaient pauvres et en petit nombre ; car, pour vous dire, ce semblait mieux receptacle de bêtes sauvages qu'il ne semblait habitation de gens .

Voilà la guerre de Cent ans.

Et il en sera ainsi jusqu'à l'époque de Jeanne d'Arc. La longueur de la guerre, les excès de la soldatesque, la langue étrangère parlée par les Goddam, et leurs façons qui n'étaient pas de chez nous, auront alors, progressivement, fait d'eux l'étranger, partant l'ennemi pour l'immense majorité des Français. Et l'on peut dire que, de ce jour, les Anglais seront vaincus. Assurément le magnifique élan donné par Jeanne d'Arc aura contribué à ce résultat, mais la cause profonde en sera que, avec le temps, sous les calamités, le sentiment national se sera formé contre l'envahisseur. De ce moment celui-ci sera perdu ; et. s'il avait pu tenir si longtemps, c'est qu'en tous lieux il avait jusqu'alors trouvé une partie de la population prête à le soutenir : la faction populaire. A ce point de vue le rôle joué par le parti bourguignon, dont il sera question plus loin, sera des plus intéressants à observer : il apparaîtra au moment où le sentiment national commencera à se dessiner contre les Anglais. Les princes Bourguignons sont des Français et ils rallieront les éléments populaires quand ceux-ci s'éloigneront des Anglais, tandis que les éléments royaux se grouperont autour de la grande famille des Armagnacs placée, depuis plus d'un siècle, à la tête de la noblesse méridionale.

La guerre de Cent ans a été une guerre sociale, nous oserons dire une guerre civile, tout autant, et peut-être même beaucoup plus, dans la première partie, qu'une guerre étrangère.

Le roi d'Angleterre s'était très soigneusement préparé à entrer en campagne. La monarchie anglaise était eu somme restée une monarchie de caractère militaire, telle que l'avait fondée Guillaume le Conquérant : la monarchie capétienne, bien qu'elle ait compté de grands guerriers comme Henri Ier, Louis le Gros et Philippe Auguste, n'en était pas moins restée une monarchie patriarcale. En Angleterre, pour faire face aux dépenses de la guerre, la taxe sur la laine avait été doublée. Enseignement du français aux enfants, interdiction de l'exportation des chevaux, établissement d'un service militaire en quelque sorte obligatoire, encouragement aux jeux d'arc et à la fabrication, au perfectionnement des armes de trait : on se trouve du côté anglais en face d'une série de mesures de l'esprit le plus moderne et dont les conséquences vont se faire jour avec éclat. Tandis qu'en France on en était encore à la chevalerie chevaleresque et aux tournois, les princes anglais avaient compris l'importance de l'infanterie dans la guerre nouvelle. Cette infanterie, composée d'archers et de coutiliers, formait les deux tiers de leurs effectifs. Les archers, écrit Siméon Luce, étaient munis d'un arc en bois d'if si cornu-iode, si maniable, si portatif, qu'on tirait avec cet arc trois saiettes ou flèches barbelées en moins de temps qu'on n'en mettait, avec une arbalète génoise ou française, à lancer un carreau ou vireton. Les coutiliers étaient armés d'un long couteau ou, pour mieux dire, d'une lance, telle une baïonnette légèrement recourbée, emmanchée à l'extrémité d'un long bâton. Les coutiliers s'efforçaient d'introduire leur fer au défaut de l'armure. Adieu, les belles expertises d'armes des nobles chevaliers !

La fabrication des arcs avait acquis en Angleterre une grande perfection. Tandis qu'en France on avait eu l'idée ingénieuse de mettre un impôt sur les cordes à arc — oh ! administration française, que tes exploits sont donc anciens ! — les Anglais avaient encouragé et développé de toute façon cette partie de l'industrie guerrière, et nous verrons le roi d'Angleterre si jaloux de conserver à son pays cette supériorité dans les combats, que les sauf-conduits des prisonniers français en Angleterre ne seront délivrés que sous défense d'emporter outre-Manche des arcs et des flèches. Comines écrira encore sous Louis XI que les Anglais sont la fleur des archers du monde.

Enfin la discipline de l'armée anglaise, une discipline rigoureuse. Elle était remarquable surtout dans la cavalerie. Allen Malet dit très justement que le roi d'Angleterre avait dans son armée une cavalerie, tandis que le roi de France n'avait toujours encore qu'une chevalerie.

L'armée anglaise. ne connaissait pas ces hiérarchies dans l'autorité, connétables, maréchaux, chefs de guerre, sans parler des commandements seigneuriaux et municipaux, dont s'enchevêtrait l'armée française. Un lieutenant du monarque anglais, revêtu de son autorité, commandait immédiatement à tous ses hommes ; tandis que l'armée française, image de la société dont elle était l'expression, continuait de s'étager en ces superpositions de suzerainetés féodales qui formaient la nation. Ici encore les deux armées étaient l'image des deux peuples pour lesquels elles combattaient. Est-il permis de rappeler ce que nous en avons dit plus haut

Aussi verra-t-on les Anglais remporter des succès surprenants, étant donné surtout le petit nombre de combattants qu'ils opposeront aux armées françaises. Il n'est pas une des grandes victoires anglaises, Crécy, Poitiers, Azincourt, Verneuil et la journée des harengs, où les Français n'aient disposé d'une supériorité numérique qui aurait dû être écrasante. Les garnisons des places conquises par les Anglais se chiffrent à peine par une centaine d'hommes : quelquefois par dix ou douze seulement. Il est vrai qu'au long aller cette supériorité d'organisation et de commandement se retournera et reviendra aux Français. Dès la mise en ligne de l'artillerie, les Français y acquerront, en peu d'années, une maîtrise que leurs adversaires s'efforceront en vain de leur ravir. Jeanne d'Arc el même s'y distinguera et les hommes d'armes admireront son experte ingéniosité a disposer bombardes et couleuvrines.

En cette année 1338, écrit le continuateur de Nangis, les Flamands, les Gantois surtout, entraînés par l'esprit de rébellion, chassèrent leur comte. Réunissant en grand nombre les gens du bas peuplemultos minoris populi... —, ils s'élevèrent contre les Grandscontra majores; et leur firent grand mal... et ils affirmaient que ce n'était pas au royaume de France qu'ils en avaient...

Mais Édouard III les pressait de prendre les armes contre Philippe de Valois. Artevelde répondait, qu'ils ne pouvaient se rebeller contre leur suzerain ; mais peut-être à ces scrupules y aurait-il remède. Pourquoi le roi d'Angleterre ne chargerait-il par ses armes des armes de France ? N'était-il pas le légitime héritier de la couronne française ? Et vous obéirons, disait Artevelde, en tant que roi de France.

Edouard hésita, il hésita beaucoup. N'avait-il pas prêté hommage à Philippe de Valois et confirmé son hommage par lettres scellées ? Enfin il se décida à suivre les conseils du tisserand Gantois.

La première bataille importante fut une bataille navale, livrée, le 24 juin 134.0, à la hauteur de l'Ecluse — Sluis — en Flandre. La flotte française s'était portée à la rencontre de la flotte anglaise, qui amenait en France une armée d'invasion. Un renfort de vaisseaux flamands, qui survint au plus fort de l'action, fit pencher la balance en faveur des Anglais. La flotte française fut en grande partie détruite ; son amiral, Nicolas Béhuchet, conseiller du roi et maître des comptes, fut pendu au haut d'une nuit. Cette défaite eut la plus grave conséquence pour la cause du roi de France, qui ne pouvait plus songer à prendre l'offensive en portant ses armes chez l'ennemi.

Dès l'année 1341, des trêves furent conclues sur l'initiative du Souverain Pontife. En 1343, pour parer aux besoins de la couronne, Philippe de Valois établit un impôt qui, sous le nom de gabelle, serait d'une suite longue et douloureuse. On sait que la loi, en vertu de laquelle Philippe de Valois régnait en France à l'exclusion des femmes, portait, sans raison d'ailleurs, le nom de loi salique. Eu allusion à cet impôt sur le sel, Edouard III disait en riant que du moins son rival justifiait son titre de roi salique.

Cependant les événements de Flandre tournaient coutre les Anglais. Artevelde avait si fortement établi son autorité que ses concitoyens commençaient d'en murmurer. Fléau des démocraties : la jalousie. Par son énergie, par sa valeur, par son autorité. Artevelde s'était élevé au-dessus du commun. Le luxe de son hôtel à Gand, le train qu'il menait, ses allures magnifiques, le brillant établissement de sa fille, heurtaient le sentiment égalitaire. Nous avons vu qu'une ville, par le fait qu'elle s'érigeait en commune, devenait une personne féodale. Fait important et dont on n'a pas assez tenu compte. Bruges réunissait, en une brillante panoplie, les écussons des villes dont elle était suzeraine, et, après avoir vaincu Bruges, Gand établit sur la plupart des villes de Flandre une domination qui ne sera guère différente d'une suzeraineté féodale. En ces années 1343-1344, des résistances se font jour contre la puissante cité, à Langenrnark, à Ardenbourg, à Audenarde. Dans la journée du 17 juillet 1315, des gens du peuple entourèrent tumultueusement l'hôtel de van Artevelde. Les tisserands, poussés par leur doyen, Gérard Denis, réclamaient une reddition de comptes. Où va l'argent ? Autre refrain démocratique. Artevelde demanda un délai de trois jours qui lui fut refusé. Le grand citoyen essaya de s'enfuir par les écuries de son hôtel où il fut égorgé.

La guerre entre l'Angleterre et la France semblait devoir s'apaiser, quand elle se ralluma par l'affaire de la succession de Bretagne. Jean III, dit le Bon, duc de Bretagne, fils d'Arthur II, duc de Bretagne, comte de Richemont et de Montfort, mourut en 4311, sans hoir légitime. Son frère 'miné, le comte Gui de Penthièvre, qui eût été son héritier, était mort avant lui, mais il laissait une fille, Jeanne la Boiteuse, mariée à Charles de Blois, neveu de Philippe de Valois. Il laissait aussi un second frère, fils d'Arthur II et d'une seconde femme, le comte Jean IV de Montfort. Se fût-il agi du trône de France, Jean de Montfort aurait été l'héritier en vertu de la prétendue loi salique ; mais Philippe de Valois déclara que la loi salique ne s'appliquait qu'à la couronne de France et se prononça en faveur de Jeanne de Penthièvre et de Charles de Blois. Tout aussitôt Édouard III d'intervenir et de soutenir les prétentions de Jean de Montfort. Remarquons qu'ici chacun des deux souverains agit directement contre ses propres principes ; car si Philippe de Valois ne voulait pas entendre parler de loi salique quand il était question de la couronne de Bretagne, Édouard III, qui répudiait toute loi salique concernant la couronne de France, en appréciait l'excellence du moment qu'il s'agissait de la succession d'Arthur II. En général la Bretagne bretonnante se prononça pour Jean de Montfort, et la Bretagne de langue française pour Charles de Blois.

Ce dernier était une curieuse figure et qui excita l'admiration de ses adversaires eux-mêmes. Réplique de saint Louis, mais avec plus de piété encore, plus d'austérité, une exaltation plus mystique. De préférence encore à l'évangile, il lisait la légende dorée et se délectait à ces contes mystérieux et puérils. Lui-même apparaissait comme un saint de légende dorée. Devant lui, disait-on, s'arrêtaient les flots de la mer : la marée rétrogradait à la douceur de son geste. Comme il marchait pieds nus dans la neige, en portant la châsse de saint Yve, les fleurs se seraient éveillées sous les traces laissées par ses pas, mêlant l'incarnat de leurs corolles et leurs guimpes de verdure à la blancheur du tapis hivernal. La guerre tourna d'abord en faveur de Charles de Blois. Jean de Montfort, fait prisonnier, fut amené au Louvre (1341). On pouvait croire le conflit terminé, quand Montfort s'évada, et vint ranimer l'ardeur de ses partisans.

La bataille de Crécy fut livrée le 28 août 1346. L'armée anglaise était presque une armée moderne par la masse de l'élément populaire qu'elle renfermait, 10.000 archers anglais, 6.000 fantassins irlandais, 12.000 Gallois. Dans l'armée du roi de France se bousculaient ducs et comtes et nobles bannerets. Nul ordre, nul commandement : armée féodale, mais qui ne connaissait plus les cadres solides, les liens étroits, qui avaient fait la force des-premiers croisés. L'armée française va s'écrouler sur elle-même, beaucoup plus qu'elle ne succombera aux coups de l'ennemi. De la bataille de Crécy, la chronique des Quatre premiers Valois à fait ce récit suggestif :

Le roi Philippe commanda que les arbalétriers génois en vinssent aux mains avec les Anglais ; ils furent tantôt déconfits et prirent à fuir vers les Français qui les achevèrent. Et lors le roi Philippe s'assembla aux Anglais et là eut très fort estour et merveilleuse bataille. Les archers anglais étaient embusqués delà les haies et, par leur tir, occirent moult de chevaux et de gens. Et, en ce jour, fut l'occision des gens par les chevaux. Car comme les Français se cuidaient ranger, leurs chevaux chéaient morts. Que vous irais la matière prolongeant ? Par hâtivité et désarroi furent les Français déconfits. Le roi Philippe fit merveilles d'armes, mais fortune tourna contre lui. Les archers anglais tiraient leurs flèches aux pennes blanches en si grand quantité qu'elles semblaient neige tombant du ciel. Notons que l'armée anglaise fit usage de trois bombardes. Est-il exemple plus ancien de l'emploi de bombes à feu dans les guerres européennes ?

L'effectif de l'armée française, forte de plus de 60.000 hommes, montait au double des contingents anglais. C'est à Crécy que fut tué, dans les rangs français, le vieux comte de Luxembourg, roi de Bohème, Jean l'Aveugle. Le brave chevalier était aveugle, effectivement : mais il avait exigé qu'on le conduisît aux premiers rangs, afin qu'il y pût encore frapper quelques bons coups. Les pages consacrées par Froissart à cet épisode sont demeurées justement célèbres.

Le 2 septembre 1346, les Anglais parurent sous les murs de Calais et commencèrent ce siège fameux. La garnison qui défendait la ville était composée, en majeure partie, de chevaliers artésiens sous les ordres d'un Bourguignon, Jean de Vienne. Le siège dura onze mois. Calais ne capitula que le 3 août 1347. Ici se place l'épisode connu des bourgeois de Calais. Six des principaux bourgeois de la ville, Eustache de St-Pierre, Jean d'Aire, Jean de Fiennes, André d'Ardres, Jacques et Pierre de Wissant, vinrent en chemise, corde au cou, se livrer à la discrétion d'Édouard qui voulait mettre la ville à feu et à sang. La reine d'Angleterre obtint leur grâce. L'épisode a été raconté par Jean le Bel, popularisé par Froissart. L'authenticité en a été révoquée en doute, car on verra Eustache de St-Pierre rallié à la domination anglaise, chargé de fonctions municipales par ceux qu'il avait combattus. Siméon Luce cependant, après une étude critique des textes, s'est prononcé pour l'authenticité. Un grand nombre de Calaisiens, ne voulant pas devenir Anglais, quittèrent la ville pour venir demeurer sous la suzeraineté du roi de France.

La prise de Calais, après la journée de Crécy, était pour les Anglais de grande conséquence. Ils auraient désormais, sur les côtes françaises de la Manche, un précieux port de débarquement. Calais devait demeurer aux Anglais jusqu'à 1558. Un mois et demi après la bataille de Crécy, le 17 octobre 1346, le prétendant écossais David Bruce, qui avait envahi l'Angleterre, battu à Nevill's Cross, tombait entre les mains des vainqueurs. En tous lieux la fortune souriait aux ennemis des fleurs de lis.

Nous avons dit les sentiments populaires. L'hostilité qui séparait l'aristocratie et le patriciat d'une part, de la commune gent de l'autre. La défaite de Crécy va accentuer cette hostilité. Voyez les Remontrances adressées au roi de France, au nom des bonnes villes, dans l'assemblée des États généraux réunis à Paris le 30 novembre 1347.

Le remarquable continuateur de Nangis signale avec indignation le faste, le luxe grandissant des riches et des chevaliers. Les malheurs de la patrie ne les touchent pas : ils n'ont cure que de ripailles, danses et jeux de dés, tandis que le commun peuple ploie et pleure sous le faix. C'est à cette époque également, dit le continuateur de Nangis, que les gens de haut parage commencèrent à nommer par dérision les travailleurs des champs des  Jacques Bonhomme, et l'usage s'en répandit parmi les Anglais eux-mêmes. L'expression d'ailleurs était ancienne. Dès le XIIIe le siècle les auteurs des fabliaux appellent Jacques Bonhomme le paysan français. Jacque désignait d'autre part une partie de l'habillement que le travailleur rural revêtait à la guerre : chemisette rembourrée d'étoffe dure formant coussinet : le haubert des

Les nobles rejetaient de leur côté la responsabilité de la défaite sur les roturiers. Le roi de France, rapporte Froissart, disait qu'il ne voulait plus guerroyer qu'avec des gentilshommes et que d'amener en bataille les gens des communautés, ce n'est qu'encombrement, car ces gens-là fondent en la mêlée comme neige au soleil. Ainsi il n'en voulait plus avoir, excepté les arbalétriers.

Et, pour combler la mesure, voici la peste noire, la peste à bubons, venue d'Asie par le port de Gênes. On sait les pages de Boccace au début de son Décaméron : N'était jour qu'il n'en devint de malades à milliers, lesquels, pour non être servis ne secourus d'aucune chose, mouraient presque tous. Et assez y en avait-il de ceux qui prenaient fin, par les rues, de jour ou de nuit ; et plusieurs autres, encore qu'ils mourussent en leurs maisons, faisaient premièrement savoir à leurs voisins qu'ils étaient morts, plus par la puanteur des corps morts et corrompus, que autrement. La peste se répandit en France dans le courant de 1347. En des villes comme Avignon, il mourait 400 personnes par jour, 800 par jour à Paris. Le peuple appela le fléau la Grand'Mort. Et la famine de 1318. Froissart dit que, du double fléau, mourut la tierce partie du monde. Jean de Venette — continuateur de Nangis —, va plus loin en affirmant que c'est à peine si, sur vingt personnes, il en échappa deux. Ce qui confirmerait le vieux dicton bourguignon :

En mille trois cens quarante-huit

A Nuits de cent restèrent huit.

On commença par rendre les Juifs responsables de la calamité. Ils auraient empoisonné les fontaines. Et des milliers de Juifs furent brûlés vifs. Le moine Jean de Venette ne laisse d'ailleurs pas d'admirer le courage dont nombre d'entre eux firent preuve, les femmes surtout. Elles se précipitaient dans les flammes qui allaient dévorer leurs maris et, dans la crainte qu'on ne les baptisât après leur mort, elles y jetaient leurs enfants. Clément VI intervint. Il donna asile aux Juifs en ses domaines d'Avignon et les couvrit de la protection pontificale. Puis une surexcitation du mysticisme, compliqué de crises nerveuses. Les Flagellants se martyrisaient de leurs propres mains, avalaient des clous et des objets enflammés. Et, quand le fléau se fut éloigné (1349), par réaction sensuelle, un afflux de débauche, de luxure, déchaînement d'appétits brutaux.

A cette époque se placent cependant quelques actes qui vont jeter une lumière réconfortante sur la fin du règne de Philippe de Valois et montrer que la royauté française n'était pas tombée aussi bas que les apparences le pourraient faire supposer. L'empereur allemand Charles IV recherche l'alliance de Philippe VI. Il est vrai que Charles IV était le fils du glorieux Jean l'Aveugle tombé dans les rangs français à Crécy. Le traité fut scellé à Metz, le 28 décembre 1347. Et ce traité produisit ses effets. On verra venir d'Allemagne, particulièrement des marches occidentales, des contingents de reîtres et de chevaliers qui renforceront utilement les troupes du prince français. Et puis Jayme III, roi de Majorque, suzerain de Montpellier, vend ce dernier fief au roi de France, 120.000 écus d'or (18 avril 1349). Et plus importante encore l'acquisition du Dauphiné. Le pays était ainsi nommé parce que la maison régnante portait un dauphin dans ses armes. Le suzerain lui-même était nommé dauphin. Ce fut le 30 mars 1349 que fut conclu l'accord fameux par lequel Humbert II cédait son fief magnifique au fils aîné du roi de France, à condition qu'à l'avenir l'héritier de la couronne de France, fils du roi, porterait jusqu'à son avènement le titre de dauphin. On sait de quelle manière charmante et touchante cet engagement fut tenu. Philippe VI versait à Humbert 120.000 florins d'or et, en outre, une rente à vie de 22.000 livres tournois.

Utiles, mais lourdes dépenses et qui venaient s'ajouter à celles qu'entraînaient l'administration du royaume et la guerre anglaise. Or nous avons dit combien était encore rudimentaire l'organisation financière. Les ressources principales de la couronne continuaient d'être tirées des revenus des domaines royaux. Mais on imagine combien, dans les circonstances où l'on se trouvait, ces ressources étaient insuffisantes. Il fallait les compléter par des contributions levées de droite, de gauche, d'une manière intermittente, irrégulière, inégale, et que l'on n'obtenait encore qu'à force de concessions aux seigneuries, aux municipalités, aux particuliers, et souvent au détriment du bien général. Et, quelque répugnance que le gouvernement royal eût pour un tel expédient, force était de revenir périodiquement à l'altération des monnaies telle qu'elle a été exposée plus haut. Car, par ailleurs, l'administration de Philippe VI ne laissa pas de faire preuve de sagesse : les ordonnances sur l'organisation des notariats, des bailliages, des Parlements, de la Chambre des comptes, font honneur à la fin du règne.

Certes Philippe de Valois est loin d'avoir été un prince de grande valeur, malgré sa vaillance admirée de tous et son goût pour les lettres et les arts. Il aimait le faste, les beaux vêtements, les fêtes brillantes et l'éclat de la vie chevaleresque, joutes et tournois. Il aimait aussi les beaux livres, les artistes et les écrivains, en quoi sa première femme, Jeanne de Bourgogne, l'avait secondé d'un goût très sûr. Jeanne de Bourgogne et Philippe de Valois auraient voulu fixer Pétrarque en France.

Philippe de Valois mourut en l'abbaye de Coulombs, prie Nogent-le-Roi, le 22 août 1350.

 

Jean le Bon.

Jean II dit le Bon, ce qui signifiait le Vaillant, fils de Philippe de Valois et de Jeanne de Bourgogne, devait apporter sur le trône les défauts et les qualités de son père, mais en les exagérant ; en sorte que les défauts devinrent beaucoup plus graves encore et que les qualités, dans les circonstances où elles eurent à se déployer, devinrent des défauts. Les défauts étaient l'entêtement, un caractère emporté, une inintelligence absolue de ce qui, de son temps, faisait la vie moderne ; les qualités étaient la vaillance et un sentiment très vif du point d'honneur. A peine avait-il treize ans- que son père lui avait donné pour femme la fille du roi Jean de Bohème, Bonne de Luxembourg. Celle-ci avait trois ans de plus que son jeune mari ; les cieux époux n'en formèrent pas moins un ménage très uni.

Un des premiers actes du roi Jean répandit la stupeur. Arrivé à Paris, il fit saisir et décapiter en l'hôtel de Nesle le connétable de France, Raoul de Brienne, comte d'Eu et de Guînes. On se perd en conjectures sur les motifs de cette exécution qui ne fut précédée d'aucune formalité judiciaire. La charge de connétable fut donnée à un seigneur que le roi Jean affectionnait particulièrement, à Charles de Castille, dit Charles d'Espagne, fils d'Alfonse roi de Castille, petit-fils de Ferdinand de la Cercla.

La guerre se poursuivait en Bretagne entre les partisans de Jean de Montfort et ceux de Charles de Blois, mais les rois de France et d'Angleterre n'y intervenaient, plus. Le 27 mars 1351, se livrerait à mi-voie de Josselin et du château de Ploërmel, dans une très belle prairie en pente, au lieu dit le Chêne de mi-voie, le long de beaux et verts buissons de genêts, sur le territoire de la commune de La Croix-Helléan — Morbihan —, le fameux combat des Trente. La rencontre était née du défi que s'étaient lancé deux capitaines, l'Anglais Bramhorough, qui commandait à Ploërmel, et le Français Beaumanoir, établi à Josselin. L'initiative en était venue de Beaumanoir, indigné des mauvais traitements dont les Anglais accablaient les paysans bretons. Chacun des deux adversaires devait arriver sur le terrain, trentième d'hommes d'armes. Le >combat remplit une journée entière. Au cours de l'action Beaumanoir se plaignait de la soif. Geoffroi Dubois lui cria : Bois ton sang, Beaumanoir !

Beaumanoir le vaillant adonc s'esvertua,

Tel deul [deuil] oust [eut] et tel yre [colère] que la soif luy passa...

A la fin de la journée tous les combattants étaient blessés, mais les Anglais comptaient onze morts dont Bramborough. Les survivants se rendirent prisonniers entre les mains des Bretons qui les rançonnèrent.

L'année 1351 fut marquée par une recrudescence dans l'altération des monnaies. Nous avons indiqué en quoi ces mesures consistaient. Les ordonnances royales n'avaient pas tort quand elles disaient que le remaniement des pièces d'or et d'argent n'était qu'une manière de lever les impôts plus prompte et plus facile pour ceux qui les percevaient et moins lourde à ceux qui devaient les acquitter. Le roi, en effet, ne cachait pas que la monnaie nouvellement émise n'avait pas la valeur qui lui était forcément attribuée. La différence constituait l'impôt prélevé pour les besoins d'Etat. Mais ces changements fréquents apportés dans la valeur de l'instrument d'échange, produisaient un grand trouble. Pour y remédier, les commerçants, les changeurs, aussi bien que le public en arrivèrent à ne plus tenir compte de la valeur nominale des livres d'or et des sous d'argent, mais de leur poids évalué en marcs ; par quoi l'autorité fut amenée aux mesures vexatoires ou violentes : serment exigé des changeurs, commerçants, hôteliers, de respecter les ordonnances ; espionnage, perquisitions, confiscations. Jusqu'à ce jour les altérations s'étaient faites au grand jour et, par manière de dire ; honnêtement. Pressé par les circonstances, le gouvernement royal va procéder à des altérations clandestines qui deviendront de véritables falsifications. Et de peur que le public n'eût connaissance de la moindre partie d'or ou d'argent entrée dans l'alliage des pièces nouvelles, serment était demandé aux maîtres et employés des monnaies de ne rien révéler. On lit dans un mandement de septembre 1351 : Gardez, si cher comme avez vos honneurs, qu'ils — les changeurs — ne sachent la loi — le titre des pièces nouvelles —, à peine d'être déclarés pour traîtres.

Quand le roi Jean monta sur le trône, le marc d'argent donnait 5 livres, 5 sous ; sur la fin de 1351, il donne 11 livres. La valeur intrinsèque des monnaies en circulation avait donc baissé, en une année, de 100 p. 100. Et ces altérations deviennent de plus en plus fréquentes, car si le pouvoir royal avait profit à répandre, avec une moindre proportion d'or et d'argent, les monnaies qu'il faisait rentrer, il refondait ensuite les monnaies faibles à un titre plus élevé, pour les remettre en circulation à un taux plus élevé encore. Il remettait en circulation des sous tournois ou des sous parisis d'un meilleur alliage, mais en exigeant deux sous de l'émission précédente pour un son de l'émission nouvelle. Et, peu après, il recommençait l'opération inverse. Durant les dix premières années du règne du roi Jean, la livre tournois changea de valeur plus de soixante-dix fois.

Mesures fâcheuses assurément, mais contre lesquelles les historiens modernes vitupèrent bien à leur aise. Dans les conditions de l'époque, eussent-ils fait mieux ? Est-il même certain qu'ils n'eussent pas fait pis ?

La guerre avait repris avec activité dans le Midi. La petite noblesse, qui souffrait de l'amoindrissement des 'droits féodaux, aigrie contre la haute noblesse qui se groupait autour du puissant seigneur d'Armagnac, avait réclamé d'Édouard III un appui effectif, et le roi d'Angleterre avait envoyé en Aquitaine son propre fils, le prince de Galles, le fameux Prince Noir, nom qu'il tirait de la couleur de son armure. Édouard III était un prince d'une vaste intelligence, admirable surtout en ce qui concernait l'administration militaire. Le Prince Noir se montra habile stratège, actif, rapide en ses décisions, capitaine au clair regard. Jeune homme de vingt-cinq ans, dans la force et la beauté de cet âge où les natures douées pour les grandes choses accomplissent leurs plus remarquables exploits. Il aimait les chevaux rapides, les armes bien trempées, les œuvres d'art. Il menait une existence luxueuse, mais sans y amollir la rigide fermeté de son caractère et de sa volonté. Il ne lui fallut qu'un petit nombre d'hommes d'armes pour soumettre la contrée et piller les localités réfractaires. Aussi bien, comme nous l'avons dit, partout il trouvait aide et appui.

Cependant les finances du roi de France étaient en si mauvais état que les gages des officiers royaux n'étaient plus acquittés. Il fallut se résoudre à la convocation des États généraux. Elle se borna aux pays de langue d'oïl, les pays de langue d'oc étant sous la main des Anglais. La réunion se tint à Paris dans la Grand'salle du Palais. On y vit pour la première fois, en son rôle populaire, le prévôt des marchands Étienne Marcel. Il fut l'orateur des bonnes villes : on dirait plus tard du Tiers. Les États comprirent leur devoir et témoignèrent d'un sincère dévouement à la couronne. Ils votèrent des subsides pour la guerre et qui seraient payés par tous, à commencer par le roi et la famille royale. Ils proclamèrent le droit de résistance par coalition aux exactions des officiers royaux et aux pilleries des gens d'armes. Les États se réunirent de nouveau en mars et novembre 1356. Cette fois les États votèrent un impôt sur le revenu, un impôt progressif ; mais d'une progression à rebours. 10 livres de revenu étaient frappées de 10 p. 100 ; 1.000 livres de revenu n'étaient frappées que de 2 p. 100. Dans une réunion ultérieure, une nouvelle imposition fut accordée au roi par les États, s'élevant à 4 p. 100 sur les revenus inférieurs à 100 livres, et à 2 p. 100 seulement sur les revenus supérieurs à cette somme.

A première vue cette manière de progression paraît révoltante. Peut-être ne le semblera-elle plus autant, en ce qui concerne la noblesse tout au moins, si l'on songe que ces impositions étaient destinées aux frais de la guerre et que celle-ci pesait déjà lourdement sur l'aristocratie féodale qui était contrainte au service de l'ost et proportionnellement cette fois-ci à ses revenus.

On s'est souvent demandé pourquoi la bourgeoisie française et la noblesse rurale elle-même n'avaient pas profité de l'état de faiblesse et de désarroi où la guerre de Cent ans plongea l'autorité royale, pour conquérir, à la faveur de la réunion des Etats, les libertés publiques, pour forger un gouvernement de la nation sous le contrôle de représentants élus par elle, condition essentielle, pour certains esprits, de la liberté. Si les représentants délégués aux États n'ont pas dirigé leur activité dans le sens qui vient d'être indiqué, c'est que les conditions sociales et morales du temps rendaient impossible le gouvernement du pays par une assemblée de délégués élus. Ce qui s'opposait surtout à ce genre de liberté — au singulier — ce sont précisément les libertés — au pluriel — dont le pays jouissait : en tous lieux des libertés, des franchises locales, des coutumes propres à chaque province, à chaque fief, à chaque localité, parfois à une famille. Nous avons vu que la population du Bordelais ne voulait pas se plier aux usages des Français. Il en allait de même des Bretons et des Normands, des Picards, des Bourguignons. Une mesure générale, ce que nous appelons une loi, eût-elle été votée à la majorité dans une réunion des États, que les bonnes gens, en de nombreuses parties de la France, eussent accueilli à coups de piques et de fourches les agents chargés de la faire appliquer. En Angleterre, la conquête normande, le nivellement de la nation sous la rude main des souverains régnants, des conquérants, la nécessité de lutter contre ceux-ci, rendit le parlementarisme souhaitable et possible ; les libertés mêmes dont la France étaie hérissée, et l'autorité patriarcale, paternelle, qu'elle vénérait en ses rois, rendaient le parlementarisme impossible. Et on le vit dès ces États de 1356. Les impositions votées par les représentants des villes furent repoussées avec indignation par les villes mêmes dont les délégués les avaient fait adopter.

A Arras les gros, c'est-à-dire le patriciat, favorables aux fleurs de lis, déclarent qu'il faut payer ; mais les menus n'entendent pas de cette oreille. Le 5 mars 1356, dix-sept patriciens sont égorgés ; le 7 mars, les Arrageois en tuent encore quatre autres et chassent le restant. Et ainsi demeurèrent lesditz menuz seigneurs et maistres d'icelle ville (Grandes chroniques) ; mais, le 27 avril, le maréchal de France, Arnoul d'Audrehem, apparut à la tête de forces imposantes, il fit couper vingt têtes choisies parmi celles qui s'étaient montrées les plus mutines et les gros redevinrent maîtres de la cité.

Cependant un nouvel adversaire s'était dressé contre le roi Jean et qui devait être pour lui, et pour son fils, le futur Charles V, une source de graves embarras. Un jeune prince de vingt ans vivait en France, Charles, roi de Navarre. Il était arrière-petit-fils de Philippe le Hardi par son père le comte Philippe d'Évreux — fils de Louis d'Évreux, fils de Philippe le Hardi —, et arrière-petit-fils de Philippe le Bel, par sa mère, fille unique de Louis le Mutin. Ce prince fut appelé Charles le Mauvais à la suite de la manière un peu rude dont il réprima, en 1350, un soulèvement des Navarrais. Le trône de Navarre lui était échu du chef de sa mère, fille de Louis le Hutin ; car la loi salique, appliquée à la couronne de France, ne l'avait pas été à la couronne de Navarre.

Les titres de Charles de Navarre au trône de France auraient primé ceux d'Édouard III s'il avait voulu les faire valoir, du moment où, avec le monarque anglais, on réclamait la succession eu ligne féminine ; et nous verrons que Charles s'y décidera.

Le religieux de St-Denis trace le portrait de Charles le Mauvais : Il était petit, plein d'activité, il avait un esprit pénétrant, s'exprimait avec facilité en une éloquence naturelle ; il était merveilleusement adroit. Par son affabilité surtout, il paraissait au-dessus de tous les autres princes. En 1352, il avait épousé la princesse Jeanne, fille de Jean le Bon. L'histoire le jugera sévèrement. Aux qualités de Charles de Navarre se mêlaient de vilains défauts : manque de caractère, manque de droiture et une certaine bassesse d'inclination.

Jean le Bon aimait beaucoup son cousin Charles d'Espagne. On a vu qu'il l'avait créé connétable après la mort de Raoul de Brienne. Il lui donna en outre le comté d'Angoulême. Or Charles de Navarre et ses frères avaient des prétentions sur le comté d'Angoulême : d'où naquit une vive rivalité -entre les deux Charles. Elle se traduisit certain jour en de violents propos. Le 8 janvier 1354, Charles d'Espagne, à l'Aigle, dans le comté d'Alençon, reposait sans défiance en son lit, quand survinrent le roi de Navarre suivi du comte d'Harcourt et de quelques compagnons. Ils tirèrent le connétable de son lit et le tuèrent piteusement.

Deux ans étaient passés. Charles, duc de Normandie, fils aîné de Jean le Bon, festoyait en son château de Rouen où il avait invité le roi de Navarre, le comte d'Harcourt, le sire de Graville et quelques autres familiers de Charles le Mauvais, quand la porte s'ouvrit avec bruit : entrent le roi Jean et quelques hommes d'armes. Le roi fait saisir le comte d'Harcourt, le sire de Graville, un chevalier, Maubue de Menesmares, et un écuyer, Colinet Doublet. Il les fait traîner hors la ville, au Champ du Pardon, leur fait à tous quatre trancher la tête et suspendre leurs cadavres à un gibet (4 avril 1356). Quant au roi de Navarre, il est chargé de chaînes et enfermé, d'abord au Château-Gaillard, puis au Châtelet de Paris. En ses cruelles justices Jean II vengeait l'assassinat de son connétable.

Nous lisons à cette date dans la Chronique des quatre premiers Valois : Edouard, roi d'Angleterre, qui moult était sage à la guerre, aperçut que ce n'était pas son avantage de combattre au roi de France et retourna à Calais. Et lors lui manda le roi Jean de France qu'il ne guerroyait pas en gentilhomme quand il n'attendait la bataille. Sur ce le roi d'Angleterre lui remanda que gentilhomme il était et que bataille ne lui ferait pas défaut. Hélas ! Edouard III ne devait que trop bien tenir parole.

La bataille réclamée par le roi Jean se livrerait, le 19 septembre 1356, aux environs de Poitiers. Le Prince Noir, qui venait de ravager le Limousin, la Saintonge et la Vendée, s'en retournait gorgé de butin. Il traînait de lourds chariots aux roues ferrées de ter rouillé qui grinçaient sur leurs essieux. Il voulait regagner Bordeaux, quand il fut atteint par l'armée française que commandait le roi Jean en personne. L'Anglais se retrancha sur le plateau de Maupertuis, à une lieue de Poitiers Son camp se trouvait défendu naturellement par des clos de vignes et des haies vives. La supériorité numérique de l'ost français était telle que le prince de Galles considérait son sort et celui des siens comme désespéré. Par la bouche des cardinaux, que le pape avait envoyés vers les adversaires pour moyenner la paix, le prince de Galles fit proposer au roi Jean la liberté de tous les Français prisonniers, la restitution des dernières conquêtes faites par les Anglais, notamment Calais et Guines, et des trêves de sept ans. Il ne demandait que le libre retour vers Bordeaux. C'eût été le salut de notre pays ; mais le roi Jean bouillait d'impatience et de colère. En son ardeur impétueuse, il ne parlait que de foncer sur l'ennemi. Cependant le maréchal de Clermont lui faisait observer que ce seroit folie d'assaillir les Anglois où ils estoient. Il conseillait que l'on se logeast près d'eux, si que ils ne se peusseut avitailler. Sur quoi intervint le maréchal d'Audrehem, une manière de colosse, d'une force prodigieuse et de la plus aveugle bravoure : par quoi il plaisait au roi Jean :

Mareschal de Clermont, lui cria Audrehem, vous estes espeiné de les voir !

Vous ne serez hui — aujourd'hui — si hardi que vous mettez le musel de vostre cheval au cul du mien !

La bataille s'engagea. De loin les archers anglais criblaient de traits la chevalerie française qui dut reculer confusément. Le roi Jean mit le comble au désarroi en ordonnant à ses chevaliers de mettre pied à terre. On imagine le beau brouillis sous les flèches anglaises. Les chevaux se cabrent, s'emportent. Et quels bons fantassins devaient faire les chevaliers empêtrés en leurs carapaces de fer. La frainte et la noise estoient ouïes de plus de trois lieues loin. Et moult estoit grant douleur à voir et regarder que la fleur de toute noblesse et chevalerie se mettoit ainsi à destruccion (Chronique des quatre premiers Valois).

Dans le désarroi Jean II eut du moins un éclair de bons sens. Il ordonna à son fils aîné de se retirer du combat et de rentrer à Poitiers. Quant à lui, il ne broncherait du champ de bataille. Chandos, le capitaine anglais, le connaissait bien quand il conseillait de porter l'effort du combat au lieu où se trouverait le roi de France, qui se laisserait prendre vif ou hacher menu plutôt que de reculer d'une ligne. Le roi Jean, une hache d'armes à la main, se défendait comme un lion. Sur son front, couvert de poussière, le sang traçait des rigoles rouges. Son second fils, de ce jour nommé Philippe le Hardi, se serrait à lui. Et par force fut pris ledit roy Jehan de France, monseigneur Philippe de France son fils, le comte d'Eu... Et merveilleuse quantité, tant ducs, comtes, barons, chevaliers, escuiers et bons servans furent mors en ladite bataille : dont ce fut dommage irréparable.

Siméon Luce a dit justement que Crécy n'avait été qu'une défaite : Poitiers fut un désastre. La première conséquence en fut une recrudescence de colère, de haine et de méfiance contre la noblesse, au sein de la classe populaire. N'est-ce pas la noblesse qui avait été la cause de la défaite, non seulement par son incapacité comme à Crécy, mais par sa lâcheté ? Car enfin, à Poitiers, la chevalerie avait pris la fuite. Sentiments dont le continuateur de Nangis se fait le véhément écho :

De ce moment les affaires du royaume allèrent de mal en pis, la républiquerespublica, ne prenons pas l'expression dans son sens actuel — dépérit et les brigands apparurent de toute part. Les nobles méprisent et détestent les vilains ; ils n'ont plus souci du bien du roi ni de leurs vassaux ; ils tyrannisent et dépouillent les paysans en leurs villages. Ils n'ont cure de défendre le pays. Fouler ceux qui leur sont soumis et leur enlever ce qu'ils possèdent, est leur unique préoccupation. De ce jour la patrie françaisepatria Franciæqui auparavant dans le monde entier était glorieuse et honorée, heureuse de ses richesses et des bienfaits de la paix, devint la risée des autres nations. Oh douleur ! elle tomba dans l'opprobre.

L'auteur de la Complainte de la bataille de Poitiers s'exprime en termes plus vifs encore. A Poitiers, les nobles ont trahi :

La trés grant traïson qu'ils ont longtems covée

Fu [fut] en l'ost dessus dit très clèrement provée.

Et, par contre-coup, c'est vers le roi, qui s'est vaillamment battu, avec son petit enfant — Philippe le Hardi — que, par une recrudescence d'affection et de dévouement, vont les sentiments populaires :

Dieu veille conforter et garder nostre roy

Et so petit enfant qu'est demoré o [avec] soy !

Le salut est dans l'union du roi et des braves gens

S'il [le roi] est bien conseillé, il n'obliera mie

Mener Jaque Bonhome en sa grant compagnie,

Guères ne s'enfuira pour ne perdre la vie,

ainsi que les chevaliers l'ont fait à Poitiers.

A Paris, le pouvoir passe entre les mains des chefs populaires l'illustre prévôt des marchands Etienne Marcel, l'archevêque de Laon Robert le Coq, et un chevalier, Jean de Picquigny.

Les nobles ne sont pas seulement incapables et lâches, disent ceux du commun ; ils grugent le peuple et volent le roi. Ils se font payer l'entretien et la solde des hommes d'armes qu'ils mènent à l'ost, et ne craignent pas, pour soutirer au trésor public des sommes plus fortes, de falsifier leurs montres, de faire passer pour hommes d'armes leurs goujats, leurs valets et leurs pages :

Quant ils [les nobles] aux maresehaux pour passer se montroient

Leurs soillons [souillons] et leurs pages pour gens d'armes contoient,

Ainsi, un seul pour quatre, du roy gaiges prenoient...

Les Parisiens se mettent en état de défense. En cette année 1356, écrit Jean de Venette, les Parisiens, par crainte des ennemis et sans confiance dans les nobles, tendirent de chaînes les rues et les carrefours, ils creusèrent des fossés autour des murs, dans la partie occidentale de la ville et autour des faubourgs dans la partie orientale, où il n'y en avait pas jusqu'alors ; ils renforcèrent les murailles, ils construisirent des bastilles, munissant les tours de balistes, de garrots, de canons et d'engins ; ils détruisirent les maisons qui, intérieurement et extérieurement, atterraient aux remparts. Que de belles demeures furent alors démolies de fond en comble pour faire place aux fossés !

Et les Parisiens soupiraient après le retour du roi, seul capable, dit encore Jean de Venette, de restaurer le pays.

Le fléau du brigandage devenait une affreuse calamité. Nombre de ces brigands étaient d'ailleurs de véritables hommes de guerre. Déjà nous avons vu l'intimité d'un Richard Cœur de Lion avec un Mercadier. L'armée anglaise, victorieuse à Poitiers, comptait un grand nombre de ces brigands : mercenaires venus de Brabant, de Flandre, de Hainaut, d'Allemagne. Après la victoire et les trêves signées pour deux ans à Poitiers, le 23 mars 1357, le Prince Noir les lâcha sur le pays de France.

Ils tiraient leur nom de leur armure, la brigandine, corselet composé de lamelles de fer que reliaient des clous rivés ; mais d'autres historiens et des plus autorisés, comme Siméon Luce, prétendent que la brigandine reçut son nom des brigands.

Froissart narre leurs faits et gestes : Et tous dis — journellement — gagnoient pauvres brigands à dérober et piller villes et chasteaux, et y conquéroient si grand avoir que destoit merveille, et en devenoient les uns si riches, par espécial ceux qui se faisoient maistres et capitaines des autres brigands, que il y en avoit de tels qui avoient bien la finance de 40.000 écus — somme énorme pour l'époque —. Au voir — vrai— dire et raconter, c'estoit grand merveille de ce qu'ils faisoient : ils épioient une bonne ville ou un bon chastel, une journée ou deux loin ; et puis s'assembloient vingt brigands ou trente, et s'en alloient tant de jour que de nuit, par voies couvertes, que ils entroient dans cette ville ou en ce chastel que épié avoient, droit sur le point du jour et boutoient le feu en une maison. Et ceux de la ville cuidoient — pensaient que ce fussent mille armures de fer qui voulaient ardoir — brûler — la ville, si s'enfuyoient qui mieux mieux, et ces brigands brisoient maisons, coffres et écrins, et prenoient quant qu'ils trouvoient, puis s'en alloient leur chemin chargés de pillage.

Ils se livraient à des excès affreux. En Bourbonnais ils avaient creusé une immense fosse où un grand feu brûlait nuit et jour. Les brigands l'appelaient l'Enfer. Un malheureux ne voulait-il, ou ne pouvait-il se rançonner :

Menez-le en enfer !

La crainte d'un si épouvantable supplice, écrit Cabaret d'Orreville, saisissait tellement ceux qui en étaient menacés, que tous, pour y échapper, consentaient de faire aux brigands l'abandon de la totalité de leurs biens.

Les Anglais n'étaient d'ailleurs pas seuls à employer les brigands. Philippe de Valois, pour engager le fameux Grognard à son service, lui proposa de le faire chevalier — un joli chevalier ! — et de lui paver une rente de 2.000 livres — 400.000 francs d'aujourd'hui —. D'un autre bandit nommé Bacon, habile à surprendre les châteaux forts, le roi de France fit son huissier d'armes. On verra de ces brigands, Arnaud de Cervolle dit l'Archiprêtre et Rodrigue de Villandrando, commander des armées, traiter avec les souverains de puissance à puissance et jouer un grand rôle dans la défense du territoire. Nombre de ces chefs de bandes appartenaient aux meilleures maisons ; mais, par respect du blason, ils cachaient leur nom sous un sobriquet.

Comment estions-nous réjouis, dira l'un deux nommé Aimerigot Marchés, quand nous chevauchions à l'aventure et pouvions trouver sur les champs un riche abbé, un riche prieur, marchand ou une route de mules de Montpellier, de Narbonne, de Limoux, de Fougans, de Béziers, de Toulouse et de Carcassonne, chargées de drap de Bruxelles ou de Moustier-Villiers, ou de pelleterie, venant de la foire au Lendit, ou d'espiceries venant de Bruges, ou de draps de soie de Damas ou d'Alexandrie ? Tout estoit notre ou rançonné à notre volonté. Tous les jours nous avions nouvel argent. Les vilains d'Auvergne et de Limousin nous aine-noient en notre chastel les blés, la farine, le pain tout cuit, l'avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis et les moutons tout gras, la poulaine et la volaille. Nous estions estoffés comme rois et, quand nous chevauchions, tout le pays trembloit devant nous. Tout estoit notre, allant et retournant Comment primes-nous Carlat, moi et le bâtard de Compans ? et Chalusset, moi et Perrot le Béarnois ? Comment échelâmes-nous — primes-nous à l'échelle —, vous et moi, sans autre aide, le fort chastel de Merquel qui est au comte Dauphin ? Je ne le tins que cinq jours et en reçus, sur une table, cinq mille francs. Et encore quittai-je mille pour l'amour du comte Dauphin. Par ma foi, ceste vie estoit bonne et belle.

Dans ces ténèbres allait briller une vive lueur et qui commençait de jeter ses premiers rayons. En juillet 1357, le duc de Lancastre levait le siège de Rennes après un effort infructueux de neuf mois. Lancastre passait pour le premier homme de guerre de son temps, l'inspirateur d'Edouard III. Cet échec, qui devait avoir un si grand retentissement et redonner confiance aux croix blanches, était dû à un jeune gentilhomme breton, Bertrand du Guesclin. Il était né vers 1320 à la Motte-Broons, à quelques lieues de Dinan. d'une famille de nobliaux. Lorsqu'il s'illustra à la défense de Rennes, il n'avait que dix-sept ou dix-huit ans. Fort, robuste, trapu, d'une laideur qui deviendrait proverbiale, ne sachant ni lire ni écrire, il sera par sa vaillance, sa sagesse, son bon sens, le sauveur de la patrie et l'idole des cœurs féminins. Bertrand du Guesclin est une des figures les plus complètes, dans la perfection de son rôle, qui se rencontrent dans l'histoire.

Je crois qu'il dest si laid de Rennes à Dinan.

Camus estoit et noir, malotru et manant,

écrit le poète Cuvelier, qui lui consacra un poème dans le style des vieilles épopées. Il avait le visage plat, les yeux verts :

Les poings gros et quarrez [carrés] pour l'espé-e porter,

Les jambes et les cuisses pour grant pairie endurer.

Partisan de Charles de Blois, il se jette dans Rennes assiégé par Lancastre (3 mars 1357) :

Véez [voyez]-le ça venir, parmi celle chaussie,

A celle jaque noire comme une cremaillie [crémaillère], Avec six escuiers, qui sont de sa maisnie,

Et qui porte â son col celle grande cugnie [cognée] !

— Par foi ! dit li [le] héraut, qui vit la compaignie,

Bien resamble brigand qui les marchans expie...

A l'issue du siège de Rennes, Du Guesclin fut nommé capitaine de ce Mont-St-Michel (13 décembre 1357), la forteresse sublime qui allait s'illustrer par un autre siège, le plus beau de l'histoire, une résistance indomptée de soixante-dix années. La guerre de Cent ans finirait et le Mont-St-Michel, continuellement assiégé, sera resté français. La nomination de Du Guesclin s'était faite à la requête de l'abbé du Mont. La gloire du Mont-St-Michel, écrit Siméon Luce, est d'avoir été le sanctuaire du sentiment national. Depuis dix ans — nous sommes en 1357 — que durait la lutte contre les Anglais, les religieux avaient montré un patriotisme admirable. Leur abbé. Nicolas le Vitrier, qui avait vu le jour sur le pittoresque rocher dont le monastère forme le couronnement, avait armé ses hommes et serviteurs faisant lui-même un tel guet autour de ce rocher que jamais nul Anglais n'y mit le pied. Pour récompense le Dauphin accorda à N. le Vitrier (27 janvier 1357) que le capitaine du Mont-St-Michel ne serait désormais autre que l'abbé ou celui que l'abbé désignerait.

A Paris, sous l'action du prévôt des marchands, Étienne Marcel, les éléments démocratiques prenaient le dessus. Marcel, âgé pour lors d'une quarantaine d'années, appartenait cependant à l'une des plus riches familles de la ville et des mieux apparentées. Il était drapier, en rapport avec les grands drapiers do Flandre. Peut-être la figure de Jacques van Artevelde hantait-elle ses pensées. La classe populaire parisienne allait trouver en lui un guide aux vues larges, aux idées réformatrices et, par sa valeur intellectuelle tout au moins, un chef digne de la diriger.

La prévôté des marchands était une magistrature bourgeoise ; toute juridiction commerciale y ressortissait : seul lien entre les fiefs divers vont la réunion avait formé la ville, elle avait la police des rues ; à elle incombaient le soin d'entretenir les remparts et la défense de la place. Et par là, en suivant, ses attributions s'étaient accrues.

Rappelons ce qui a été dit plus haut. Les villes et les lieux où dominaient les éléments démocratiques, inclinaient vers la couronne d'Angleterre ou, tout au moins, étaient en opposition avec le gouvernement des Valois que soutenaient l'aristocratie et le patricial. Mais déjà un sentiment national commençait de se faire jour. Il répugnait au peuple parisien et à un homme de la valeur d'Étienne Marcel, de chercher appui en des personnages qui faisaient en France figure d'étrangers, voire d'ennemis. Ainsi Marcel et ses collaborateurs. Robert Le Coq, évêque de Laon, et le vidame de Picquigny, furent amenés à soutenir la cause de Charles le Mauvais. Il était comte d'Évreux, prince français. En admettant la transmission des droits régaliens par les femmes, il était l'héritier des Capétiens. Charles le Mauvais était détenu au château d'Arleux-lès-Amiens. A l'instigation de Marcel et de ses amis, une bande d'Amiénois s'emparèrent du château d'Arleux dans la nuit du 8 au 9 novembre 1357. Rendu libre, Charles le Mauvais vint à Paris.

Dans la suite, quand il ne sera plus possible de soutenir la cause du roi de Navarre, les Parisiens se prononceront pour le duc de Bourgogne : celui-ci, directement issu de la famille française régnante, apaisera en eux tout scrupule patriotique. Finalement, sous les maux de l'invasion, le sentiment national l'emportera sur tout autre parti par l'irrésistible mouvement dont Jeanne d'Arc sera la sublime incarnation, et le peuple de Paris reviendra à son tour aux fleurs de lis. Mais jusqu'à la mort de Jeanne d'Arc les Parisiens, et combien d'autres bons Français avec eux, suivront, et avec quelle résolution, les Bourguignons.

A Paris, Charles le Mauvais, trouva asile dans l'abbaye St-Germain-des-Prés. Il fit convoquer le peuple de Paris sous les murs de l'abbaye, dans le fameux Pré aux-Clers, et, debout sur la muraille — supra muros — le 30 novembre 1357, il prêcha la foule, à voix claire et haute. Il décrivit l'iniquité de son arrestation, sa détention douloureuse. Et, ja soit ce que contre le roy, ne contre le duc — de Normandie, plus tard Charles V —, il ne dit rien apertement, toutefois disoit-il assez de choses deshonnestes et vilaines à eux par paroles couvertes, et tant moult longuement sermona (Grandes Chroniques). Le peuple pleurait. Enfin, sous la pression populaire, secondée par les veuves de Charles le Bel et de Philippe de Valois, tante et sœur du roi de Navarre, une réconciliation appareille intervint entre ce dernier et le jeune Charles V (3 décembre 1357).

Étienne Marcel paraît tout-puissant à Paris et dans la région parisienne. Il a pris gravement en mains les soins de l'administration, veille à la propreté des rues ; il ne tolère plus que les pourceaux y vaguent librement. Cependant les Etats, après avoir si vivement blâmé l'altération des monnaies, se croient autorisés d'y avoir recours eux aussi.

Le but d'Étienne Marcel paraît avoir été de doter la France d'une organisation semblable à celle des Flamands : l'administration du pays par les assemblées urbaines, groupées en fédération sous la direction de Paris — qui jouerait ainsi le rôle tenu par Gand en Flandre — sous l'autorité plus ou moins nominale du roi, qui aurait fait en France la même figure que, en Flandre, le comte suzerain.

Mais ce sont précisément les libertés locales des Français qui s'opposaient à la réalisation de ces plans. C'est ce que M. Coville a très bien vu. En France, les provinces apparaissaient comme autant de nations diverses. En Flandre, Gand ne pouvait mener sa politique, politique rêvée par Étienne Marcel pour Paris, que par le moyen d'une véritable dictature imposée par la force aux antres villes du pays. C'est à peine si Marcel trouva dans quelques villes, à Abbeville, à Amiens, à Laon, à Sens, à Rouen, de bonnes gens disposés à se coiffer de son chaperon rouge et pers. Encore dans ces rares localités. le mouvement fut-il loin d'entraîner une majorité décidée. Ailleurs la voix de Marcel n'eut aucun écho ; dans le Midi elle ne parvint même pas.

Ajoutez que Marcel trouva dans le fils aîné de Jean le Bon, en Charles V, un adversaire digne de lui. Charles, à son tour, voulut prêcher les Parisiens. Il les fit convoquer aux Halles. Et quand l'évesque de Laon et le Prévost des marchands le surent, ils le cuidèrent empeschier et dirent à monseigneur le duc — Charles V — qu'il se vouloit mettre en grand péril de soi mettre entre tel peuple, Néanmoins ledit monseigneur le duc ne les crut pas ; mais alla environ tierce (10 heures du matin) ès dites halles, à cheval, lui 6e ou 8e, ou environ. Et dit à grand foison de peuple qui là estoit, qu'il avoit intention de mourir et vivre avec eux et que ils ne crussent pas aucuns qui avoient dit et publié qu'il faisoit venir gens d'armes pour les piller et gâter... mais faisoit venir lesdits gens d'armes pour aider et défendre et garantir le peuple de France, qui moult avoit à souffrir, car les ennemis estoient moult espandus (Grandes Chroniques).

Charles V eut un succès égal à celui de Charles le Mauvais. Le menu peuple était flatté de voir si grands personnages venir familièrement lui parler, et tous deux parlaient fort bien.

Quand il vit le jeune prince reconquérir son autorité sur les Parisiens, Marcel résolut de brusquer la décision en s'attaquant à ceux qu'il considérait comme ses principaux conseillers, les plus redoutables obstacles à ses projets, Jean de Conflans, maréchal de Champagne, et Robert de Clermont, maréchal de Normandie. Le 22 février, dans la matinée, il réunit une foule en armes, 3.000 hommes environ, des gens de métier, qui se précipitèrent avec des cris furieux au logis du roi — Palais de Justice — et, dans l'appartement même de Charles V, massacrèrent les deux officiers. Le cadavre du maréchal de Champagne roula aux pieds du Dauphin épouvanté.

 Et — le Dauphin — dist au prévost des marchands :

Prévost, sont-ils mes ennemis ? ai-je garde d'eux ?

Sire, ils sont vos bien vueillants, car ils ne sont cy venus, fors que pour rostre profit.

Et lors lui bailla le prévost son chaperon rouge parti d'assure — azur — et lors les dessusdits bourgeois de Paris traînèrent lesdits maréchaux, cil de Clermont et cil de Champaigne, en la cour du Palais, puis s'en partirent. Et lors cuidèrent les gouverneurs des trois États — Etats généraux — avoir paisiblement le gouvernement du royaume de France (Chron. des quatre premiers Valois.)

Le 26 février (1358) Charles le Mauvais rentrait dans Paris rappelé par Étienne Marcel et Robert le Coq. Le 14 mars le dauphin Charles informait les Parisiens, qu'après avoir porté, depuis la capture du roi Jean, le titre de lieutenant du roi, il s'appellerait dorénavant régent du royaume ; décision qu'il paraît avoir prise à l'instigation d'Étienne Marcel. Le prévôt espérait, du moment où l'autorité du Dauphin se serait entièrement substituée à celle du roi, concentrer entre ses mains le gouvernement du royaume, le jeune régent étant à sa merci. Il comptait sans son hôte. Charles V avait vingt et un ans. Il avait une apparence frêle, mais une volonté ferme et il n'était pas homme à se laisser mettre en poche. Les États généraux, qui délibéraient à Compiègne, se prononcèrent en sa faveur. Entré dans les voies de la violence, Étienne Marcel de jour en jour davantage va faire figure de révolté. Pour se soustraire à son autorité brutale, le jeune régent quitta Paris. Il se rendit à Meaux et prit logis au marché de la ville, très forte place. Il avait voulu emmener l'artillerie du Louvre, mais le prévôt l'en avait empêché.

Les Parisiens émus essayèrent de ressaisir leur prince. Ils chargèrent te roi de Navarre de la négociation. L'entrevue eut lieu le 2 mai (1358) entre Mello et Clermont. Et ledit régent — Charles V — lui dit — au roi de Navarre — qu'il aimoit la ville de Paris et qu'il savoit bien que en icelle avoit de bonnes gens, mais ancuns qui y estoient lui avoient fait plusieurs grans vilenies et déplaisirs, comme de tuer ses gens en sa présence, de prendre son chastel du Louvre et son artillerie, et plusieurs autres dépiz lui avoient faiz. Si, n'avoit pas intention de entrer à Paris dusques à ce que ces choses lui fussent redressées (Grandes Chroniques).

Le régent accrut encore les fortifications du marché de Meaux, déjà si considérables. Il y laissa les femmes de la mesnie royale et partit pour Sens. Les Grandes Chroniques, rédigées, sinon par Charles V lui-même, du moins sous son inspiration, contiennent à ce propos quelques lignes qui doivent être méditées :

Les bourgeois de Sens, dit le rédacteur des Chroniques, reçurent honorablement le Dauphin comme ilz le devoiènt faire, comme leur droit seigneur — leur seigneur en droit — après le roy de France, son père ; toutefois, ajoute le chroniqueur, avoit lors peu de villes, citez ou autres — lieux — en langue d'oïl, qui ne fussent mues contre les gentilzhommes — partant mal disposées envers le Dauphin —, en faveur de ceux de Paris qui trop les haïssoient — les gentilshommes.

Le régent arriva à Sens au moment où la révolte de la Jacquerie prenait fin. Le fameux soulèvement des paysans avait duré un mois à peine (mai-juin 1358). La Jacquerie parait s'être étendue sur le Parisis, le Beauvaisis, la Brie, une partie de la Picardie et de la Champagne.

Les bandes de Jacques armés envahissaient les châteaux et résidences seigneuriales qu'elles mettaient au pillage. Ils avoient accoustumé par les villes plates — non fortifiées — où ilz passoient, que les gens, hommes ou femmes, mettoient les tables en rues et là mangeoient les Jacques et puis après passoient oultre, ardans — incendiant — les maisons aux gentilzhommes. Ils portaient des enseignes peintes à fleurs de lis.

Les Jacques en arrivèrent à commettre les pires excès. Etienne Marcel, d'abord leur allié, en fut épouvanté. Et ce fut le roi de Navarre qui, à la tête d'une troupe de chevaliers bardés de fer, étouffa le soulèvement dans le sang. Les Jacques avaient pris pour chef un certain Guillaume Cale ou Carle. C'estoit, dit le chroniqueur des premiers Valois, un homme bien sachant et bien parlant, de belle figure et forme. Il s'efforça de discipliner les révoltés, d'éviter les excès. Charles le Mauvais le prit par trahison, dans un guet-apens où il l'avait fait venir sous couleur de conclure un armistice : puis il le fit périr horriblement en le couronnant d'un trépied de fer rouge. La réaction des nobles contre les ruraux fut terrible. Ils ne pouvaient pardonner à ces rustres de les avoir fait trembler. A en croire l'auteur bien informé des Grandes Chroniques, dans les trois premières semaines de juin ils en tuèrent plus de 20.000. Les nobles en profitèrent pour assouvir leurs rancunes contre les Parisiens qui les détestaient. Et tous jours ardoient — incendiaient — les gentilzhommes aucunes maisons qui estoient aux habitans de Paris, et prenoient et emportoient tous les meubles qu'ils trouvoient, qui estoient auxdits habitans ; et ne se osoit homme, qui alast par pays, avouer de Paris.

Marcel avait soutenu les Jacques au début de leur soulèvement : il vit sa popularité écornée par leurs excès. Il se jette alors dans les bras du roi de Navarre. Charles le Mauvais, de son côté, bien qu'il ait été le principal instrument de la répression des Jacques, par la force des circonstances mêmes va être poussé de plus en plus vers les éléments démocratiques. Le 15 juin, il fait son entrée dans Paris, en qualité de capitaine de la ville, suivi de soldats anglais. Les Parisiens, dit Jean de Venette, lui firent bon accueil, car ils pensaient qu'il les défendrait contre les nobles. Mais aussitôt les gentilshommes qui s'étaient attachés à lui, et particulièrement dans son expédition contre les Jacques, l'abandonnèrent. Ils prirent congé du dit roy de Navarre quand ils virent qu'il eut accepté la capitainerie de ceux de Paris (Grandes Chroniques).

Les contingences ne permettaient pas la réalisation des projets d'Etienne Marcel. Insensiblement et contre son gré il va être amené, de fil en aiguille, à des mesures de plus en plus fâcheuses pour un homme d'État, et à des alliances de plus en plus compromettantes. Il a favorisé les Jacques, fait alliance avec Charles le Mauvais, et voici que, pour résister aux hommes d'armes du Régent, il prend pour auxiliaires les bandes de brigands connues sous le nom de Grandes Compagnies. Enfin il se tourne vers les Anglais, dont Charles le Mauvais, déjà, avait introduit quelques bandes dans Paris.

Jean de Venette, avec sa vigueur et sa précision coutumières, trace le tableau des événements. Les nobles, établis à Corbeil, empêchaient que le blé et le pain ne vinssent par eau jusqu'à Paris. Ils avaient jeté nn pont sur le fleuve entre Paris et Corbeil, et, passant d'une rive à l'autre, portaient grand dommage aux Parisiens. Le prévôt des marchands, à la tête d'une troupe armée, alla détruire le pont. Le régent — Charles V — résidait soit à Meaux, soit à Melun_ Un autre jour, les nobles, sous les ordres du duc de Normandie — Charles V —, vinrent jusqu'au pont de Charenton, dans le désir d'y combattre le roi de Navarre et les Parisiens. Le roi de Navarre, -capitaine des Parisiens, alla au-devant du duc de Normandie ; mais, au lieu de le combattre, il fit à ses troupes de grands discours puis rentra dans la ville ; il aimait beaucoup discourir. Ce qui le rendit suspect aux Parisiens, car il était noble, dit le chroniqueur.

Entre les hommes d'armes anglais, que Marcel avait fait entrer dans Paris, et les Parisiens, les rapports ne laissaient pas d'être désagréables. Le bruit se répandit que les Anglais de St-Denis et de St-Cloud pillaient le pays et les Parisiens de courir sus aux Goddams. Ils en tuèrent une cinquantaine et en emmurèrent un plus grand nombre, et des plus notables. dans les tours du Louvre. De quoi le roi de Navarre et Marcel furent moult courroucés.

Le lendemain, le roi de Navarre convoqua les Parisiens en Place de Grève et, des fenêtres de la Maison de Ville, il les blâma de traiter les Anglais si mal. Ne les avait-il pas fait venir pour servir ceux de Paris ? Après quoi il fit entendre, dit le chroniqueur, belles et douces paroles. Mais les Parisiens répondirent par les cris de Mort aux Anglais ! et qu'ils devaient tous être tués. Ils contraignirent même le roi de Navarre et Étienne Marcel à se mettre à leur tête pour marcher contre les Anglais de St-Cloud. Ils y tombèrent dans une embuscade et durent battre confusément en retraite, laissant 600 des leurs sur le carreau. Charles le Mauvais n'osa rentrer dans Paris. Il demeura à St-Denis, tandis qu'Étienne Marcel se faisait à son retour fortement huer et blasmer par ses administrés. Soixante-sept Anglais restaient enfermés dans les tours du Louvre où les Parisiens les voulaient massacrer. Le 27 juillet (1358), à la tête d'une troupe en armes, Marcel les alla délivrer et, les protégeant contre les fureurs de la foule — et avoient — les hommes d'armes — leurs arcs tendus, — les mit hors de Paris par la porte St-honoré. Ils allèrent rejoindre leurs compatriotes établis à St-Denis. On voit le glissement des sentiments. Fatalement Marcel est entraîné vers les Anglais ; mais le contact des Parisiens avec les Anglais fait surgir le sentiment national contre lequel le prévôt des marchands verra ses projets se briser comme verre.

L'humeur des Parisiens s'irritait encore du manque de vivres, car les Anglais, les Navarrais, aussi bien que les gens du Dauphin, les arrêtaient au passage. Sentant sa popularité compromise dans la capitale, abandonné des provinces où la cause du régent prenait de plus en plus faveur, Étienne Marcel était acculé aux mesures extrêmes : il résolut de faire rentrer le roi de Navarre dans la capitale, sans ignorer l'alliance étroite conclue depuis peu entre Charles le Mauvais et les Anglais. Dans la nuit du 31 juillet 1358, Marcel se trouvait à la barrière St-Antoine avec quelques partisans : il tenait en main les grosses clés de la formidable porte, quand il fut surpris par l'échevin Jean Maillard rallié au parti du Dauphin. Maillard était accompagné du chevalier Pépin des Essarts et de quelques hommes résolus. D'un coup de hache il fendit le crâne au prévôt des marchands. Les compagnons de Maillard se précipitèrent sur ceux de Marcel et en tuèrent la majeure partie puis ils traînèrent leurs cadavres jusque sur la place qui s'étendait devant l'église du Val des Écoliers. Les cadavres y restèrent plusieurs jours, nus, ignominieusement exposés aux yeux des passants. Les Parisiens ne voulaient permettre qu'on les inhumât, afin que le Dauphin à son arrivée pût voir de ses propres yeux qu'il était vengé de ses ennemis.

De l'éveil du sentiment national dans les classes populaires, les paysans fourniront d'émouvants témoignages. Les villageois s'emparèrent du château fort de Longueil-Ste-Marie — arr. de Compiègne — et y organisèrent la résistance aux bandes anglaises qui pillaient la contrée. Sous la conduite de l'un d'entre eux, Guillaume l'Aldue — l'Alouette, le joli nom français ! — ils égorgeaient les Anglais qui leur tombaient sous la main. Ils n'admettaient d'ailleurs aucun gentilhomme dans leurs rangs. Ils restaient ennemis des nobles tout en voulant débarrasser le pays des Anglais. L'Aloue fut surpris par les croix rouges et tué, non sans s'être défendu vaillamment, en un combat où lui et ses paysans occirent plus d'une centaine d'ennemis, dont vingt-quatre chevaliers. L'Aloue laissait un valet, d'une taille et d'une vigueur herculéennes, le grand Ferré. Armé d'une énorme cognée de bûcheron, il assommait les Anglais comme statuettes de plâtre. Jean de Venette lui a consacré une page merveilleuse de vie et de couleur, malheureusement écrite en latin. A la suite d'un combat, ruisselant de sueur, Ferré avait bu de l'eau glacée, à grandes gorgées. Il s'alita, frissonnant de fièvre. Sa femme accourt l'avertir de l'approche des Anglais. Le colosse se lève, s'adosse au mur. Il est en chemise. Les agresseurs étaient une douzaine, armés jusqu'aux dents. De sa bonne hache, il en abat la moitié. Le reste s'enfuit. Mais ce dernier effort l'avait exténué. Il s'alita de nouveau, pour ne plus se relever. Rude et admirable figure du paysan français.

Aux misères de la guerre, s'ajoutaient les ravages des brigands en bandes, le fléau des Grandes Compagnies. Le doux son des cloches, écrit Jean de Venette, n'était plus éveillé par les louanges du Seigneur, mais par les incursions ennemies. Peuple, cherche un abri ! En tous lieux s'appesantissait la misère, mais principalement sur les humbles classes rurales, dont les seigneurs aggravaient les maux en leur extorquant leur avoir. Leur bétail était réduit à peu, et cependant il fallait payer au seigneur dix sous par bœuf, cinq sous par mouton. En cette année 1358, écrit Jean de Venette, de nombreux villages non fortifiés transformèrent leurs églises en forteresses, les entourant de fosses profondes, armant les clochers de machines de guerre, de balistes, et y montant de grosses pierres, pour résister aux brigands ; et la précaution fut d'usage plus d'une fois. En des échauguettes, au haut du clocher, des enfants veillaient. Distinguaient-ils l'ennemi au loin, ils sonnaient du cornet ou mettaient les cloches en branle. Les campagnards accouraient prendre abri dans l'église. Sur les bords de la Loire on les voyait se réfugier, avec famille et bétail, dans les îles du fleuve ou dans les bateaux amarrés emmi son cours. Par contre les paysans s'efforçaient en bien des lieux de détruire les châteaux forts. On a vu que, dans les siècles précédents, ces donjons, avec leurs enceintes, avaient servi aux travailleurs des champs d'abri et de défense ; mais ils n'étaient plus aux laboureurs que lieux d'offense et d'oppression. Quand ils ne pouvaient s'en emparer de force, les paysans s'unissaient aux habitants de la ville prochaine, pour acheter le château fort aux occupants, des Anglais très souvent, et le détruire ensuite de fond en comble.

Le jeune régent — Charles V — rentra dans Paris le 2 août 1358. La veille Charles Toussac et Joceran de Mascon, les principaux auxiliaires d'Étienne Marcel, avaient été traînés du Châtelet eu Grève, où ils avaient été décapités, puis leurs cadavres jetés dans le fleuve. Les exécutions se succédèrent jusqu'en septembre. Le 12 de ce mois, Thomas de Ladit, chanoine de Paris et chancelier du roi de Navarre, détenu à la Conciergerie du Palais, devait être transféré dans les prisons de l'évêque de Paris. Deux hommes, marchant l'un derrière l'autre le portaient à cheval sur une poutrelle que soutenaient leurs épaules. Ladit avait les fers aux jambes. Craignant qu'on ne voulût le soustraire au supplice, des compagnons parisiens lui coururent sus, le jetèrent bas, l'égorgèrent et tantôt fut dépouillé tout nu, et demeura longuement en tel état sur les carreaux, au milieu du ruissel de la pluie qui couroit au travers de son corps et, vers vespres (3 heures après midi), il fut traîné jusqu'en la rivière et jeté dedans (Grandes Chroniques).

Quelle que fût la médiocrité intellectuelle de Jean le Bon, la situation du royaume était telle que, seul, le retour du roi pouvait porter remède aux maux dont souffraient les Français. Désireux de mettre fin à ces calamités, dans le désir aussi de recouvrer sa liberté, lé roi Jean consentit au traité de Londres (24 mars 1359) par lequel il abandonnait à Édouard III la moitié de la France et lui accordait pour sa rançon quatre millions d'écus d'or, somme fabuleuse en ce temps. A la nouvelle d'un pareil accord, ce fut en France un cri de stupeur. Le Dauphin convoqua les Etats qui déclarèrent pareil traité inexécutable : la seule réponse était de faire bonne guerre aux Anglais. Le Dauphin s'y prépara avec énergie. Le 13 août 1359, il conclut un traité d'amitié avec Charles le Mauvais, qui se décida, moyennant de grands avantages, en argent notamment, à se dire bon Français. Des forces nouvelles furent mises sur pied, dont les Anglais ne tardèrent pas à éprouver non seulement la résistance, mais le choc. Ce qui est vraiment admirable c'est que, dans l'état où se trouvait le royaume, le Dauphin parvint à équiper une flotte, et les Parisiens y contribuèrent pour 2.000 deniers d'or à condition qu'une partie des bateaux seraient montés par eux et décorés des armes de leur ville. Leurs contingents furent commandés par le vaillant chevalier, Pépin des Essarts, qui avait secondé Jean Maillard dans la nuit du 13 juillet 1358. La flotte traversa le détroit, atteignit Winchelsea où les Français débarquèrent. Ils pillèrent et incendièrent cet important port de mer et s'en retournèrent chargés de butin. Cette expédition produisit un effet immense. Le roi d'Angleterre en fut impressionné au point que les préliminaires d'un traité de paix furent scellés, le 8 mai 1360, à Brétigny-lès-Chartres. Edouard HI se voyait confirmer la possession des provinces dont il était suzerain au début de la guerre, accrues de Calais, des comtés de Ponthieu et de Guines, du Poitou, de la Saintonge, de l'Angoumois, du Limousin, du Périgord et de l'Agenais ; mais il renonçait à ses prétentions sur Boulogne, ainsi que sur la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Touraine et à toute suzeraineté sur la Bretagne et sur la Flandre. La rançon du roi Jean, arrêtée à trois millions d'écus d'or, pour inférieure qu'elle fût à celle qui avait été consentie par le traité de Londres, ne s'en élevait pas moins encore à un chiffre formidable. Par les mêmes conventions le roi de France répudiait toute alliance avec les Écossais, comme le roi d'Angleterre avec les Flamands.

Ce traité, qui a été considéré par les plus éminents des historiens modernes comme un véritable bienfait pour la France, n'a pas été apprécié de même par les contemporains. L'auteur si intelligent de la Chronique des quatre premiers Valois le juge ainsi :

Trop fut ce traité légèrement accordé en grand grief et préjudice du royaume de France. Car l'ost du roi d'Angleterre n'avoit que manger et n'avoit nulles vivres sur le plat pays. Car tout s'estoit retrait ès forteresses, chasteaux et bonnes villes — villes fortifiées — qui n'estoient pas légères à conquérir. Par quoi il falloit que ledit roi d'Angleterre et son ost, par force, vuidassent et partissent du royaume...

Le 14 juin 1360, en un beau diner donné par le roi de France en la tour de Londres à son collègue d'Angleterre, les deux princes se jurèrent foi et amitié. Enfin, le 28 juillet, après une captivité de quatre années, Jean débarquait à Calais. Il y resta jusqu'au 24 octobre. Édouard III l'y avait rejoint. Le traité fut juré sur les évangiles par les deux souverains. Mais ces beaux serments, relevés de festoiements magnifiques, s'accompagnaient de réserves : Ledit roy d'Angleterre laissa le nom de roy de France et s'appela roy d'Angleterre, seigneur d'Irlande et d'Aquitaine ; mais il ne renonça pas encore audit royaume de France, et aussi ne renonça pas le roy de France aux ressorts et souverainetés des terres qu'il hailloit audit roy d'Angleterre, ne é l'hommage. Il fut convenu en effet que les renonciations à ces prétendus droits et à ces ressorts n'entreraient en activité qu'après un échange de pièces y relatives et qui aurait lieu, un an plus tard, à Bruges, le 30 novembre 1361. La paix de Brétigny ne fut en réalité qu'une suspension d'armes, accompagnée de la mise en liberté du roi Jean moyennant rançon.

Pétrarque donne une idée pitoyable de l'état du royaume en relatant que, pour pouvoir se rendre de Calais à Paris, le roi Jean se vit contraint d'en obtenir sauf-conduit des bandits qui coin-mandaient aux compagnies. Chose lamentable, écrit le poète, et vraiment honteuse ! le roi lui-même, au retour de sa captivité, a trouvé des empêchements pour rentrer dans sa capitale. Il a été forcé de traiter avec les brigands. La postérité refusera de le croire.

La postérité a clé prendre l'habitude de croire à des faits beaucoup plus invraisemblables encore.

Le roi Jean franchissait enfin l'enceinte de Paris le 13 décembre 1360.

Les années qui suivirent la paix de Brétigny n'apportèrent cependant pas aux malheureuses populations l'amélioration qu'elles avaient espéré. Deux fléaux les éprouvaient cruellement : la peste, qui fit en 1362 une nouvelle et terrible apparition, et, plus redoutable encore, le brigandage. Cette dernière calamité empira. Nombre de brigands trouvaient du moins leur emploi ou périssaient dans la guerre. Voici des années de paix. Les chemins n'étaient pas plus sûrs qu'au temps où les Anglais les infestaient, dit le continuateur de Nangis. Ces compagnies de brigands étaient d'ailleurs admirablement organisées. Sous la conduite d'un chef éprouvé, chacune d'elles disposait d'un personnel complet de fèvres et de maréchaux ferrants, selliers. tanneurs, bouchers, valets et goujats, des femmes pour le plaisir et pour le bon usage, couturières et lavandières ; et, pour les blessures, des chirurgiens, et des médecins pour la santé. Les chefs de ces compagnies parvenaient aux plus hautes destinées. Arnaud de Cervole, dit l'Archiprêtre, est lieutenant du roi en Nivernais ; il épouse la plus riche héritière du pays et de la plus haute noblesse, la dame de Châteauvilain. Il écrit aux Nîmois en datant du vendredi adoré après le saint mystère. Affreux bandit et qui finit par être vulgairement assassiné par un de ses hommes, dans une querelle. L'origine de ces chefs de bande était souvent des plus modestes. On avait vu Robert Knolles, en sa jeunesse, compagnon tisserand ; Croquart et le Petit Mesclun avaient été valets.

Leur luxe se ressentait de leur qualité de parvenus : nouveaux riches de la guerre de Cent ans. Ils se vêtaient d'une manière somptueuse et voyante, se coiffant de panaches en plumes d'autruche, aussi avaient-ils soin de les exclure, au même titre que les armes tranchantes, des sauf-conduits qu'ils accordaient, moyennant rétribution, aux bagages des voyageurs et des marchands. Les malheureux qui ne peuvent vivre entre les murs d'une ville fortifiée ou d'un château à donjon, sont traqués comme bêtes fauves. Dans quelle angoisse ils travaillent aux champs ! Au moindre signal ils courent affolés, se cacher avec femmes et enfants dans le creux des rochers, au fond des souterrains, emmi les roseaux des marécages ou les fourrés des bois.

Ces bandes s'étaient réunies en grand nombre dans le Lyonnais qu'elles dévastaient et d'où elles menaçaient la papauté dans Avignon. Une expédition fut organisée contre eux sous les ordres du comte de Tancarville. Les chefs des compagnies, Anglais et Français alliés pour le pillage, John Haukwood, Briquet, Jean Cresway, ne commandaient qu'à un ramassis d'aventuriers de toute forme et de tout poil ; mais hardis au combat. La chevalerie française connut une nouvelle journée de Crécy et de Poitiers : aux environs de Brignais — Lyonnais —, elle fut défaite, ses chefs furent tués ou pris : le comte de Tancarville, le comte de Joigny, le comte de Sarrebrück, le comte de Forez, Jacques de Bourbon et Pierre de Bourbon, son fils (6 avril 1362). Au reste on branchait ces brigands aux plus hauts arbres des bois, quand on parvenait à les surprendre eu bandes peu nombreuses.

Aussi bien, si nous en croyons le continuateur de Nangis, la misère des temps n'amenait pas la noblesse à la compréhension de ses devoirs : En 1363, on ne voyait que foule et oppression du peuple... non seulement par les brigands, mais par les lourdes impositions et exactions. Que de meurtres dans les villages et dans les bois ! Le peuple ne trouvait nul défenseur. Bien au contraire, à l'abondance de ces maux paraissait se plaire l'aristocratie, qui aurait dit y porter remède d'une main diligente.

En Bretagne, la guerre entre les partisans des deux maisons, Montfort et Blois, se poursuivait dans la lassitude générale. La mort de Charles de Blois, tué à la bataille d'Auray (1364), en faisant disparaître l'un des prétendants, produira un sentiment de soulagement. Par le traité de Guérande (1365), le roi de France reconnaîtra les droits de la maison de Montfort. La veuve, tenace et héroïque, de Charles de Blois sera pourvue du comté de Penthièvre. Le 13 décembre 1366, Jean de Montfort fera hommage du duché de Bretagne à Charles V devenu roi.

Nous touchons à un événement qui ne sembla pas sur le moment d'importance extraordinaire, mais qui devait entraîner les suites les plus graves. En septembre 1363, le roi Jean donna la couronne de Bourgogne à son quatrième fils, Philippe dit le Hardi. Philippe avait vingt-deux ans. Jean se souvenait de la vaillance de l'enfant à ses côtés dans la mêlée de Poitiers.

Le roi avait hérité du duché de Bourgogne en 1360, à la mort de Philippe de Rouvres, dernier prince de la première dynastie capétienne. Avec Philippe le Hardi commençait la deuxième dynastie dont on verra les faits et 'gestes. A lire les lignes du continuateur de Nangis (1360), ils étaient à prévoir :

Les Anglais s'avançaient vers la Bourgogne, après leur échec devant Reims et Châlons. A cette nouvelle, dit Jean de Venette, les Bourguignons conclurent avec eux l'accord suivant : ils donneraient aux Anglais force deniers, ils leur permettraient le passage de leur province, ils leur fourniraient des vivres tant qu'ils seraient en France, pourvu que les Anglais ne leur infligeassent aucun dommage. — C'est du moins ce qu'on l'on raconte dans Paris au moment où je trace ces lignes, dit le chroniqueur ; mais je ne puis le croire, je ne puis croire que ce peuple ait pu faire cela en faveur des ennemis et au préjudice du royaume. S'il en était ainsi, et je ne le crois pas, ce serait à leur confusion, à leur honte éternelle.

Les faits étaient malheureusement exacts. Le traité existe, daté 10 mars 1360.

On peut donc imaginer dès à présent ce que deviendra une province animée d'un tel particularisme sous la direction de princes ambitieux.

Cependant les clauses du traité de Brétigny s'exécutaient mal ou ne s'exécutaient pas. Les populations cédées aux Anglais voulaient demeurer françaises. La résistance obstinée du capitaine de mer Ringois d'Abbeville le fit enfermer dans la tour de Douvres, et comme rien, ni menaces, ni promesses, ni sévices, ne put le déterminer à s'avouer anglais, on le fit saillir de dessus les dunes du chastel de Douvres en la mer.

L'argent pour l'énorme rançon du roi Jean ne se levait qu'à grand'peine. La monnaie en devint si rare qu'on mit en circulation des pièces de cuir qui avaient un petit clou d'argent. Comines en parle dans ses mémoires. Il vit encore de ces jetons de cuir.

De nos jours, par le papier et l'aluminium et nos jaunets, nous avons recours à des moyens d'échange semblables.

Jean avait laissé en otage, en Angleterre, son fils le duc d'Anjou, qui devait y demeurer jusqu'à ce que toutes les clauses du traité de paix eussent été exécutées. Mais le jeune prince s'y ennuyait et s'évada. Il gréa une nef et revint en France. Et, afin que on ne pût dire que, par lui, fût en rien l'accord corrompu, le roi Jehan de France passa la mer en Angleterre et s'en alla, en sa personne, restablir prison pour son fils.

Le départ se fit le 6 janvier 4364. Jean mourut à Londres le 8 avril suivant.

Le poète Cuvelier lui a consacré cette oraison funèbre :

Trespassa droit à Londres, de France li bons roys [le bon roi]

Jeansn qui estoit fils Philippe de Valois ;

En Engleterre fu repassez celle fois

Pour vérité tenir ; car en li [lui] estoit foys [foi],

Largesse et hardement [courage], force, poissance et drois ;

Preudom' fu et loyaux, à tous hommes courtoiz.

De sa mort furent moult courroucié les Angloiz.

Le poète définit bien les qualités du roi Jean. Il avait les vertus de la chevalerie. Et cependant c'est avec raison que de sa mort furent moult courroucés les Anglais. Jean le Bon n'avait rien de ce qu'il fallait à un roi de France dans les circonstances où il se trouvait ; son fils Charles V va mener les affaires publiques d'une tout autre manière.

 

Charles le Sage.

Né au donjon de Vincennes, le 21 janvier 1337, Charles V montait sur le trône à l'âge de vingt-sept ans. Jeune homme doux et grave, simple et propret en sa mise, réfléchi, souffreteux. En son visage, aux reflets olive, brillait un regard profond. Sa taille était moyenne. Il avait les membres grêles, mais les épaules larges et droites. Il souffrait de fièvres intermittentes, de migraines, de maux d'estomac. Sa main droite, lente à se mouvoir, ne pouvait porter un poids lourd. Il passa sa vie entre les apothicaires et les médecins. Nous sommes loin de ces brillants chevaliers : Philippe de Valois et Jean le Bon. Charles aimait les beaux livres, la réflexion, l'étude. Il recherchait la compagnie de ceux qui parloient bel latin et estoient argumentatifs. Lui-même s'exprimait d'une voix bien timbrée, avec aisance et précision son éloquence était très simple, mais d'un grand charme, et se déroulait dans le style le plus pur. Il méditait longuement, assis en sa chaire, ou bien en ses promenades sous les ombrages de Vincennes. Il ne souffrit que homme de sa Cour, tant fût noble et puissant, portât trop courts habits, ou trop oultrageuses poulaines — souliers à la poulaine —, ni femmes cousues en leurs robes trop estreintes — étroites —, ne trop grans collets (Christine de Pisan). On raconte que son grand-père, à Crécy, en apercevant tout à au loin les Anglais, sentit son sang bouillir. Des fenêtres de son château de Vincennes, Charles voyait monter à l'horizon la fumée des villages où les Anglais boutaient le feu :

Ce n'est pas avec ces fumières qu'ils me chasseront de mon royaume.

Du Guesclin offrit au jeune roi, en don de joyeux avènement, la victoire de Cocherel (13 mai 1364). Aucun des deux partis, français ni anglais, ne désirant l'activité du traité de Brétigny, la guerre avait repris. Du Guesclin triompha du meilleur capitaine anglais, le fameux captal de Buch. La conséquence s'en fit immédiatement sentir : Charles le Mauvais, dont la fidélité restait chancelante, échangeait ses domaines normands, trop voisins des Anglais, contre la lointaine seigneurie de Montpellier. La lutte engagée entre Pierre le Cruel et son frère naturel Henri de Trastamare pour la possession de la couronne de Castille, semble une occasion propice pour se débarrasser, en partie tout au moins, des Grandes Compagnies. Les Espagnols reprochaient à Pierre le Cruel son alliance avec les princes sarrazins et d'avoir épousé une juive. Comme il était soutenu par les Anglais, les Français se prononcèrent en faveur de son rival. Du Guesclin entraîna les bandes indisciplinées au delà des Pyrénées. La fortune des armes y fut diverse. Comme dans les guerres de France, Du Guesclin se distingua dans la prise des places fortes. Il entraînait ses hommes à l'assaut des murs escarpés :

Ils ont conquis nos murs, voire si fièrement

Qu'ainsi que singe et chat rampe hideusement,

S'ont rampé contremont...

Mais à la bataille de Navarette (3 avril 1367), une fois de plus, les hommes d'armes français succombèrent devant les archers anglais. Du Guesclin fut fait prisonnier. Sa fière réponse au prince de Galles, qui s'étonnait de la somme élevée à laquelle Du Guesclin fixait lui-même son rachat, est demeurée célèbre :

N'a filaresse en France, qui sache fil filer,

Qui ne gaignast ainçois [plutôt] ma finance à filer

Qu'elles ne me vosissent [voulussent] hors de vos las [liens] geler...

C'est fort joli ; mais on v trouve surtout honneur aux femmes de France, et le vaillant chevalier, puisqu'il lui appartenait de fixer lui-même sa rançon, aurait peut-être pu leur épargner un effort qui ne pouvait servir qu'à satisfaire sa vanité. Après quoi la fortune revint au candidat de la France. A la bataille de Montiel (14 mars 1369) les troupes de Pierre le Cruel furent écrasées par Du Guesclin. On y vit la tactique, déjà toute moderne, du capitaine breton. Au lieu de jeter dès l'abord son armée sur l'ennemi, à la manière de la chevalerie, il prend la précaution de favoriser l'attaque par ce que nos stratèges nomment aujourd'hui une préparation d'artillerie :

Quant vint à l'assembler, lors fut la traierie

— Quand il s'agit d'en venir aux mains, ce fut le tir des arbalètes et pièces d'artillerie —.

Quant le traire faillit, bataille ont çommencie

Et vindrent main à main, en faisant envaïe...

Pierre le Cruel fut fait prisonnier. Une querelle s'étant engagée entre lui et son frère Henri, celui-ci le tua d'un coup de dague. Henri, roi de Castille, donna à Du Guesclin son comté de Trastamare érigé en duché. Du Guesclin revint à Paris, où il trouva un accueil triomphal (1370). Son biographe nous le montre faisant son entrée dans la capitale, en petit équipage, d'une cotte de gris moult simplement vêtu. L'Archiprêtre avait été chargé de son côté d'entraîner d'autres compagnies à travers l'Allemagne et la Hongrie, jusqu'aux confins de l'empire grec, pour y assaillir les Turcs. Pour un temps, tout au moins, le fléau du brigandage par compagnies parait avoir été apaisé en France. Jean de Venette décrit l'heureuse décadence des hordes de brigands :

Bandits et voleurs perdaient de leur audace. Ceux mêmes qui occupaient des lieux fortifiés, les abandonnaient, soit par crainte, soit après les avoir vendus aux villes voisines ou à leurs légitimes propriétaires. Sur le chemin de leur retraite, à vrai dire, ils volaient encore ; mais le produit de leurs larcins fondait entre leurs mains comme neige au soleil. Ils vendaient leurs chevaux dans les villes. On les voyait misérables, justifiant le proverbe : bien mal acquis n'est pas profit. Et ils finissaient dans la misère : Gloire à Dieu. Ainsi soit-il.

L'hostilité entre les deux classes, entre ceux que les contemporains nomment les gros et ceux qu'ils nomment les menus, se maintenait. La moindre occasion la faisait éclater. A Tournai le peuple ne voulait payer ni gabelle, ni aucune des impositions nouvelles. Si les patriciens y avaient consenti, c'est qu'ils trouvaient profit dans la perception des impôts. Le commun courait aux armes, faisait sonner le tocsin à la tour du beffroi, appelant à la rescousse les travailleurs des champs. Les patriciens fuyaient de la ville, frappés de terreur. Les deux partis imploraient d'ailleurs également l'intervention du roi de France. Charles V délégua un chevalier picard, d'une sagesse renommée, Édouard de Rente, qui parvint à apaiser le conflit.

On a vu que, nonobstant le traité de Brétigny, la guerre ne s'était pas apaisée entre Français et Anglais. Elle allait reprendre officiellement en 1369 et à propos des appels d'Aquitaine. Un impôt de 10 sous par feu avait été consenti pour cinq ans au prince de Galles par les États de Guyenne assemblés à Angoulême, le 18 janvier 1368. Le comte Jean d'Armagnac, qui s'était placé, comme on l'a dit, à la tête de la noblesse aquitanique, refusa de le laisser percevoir sur ses terres, en alléguant qu'il avait une fille à marier, et comme on voulait l'y contraindre, il fit appel à la Cour de France (2 mars 1368). Le sire d'Albret joignit son appel au sien le 8 septembre 1368 et le frère du comte de Périgord le 13 avril 1369. Et cet appel ne retentit pas seulement à la Cour de France, mais dans toute l'Aquitaine. Villes et châteaux unissent à l'envi leur cause à celle de Jean d'Armagnac ; à l'envi ils ouvrent leurs portes aux représentants de Charles V. Vers le milieu de 1369 on comptait en Aquitaine près d'un millier d'appelants.

Najac en Rouergue avait rompu avec le gouvernement du Prince Noir dès le 5 janvier (1369) ; le 17 janvier, Jean d'Armagnac battait un parti d'Anglais à Puylagarde en Quercy. Charles V déclara officiellement la guerre à l'Angleterre au mois d'avril. Il ajoutait, le mois suivant :

Item, que ledit prince — de Galles — a fait mettre en prison Me Bernard Polot et Mgr Jehan de Chaponval, députés de par le roy de France à présenter audit prince les lettres du roy de France, par lesquelles ledit prince estoit adjourné en cause d'appel, par devant  le Roy ou sa Cour de Parlement à Paris, à l'instance dudit comte d'Armagnac, et les a détenus prisonniers par longtemps et les fit mourir en très grand méprisement du Roy et de sa souveraineté...

Le mouvement, qui s'était dessiné dans le Midi, eut son écho dans celles des provinces du Nord qui étaient passées sous la domination anglaise : Abbeville en Ponthieu, Rue dans la Somme, et nombre de forteresses et localités de la région appelèrent les gens du roi de France. Les Anglais en disaient, non sans dépit :

Vrai-e-ment cil vilains sont Français retourné :

Qui les aroit ouverts, ainsi c'un porc lardé,

On aroit en leur tuer la fleur de lis trouvé.

J'irai à sa convocation, avait dit le Prince Noir, en parlant de la citation au Parlement de Charles V, mais bassinet en tête et suivi de 60.000 hommes.

Charles V avait fait ses préparatifs pour le recevoir. Il avait des alliances précieuses, celle de l'empereur allemand, celle du roi de Castille qui devait sa couronne aux Français, celle du comté de Flandre, ayant marié à Marguerite de Flandre son frère Philippe le Hardi. Il avait fait alliance avec le roi d'Ecosse. Il avait bien garni les forteresses du royaume, fait détruire celles qu'il ne croyait pouvoir défendre victorieusement ; enfin il possédait en Bertrand Du Guesclin le premier capitaine de son temps.

Du Guesclin inaugure une guerre nouvelle, de coups de main et d'embûches. On fait le vide devant l'ennemi, on se retire dans les places fortes. L'Anglais, qui tient la campagne, n'a de quoi se ravitailler. On verra l'armée anglaise, sans combattre, en quelques mois fondre de moitié. Charles V prépare même une nouvelle expédition en Angleterre. Il vient jusqu'à Honfleur assister au départ de la flotte qu'il avait rapidement équipée. Elle était placée sous le commandement de Philippe le Hardi. La flotte française parvint jusqu'aux côtes anglaises où elle brida Portsmouth. Mais l'expédition ne fut pas soutenue par les vaisseaux du roi de Castille sur lesquels on avait compté et qui ne purent être prêts à temps.

Après l'expédition de Winchelsea et la croisière de Portsmouth, une attaque de la flotte de Charles V sur le port anglais de Rye fera honneur à la marine française. L'auteur du Débat des hérauts d'armes dit que le roi Édouard en fut ému au point qu'il en fixa sa résidence à Northampton pour ce qu'on dit que c'est la ville qui est au milieu de l'Angleterre.

Les Anglais n'eurent pas à cette époque la maîtrise de la mer aussi souverainement qu'on est porté à le croire. Le héraut d'armes de France dit à celui d'Angleterre : Le dit galiotage — mouvement de la marine française — fut cause en partie dont vous perdîtes Normandie, car votre roy Édouard ne pouvoit trouver gens pour passer la mer et chacun estoit fort embesoigné.

Le héraut d'armes fait encore observer que, au cours de cette lutte séculaire, les vaisseaux français eurent constamment l'avantage dans les combats singuliers : Un vaisseau de France à la mer, tant pour tant, desconfit toujours un vaisseau d'Angleterre. L'auteur l'attribue à la supériorité en mer du tir de l'arbalète, où excellaient les Français, sur le tir à l'arc où les Anglais étaient maures. Le branle de la nef est fatal à l'archer qui ne peut viser, tandis que quelque branle que fasse la nef, l'arbaleste porte la force de son trait.

C'est dans les grands combats d'ensemble, flotte contre flotte que les Anglais, par leur habileté manœuvrière, reprenaient l'avantage.

La force de Du Guesclin fut encore accrue par sa patriotique réconciliation avec Olivier de Clisson, qui lui succédera dans la connétablie. Élevé aux méthodes de guerre anglaises, Clisson en connaissait les tours et détours et les fera servir contre eux. D'autre part l'artillerie française faisait des progrès sensibles. Dès le début du règne de Charles V, Girard de Figeac et Bernard de Montfaucon, maîtres armuriers, fabriquaient des canons lançant des boulets de pierre qui pesaient cent livres. Les années 1371-1372 furent marquées par des faits d'armes notables, entremêlés des efforts du pape pour le rétablissement de la paix. Le Souverain Pontife pensait toujours à la Saincte terre de Jhérusalem. Ses légats s'entremirent et Charles V accepta de se submettre du tout en l'ordonnance du Saint Père ; mais le roi d'Angleterre fut tout à plain refusant. Charles V dit alors qu'il s'en remettait à l'ordonnance de l'empereur. A quoi le roi Edouard fut encore refusant. Alors dit le roi de France qu'il s'en mettoit à l'ordonnance de quatre roys chrétiens. Troisième refus du roi d'Angleterre. Item, lesdits légats dirent au roy d'Angleterre que, de quarante personnes, tant chevaliers que bourgeois, pris du royaume d'Angleterre, et autant semblablement pris du royaume de France, que sur ce que ces quatre-vingts personnes diroient, ledit roy de France s'en mettroit en leur ordonnance. De tout ce fut le roy d'Angleterre refusant. Atant se partirent lesdits légats.

Le captal de Buch, lieutenant du roi d'Angleterre en Poitou et Saintonge, fut battu et fait prisonnier devant Soubise — Charente-Inférieure —, le 23 août 1372 : Si demourèrent les Anglais moult faibles sur le pays. La Rochelle, Angoulême, Saintes, St-Jean d'Angély ouvrent leurs portes aux Français. Poitiers avait capitulé le 3 août 1372. Du Guesclin s'était présenté aux pieds des murs, tenant en main une branche de fleurs :

Une branche en sa main de fleur tréstoute plaine

Devant la porte vint Bertran le bacheler,

Une branche en sa main, sans les feuilles oster.

Son page avecque lui, sans plenté gent mener [sans emmener grand-monde.]

Son bacinet faisoit a son page porter :

Seigneurs, ce dist Bertran, que je vois là ester [debout devant moi],

Il vous plaise à ouïr ma raison recorder

[Qu'il vous plaise ouir ce que j'ai à vous dire]

Sans traire, sans lancier et sans pierre geler.

Je viens de par le roi qui France a à garder,

Son connétable...

Le poète met sur les lèvres du connétable de bien belles paroles :

Oÿ, ce dit Bertran, vous ne pourrez durer ;

Liur tout ainsi c'on voit le soleil, qui luit cler,

La verrière passer, luire et estinceler,

Pourrez ve-oir Français parmi vos murs passer.

Les Poitevins en furent sans doute convaincus et abaissèrent leurs ponts-levis. A la prise de St-Sever, Du Guesclin mit à rançon la garnison, mais fit pendre par ses valets et goujats tous ceux des Français qui avaient prêté assistance aux ennemis du royaume. Fin mars 1373, le Poitou était entièrement reconquis. En 1374, il ne restait aux Anglais en France que quelques ports : Calais, Cherbourg, Brest, Bordeaux et Bayonne. Et ainsi le roy de France avoit telle puissance que ses ennemis estoient partout les plus faibles. Et, en vérité, de nulle mémoire d'homme, n'avoit ce esté vu, ne que le roy eust fait si grant fait.

En 1375, des trêves furent conclues sur l'intervention de Grégoire XI. Le célèbre Prince Noir, le prince de Galles, mourut le 8 juin 1376. Un Français, le chroniqueur des quatre premiers Valois, lui rend cet hommage : Cestui prince fut un des meilleurs chevaliers de cest monde. En son temps il en avoit renom sur tous. Bien qu'il fût son ennemi, Charles V fit célébrer à sa mémoire un service solennel. En septembre le rusé capitaine gascon, le captal de Buch, qui avait servi la cause anglaise avec tant d'habileté et de valeur, expirait en sa prison du Louvre, où il avait trouvé une captivité princière. Enfin, en 1377, le grand monarque anglais, Édouard III, dont la volonté ferme et agissante avait soutenu la guerre depuis ses origines, mourait à son tour. Un enfant de dix ans lui succédait sous le nom de Richard III.

Les affaires publiques, si compliquées, allaient se compliquer encore par le grand schisme. Grégoire XI, septième pape d'Avignon, mourut en 1377. A Rome, un conclave, réduit à seize cardinaux, élut un Italien qui ceignit la tiare sous le nom d'Urbain VI ; mais l'an d'après, le 2 août 1378, la majorité des cardinaux qui avaient pris part à cette élection, déclarèrent qu'elle avait été faite sous la pression violente du peuple romain. Un nouveau conclave se réunit à Fondi, dans le royaume de Naples, et proclama pape Robert de Genève, qui prit le nom de Clément VII. La chrétienté se divisa entre les deux pontifes. Par lettres du 16 novembre 1378, Charles V notifiera aux cardinaux demeurés à Avignon, que la France ne reconnaissait comme valable que l'élection de Clément VII. Ce dernier, à vrai dire, était de son lignage. En France même l'accord ne fut pas unanime, puisque l'Université de Paris se prononça pour Urbain VI. Le grand schisme durera jusqu'en 1449.

La paix existait plus ou moins complètement sur terre. Il était plus difficile de la faire respecter sur mer, où les vaisseaux des deux nations continuaient de s'aborder en de sanglants combats. Une bataille navale assez importante fut livrée en 1379. Les Français triomphèrent et capturèrent une partie de la marine anglaise.

La politique de Charles V en Bretagne, qui tendait déjà à la réunion de la province à la couronne, rapprocha en une commune résistance les partisans des deux maisons rivales. En mars-avri11379, s'y forma une ligue contre le roi de France, à laquelle se rallia Jeanne de Penthièvre. Du Guesclin fut lui-même sur le point de briser son épée de connétable.

Dans les villes, la lutte se poursuivait à propos de la perception des impôts, entre le commun, le parti populaire, et le patriciat. Des troubles éclatèrent au Puy, à Alais, à Clermont-L'Hérault ; à Montpellier ils prirent un caractère assez grave.

Eu Flandre, les villes poursuivaient leurs luttes armées les unes contre les autres. Bruges supportait impatiemment la domination de Gand. Après quelques succès, les Brugeois furent vaincus ; les Gantois mirent Bruges à sac et étendirent leur autorité sur la plus grande partie de la Flandre.

L'année 1380 borne le règne de Charles le Sage. Les brigands et routiers avaient trouvé refuge dans le massif d'Auvergne. Ils étaient maîtres de Carlat, menaçaient Aurillac et St-Flour. Du Guesclin, qui marchait contre eux, fut arrêté devant Châteauneuf-Randon — sénéchaussée de Beaucaire —, occupé par les ennemis du roi. Il ordonna le siège, et la place était sur le point de se rendre, quand le grand homme de guerre mourut (14 juillet 1380). Et l'histoire dit que les assiégés vinrent déposer les clés de la place sur son cercueil. Et, peu après, le 16 septembre de la même année, Charles V décédait en sa résidence de Beauté-sur-Marne, au bout du bois de Vincennes.

Moult estoit sage et bien moral, et bon justicier d'honneur et d'estat ; large fut à donner grandement ; et, par son grand sens, attira à soi et surmonta grand'partie de ses ennemis. Il assembla grand trésor. Il avoit sa plaisance à faire nobles édifices.

Ces lignes sont du chroniqueur des Quatre premiers Valois. On n'y trouve rien à retrancher, peu à ajouter.

L'administration financière de Charles V est digne d'admiration. Ou a vu en quel état les affaires publiques lui avaient été transmises Quel effort pour les rétablir ! Il encouragea les lettres et les arts, se forma au Louvre une bibliothèque. Il construisit de somptueux monuments. Le Louvre de Charles V nous est connu grâce à la merveilleuse peinture des frères Malewel. Et il laissa en mourant une réserve de dix-sept millions.

Sur son lit de mort, l'excellent prince regretta cependant d'avoir établi des impôts permanents, entrant par là dans la voie des finances modernes et rompant avec les usages féodaux. De ces aides du royaume de France, dit-il à son fils en ses derniers moments, dont les pauvres gens sont tant travaillés, usez en votre conscience et en ôtez le plus que vous pourrez ; choses que j'ai soutenues, mais qui moult me grèvent et pèsent... Il conseilla également de marier son fils avec une princesse d'Allemagne, afin de trouver en ces contrées alliance contre les Anglais. Il faut dire qu'en ces jours régnait encore en Allemagne Charles IV de la maison du Luxembourg, favorable à la maison de France et qui était venu affectueusement rendre visite à Charles V, au Louvre, en 1378.

 

Charles le Bien-Aimé.

Les troubles révolutionnaires, qui avaient commencé dans les dernières années du règne de Charles V, s'aggravèrent dans les premières années du règne de Charles VI. Ils éclatèrent aussi bien en Angleterre qu'en France. C'est l'insurrection des Maillets à Paris et de la Harelle à Rouen. Des émeutes sérieuses, accompagnées de pillages et d'effusion de sang, éclatèrent à Sens, à St-Quentin, à Compiègne ; mais tandis que, dans les villes du Nord, sous la suzeraineté du roi de France, les mouvements séditieux, contre la levée des impôts, sont l'œuvre du parti populaire ; en Aquitaine au contraire, et provinces adjacentes, sous la suzeraineté anglaise, ils ont pour instigateurs les membres de la haute noblesse et leurs adhérents.

En la minorité de Charles VI, le royaume est gouverné par ses oncles, Louis, duc d'Anjou, et Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, hommes de grande valeur tous deux. Louis d'Anjou, diplomate adroit, causeur élégant, gentilhomme magnifique, avait remporté de beaux succès militaires. Pavait chassé les Anglais des provinces méridionales. Philippe le Hardi nous est présenté par Christine de Pisan comme prince de grand savoir, grand travail et grand'volonté. Sous le règne de son frère, Charles V, Philippe le Hardi avait été l'inspirateur de sa politique étrangère. Il l'avait incliné aux alliances allemandes par opposition aux Anglais. Sous son influence, en conformité d'ailleurs avec les dernières volontés de Charles V, furent conclues les fiançailles de Charles VI avec la trop célèbre Isabeau de Bavière, fille du duc Étienne l'Agrafé et petite-fille de Bernabo Visconti. A Amiens, en juillet 1385, se rencontrèrent les deux jeunes fiancés. Ils se charmèrent dès l'abord. Charles VI tomba éperdument amoureux de sa femme. D'autre part Louis d'Orléans, frère de Charles VI, épouserait Valentine Visconti, fille du duc de Milan, Jean Galéas. Il était stipulé que les droits de Jean Galéas sur le Milanais passeraient à sa fille. Le roi de France Louis XII, fils de Charles d'Orléans, petit-fils de Louis d'Orléans, relèvera un jour ces droits qui prolongeront les guerres d'Italie en leurs infinies conséquences.

La guerre anglaise reprenait en août 1388. On projetait une nouvelle expédition outre-Manche. Charles VI quittait Paris animé d'une vive ardeur. Il répétait, dit Froissart, qu'il ne rentrerait pas avant d'avoir été en Angleterre.

En novembre 1388 fut déclarée la majorité du jeune roi. Au fait, il avait vingt ans. Charles VI signifia à ses oncles qu'il régnerait désormais par lui-même. Sagement, il remit l'administration entre les mains de ceux qui avaient été les bons conseillers de son père : Bureau de la Rivière, Jean le Mercier, le connétable de Clisson, Le Besgue de Villaine, Jean de Montaigu, gens de bourgeoisie ou de menue noblesse et que les grands seigneurs, les princes de sang royal évincés appelleront dédaigneusement les Marmousets, du nom des petites figures de pierre, courtaudes et grotesques, sculptées aux murailles des monuments.

A vingt ans, Charles VI n'était pas le prince abîmé par la maladie, et que notre imagination se représente, dément et las, était grand, les bras de la gentille petite Odette de Champdivers. Il tait grand, fort, bel homme, les cheveux blonds lui tombant en boucles abondantes sur les épaules, la barbe naissante. Il aimait les exercices physiques et y excellait, se montrait d'humeur guerrière, allante, entreprenante ; prodigue à l'excès, galant, ami des arts : un parfait Valois.

Sous la sage administration des Marmousets, le royaume reprenait quelque prospérité. A l'entrée de la reine Isabeau dans Paris, le 22 avril 1389, on vit étaler un luxe éclatant, non seulement par les seigneurs de la Cour, mais par la bourgeoisie : Les maisons ornées de draps de haute lisse, d'étoffes de soie et de draps précieux ; femmes et jeunes filles parées de riches colliers et de longues robes tissées de pourpre et d'or (Religieux de St-Denis).

Au reste il convient de signaler ce surprenant contraste en l'histoire de la guerre de Cent ans : au milieu d'une misère profonde, du commerce embourbé, de la dévastation des campagnes, des pillages et des incendies, on voit se déployer tout à coup des fêtes somptueuses, mêlées d'orgies pantagruéliques, auxquelles prend part toute la population : rêves des Mille et une nuits. Et peut-être l'explication s'en trouve-t-elle dans les exagérations des chroniqueurs quand ils décrivent, et les jours de fête et de liesse, et les scènes de désolation et de misère.

Une croisade contre les Barbaresques, en 1390, n'a pas été suffisamment mise en relief. On sait qu'à cette époque nombre de chevaliers français étaient allés combattre les Turcs jusqu'en Hongrie ; en voici d'autres sur les côtes d'Afrique, où ils voguent en compagnie des Génois et des Anglais. Dirigée par Louis de Bourbon, l'expédition débarque en Afrique, remporte une brillante victoire sur les pirates, les force à rendre libres leurs captifs chrétiens, met le siège devant Tunis. Une brouille qui survint, non entre Français et Anglais, mais entre Français et Génois, empêcha que l'effort accompli n'obtint les résultats escomptés.

Le 11 juin 1392, parvenait tout à coup à l'hôtel St-Paul où demeurait la Cour royale, une étonnante nouvelle : le connétable de France, Olivier de Clisson, venait d'être assassiné par Pierre de Craon. Le meurtrier trouva asile auprès du duc de Bretagne. Charles VI se mit à la tête d'une expédition pour venger son connétable, quand, dans la plaine du Mans, à l'orée du bois, il fut pris d'un accès de folie furieuse (5 août 1392).

Le chroniqueur des Quatre premiers Valois a raconté cette scène célèbre : Quand le roi de France... voulut entrer en la forêt du Mans, le cinquième jour d'août, devant lui vint un messager à visage défiguré, disant :

Roi, si tu entres en la forêt pour aller au Mans, il te mésaviendra !

Après, revint un fol à visage défiguré, qui prit le roi par le frein et dit au roi :

Si tu vas plus avant tu es mort !

Le roi se voulut délivrer du fol et vint à son page pour avoir son épée. Et le page eut peur, si fuit et le roi après. Et prit l'épée et, d'ire et de courroux, se marvoya — devint fou —, ou désespéra, ou il fut empoisonné, ou énsorcelé, en entaraudé... Car, comme il eut l'épée, il courut sus à ceux d'entour lui et moult en navra. Et ne sut-on oncques ce que ledit messager ne ledit fol devinrent. Et à très grand' peine fut le roi pris ; car nul n'osait approcher de lui, et toutefois fut pris par un chevalier Cauchois...

Nous avons dit l'état maladif de Charles V, le père de Charles VI, et il faut penser à l'état mental de sa mère, Jeanne de Bourbon. Elle perdit certain temps tout bon sens et toute mémoire ; puis revint à la raison : guérison que les contemporains attribuèrent à des pèlerinages. Là gît l'origine de la fc !ie de Charles VI. La folie de Charles VI ne sévit pas d'une manière continue : son cerveau se rétablissait par moments pour un temps plus ou moins long ; puis des rechutes qui, chaque fois, le mettaient dans un état plus grave.

Il ne pouvait s'abattre sur la France de malheur plus grand. Nous avons vu que les conditions du temps nécessitaient le gouvernement du roi. Il n'y a pas à se répandre là-dessus en vaines lamentations. On peut regretter aussi que les hommes n'aient pas un œil derrière la tête, car ce serait très commode ; ils verraient à la fois par derrière et par devant. Prenons la France telle qu'elle s'était elle-même constituée à travers les siècles. Par la chute de l'autorité royale, le pays devait fatalement retomber dans l'anarchie. On a vu les effroyables effets de la captivité du roi Jean. La folie de Charles VI sera pour le pays un autre genre de captivité royale et plus malfaisante encore. Le pouvoir passe entre les mains des oncles du roi, de Philippe le Hardi surtout, à l'exclusion du plus jeune frère du roi, de Louis d'Orléans.

Ce Louis d'Orléans est peut-être la figure la plus séduisante de l'époque. Jeune, beau, élégant, il portait avec aisance les plus folles parures. Il avait profité de la plus belle éducation, où lettres et beaux-arts avaient mis l'éclat de leurs fleurs brillantes, reçue par les soins de Charles le Sage. Il était marié à Valentine Visconti, fille de Galéas Ier, duc de Milan ; mais il ne fut pas un mari modèle :

Oui, j'ai aimé, disait-il, et on m'a aimé : ce a faict Amour. Amour avait bon dos.

Il était hardi, entreprenant, brillant aux joutes et aux tournois ; mais, sous ces dehors frivoles, couvait un sens politique avisé. Comme son père et comme son oncle Jean de Berry, il fut grand bâtisseur. Il fit construire le château de Pierrefonds et agrandir le fameux donjon de Coucy.

Ses domaines étaient très étendus : le duché d'Orléans, le Périgord, les comtés de Valois, de Beaumont, de Dreux, de Blois, de Dunois, de Soissons, d'Angoulême, de Porcien, la seigneurie de Coucy, le comté d'Asti en Italie. Mais ces riches et importants territoires n'avaient pas la cohésion de ceux qui faisaient la puissance de ses deux oncles, les ducs de Bourgogne et de Berry. Louis, duc d'Anjou, était mort le 20 septembre 1384. Aussi Louis d'Orléans travaillait-il à réunir ses terres en un bloc. Il acquit le comté de Vertus et le duché de Luxembourg. Par quoi, il tendait à former, entre Marne et Meuse, un État important et qui aurait définitivement séparé en deux tronçons, éloignés l'un de l'autre, les possessions du grand-duc d'Occident, comme on nommait le duc de Bourgogne, l'Artois et la Flandre au Nord-Ouest, le duché de Bourgogne au Sud-Est, que Philippe le Hardi, et plus encore après lui son fils Jean sans Peur, auront l'ardente ambition de réunir. De là une première cause de conflit, à laquelle viendra s'ajouter une rivalité d'influence : source de la haine violente qui surgira entre Louis d'Orléans et Jean sans Peur.

Lisons avec soin les lignes consacrées par Christine de Pisan à Louis d'Orléans :

Ce prince aime les gentilshommes et les preux qui, par vaillantise, voyagent et s'efforcent d'accroître l'honneur et le nom de France en maintes terres, les aide du sien, les honore et soutient. Il est aujourd'huy le retrait et refuge de chevalerie de France, dont tient noble cour et moult belle de gentilshommes jeunes, beaux, jolis et bien assesmés — parés —, tout apprestés d'eux embesoigner pour bien faire : à lui viennent de toutes parts pour sa belle jeunesse et espérance de son bienfait, et il les reçoit amiablement.

Pour ramener la paix entre la France et l'Angleterre, Philippe de Bourgogne parvint à faire conclure à Calais, le 4 novembre 1396, le mariage d'Isabelle, fille de Charles VI, avec Richard Il, roi d'Angleterre. La jeune épousée avait sept ans. Les trêves établies entre les deux couronnes, qui devaient faillir le 29 septembre 1398, avaient été prolongées le 9 mars 1396 de vingt-huit ans. Il semblait que ce fût l'aurore d'une paix définitive. La France pouvait donc avoir espoir en des années de repos, bienfaisantes et réparatrices, quand deux crimes affreux, commis, l'un en Angleterre, l'autre en France, vinrent replonger notre malheureux pays en une période de troubles, de guerre civile et étrangère, plus effroyable encore que celle dont il venait de sortir.

En 1399, Richard II, roi d'Angleterre et gendre de Charles VI, fut renversé par Henri de Lancastre et, en mars 1400, assassiné dans la prison où il avait été enfermé. Le duc de Lancastre monta sur le trône d'Angleterre où il prit le nom de Henri IV. L'hostilité contre la France ou, plus exactement, l'appât des belles villes et campagnes de France à piller par les gens d'armes anglais, avait été l'une des causes du mouvement déchaîné contre Richard II. Louis d'Orléans envoya personnellement un défi au nouveau roi d'Angleterre, qui avait fait périr le mari de sa nièce. La guerre allait se rallumer.

D'autre part, à Paris, la reine Isabeau, qui exerçait la régence pendant l'aliénation mentale de son mari, voyait la ville, et bientôt le pays se partager en deux camps hostiles. A l'hôtel d'Artois, le duc de Bourgogne se tenait avec ses deux fils, Jean et Antoine. Les princes bourguignons groupaient autour d'eux force hommes d'armes, en grande partie des étrangers, des Flamands, des Brabançons, des reîtres d'Allemagne. Et Christine de Pisan nous a montré le duc d'Orléans groupant de son côté autour de lui une chevalerie nombreuse. Louis d'Orléans tenait sa cour en son hôtel lès la porte St-Antoine. Deux camps ennemis se disputaient le gouvernement du royaume, prêts à en venir aux mains ; mais ne nous y trompons pas : sous le couvert des maisons d'Orléans et de Bourgogne, ce sera la vieille lutte entre les éléments aristocratiques et les éléments populaires, entre les gros et les menus qui se poursuivra. La haute aristocratie et le patriciat appuieront les Orléans, qui deviendront les Armagnacs ; les éléments populaires seront bourguignons. Et comme les Anglais, par le fait même de la guerre et des cruautés entraînées par elle, prendront de jour en jour davantage figures d'étrangers et d'ennemis du dehors, les ducs de Bourgogne apparaîtront fort à propos pour donner physionomie française à ceux qui auraient répugné à faire cause commune avec les Anglais.

Le 1er juillet 1402, Charles VI confirmait à sa femme Isabeau l'autorité qu'il lui avait précédemment déléguée, son absence le mettant dans l'impossibilité de gouverner le royaume. Le 22 février 1403, naissait le jeune prince qui serait un jour Charles VII et qui, en mémoire de son frère aîné, le Dauphin, mort dans sa neuvième année, fut également nommé Charles. C'était le onzième enfant de la reine. Le père était en pleine folie.

Le 27 avril de l'année suivante, mourait le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi. Son fils, Jean sans Peur, avait trente-trois ans. Il avait conquis ce beau surnom à la bataille de Nicopolis, contre les Turcs, le 25 septembre 1396. Cestui Jehan, écrit Olivier de la Marche, fut moult courageux et de grand cœur, et fut homme subtil, doubteux et soupçonneux, et ne se fiait pas en chacun. Et à cette cause il était toujours armé sous sa robe et avait toujours son épée ceinte et se faisait doubter — redouter — et craindre sur tous autres... Il était petit, avec une grosse tête et des yeux de grenouille. Il bredouillait en parlant. Il était ambitieux et avare, mais d'allure familière et populaire. On était surpris, puis flatté de trouver grand prince si bon garçon ; ce qui lui créait des serviteurs dévoués. La reine Isabeau de Bavière, très sensible à la bonne grâce et à la beauté masculine, le trouvait affreux, gauche, gourd et balourd ; aussi ne pouvait-elle le souffrir. Elle avait au contraire la plus vive sympathie pour le charmant et sémillant duc d'Orléans, son beau-frère. A en croire le Religieux de St-Denis, Isabeau et Louis ne se quittaient plus guère : Ils mettaient toute leur vanité dans les richesses, toutes leurs jouissances dans les délices du corps... Ils oubliaient tellement les règles et les devoirs de la royauté qu'ils étaient devenus un objet de scandale pour la France et la fable des nations étrangères. Charles VI était abandonné par sa femme et par son frère à son lamentable égarement. Pâle et sale, en loques, il errait les yeux vagues, couvert de pustules, les cheveux, la barbe et les ongles plus longs que ceux d'un ermite en forêt. Une gracieuse enfant, au rire et au nom charmants, Odette de Champdivers, se prit pour son roi d'une tendre pitié. Elle le recueillit, le lava, le nettoya, lui coupa les ongles, le soigna comme une sœur de charité, mais avec des sentiments très tendres. Elle le prenait sur ses genoux et le berçait aux chansons comme un petit enfant. Elle l'aima d'amour. Idylle exquise et poignante.

L'hostilité entre les maisons d'Orléans et de Bourgogne s'accentuait. Le caractère de Jean sans Peur, tel que nous venons de le définir, n'était pas pour l'apaiser. Furent changées les serrures et les clés des portes de Paris, lisons-nous dans le précieux Journal d'un bourgeois de Paris, et furent faits Mgr de Berry et Mgr de Bourbon capitaines de la ville de Paris, et vint si grand'foison de gens d'armes à Paris que, aux villages d'entour ne demeurèrent aussi comme nulles gens ; toutefois les gens du dessus dit duc de Bourgogne ne prenoient rien sans payer et comptoient tous les soirs à leurs hôtes et payoient tout sec.

Le 23 novembre 1407, le duc d'Orléans était allé voir à l'hôtel Barbette, au Marais, la reine Isabeau qui relevait de couches. Sur les huit heures du soir, on vint l'appeler. Louis d'Orléans partit, suivi de six ou huit compagnons, quand il fut attaqué, rue Vieille-du-Temple, par une bande de spadassins, que dirigeait un certain Raoul d'Anquetonville, et laissé mort sur place.

La cause de la victime fut relevée par un des plus grands seigneurs du duché d'Aquitaine, Bernard d'Armagnac. Sa fille épousa Charles, fils de Louis d'Orléans. Son père, Jean d'Armagnac, avait eu un rôle prépondérant dans les luttes en Guyenne contre le Prince Noir.

Dès le règne de Philippe le Bel, dès la fin du xiii' siècle, la famille d'Armagnac apparaît dans le Midi à la tête d'une manière de confédération où se groupe la noblesse hostile à l'Angleterre. Par la valeur de Jean d'Armagnac et de son fils Bernard, la noble famille du Midi va se trouver naturellement portée à la tête des éléments favorables aux fleurs de lis. Les Armagnacs prendront pour signe de ralliement la croix ou l'écharpe blanche ; les Bourguignons prendront, par opposition, la croix rouge des Anglais, mais dont ils feront une croix de saint André.

Après l'assassinat de Louis d'Orléans, Jean sans Peur régna en maitre dans Paris. Les rancunes populaires avaient la bride surie cou. On courait sus aux Armagnacs, comme à des chiens, dit le Bourgeois de Paris. Les vengeances particulières avaient beau champ pour se déployer. Et quelconque estoit tué de delà, on disoit : c'est un Armignac !

Autour du jeune Charles d'Orléans, devenu gendre de Bernard VII d'Armagnac, se groupa la haute noblesse : les ducs de Bourbon, de Bretagne, les comtes de Clermont et d'Alençon, les grandes familles du Midi, les de l'Isle et les d'Albret. Cependant qu'à Paris débordait la démagogie. La puissante corporation des bouchers, avec leurs acolytes, tanneurs, tripiers et corroyeurs, prit la tête du mouvement, dont le bourreau Capeluche et l'écorcheur Simon Caboche, aux bras rouges de sang, furent les rudes meneurs. Caboche donna son nom à l'insurrection cabochienne.

Après des scènes d'égorgement et de pillage, on songea à des réformes. L'Université de Paris, animée d'un esprit démocratique, y prêta ses lumières. Dès ce moment, on voit se pousser au premier plan, ambitieux, actif, rude et dénué de scrupules, le clerc qui deviendra si tristement célèbre, Pierre Cauchon. Dans la haute bourgeoisie elle-même, des esprits taillés sur le modèle d'Étienne Marcel, ne laissaient pas de faire sentir leur influence. En de telles circonstances, et à la faveur de la réunion des États généraux ouverts le 30 janvier 1413, fut rédigée la fameuse ordonnance cabochienne.

Elle avait été préparée silencieusement, laborieusement, par des hommes d'étude et de réflexion, parmi lesquels on distinguait l'évêque de Tournai et l'abbé de Moutier-St-Jean, le sire d'Offémont et le vidame d'Amiens, l'aumônier du roi, Jean Courtecuisse, et Ma Pierre Cauchon et Jean de l'Olive, échevin de Paris. Les boucliers et leurs valets, les écorcheurs, en demandèrent la publication et l'activité, à la suite d'une journée particulièrement violente (24 mai 1413), comme pour couvrir d'un manteau de sagesse leurs rouges saturnales. L'ordonnance cabochienne fut publiée les 26-27 mai 1413. Les plaintes formulées par les délégués des diverses provinces aux Etats généraux, dans la séance du 3 février précédent, lui constituèrent comme une préface.

L'ordonnance cabochienne, ainsi nommée des circonstances ai elle est née, bien que les Cabochiens n'eussent pris aucune part à la rédaction — ils en auraient été bien incapables — est un règlement d'administration plutôt qu'un code de réformes législatives ou coutumières. Mesures contre les officiers de finance prévaricateurs et pour une plus rapide expédition de la justice ; soins donnés à une administration centrale moins arbitraire, plus simple et moins coûteuse : le tout fort bien conçu. Il est à regretter que ces velléités de réformes utiles aient sombré dans la réaction contre la démagogie cabochienne qui allait se produire. Le 4 août 1413, les Cabochiens furent vaincus à Paris même ; les plus compromis prirent la fuite. Le septembre, Charles d'Orléans fit une entrée triomphale dans la grande ville. Le prévôt des marchands, les échevins, les bourgeois de Paris par milliers avaient revêtu à cette occasion des huques violettes, en étoffe de deux tons, chargées d'une grande croix blanche, avec la devise brodée en fil d'argent Le droit chemin. Et lors commencèrent à gouverner, écrit le Bourgeois de Paris qui est du parti bourguignon. Ils mirent en tel état tous ceux qui s'estoient mêlés du gouvernement du roi et de la bonne ville de Paris, que les uns s'enfuyoient en Flandre, autres en l'Empire ou outre-mer, ne leur challoit où — n'importe où —, mais se tenoient moult heureux quand ils pouvoient eschapper comme truands, ou comme pages, ou comme porteurs d'afeutreure — vendeurs d'objets de harnachement — ou en autre manière, quelle que ce fût, et nul si hardi d'oser parler contre eux — contre les Armagnacs —.

En un lit de justice, au Parlement, le 5 septembre 1413, l'ordonnance cabochienne sera cassée, anéantie, au grand chagrin des meilleurs esprits dont le Religieux de St-Denis se fait l'écho attristé.

Le 14 juillet 1412, à Bourges, on avait amené le duc de Bourgogne à conclure la paix avec les princes confédérés du parti d'Orléans ; la paix de Bourges fut confirmée à Auxerre le 22 août ; mais les divisions étaient trop profondes et ne se bornaient pas aux têtes directrices. Dans le fond même de la nation, l'hostilité entre les deux factions demeurait active. L'heure n'avait pas encore sonné où de pareils accords seraient efficaces. Nous verrons le duc de Bourgogne faire figure de souverain dans le royaume entier, face au souverain et à ses représentants : donner aux Français des ordres qui seront exécutés, commander en nombre de villes et de places fortes. Entre les partis, bien des Français hésitaient. Nous avons vu que le duc d'Orléans et ses adhérents, rentrant en triomphe dans Paris, avaient fait broder en fil d'argent sur leurs Iniques et casaques : Le droit chemin. Mais nombre de Français se demandaient si le droit chemin était bien sur leurs traces. Fortune ouvroit — travaillait — à la volée, écrit le Bourgeois de Paris, et il n'y avoit gentil ni autre qui sût quel estoit le meilleur.

Le roi d'Angleterre Henri IV était mort le 20 mars 1413. Depuis plusieurs années, sa santé gravement atteinte ne lui avait pas permis de diriger activement son gouvernement et la guerre en France. L'attaque retrouvera sa nocivité sous son fils Henri V, jeune prince de vingt-sept ans, âpre et rude, dur et intelligent, d'une énergie austère, d'une vaillance confite en dévotion et d'une ambition dépouillée de scrupules. Il rêvait de renouveler les exploits d'Édouard III dont il reprendrait les vastes desseins. Dès sa prime jeunesse il avait pratiqué la guerre. Il était bel et très vaillant, dira Comines, et avoit sages hommes et vaillans et de très grans capitaines comme le comte de Salbery — Thomas Montagu, comte de Salisbury — et Talbot.

Le 13 août 1415, Henri V débarquait aux environs d'Harfleur. Sa flotte répandrait sur la France 2 500 chevaliers, 7.000 archers, 120 mineurs, 75 canonniers. Pour comble de malheur, l'empereur allemand abandonnait la cause de Charles VI, donnait à Henri V le titre de roi de France et lui promettait assistance pour le recouvrement de son royaume.

On comprendra la facilité avec laquelle un petit nombre d'Anglais vont conquérir des territoires étendus et y établir leur domination sur des fondements solides, en considérant la division du royaume entre les deux partis, entre les Armagnacs, ou partisans de la Cour, et les Bourguignons, partisans de Jean sans Peur. Chaque parti a sa bannière, son cri et ses hommes d'armes. Pour prendre, en manière d'exemple, les bailliages de Rouen, de Gisors et de Caux, nous voyons que les ordres de la Cour de France étaient suivis à Neufchâtel-en-Bray, Pont-de-l'Arche, Louviers, Mortemer, Beaussault, Arques, Charlemesnil, Longueville, Fontaines-le-Bourg, Cailly, Bellencombre, Lindebeuf, Préaux, Château-Gaillard, Goulet-lès-Vernon, Douville et Logempré dans la vallée de l'Andelle ; tandis que sous les bannières du parti opposé se rangeaient Rouen, Mantes, Vernon, Dieppe, Caudebec,

Fécamp, Bacqueville, Graville, Rouvray, Valmont et Houdetot. En ces dernières localités le roi d'Angleterre trouverait appui. Ces divisions se répétaient dans les diverses provinces et si profondément que parfois, dans une même famille, on voyait les uns porter la croix blanche du parti français et les autres la rouge croix de saint André des Bourguignons.

Cependant les Armagnacs, sous les ordres d'un grand seigneur du Midi, le connétable Charles d'Albret, s'étaient avancés à la rencontre des Anglais. La chevalerie française n'a rien appris depuis Crécy et Poitiers. Les leçons de la défaite, l'enseignement donné par Du Guesclin ont été vains. La rencontre eut lieu sur le chemin de Calais, entre Tramecourt et Azincourt. Les forces du connétable d'Albret allaient au triple de celles dont disposait le roi d'Angleterre qui ne mit en ligne que 900 lances et 3.000 archers. Mais le commandement français prit mal ses dispositions en des terrains labourés et boueux. Le roy d'Angleterre gagna, dit Jean de Bueil, parce qu'il garda l'haleine de ses gens et la nuit les fit rafraîchir ; et les François firent le contraire. Car, la nuit, ils couchèrent en un champ où ils estoient en la boue jusqu'aux genoux et, le lendemain, marchèrent à travers un grand guéret à l'encontre de leurs ennemis et les allèrent requérir bien loin tellement que, quand ce fut à combatre, ils assemblèrent si très peu de gens, et les uns après les autres, et estoient hors d'haleine, qui furent desconfits (25 octobre 1415). C'est l'histoire des Horaces et des Curiaces.

Albret était parmi les morts, le doux et vaillant Charles d'Orléans parmi les prisonniers. Le fils de la victime de Jean sans Peur va être emmené en Angleterre où, contemplant au loin, dans la lumière des temps clairs, la ligne azurine des côtes de France, il composera ces poésies délicates et émues, au rythme gracieux, aux nuances chatoyantes, qui le classeront parmi les meilleurs poètes français. Prisonnier des Anglais, Charles d'Orléans éveillera la pitié charmante, l'enthousiasme naïf et agissant de Jeanne d'Arc.

Les Anglais menaient la guerre cruellement. Comme le feront, en 1914-1918, les horribles Boches, ils coupaient sur pied les arbres fruitiers pour ruiner les pays traversés. Des villages entiers étaient déserts. Les bonnes gens encombraient les routes de ronces, épines, buissons et d'aucuns grands arbres nouilleux — noueux —, pour doubte d'estre rnurdris, desrobés, guestés et batuz.

D'une plume pittoresque Gerson retrace la pauvre misère de Jacques Bonhomme :

Las ! un pauvre homme aura-t-il payé son imposition, sa taille, sa gabelle, son rouage, son quatrième, les éperons du roy et la ceinture de la reine, les tillages — tonlieux —, les chaussées, les passages, peu lui demeure. Puis viendra encore une taille qui sera créée, et sergents de venir et de engager — prendre en gage — pots et poilles — poètes —. Le pauvre homme n'aura pain à manger, sinon par adventure aucun peu de seigle ou d'orge, sa pauvre femme gerra et auront quatre ou six petits enfans au foyerou au four, qui, par adventure, sera chauddemanderont du pain, crieront à la rage de faim. La pauvre mère n'aura que bouter ès dents que un peu de pain où il y ait — quand elle aura — du pain. Or devroit suffire cette misère : viendront les paillars qui cliergeront — fouilleront — tout. Ils trouveront par adventure une poule avec quatre poussins, que la femme nourrissoit pour vendre et payer le demeurant de sa taille, ou une nouvelle — taille — créée,tout sera pris ou happé, et quérez — cherchez — qui paie !... Et si l'homme ou la femme en parlent, ils seront vilennés, rançonnés ou garçonnés — maltraités —. Si ils veulent poursuivre le paiement, ils perdront leurs journées, ils dépendront au double et finalement n'en auront rien :fois, par adventure, une cédule — un billet — chante que on doit, à tel, tant :

Voire ! dit l'autre.

Et on devra.

Que vous semble-t-il que peut avoir pis le pauvre bonhomme ?Peut avoir pis. Certes encore est le plus grief, s'entre-battant gens d'armes qui ne sont point contents de rien prendre où rien n'a, mais menacent de paroles et battront de fait l'homme et la femme, et bouteront le feu en l'hostel, s'ils ne rançonnent — ne paient rançon —, et font financer à tort et à travers, d'argent ou de vivres. Et je me tais des efforcements de femmes... Et il y en a mille et mille, et plus de dix mille par le royaume pis démenés que je n'ai dit.

Cette page n'est-elle pas admirable — douloureusement admirable — de force, de couleur et de vie ?

A Charles d'Albret, succéda dans les fonctions de connétable Bernard VII d'Armagnac, beau-frère du duc d'Orléans. Héros de cape et d'épée, mais d'illustre lignée, tête dure comme sa capeline de fer et qui avait le diable au corps. Avec ses cadets de Gascogne, du cru le plus authentique, il en fera voir aux Bourguignons de toutes les couleurs. Il sera jusqu'à sa mort maître du gouvernement.

Mais il ne put empêcher les rapides progrès des Anglais qui, en peu de temps, se trouvèrent maîtres de toute la Normandie. Thomas Basin le fait observer : Les Anglais avaient les voies ouvertes. En tous lieux, Armagnacs et Bourguignons se combattaient, sans trêve, animés les uns contre les autres d'une haine ardente, en sorte que les Anglais n'avaient aucune peine à s'emparer des villes et des places fortes.

La défaite d'Azincourt déchaîna parmi les Parisiens une réaction contre les Armagnacs. Le Dauphin, futur Charles VII, nommé le 14 juin 1417 lieutenant général du royaume en place de son père dément, est obligé de fuir. Le 28 mai 1418, il gagne Melun à francs étriers. Il avait quinze ans.

Le Bourgeois de Paris, de la faction populaire, c'est-à-dire du parti bourguignon, salue le retour de ses amis. Dans la nuit du 29 mai 1418, la porte St-Germain est ouverte aux soldats de Jean sans Peur. Ils s'étaient groupés dans la plaine de Grenelle, au nombre de six ou sept cents, sous le commandement du seigneur de Bar et du sire de l'Isle-Adam. La plus grand'partie du peuple, écrit le Bourgeois de Paris, estoit des leurs. Les Armagnacs furent traqués, les portes de leurs demeures enfoncées, leurs coffres éventrés, leurs bahuts brisés, leur avoir pillé. Tout joyeux estoit qui se pouvoit mucer en cave, ou en cellier ou en quelque destour. On les tuait à grands tas. Ils étaient tantost tués sans pitié de grosses haches et d'autres armes... et femmes et enfans et gens sans puissance, qui ne leur pouvoient pis faire, les maudissoient en passant par emprès, disant :

Chiens ! traîtres ! vous estes mieux que à vous n'appartient ; encore y a-t-il que plût à Dieu que tous fussent en tel estat !

Et n'eussiez trouvé à Paris rue de nom où n'eût aucune occision et en moins que on iroit cent pas de terre. Depuis que morts estoient, ne leur demouroit que leurs braies et estoient en tas, comme porcs, au milieu de la boue.

Puis ce fut l'horrible massacre des prisons, la tuerie des Armagnacs encaqués à la Conciergerie. La foule s'y rua sur les minuit, heure moult esbahissante à homme surpris. — Commencèrent à crier hautement :

Tuez ! tuez ces faux traîtres Arminaz !...

Occirent, abatirent, tuèrent, meurtrirent tout ce qu'ils trouvoient. Le connétable Bernard d'Armagnac fut égorgé dans des circonstances affreuses, son cadavre traîné au Palais de justice, jeté tout nu en la grand'salle sur la table de marbre, où les bouchers, experts en la besogne, lui écorchèrent une grande croix de saint André sur la poitrine, imprimant sur son corps la rouge croix des Bourguignons (1418, 12 juin).

En luttant contre les Armagnacs, les Parisiens ne croyaient pas encore faire acte hostile à la couronne de France. C'était la noblesse, pensaient-ils, qui avait ouvert la France aux Anglais. Maudit soit de Dieu qui auroit pitié de ces faux traîtres Armagnacs-Anglais, ne que chiens ! car par eux est le royaume de France tout détruit et gâté ; si l'avoient vendu aux Anglois — Bourgeois de Paris).

Le mouvement s'étendit à la France entière. Pour se débarrasser d'un ennemi on criait sur son passage : C'estuy-là est Armagnac ! (Juvénal des Ursins). Tout homme riche était étiqueté Armagnac.

Et le bon peuple de Paris feta son sanglant triomphe avec autant de dévotion que de poésie. En l'église St-Eustache, chascun qui s'y mettoit avoit un chapeau — couronne — de roses vermeilles — couleur du sang fraîchement répandu —... mais avant qu'il fût douze heures, les chapeaux furent faillis — on ne pouvait plus s'en procurer — ; mais le moustier — église — de St-Uistace estoit tout plein de gens, et sentoit tout bon au moustier comme s'il fust lavé d'eau de rose. — Bourgeois de Paris).

Vers la même époque, le grand schisme parut devoir prendre fin par les soins du concile de Constance : les deux papes ennemis. Jean XXIII et Benoit XIII furent l'un et l'autre déposés, et l'unité de l'Église momentanément rétablie par l'élection de Martin V (nov. 1417).

Soissons, à l'instar de Paris, se tourna Bourguignon. Aux cris de Mort aux Armagnacs ! le commun courut sus aux riches : massacres et pillages. Les Armagnacs possédaient le Dauphin, les Bourguignons s'emparèrent de la reine. L'entrée dans Paris de Jean sans Peur, accompagné d'Isabeau de Bavière, se fit le 44 juillet 1418. Les bourgeois vinrent à leur rencontre vêtus de longues robes bleues. Et furent reçus avec tel honneur et joie que oncques dame ou seigneur avoit esté en France. Partout où ils passoient, on crioit à haute voix : Noël ! et peu y avoit qui ne pleurassent de joie et de pitié (Bourgeois de Paris).

Les Parisiens pleuraient de joie — fort bien ; et de pitié — mieux encore. Pas plus que le dauphin Charles V n'avait perdu confiance après Poitiers, le dauphin Charles VII ne se découragea après Azincourt. Il réorganisa son armée, assisté de capitaines de valeur, notamment du Breton Tanguy du Châtel, prévôt de Paris. Étampes est repris. Les Bourguignons qui assiégeaient Montlhéry, décampent prestement. Les Parisiens ne pouvaient plus sortir de leurs remparts pour les soins de leurs récoltes. On sait que Paris était encore une ville agricole. Celuy an (1418), demeuroient les blés et les avoines à seyer — moissonner — tout autour de Paris, que nul n'y osoit aller, pour les — à cause des — Arminaz, qui tuoient tous ceux qu'ils pouvoient prendre qui estoient de Paris.

Le Bourgeois de Paris, démocrate et bourguignon, accuse de complicité avec les Armagnacs les gentilshommes que les Parisiens se sont donnés pour chefs. Et vrai estoit que qui eût laissé faire les communes — les gens du commun, de la classe populaire —, il n'y eût demeuré Arminac en France, en moins de deux mois qu'ils n'eussent — ne les eussent — mis à fin.

Dans la commission que le gouvernement donne à l'amiral Robert de Braquemont, lieutenant du roi ès bailliages de Rouen, Gisors et Caux, apparaît le soin que l'on prend pour mettre le pays en bon état de défense : les châteaux et places qui paraîtront tenables, seront emparés et fortifiés ; les autres, non tenables, seront démolis. En chaque ville remparée, en chaque donjon, sera placé un capitaine éprouvé. Enfin, dans nombre de provinces, un accord est conclu, véritable traité de paix dirigé contre les Anglais, entre les capitaines commandant les places tenant pour le Dauphin et ceux qui commandaient les places tenant pour le duc de Bourgogne. Les malheurs publics font que l'on commence à se considérer, dans les deux partis, comme naturellement alliés contre ceux qui ont envahi le territoire ; aussi pouvait-on avoir confiance en une résistance victorieuse, quand le drame du pont de Montereau vint replonger le pays dans un abîme de dissensions, de désordre et de misère.

Jean sans Peur, après que les Anglais se furent emparés de la Normandie, fut effrayé des conditions que les vainqueurs cherchaient à lui imposer. Il voulut se rapprocher du roi de France. Une entrevue fut moyennée entre lui et le Dauphin : elle eut lieu sur le pont de Montereau-fault-Yonne le 10 septembre 1419. Comines a raconté la scène :

Avoit esté traité que le Roy — lisez : le Dauphin — et lui — Jean sans Peur — se verroient à Montereau où finit Yonne, et là fut fait tin pont et une barrière au milieu mais au milieu de ladite barrière, y avoit un petit huysset — portillon — qui férmoit les deux costés ; par quoi l'on pouvait aler de l'un côté à l'autre, mais que les deux partis le voulussent.

Ainsi se trouva le Roy de l'un costé de ce pont et ledit duc Jehan de l'autre, accompagnés de grand nombre de gens d'armes, et spécialement ledit duc. Ils se mirent à parlementer sur le pont, et, à l'endroit où ils parloient, n'y avoit, avec ledit duc, que trois ou quatre personnes. Leur parlement encommencé, fut le duc semons tellement, ou par envie de soy humilier devant le Roy, qu'il ouvrit de son côté et on lui ouvrit de l'autre, et passa lui quatrième. Incontinent fut tué.

L'événement semble bien avoir été accidentel. Nulle préméditation. L'innocence de Charles VII est établie. Ce sont sans aucun doute les officiers de la suite du Dauphin qui frappèrent Jean sans Peur, irrités d'aucunes outrageuses paroles que celui-ci laissa échapper au cours de la discussion avec leur maître. On sait que Jean sans Peur était vif et emporté et qu'il s'exprimait gauchement. Mais il laissait un fils, Philippe le Bon, qui sera le grand duc d'Occident, de caractère très élevé, de haute entreprise et résolution. Philippe le Bon aura à cœur de venger son père et, malheureusement pour notre pays, il n'y réussira que trop bien. L'alliance est cimentée entre Bourguignons et Anglais. La reine Isabeau et le pauvre roi dément Charles VI sont en leur pouvoir. Ainsi fut amené l'horrible traité de Troyes (21 mai 1420). Henri V, roi d'Angleterre, épouserait Catherine, fille de Charles VI, et serait reconnu comme héritier, au trône de saint Louis, de son pauvre beau-père Charles VI, qui conserverait, durant sa vie hébétée, le titre de roi de France et les revenus de la couronne, mais abandonnerait les rênes du gouvernement au monarque anglais.

Le Bourgeois de Paris, foncièrement bourguignon, trace, de l'état de la France à cette époque, un tableau célèbre. Les traits en sont saisissants. L'excellent homme voit très justement la source des maux dont souffre la France dans les divisions dont il rejette naturellement, en franc Bourguignon, tout la responsabilité sur les Armagnacs et particulièrement sur celui qui avait été leur chef, le rude connétable de France :

La plus grande partie, qui avait coutume de labourer et être en son lieu — en sa demeure —, lui, sa femme, sa mesnie — famille — et être sans danger — marchands, marchandises, gens d'Église, moines, nonnains, gens de tous états — ont été boutés hors de leurs lieux comme si eussent été bûtes sauvages, dont il convient que les uns truandent — mendient —, qui avaient coutume de donner ; les autres servent, qui auparavant étaient servis ; les autres larrons et meurtriers par désespoir ; bonnes pucelles, bonnes prudes femmes venir à honte par effors ou autrement, qui, par nécessité, sont devenues mauvaises ; tant de moines, tant de prêtres, tant de dames de religion et d'autres gentes femmes avoir tout laissé par force et mis corps et âme au désespoir, Dieu sait comment ! Hélas ! tant d'enfants morts-nés par faute d'aide ; tant de morts sans confession, par tyrannie et en autre manière ; tant de morts sans sépulture en forêts et en autres destours — lieux abandonnés — ; tant de mariages qui ont été délaissés à faire ; tant d'églises brûlées, et chapelles, maisons-Dieu, maladreries, où l'on faisait le saint service et les œuvres de miséricorde, où il n'y a plus que les places ; tant d'avoir ratissé — enfoui — qui jamais bien ne fera et de joyaux d'églises et de reliques, et d'autres, qui jamais bien ne feront. Bref je cuide — pense — que homme ne pourrait dire les grands, misérables et damnables péchés qui se sont faits depuis la très malheureuse et damnable venue de Bernard, le comte d'Armagnac, connétable de France, car, depuis que le nom vint en France de Bourguignon et d'Armagnac, tous les maux qu'on pourrait dire ont été commis au royaume de France, tant que la clameur du sang innocent espandu crie devant Dieu vengeance. Et cuide en ma conscience que ledit comte d'Armagnac était un ennemi — diable — en forme d'homme, car je ne vois nul qui ait été à lui, ou qui de lui se renomme, qui porte sa bande — l'écharpe blanche des Armagnacs —, qui tienne loi ne foi chrétienne ; mais se maintiennent envers tous ceux dont ils ont la maîtrise, comme gens qui auraient renié leur créateur, comme il appert par tout le royaume de France. Car j'ose bien dire que le roi d'Angleterre n'eût été tant hardi de mettre le pied en France, n'eût été la dissension qui a été de ce malheureux nom, et fût encore toute Normandie française, ni le noble sang de France ainsi espandu, ni les seigneurs dudit royaume ainsi menés en exil — prisonniers en Angleterre —, ni la bataille perdue, ni tant de bonnes gens morts n'eussent oncques été en la piteuse journée d'Azincourt, où tant perdit le roi de ses bons et loyaux amis, si ne fût l'orgueil de ce malheureux nom Armagnac... Hélas ! je ne cuide mie que, depuis Clovis, France fût ainsi désolée et divisée comme elle est aujourd'hui, car le Dauphin ne tend à autre chose, jour et nuit, lui et les siens, que de gâter le pays de son père à feu et à sang, et les Anglais, d'autre côté, font autant de mal que les Sarrazins. Mais encore faut-il trop mieux être pris des Anglais que du Dauphin ou de ses gens, qui se disent Armagnacs ; et le pauvre roi et la reine ne se meuvent de Troyes à pauvre mesnie — suite —, comme fugitifs et chassés de leur lieu par leur propre enfant, qui est grand pitié à penser à tout bonne personne...

Page précieuse et qui montre par quel glissement de sentiments un bon Français pouvait être amené, sous la fatale pression des dissensions intestines, à incliner ses sympathies vers les Anglais.

Henri V, roi d'Angleterre, ne devait pas s'enorgueillir longtemps de son triomphe. Il mourut à Vincennes le 31 août 1422, bientôt suivi dans la tombe par le pauvre Charles VI, décédé en son hôtel St-Paul le 21 octobre de la même année. Sur sa tombe le héraut d'armes Berry proclama l'avènement de Henri par la grâce de Dieu roi de France et d'Angleterre. Le souverain de ce grand empire, fils de Henri V et de Catherine de France, avait à peine dix-huit mois.

 

La Vierge des Combats.

Tandis que, à St-Denis, le roi d'armes de France proclamait l'avènement du fils de Henri V ; à Bourges, Charles VII se proclamait roi de France lui-même : d'où le surnom de roi de Bourges qui lui fut donné au début de son règne. Le jeune prince était dans sa vingtième année. C'était au tour des Anglais d'avoir un mineur sur le trône. Les oncles de Henri VI, les ducs de Glocester et de Bedford, se chargèrent du gouvernement en qualité de régents, Glocester à Londres, Bedford à Paris.

Les affaires du roi de Bourges n'étaient d'ailleurs pas en aussi mauvais état qu'il pourrait sembler. Les Français retrouvaient un roi, et l'on sait la force d'attraction que la personne royale exerçait sur eux à cette époque. Ni reine régente, ni lieutenant du roi, ni Dauphin même ne la pouvait remplacer. Chroniqueurs et historiens anglais l'ont bien reconnu : Assurément la mort de Charles amena un important changement en France, car une grande partie de la noblesse, qui suivait précédemment le parti anglais, se tourna vers le Dauphin, en un effort commun pour chasser les Anglais du territoire.

Le supérieur des Carmes est traduit en justice pour avoir dit, en apprenant la proclamation de Henri VI connue roi de France et d'Angleterre :

Oncques Anglais ne fut roi de France ni ne sera.

Dans Noyon un pauvre savetier s'en va répétant que le Dauphin — Charles VII — serait maître et roi et que, s'il venait devant Noyon, on lui ouvrirait les portes de la ville.

A Bourges, Charles VII reçoit des émissaires normands, en habits dissimulés : ils lui annoncent que quand il lui plairait de venir au beau pays de Normandie, il y serait bien reçu.

En Normandie, le gouvernement anglais ne parvenait pas à se dépêtrer d'une inextricable guerre de partisans et qui témoignait de la vivacité que le sentiment national y avait prise et dans toute les classes de la société. Les Anglais dominaient la contrée par des forces organisées. Ils étaient les maîtres dans les villes ; mais dans la profondeur des bois se tapissaient les indomptables défenseurs de l'indépendance nationale : à tout moment, de jour ou de nuit, en tous lieux, sur les points du territoire où on les attendait le moins, ils fondaient sur les représentants du gouvernement anglais, les égorgeaient quand ils les trouvaient en petites troupes, ravissaient aux collecteurs des impôts l'argent dont ils étaient munis, arrêtaient les courriers, entravaient toute administration. Les paysans étaient leurs alliés, les cachaient au besoin. Des femmes courageuses leur portaient des vivres au fond des bois. Quand les Anglais parvenaient à les saisir, ils enterraient vives ces nobles patriotes, au pied des gibets où étaient pendus ceux qu'elles avaient secourus. Ils avaient dressé des chiens à la chasse de ces outlaws en leurs repaires sylvestres. Ils avaient mis à prix les têtes des brigands, comme ils nommaient les représentants de la cause française : 6 livres par homme amené vivant à la vicomté. On trouve dans les comptes les résultats de cette chasse à l'homme, mêlés à ceux de la chasse au loup.

Toutes les classes, toutes les conditions étaient représentées en ces bandes de partisans : prêtres qui avaient jeté leur soutane pour défendre la patrie, marchands qui avaient abandonné leurs comptoirs. Des nobles, des chevaliers y frayent avec des paysans, avec des corroyeurs, des cordonniers, des charpentiers. Premier et fécond exemple du rapprochement qui va s'opérer entre la gentilhommerie campagnarde et la classe populaire. On vit les villageois suivre en bandes leur seigneur qui les entraînait en ce brigandage patriotique.

Quelques hommes d'armes discutaient en un estaminet sur les moyens d'extirper cette guérilla, un prêtre intervint :

Que les Anglais quittent le pays, les brigands disparaîtront.

Représentons-nous l'état de la France en ce début du règne de Charles VII. Les pays champêtres, écrit Alain Chartier, c'est-à-dire le plat pays, les campagnes, sont tournés à l'état de la mer, où chacun a tant de seigneurie comme il a de force. Anglais et Bourguignons dominaient dans les grandes villes ; mais combien de petites localités, vil lettes closes, combien de châteaux et de fertés étaient à leurs adversaires Par suite du désordre, de la désorganisation, du manque de sécurité, du délabrement des ponts et des chaussées, les communications étaient redevenues de la plus grande difficulté, de la dernière lenteur, d'une extrême rareté. On se rapprochait de l'état stagnant, local, immobile que nous avons dépeint au début de ce livre. Jean de Bueil en donne un vivant tableau :

En passant mon chemin, me trouvai en pays moult désolé et désert, pour tant que longtemps y avait eu guerre entre les habitants... Néanmoins il y avait aucune conversation de menu peuple, ainsi qu'il y a souvent au plat pays, et aucuns lieux habités de pauvres gentilshommes, c'est assavoir châteaux et forteresses, qui n'étaient pas de grand édifice, mais de pauvre clôture et de vieille façon ; entre lesquels en étaient deux, assis l'un auprès de l'autre et assez semblables en pauvreté ; mais de tant étaient contraires, que de longtemps avaient été en guerre et controverse pour très petite occasion. Car ainsi que, par les hautes et grandes querelles viennent les grandes divisions entre les puissants et riches hommes, semblablement entre les pauvres s'émeuvent noises et dissensions pour assez peu de chose : nul ne veut perdre son droit.

Or est ainsi que, en passant mon chemin, — que j'avais entrepris sous sauf-conduit pour éviter le danger des ennemis du parti dont je tenais, — arrivai à l'un des châteaux dessusdits, lequel se nommait Luc — Château-l'Hermitage, canton de Pontvallain, Sarthe —, contraire à l'autre château nommé Verset — une des petites places du Maine occupées par les Anglais —. Certes tous deux étaient mal emparés et très pauvrement édifiés. Si était la loge de l'échauguette — du guetteur — découverte et moult ventilleuse — éventée — ; par quoi celui qui faisait le guet n'était pas bien garanti contre le vent. Et semblablement le portier était fort sujet au chaud et au hâle d'été, et l'hiver au froid et à la gelée.

Je m'arrêtai au lieu de Luc, pour ce qu'il était du parti que je tenais.

Château-l'Hermitage est donc occupé par des hommes de guerre Armagnacs, auxquels vient se joindre Jean de Bueil ; Verset est garni d'Anglais. Guerre quotidienne, attentive, minutieuse, pointilleuse entre les deux places fortes.

Ce qui se répétait dans la France entière, au moins dans toutes les provinces où s'étaient installés les Anglais. La guerre, écrit très justement M. Pierre Champion, prenait le caractère d'une occupation. Elle prenait l'aspect d'une monotone guerre de tranchées. Non pas qu'on creusât des sillons dans la terre, mais la France d'alors était couverte de châteaux, de forteresses, qui étaient de véritables réduits, commandant le passage des rivières, des ravins, ayant les vues qu'il faut aux hommes d'armes pour un coup de main. Chaque bonne ville avait sa ceinture de murailles. Quand on donnait l'alerte, les bourgeois, les chanoines eux-mêmes prenaient la garde sur les remparts. Des fossés pleins d'eau étaient un obstacle sérieux à qui tenterait l'assaut. Quelques défenseurs suffisaient pour occuper ces places qui se gardaient d'elles-mêmes.

Voici donc les Armagnacs à Château-l'Hermitage et les Anglais à Verset. On s'épie réciproquement, on essaye de se surprendre, de se voler des vivres et des chevaux. La difficulté des communications, qui entravait le ravitaillement, réduisait tout ce monde à une vie des plus précaires et des plus misérables.

Je séjournai là assez longuement, dit Jean de Bueil, en attendant aucuns marchands ou marchandes qui, de fois à autres, apportaient de l'avoine à ceux de la garnison, mais ce n'était pas tous les jours. Leurs chevaux jeûnaient la plupart du temps, par quoi ils étaient vains, chétifs et maigres. Si étaient les plusieurs déferrés et fallait qu'ils attendissent le maréchal, qu'ils n'avaient pas à toute heure. Et, qui pis est, en avaient si peu que, toutes les fois qu'ils allaient en une entreprise pour rencontrer leurs ennemis ou pour faire quelque course, ils menaient tout et n'en laissaient nuls à séjour. Et encore n'étaient-ils pas trop, ni assez ; mais allaient très souvent deux à deux sur un cheval, et la plupart allaient à pied. Et, pour brief parler, tant d'hommes que de chevaux, la plupart étaient, qui borgne qui boiteux, et n'y avait qui ne portât les enseignes de son métier.

Les Anglais parvenaient-ils à s'emparer d'un de ces donjons occupés par une garnison fidèle à Charles VII, ils traitaient leurs adversaires avec la plus grande dureté. Les Anglais prirent le château d'Orsay. Ils en emmenèrent à Paris les défenseurs chacun un chevestre — collet — dedans le col, bien étroit fermé, accouplés l'un à l'autre comme chiens, venant à pied depuis ledit Chastel jusques à Paris, et étaient environ cinquante, sans les femmes et les petits pages.

L'aspect du pays est décrit par Thomas Basin. Il a parcouru la Champagne, la Brie, le Gâtinais, le Beauvaisis, le pays chartrain, le Maine, le Perche, le Vexin et le Valois. Les champs sont déserts, hirsutes, embroussaillés ; les arbres poussent comme en forêts vierges. On ne trouve de culture qu'autour des villes fortifiées et des châteaux à donjon, sur la distance où s'étend l'œil du guetteur posté au sommet des tours. Le guetteur découvrait-il au loin une invasion de brigands ou d'ennemis, à son de cornet ou de cloche il donnait l'alarme et chacun de se réfugier dans l'enceinte murée, avec bétail et butin. Et ce signal, en certains endroits, était devenu si fréquent que bœufs et chevaux, à l'entendre, couraient d'eux-mêmes à l'abri sans conducteur. Mais, dit Thomas Basin, comme en ces provinces aux champs étendus, villes et fermetés sont raresencore nombre de ces dernières avaient-elles été détruites durant les récents conflits, — le terrain mis en culture autour des enceintes fortifiées était minime comparativement à l'immensité des terrains vagues, encombrés de ronces et de brandes et d'arbres sauvages. On se croit-revenu au début de l'âge féodal.

Une région, commandée par une ville fortifiée ou par un puissant donjon, se trouvait-elle efficacement défendue par les hommes de guerre qui y résidaient, on y voyait renaître, assez rapidement, il est vrai, quelque prospérité. Le travail s'organisait dans la sécurité. Jean de Bueil est à Sablé, dont Guillaume de Brezé est capitaine. Le Jouvencel et ses compagnons demeurèrent en la ville par un espace de temps et crût leur renommée par tout le pays. Il n'était bruit que de leurs faits d'armes... Et tellement entretinrent la ville en paix et tout le pays d'environ... que, en peu de temps, le peuple multiplia et fructifièrent les marchandises.

Le 26 septembre 1423, à Graville dans le Maine, les Français, commandés par Jean d'Harcourt, remportèrent un succès signalé sur les Anglais que dirigeait William Pole ; mais le 17 août 1424, ils sont de nouveau battus à Verneuil, la plus sanglante bataille de la guerre. Une fois de plus, une armée numériquement très supérieure à celle de ses adversaires, fut vaincue par une fausse manœuvre de ses chefs. L'habile stratège Jean de Bueil, qui ne tarderait pas à commander les armées en qualité de maréchal de France, l'explique ainsi :

Les Français mirent un bon nombre de gens à cheval devant eux, lesquels furent reboutés contre eux, dont ils furent déconfits. Jamais gens de pied ne doivent mettre devant eux gens de cheval, car, quand les gens de cheval sont reboutés, ils heurtent souventes fois leurs gens, de la poitrine de cheval, et les rompent ; mais on les doit mettre sur les ailes.

La conséquence de la bataille de Verneuil fut de rendre les Anglais presque entièrement maîtres du pays au nord de la Loire, Sur les côtes de l'Océan résistait toujours victorieusement l'admirable Mont-St-Michel, que défendait inlassablement une troupe de gentilshommes normands assistés des humbles bourgeois et des pécheurs qui formaient la petite ville agrippée aux flancs du Mont ; et, sur les frontières d'Empire, résistait un autre îlot, en pleines terres, la châtellenie de Vaucouleurs, commandée par une manière de condottière, batailleur et industrieux, Robert de Baudricourt. De ce petit coin de terre, fidèle aux fleurs de lis, allait venir le salut.

Mais avant de conter la merveilleuse épopée de la jeune fille de Domrémy, signalons encore deux faits qui marquent à quel point les deux partis, Armagnacs et Bourguignons, le parti aristocratique et le parti populaire, continuaient de diviser la France.

A la nouvelle du désastre de Verneuil, les barons d'Auvergne, de Bourbonnais, de Guyenne et de Languedoc, l'aristocratie de ces provinces, vinrent spontanément offrir leur concours à Charles VII, avec les montres d'armes les plus nombreuses qu'ils avaient pu réunir ; mais le Mans tombait entre les mains des Anglais (28 mai 1428), et dans les conditions suivantes :

Le commun — gens du peuple —, écrit le Bourgeois de Paris, prirent les Armagnacs en si grand'haine, qu'ils laissèrent entrer lesdits capitaines — anglais —. Quand ils — les Anglais — furent dedans, ils commencèrent à crier : Ville gagnée !... Si se combattirent main à main, moult longuement, mais à la fin furent déconfits les Armagnacs, car la commune — les gens du peuple — les avoit en si grand'haine pour leur mauvestié que, par les fenêtres, ils leur jetaient grosses pierres dont ils tuaient eux et leurs chevaux, et quand aucun des Armagnacs échappait par bon cheval ou autrement, tantôt était tué du commun —parti populaire —. Et tant firent, c'est assavoir le capitaine nommé messire Talbot et du chastel — les Anglais demeurés dans le château de la ville — et la commune que douze cents Armagnacs demeurèrent en la place, sans ceux qui furent décollés qui avaient esté consentans de l'entrée des Armagnacs.

Jeanne la libératrice naquit le 5 janvier 1412, à Domrémy, eu la châtellenie de Vaucouleurs, sur les marches lorraines, en chambre du roi.

Son père, Jacquot d'Arc — prononcez d'Ai — était originaire du village d'Arc-en-Barrois — arrondissement de Chaumont —. Jacquot d'Arc jouissait à Domrémy d'une grande considération, il était doyen de la communauté, commandait le guet ; il possédait des terres arables, des prés et des bois, de quoi former un gaignage, c'est-à-dire un domaine qui exigeait l'emploi de plusieurs chevaux. Jacquot d'Arc, et son fils aîné Jacquemin, commandaient en la forteresse de Domrémy, nommée la maison de l'Ile, lieu de défense, rude et abrupt, construit à la pointe d'une manière de presqu'île que la Meuse entourait de son cours sinueux. C'était une sûreté, où gens et bétail trouvaient abri et dont la défense, en ces temps d'alertes, était dirigée par Jacquot d'Arc et son fils aîné. Ils y avaient réuni un arsenal d'armes et d'armures qu'ils répartissaient, quand sonnait l'alarme, entre les paysans transformés en défenseurs de la place. Aussi que de jours, et surtout que de nuits, Jeannette dut-elle passer à la belle étoile, l'oreille tendue au moindre bruit, attentive à guetter l'approche des Anglais de Montigny et de Nogent ou des Bourguignons d'Andelot, de Fouvent, de Vignory et de St-Dizier (Siméon Luce).

En juin 1425, Jeanne était dans sa treizième année. A midi, dans le jardin de son père, que les cloches de l'église voisine remplissaient de leur bourdonnement, des voix très douces, très suaves, l'appelèrent comme venant du lieu saint. Personne ne se trouvait dans la direction d'où venait le son. L'enfant fut prise de frayeur. Les jours suivants cet appel se renouvela. Les voix étaient harmonieuses et tendres, elles s'accompagnaient d'une grande clarté, et aussi d'un parfum plus agréable que celui des fleurs. Les voix étaient celles de l'archange Michel, protecteur du royaume de France, et des deux saintes, sainte Catherine et sainte Marguerite, dont les statues étaient placées dans l'église de Domrémy, jouxte l'autel.

A Domrémy, tout le monde était Armagnac, c'est-à-dire attaché à la cause royale, et il en allait de même dans la forteresse voisine de Vaucouleurs ; tandis que, tout alentour, dominaient les Bourguignons, et la région était sillonnée par les Anglais qui occupaient mainte forteresse.

A Vaucouleurs commandait, fidèle à son roi, sans l'ombre au reste de sentiment, un pittoresque personnage, Robert de Baudricourt. Hardi soldat, rude capitaine, habile aux coups de main et aux embûches et non moins habile aux roueries de la diplomatie et aux finasseries de l'homme d'affaires Le duc de Bedford, régent de France, préparait une expédition pour faire disparaître du pays ce dernier îlot demeuré hostile au roi d'Angleterre, au moment où des voix lumineuses, glissant sur le feuillage d'un petit enclos de vert tendu, murmuraient aux oreilles d'une fille de dix-sept ans :

Jeune pucelle bien heureuse,

Le Dieu du ciel vers vous m'envoie ;

Ne vous montrez de rien peureuse,

Prenez en vous parfaite joie.

Sa volonté et son plaisir

Est que alliez à Orléans

En faire les Anglais saillir

Et lever le sieige devant.

Puis après il vous conviendra

A Reims mener sacrer le roi.

Et au seigneur de Baudricourt

Allez dire que il vous mène

Incontinent le chemin court,

Que il est votre capitaine,

En habit d'homme, toute saine.

Et Dieu vous conduira toujours.

(Mistère du siège d'Orléans.)

Domrémy était placé sur une route passagère, qui faisait communiquer l'Italie, la vallée du Rhône, la Bourgogne, avec la Flandre. Les négociants se doublaient en ce temps de nouvellistes avertis : La maison de Jacques d'Arc était hospitalière et Jeanne apprenait, par les récits les plus divers, le détail des événements qui lui tenaient à cœur.

Au début de mai 1428, Jeanne se rendit auprès de son oncle, Durand Laxart, qui demeurait à Burey-le-Petit lès Vaucouleurs. Elle parvint à le convaincre de la réalité de sa mission. Accompagnée de l'oncle Laxart, elle partait pour Vaucouleurs le 13 mai 1428. Elle v arrivait vêtue d'une robe de laine rouge serrée à la taille d'où elle retombait en plis droits.

Agée de dix-sept ans, Jeanne plaisait par son allure vive et avenante. Son visage avait une expression claire et joyeuse. Elle était de taille moyenne, avait les épaules droites, les cheveux noirs, noirs aussi ses grands yeux. Elle avait l'air robuste, un peu rustique. Sa force, sa souplesse, son endurance feront l'admiration des hommes d'armes. Sur la beauté de ses formes et la beauté, un peu rude, de ses traits, tous les contemporains sont d'accord.

Jeanne et son oncle Laxart eurent bien de la peine à obtenir une audience de Baudricourt. Enfin ils y parvinrent grâce à deux jeunes écuyers. Bertrand de Poulangy et Jean de Metz, qui avaient été séduits par la franche allure et la bonne mine de la jeune fille. Baudricourt se laissa convaincre à son tour. Le 23 février 1429, une petite troupe quittait Vaucouleurs pour aller rejoindre Charles VII à Chinon. Elle comprenait Jeanne d'Arc, Jean de Metz et Bertrand de Poulangy, quatre servants, un messager du roi, Colet de Vienne, et un archer nommé Richard.

La terrible défaite subie le 12 février auprès de Rouvray-St-Denis et connue sous le nom de Journée des Harengs, semblait avoir porté le dernier coup à la cause des Valois. Le combat avait tiré son nom du fait que les Français avaient cru pouvoir attaquer victorieusement un convoi de ravitaillement anglais où se trouvaient trois cents chariots chargés de harengs : la grande nourriture populaire au moyen âge, bien plus que le pain, dans les villes tout au moins. Orléans, dernière place forte de la Loire, était sur le point de succomber sous les attaques des Anglais.

Jeanne fut introduite auprès de Charles VII, le 8 mars, à la nuit tombante. Près de trois cents chevaliers remplissaient la grande salle du château de Chinon, où cinquante torches répandaient leur clarté en brasillant ; des bourrées crépitaient sous le manteau de la haute cheminée conservée jusqu'à nos jours. Jeanne s'avança vers le roi :

Très noble Dauphin, je suis venue de la part de Dieu pour vous aider, vous et votre royaume.

Sa voix douce et claire, sa beauté agreste dans la fleur de sa dix-huitième année, ses mouvements jeunes et francs prévenaient en sa faveur.

Roi, lui disait la Pucelle, soyez toujours humble et doux envers Dieu et il vous aidera.

Charles VII se promenait le lendemain sur les bords de la Loire avec ses familiers, quand il s'arrêta, surpris de voir avec quelle grâce et quelle hardiesse la Pucelle venue de Vaucouleurs courait une lance sur un destrier. Lejeune duc d'Alençon en fut pris d'un enthousiasme qui ne devait plus faiblir.

Des vivres avaient été réunis à Blois pour le ravitaillement d'Orléans. Jeanne déclara qu'elle se chargeait de les introduire dans la ville. Le roi lui donna un brevet de chef de guerre. Cette expression a fait illusion aux meilleurs historiens et aux plus récents. Elle ne signifiait pas du tout que Jeanne commanderait en chef l'armée française.

Le chef de guerre avait dans les armées du XVe siècle un rôle déterminé. Son importance correspondait approximativement à celle du colonel dans les armées royales au XVIIIe siècle. Il avait qualité pour recruter une troupe d'hommes d'armes, à sa guise et sous sa responsabilité, qu'il habillait comme il l'entendait, dotait d'une bannière figurée à son désir ; c'était sa compagnie : au XVIIIe siècle on eût dit son régiment. Le chef suprême des armées était le roi, à son défaut le lieutenant du roi, sous ses ordres le connétable, les maréchaux : et, sous la direction de ces grands chefs, les chefs de guerre dont chacun représentait sa compagnie et qui étaient assez nombreux. Chaque chef de guerre recevait de celui pour qui il combattait, roi, simple seigneur ou municipalité, une somme convenue qui lui permettait d'équiper, de nourrir et de solder ses hommes. Charles d'Anjou, lieutenant général, réunit ses officiers en conseil (vers 1425) :

... fit préparer une grant salle pour tenir conseil comme lieutenant général, et se seist sur son siège et tous seigneurs et chefs de guerre environ lui... Il prend leur avis et conclut :

Il a semblé à tous ces seigneurs, capitaines et chefs de guerre qui ici sont...

Un autre passage du Jouvencel va nous montrer ces chefs de guerre au milieu de leurs hommes :

Sur le champ de bataille, à la fin du jour. L'action a été chaude : L'un est las, l'autre son harnais le casse... les chefs de guerre ne peuvent plus parler à force de crier. On ne les oït plus et, si on les oït — entend —, si n'en fait l'on point semblant. Les chefs n'ont pas à faire à un homme seul, ils ont à faire à toute la compagnie...

Ces deux passages nous montrent bien le rôle des chefs de guerre, d'une part. dans le conseil, d'autre part au fort de l'action, dirigeant, soutenant, ralliant et réconfortant chacun les hommes de sa compagnie. Jeanne écrit dans sa lettre à Henri VI :

Je suis chef de guerre...

Voilà donc son rôle à l'armée bien précisé. On commet une lourde erreur en lui attribuant un commandement sur toute l'armée française : erreur qui fausse le caractère de son action et empêche de le comprendre. Ajoutons que chacun de ces chefs de guerre avait dans les conseils et dans la conduite des affaires une importance qui variait suivant sa valeur personnelle et sa renommée. Après Orléans et Patay, l'importance de Jeanne, chef de guerre devint très grande ; mais officiellement elle n'eut jamais d'autres fonctions que celles qui viennent d'être indiquées.

Au moment d'entamer le récit de la bataille de Patay, l'auteur de la Chronique Martiniane écrit : Ceux qui menaient l'avant-garde, le connétable et le maréchal de Boussac, La Hire, Pothon — Xaintrailles — et Anthoine de Chabannes, et Jehanne la Pucelle et autres capitaines... Voilà Jeanne d'Arc très exactement située parmi les plus fameux chefs de guerre du temps, La Hire, Xaintrailles, Chabannes, sous les ordres du connétable et d'un maréchal de France.

La compagnie, dont Jeanne était chef, fut de peu d'importance au début, lors de la marche sur Orléans. Elle ne comprenait que trois lances, ce qui faisait, avec les écuyers et les servants, une quinzaine d'hommes. Dans la suite sa compagnie grandira numériquement. En mai 1430, quand elle entrera à Compiègne. Jeanne mènera sous sa bannière, trois à quatre cents hommes, dont cent cavaliers, soixante-huit archers et arbalétriers et deux trompettes. Son lieutenant était un Italien. Barthélémy Baretta. A la compagnie étaient attachés un chapelain, et un secrétaire pour les comptes et les écritures. Et, comme le dit fort bien un de ses plus récents historiens. M Jules d'Auriac, il nous plaît de nous représenter Jeanne d'Arc à dix-huit ans, soldant ses hommes, assurant leur entretien, vérifiant le bon état de leurs armes et la solidité de leurs armures... Voilà Jeanne dans son vrai rôle. Il n'en est pas de plus beau ni dont nous autres Français, si fiers d'elle, puissions être plus fiers.

Jeanne a été la vierge des combats, guerrière dans Filme. Du guerrier elle avait la hardiesse, le courage, l'endurance, l'énergie. Elle restait à cheval, sous sa blanche armure en plates d'acier, des journées et des nuits entières. Après une année et demie de chevauchées incessantes son beau corps en fut déformé. De l'homme d'armes elle avait la rude allure et un langage qui ne laissait pas d'être celui du troupier. Les juges de Rouen lui reprocheront ses jurons. Elle se tenait merveilleusement à cheval, chevauchant les coursiers noirs et malicieux — Livre noir de La Rochelle).

Le Bourguignon Monstrelet dira aussi : Elle était hardie de chevaucher chevaux et les mener boire et aussi de faire apertises — exploits — d'hommes d'armes. Elle ne se plaisait guère qu'en la compagnie des hommes de guerre ; elle aimait leur droiture, leur rondeur, leur loyauté ; elle ne pouvait souffrir les docteurs en robe, ni les théologiens. Elle était simplette en toutes choses, dira l'un des témoins du procès de réhabilitation, hormis ce qui avait trait à la guerre où elle était des plus expertes. — Elle était fort habile, dira le duc d'Alençon, soit à manier la lance, soit à rassembler une armée, à ordonner les batailles ou à disposer l'artillerie. Sur ce dernier point s'accorderont tous les témoins appelés à parler. Citons encore ce qu'en dit Monstrelet, du camp ennemi :

Et toujours Jeanne la Pucelle au front devant, atout — avec — son étendart. Et lors, par toutes les marches, n'était plus grand bruit ni renommée comme il était d'elle et de nul autre homme de guerre.

A quoi, il faut joindre sa coquetterie, un des traits charmants de son caractère, et qui ne la diminue pas, au contraire. Les cadeaux les plus agréables qu'on pùt lui faire consistaient en beaux chevaux, en belles armes et armures, puis en riches étoffes et parures précieuses.

A Domrémy Jeanne portait une robe de laine rouge. Elle arriva à Chinon vêtue, en homme, de gros gris noir. Elle avait pourpoint noir, chausses attachées, robe courte de gros gris noir, cheveux ronds — coupés à l'écuelle — et noirs, et un chapeau noir sur la tête. Dans la suite elle revêt les armures blanches en plates d'acier, les huques de drap d'or, les lingues rouges, les tabards — manteaux longs — de velours cramoisi semé d'orties au naturel, les armes de Charles d'Orléans, les étoffes de soie couleur pourpre battues d'or et d'argent. Quand elle n'avait pas son armure, elle était vêtue en chevalier, souliers lacés dehors le pied, pourpoint et chausses justes — collantes — et un chapelet — petit chapeau — sur la tête et portait très nobles habits de drap d'or et de soie bien fourrée Chronique des Cordeliers).

Le chancelier de France, archevêque de Reims, Regnauld de Chartres, lui reprochera vivement sa coquetterie et de dépenser tant d'argent à sa toilette. Aussi bien sa belle huque d'or, qu'elle avait jetée par-dessus son armure, ne contribuera-telle pas à sa capture sous les murs de Compiègne ? Les Bourguignons la saisiront par les pans de sa huque pour la faire tomber de cheval.

Le 29 avril 1429, Jeanne parut en vue d'Orléans, suivie de l'armée royale. Le lendemain la ville était ravitaillée. Le 4 mai, était emportée, du premier élan, la bastille dite de St-Loup que les Anglais avaient construite sur les bords du fleuve. La redoutable ceinture de pierre et de bois, dont sept mois de travaux incessants avaient entouré la ville assiégée, était rompue. La bastille St-Jean-le-Blanc, bondée d'Anglais, fut enlevée le 6 mai. Sous les traits, les carreaux et les pierres que faisait pleuvoir l'ennemi, Jeanne criait aux siens en agitant son enseigne : Au nom Dieu ! hardi ! en avant ! Puis ce fut le tour de la bastille des Augustins et du fort des Tourelles.

Les Anglais, qui avaient accueilli Jeanne par des injures grossières, sont remplis de terreur. Jamais je n'ouïs parler de telle, s'écrie Suffolk leur capitaine, si ce n'est diable d'enfer. Les Tourelles furent prises le 7 mai. Douloureusement blessée à l'épaule vers le milieu de la journée, Jeanne n'avait rien mangé depuis le matin ; elle avait soutenu tout l'effort de l'attaque sous son armure de fer et le soir la trouvait encore vaillante, allante, rieuse. De la nuit close à l'aube crevée, les clochers d'Orléans firent retentir des chants de victoire ; les feux de joie s'allumaient aux carrefours ; rues et venelles répétaient en échos sonores : Noël ! Noël ! tandis que cornets et buccines sonnaient les marches triomphales. Et le lendemain, 8 mai 1429, les Anglais décampaient.

L'an mil quatre cent vingt-neuf

Reprint à luire le soleil,

dit Christine de Pisan en son beau langage.

Telle fut la panique semée parmi les croix rouges, que Bedford dut faire expédier des lettres aux capitaines établis dans les ports de France pour leur ordonner d'arrêter les déserteurs qui y affluaient en réclamant des bateaux pour repasser la Manche, tandis que, en Angleterre, on ne parvenait plus à embarquer les soldats destinés à la guerre de France.

Et les villes sont prises sur les Anglais les unes après les autres : Jargeau, Meung-sur-Loire, Beaugency.

La bataille de Patay se place au 18 juin (1429). Les Anglais, sous les ordres des capitaines les plus renommés, Talbot, Falstoff, Ramston, Scales, s'étaient installés derrière des haies et des buissons où ils espéraient trouver une ligne de défense. L'armée française était commandée par le duc d'Alençon, lieutenant du roi. Comme on demandait à Jeanne son avis sur l'opération .à engager :

Foncez sur les Anglais et frappez hardiment : ils prendront la fuite.

Ce qui advint. L'illustre John Talbot se trouva parmi les prisonniers. On l'appelait le bouclier de l'Angleterre. Il portait le titre de maréchal de France. John Falstoff prit la fuite. Les Anglais en firent un bouc émissaire et l'on sait la silhouette ridicule et burlesque que Shakespeare en a tracée.

Dès après la bataille de Patay, Jeanne reprit avec une énergie accrue son projet de la marche sur Reims, où celui qu'elle appelait encore le Dauphin devait être couronné. Les historiens n'ont pas tous compris la justesse des vues de la Pucelle. Il était certain que, du jour où l'unité de sentiments se serait formée autour de Charles VII, les Anglais ne tiendraient plus en France. Il faut songer au prestige du sacre de Reims. L'acte en devait rallier les hésitants, éveiller les indifférents. Jeanne l'avait bien compris en sa claire intelligence. Les États généraux de 1484 le rappelleront en termes précis : Devant le temps que le roi Charles VII fut sacré et couronné, plusieurs inconvénients advinrent au royaume, car la plupart des sujets devant sondit sacre ne lui voulaient obéir et les ennemis envahissaient le royaume et rie courait aucune justice fors pilleries et oppressions, et sitôt qu'il fut couronné ne cessa de prospérer et d'avoir victoire sur ses ennemis.

Le sacre de Charles VII à Reins portera un coup mortel à la cause anglaise en France. On se dirigea vers la ville, victorieusement, à travers des pays qui subissaient encore les lois de l'ennemi. La cérémonie eut lieu le 17 juillet. La Pucelle priait auprès du roi, jouxte l'autel. A ses côtés, un moine tenait sa bannière. La foule remplissait les nefs des cris : Noël ! Noël ! Jeanne se précipitait aux pieds de son prince, émue de joie. Elle lui disait en lui embrassant les genoux : Gentil roi, or est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que vous vinssiez à Reims recevoir votre digne sacre en montrant que vous êtes vrai roi.

Et une grande joie, dit l'un des spectateurs, vint à ceux qui la virent ainsi, et beaucoup pleuraient.

A vrai dire, ici le rôle de Jeanne était terminé. Elle en eut le sentiment. Elle désira revenir en son paisible village, auprès de ses parents, mais ne put s'y décider. Elle aimait trop la guerre, les rumeurs sonores et les émotions des combats. Elle ne put se décider à se séparer de ses chers hommes d'armes, à renoncer aux belles expertises, aux hauts faits de l'épée. Elle va se trouver à la tête du parti qui, autour de Charles VIL se prononcera pour la guerre à outrance, sans trêve, sans arrêt, jusqu'à ce que les Anglais fussent boutés hors de France ; elle était suivie par le duc d'Alençon, par le duc René de. Bar, par Dunois, par tous les chefs de guerre, les La Hire, les Chabannes, les Xaintrailles. Le parti opposé, formé de ceux qu'on nommerait de nos jours les pacifistes, et qui voulait négocier avec le duc de Bourgogne, avec le roi d'Angleterre lui-même, était dirigé par l'habile chancelier de France. Regnauld de Chartres, archevêque de Reims, par les favoris du roi La Trémoïlle et Gaucourt, par le comte de Clermont :

Nous n'aurons la paix qu'au bout de la lance, disait Jeanne. — Au bout de la plume, répliquait le chancelier.

Vers les idées de son chancelier, Charles VII inclinait par tempérament. Ces divergences iront s'accentuant. Elles produiront l'échec de la tentative sur Paris — 8 septembre 1429), où Jeanne ne fut pas soutenue, et la retraite sur la Loire. Le 28 août 1429, Charles VII avait quitté Compiègne pour se diriger vers ses provinces du centre. Il venait de conclure avec le duc de Bourgogne des trêves de quatre mois, prolongées peu après. Le traité stipulait que les Bourguignons auraient la garde de Paris.

Incapable de se plier aux exigences d'une politique à laquelle une nature comme la sienne, toute de foi et d'action, ne pouvait s'harmoniser, Jeanne se désolait d'être traînée inactive de Gien-sur-Loire à Selles en Berry, puis à Bourges, à Montargis, à Loches, à Jargeau, à Issoudun, enfin au beau château de Mehun-sur-Yèvre. Certes le roi lui donnait autant d'argent qu'elle en désirait, les chevaux de race qu'elle aimait à chevaucher, les belles robes, les étoffes somptueuses dont elle aimait à se vêtir ; le roi l'anoblissait, elle, son père, ses frères, toute sa famille ; mais par tout cet éclat n'étaient pas étouffées les voix qui l'appelaient à de nouvelles batailles. Cédant à ses instances, sur la fin d'octobre 1429, Charles VII autorisait enfin Jeanne d'Arc chef de guerre, à partir avec sa compagnie utilement renforcée, pour la conqueste de diverses places que les Bourguignons possédaient encore dans la région de la Loire. Elle commença par aller mettre le siège devant St-Pierre-le Moutier. Ici se place encore un incident caractéristique.

A une première attaque les assaillants furent repoussés. Le fidèle d'Aulon, un vieil écuyer attaché à la Pucelle, ne cessait de veiller sur elle. Il l'aperçoit seule, auprès des remparts. A peine quelques hommes d'armes, particulièrement dévoués, demeuraient auprès d'elle. Brochant son cheval, d'Aulon la rejoint et la supplie de se retirer ; mais Jeanne, relevant la visière de son beau-met :

Je ne suis pas seule — et ses yeux fixaient un regard inspiré à la crête des remparts dont elle se sentait déjà maîtresse — j'ai encore en ma compagnie cinquante mille de mes gens et je ne partirai que je n'aie pris la ville...

Jean d'Aulon regardait autour de lui dans le plus grand étonnement :

Quelque chose qu'elle me dit, déclare-t-il avec bonhomie, elle n'avait pas avec elle plus de quatre ou cinq hommes.

Et comme d'Aulon insistait, Jeanne, pour toute réponse, lui ordonna de faire apporter claies et taudis, fagots et échelles pour l'escalade des remparts.

En nom Dieu, à l'assaut ! criait la jeune fille, la ville est à nous !

Et la ville fut prise, conclut le fidèle écuyer, de plus en plus ahuri.

Le 28 mars 1430, Jeanne se trouvait avec son roi à Sully-sur-Loire. Elle était lasse des discussions incessantes avec lui et avec ses conseillers, mécontente, dit Perceval de Cagny, de la manière qu'ils tenoient pour le recouvrement du royaume. Elle avait rassemblé les hommes de sa compagnie et terminé, d'une manière peu apparente, les préparatifs utiles à ses projets. Brusquement, sans prendre congé, elle fila avec sa troupe vers Lagny-sur-Marne, où elle savait qu'on faisait bonne guerre aux Anglais.

Nous touchons à l'un des moments les plus importants de sa vie. Représentons-nous Jeanne dans ses rapports avec le roi. Certes, il y eut entre eux des discussions vives, violentes. Elle ne vouloit croire conseil, ains — mais — faisoit tout à son plaisir, dira Regnauld de Chartres. Quand elle était en opposition avec les ministres et les familiers de Charles VII :

Vous avez été à votre conseil, j'ai été au mien.

Son conseil c'était ses voix, les voix du ciel, la voix de Dieu. On ne diminuera pas la sublime héroïne en disant que, à cette époque de sa vie, dans les conseils de Charles VII où elle siégeait comme chef de guerre, elle devait être insupportable. Comment discuter avec une jeune personne qui parle tout le temps au nom du bon Dieu ? Regnauld de Chartres, sans aucun doute, disait vrai quand il prétendait qu'elle n'entendait plus raison.

Et l'on doit comprendre les sentiments de Charles VII à la : suite de cette dernière équipée. Sans se soucier des ordres du roi, des traités conclus, et qu'elle aurait — si elle avait agi avec l'approbation du roi — violés ouvertement, elle retourna sur les bords de la Seine et de l'Oise donner, non seulement aux Anglais, mais aux Bourguignons bonnes bulles et bons torchons. Ce sont ses expressions. Quel monarque aurait toléré pareille façon d'agir d'un capitaine soumis à ses ordres et combattant à ses gages et en son nom ?

Qu'elle aille se faire pendre ! dit peut-être Charles VII en un mouvement d'humeur, somme toute justifiée. Et Regnauld de Chartres et La Trémoïlle en éprouvèrent un sentiment de soulagement : Ouf ! A la tête de sa compagnie, Jeanne marcha à la rescousse de Lagny.

Compagnie dont la composition est des plus curieuses. L'Italien Baretta en est toujours le lieutenant, ce qui veut dire qu'il la commande en l'absence de Jeanne d'Arc. Aussi y trouve-t-on nombre d'Italiens, puis des Ecossais, et des Français naturellement. A l'expédition se sont joints les plus rudes et durs guerroyeurs de l'époque, routiers recuits sous le harnais de fer, les deux Poton à savoir Poton de Xaintrailles et Poton le Bourguignon, Ambroise de Loré, Jean Foucaut, Jacques de Chabannes, Rigaud de Fontaines, Geoffroi de St-Belin, âpres gaillards et qui ne connaissent d'autre métier, d'autre honneur, d'autre joie, d'autre source de profit ou moyen d'existence qu'embûches, escalades et ra ;rands coups d'épée. Plusieurs d'entre eux, St-Belin, Chabannes, Xaintrailles figureront, après la paix d'Arras, parmi les capitaines des terribles écorcheurs.

La bande se dirigea sur Lagny. Chemin faisant elle rencontra, suivi de ses hommes, un fameux chef de guerre bourguignon, Franquet d'Arras, redoutable soudard, mi-parti brigand et guerrier. Jeanne l'attaqua, le vainquit, le fit prisonnier ; après quoi on lui coupa la tête. Ce combat, du mois de mars 1430, n'a pas été mis suffisamment en relief. Ici Jeanne commanda effectivement sa petite armée. Chef de guerre elle dirigea sa compagnie dans ce duel avec un chef de guerre du parti adverse, condottière éprouvé, et remporta sur lui une victoire complète.

Les premières semaines de mai furent employées à diverses escarmouches dans l'Ile-de-France et le Valois. Jeanne se trouvait à Crépy quand elle apprit que l'armée du duc de Bourgogne était venue mettre le siège devant Compiègne. Philippe le Bon prétendait que cette place lui devait être remise en vertu des trêves conclues avec Charles VII. Environ minuit elle monta à cheval et, suivie de sa compagnie (300 à 400 hommes — chevaucha jusqu'à l'aube. Dans la matinée du 14 mai elle entrait dans Compiègne. Or il faut savoir que la municipalité de Compiègne avait reçu de Charles VII l'ordre d'ouvrir les portes de la ville au duc de Bourgogne ; mais elle s'y refusait obstinément. Il faut savoir aussi que Charles VII et ses conseillers espéraient, à la suite de ces trêves avec les Bourguignons, parvenir avec eux à un accord général et définitif. De nouvelles conférences étaient décidées ; mais Philippe le Bon rompit ces négociations et précisément parce que Compiègne n'était pas remis entre ses mains. La municipalité, soutenue par un rude et cruel capitaine, Guillaume de Flavy, qui commandait dans la place, continuait à faire la sourde oreille à toutes les injonctions de Charles VII, du comte de Clermont et de Regnauld de Chartres. Et voici que Jeanne venait l'étayer dans sa résistance.

La malheureuse sortie où la Pucelle, victime de son intrépidité, fut prise par les Bourguignons, se place au 23 mai 1430. De même qu'on voyait toujours la vaillante enfant sur le front quand sonnait la charge, elle voulut rester la dernière pour couvrir la retraite de ses compagnons. C'est un écrivain bourguignon, et qui se trouvait sur les lieux, Monstrelet, qui va nous montrer le-jeune chef de guerre dans les derniers moments de son admirable carrière militaire :

Iceux François, voyant leurs ennemis multiplier eu grand nombre, se retirèrent devers la ville, toujours la Pucelle avec eux sur le derrière, faisant grand manière d'entretenir ses gens et les ramener sans perte ; capitaine vigilant jusqu'à la minute suprême et, dans le moment même où ses jours étaient en péril, ne songeant qu'à ordonner de la manière la plus favorable la retraite de ses soldats. Ainsi, criant, se battant, se culbutant, Français, Anglais et Bourguignons arrivèrent à la tête du pont, sur les fossés de la ville. Bourguignons de Flavy, qui commandait dans Compiègne, vit la place menacée par le flot des ennemis — plus de deux mille hommes, — dit Monstrelet. Il ordonna de relever le pont-levis. Jeanne était perdue.

Une grappe humaine s'accrochait au caparaçon de son cheval, tirait la bête par la bride, tirait Jeanne elle-même par les pans de sa huque d'or. Elle se défendait à grands coups d'épée, quand un archer picard, grimpé sur la croupe de son cheval, la saisit à bras-le-corps et roula avec elle sur l'herbe foulée. La prisonnière fut conduite au logis du capitaine bourguignon, Jean de Luxembourg Jean de Luxembourg la vendit aux Anglais.

La captivité et le procès de Rouen. Honte éternelle de ceux qui s'acharnèrent contre l'enfant sublime. L'Université de Paris s'y déshonora obstinément et il fallut des siècles pour qu'elle se relevât de l'opprobre dont elle s'y était couverte. Il n'y a rien de plus beau que les procès-verbaux du procès de condamnation. C'est la plus haute épopée, le drame le plus émouvant. Auprès des réponses de Jeanne à ses juges, que sont les vers d'Homère ou les tragédies de Shakespeare ? On ne trouverait dans la littérature de tous les temps qu'une seule œuvre qui puisse être mise en regard de ces interrogatoires d'une enfant rustique moralement torturée par des prélats et des théologiens, ce sont les évangiles. Un même esprit vivifie les uns et les autres, le génie du peuple, franc, candide, intelligent, simple et droit, face aux pharisiens.

Le 29 mai 1431, en la chapelle du vieux château de Rouen, Jeanne, la bonne Lorraine était déclarée, par des hommes d'Église, hérétique et relapse. Le lendemain, mercredi 30 mai, au matin, le dominicain Martin Ladvenu vint la prévenir qu'elle serait brûlée. Dans ce moment la Pucelle eut un frisson de douleur :

Mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrumpu, sera consumé et réduit en cendres ! J'en appelle à Dieu, le grand juge, des grands torts et ingrevances qui me sont faits !

Elle demanda que, pour aller au supplice, elle fût vêtue d'une chemise longue. Le bûcher avait été dressé à Rouen sur la place du Vieux Marché. Un écriteau y avait été fixé, où se lisaient ces mots :

Jehanne qui s'est fait nommer Pucelle, menteresse, pernicieuse, abuseresse de peuple, devineresse, superstitieuse, blasphémeresse de Dieu, présomptueuse, malcréant de la foy de Jhésus-Christ, vanteresse, ydolâtre, cruelle, dissolue, invocatrice de diables, apostate, scismatique et hérétique.

En sa longue chemise, elle s'avança sur la charrette des condamnés, coiffée d'une mitre pointue en papier blanc, portant l'inscription :

Hérétique, relapse, apostate, ydolâtre.

Sur la place du Vieux Marché on lui fit un nouveau sermon. On n'imagine pas le nombre de sermons que les hommes d'Église, qui l'envoyaient au supplice, firent à cette pauvre enfant, en ses derniers jours. Puis l'horrible Cauchon — une brute en soutane, un ambitieux borné — lut la sentence. Plusieurs Anglais trouvaient que cette cérémonie durait bien longtemps. Les prélats se prélassaient. Les Anglais criaient à l'évêque de Beauvais : Nous feras-tu dîner ici ? Alors les hommes d'Église, qui avaient livré Jeanne à la mort, s'éloignèrent. Le bourreau approchait la flamme des fagots. Jeanne demandait une croix. Un soldat anglais en fit une de deux morceaux de bois qu'il noua l'un sin. l'autre. Jeanne la prit et la serra sur son cœur.

La plupart des spectateurs pleuraient, vaincus par la pieuse vaillance de la martyre, et voici que les Anglais eux-mêmes éclataient en sanglots. Plusieurs de ses bourreaux frissonnaient de remords. Les flammes montaient autour de la Pucelle, en l'entourant d'une gloire plus radieuse que celle des saints, et le nom de Jésus, qu'elle répétait avec confiance, flottait encore sur ses lèvres au moment où elle quittait un monde trop méchant et trop bête pour son idéale beauté.

 

Charles le Victorieux.

La prise de Jeanne d'Arc n'avait pas porté bonheur aux Anglo-Bourguignons devant Compiègne. Ils durent lever le siège (28 octobre 1430) abandonnant matériel et artillerie, qui fut la chose qui plus leur greva et donna blasme. Cet échec, infligé aux armées de Henri VI et de Philippe le Bon, produisit une vive sensation de Noyon à Beauvais et de Soissons à Reims. Partout les Anglo-Bourguignons sont traqués, chassés de leurs repaires. Aussi bien dès ce moment la cause anglaise semble perdue en France. L'énergie et la valeur du régent Jean de Lancastre, duc de Bedford, en prolongeaient seules la domination.

Nous arrivons au traité d'Arras, où se scellera la réconciliation des maisons de France et de Bourgogne. A cette réconciliation tant de mains et tant de cœurs avaient besogné : Jeanne d'Arc, Colette de Corbie et jusqu'aux Pères du concile de Bâle. Jouvenel des Ursins disait justement :

Selon mon pauvre avis, je pense à damner plus largement les divisions comme étant la cause de la destruction de ce royaume.

Olivier de la Marche a marqué en termes touchants les raisons qui déterminèrent Philippe le Bon à apaiser son ressentiment au pied du trône de France :

Et de la part du bon duc Philippe, semble que ce qui le fit légèrement — facilement — condescendre fut au regard du salut du royaume de France, au noble sang dont il était issu, qui lui bouillait en l'estomac et à l'entour du cœur, et aux grans biens qu'il avait reçus, en ses prédécesseurs, de la maison royale. Ces trois choses, qui font une, lui firent oublier l'offense — l'assassinat de son père, Jean sans Peur.

Secondement, la petite affinité et amour qu'il avait aux Anglais, et tiercement l'honneur et vertu de lui, et qui toujours et toute sa vie, quelque offensé, quelque aiguillonné, quelque piqué ou point qu'il eût été par plusieurs fois, il a toujours tendu la main, de tout effet et de tout pouvoir, à soutenir, maintenir et garder la royale majesté de France, vécut et mourut noble et entier Français, de sang, de cœur et de volonté.

Le peuple d'Arras, en voyant la familiarité si merveilleusement survenue entre les deux princes, Charles VII et Philippe le Bon, en pleurait de joie. Spontanément s'organisèrent danses et caroles parmi les rues ; mais eu Angleterre la consternation fut telle que des troubles en résultèrent de divers côtés. Les historiens disent que l'illustre duc de Bedford en mourut de chagrin (13 septembre 1435). Partout en France les Anglais sont débordés. Le 13 avril 1436, le connétable de Richemond entrait dans Paris et l'Université parisienne, par une hardie virevolte sur le procès de Jeanne d'Arc, suppliait humblement Charles VII de revenir en sa bonne ville. Dans le pays de Caux et autres lieux de Normandie, les Anglais avaient cru pouvoir armer les paysans : ces armes se tournèrent contre eux.

Les Français, sous l'aiguillon du ressentiment, en songeant à tout ce que les Anglais leur avaient fait souffrir, et depuis si longtemps, outraient parfois leur vengeance : Le vingt-cinquième jour de septembre (1441) emmenèrent les gens d'armes les prisonniers — anglais —, qu'ils avaient amenés à Paris après la prise de Pontoise, en leurs forteresses, moult piteusement, car ils les menaient au pain de douleur, deux et deux accouplés de très forts chevestres — collets —, tout ainsi comme on mène chiens à la chasse, eux montés sur grands chevaux qui moult tôt allaient ; et les prisonniers étaient sans chaperon, tous nu-teste, chacun un pauvre haillon vêtu, tous sans chausses, ni souliers la plus grand'partie ; bref on leur avait tout ôté, jusqu'aux braies... et tous qui ne pouvaient rançonner — payer rançon —, ils les menaient en grève, vers le Port-au-Foin, et les liaient pieds et mains, sans merci, moins que de chiens, et là les noyaient voyant tout le peuple...

Thomas Basin a montré admirablement comment, après le traité d'Arras, les divisions entre Français s'étant apaisées, l'Anglais est devenu pour tous l'ennemi commun : Les Français et les Normands qui se trouvaient encore sous la domination anglaise, brillaient d'une haine de plus en plus vive contre les Anglais. Ils comprenaient que leur suzeraineté serait pour eux une source de continuelles misères ; ils comprenaient qu'ils ne cherchaient pas le bien du pays, ni le repos de leurs subordonnés, eux qui, depuis plus de vingt ans, les avaient affligés d'une guerre incessante, mais qu'en eux brillait une haine innée, invétérée, de la nation française qu'ils voulaient accabler do peines et de misères jusqu'à extermination, en sorte que, entre Français et Anglais, qui se méprisaient réciproquement, haine et défiance allaient grandissant. Thomas Basin dit encore : La paix faite entre Français et Bourguignons, les Français n'avaient plus que les Anglais à combattre, ce qui devait leur assurer une victoire facile, s'ils parvenaient à ordonner leurs armées.

Les deux dernières batailles importantes de la guerre de Cent ans furent les batailles de Formigny (15 avril 1450) et, de Castillon (17 juillet 1453). Dans la première des deux journées, les troupes de Charles VII furent commandées par le comte de Clermont. Les Anglais perdirent la bataille, dit Jean de Bueil, par suite d'une fausse manœuvre : Quand ils virent les Français en plus grand nombre qu'ils ne cuidaient — pensaient —, ils s'avisèrent d'aller prendre place plus avantageuse et, en y allant, se dévoyèrent — se mirent en désordre — et par ce, furent desconfits. A Formigny la chevalerie française prit sa revanche de ses précédentes défaites, car c'est aux charges de la cavalerie française placée aux deux ailes et opportunément mise en action, que fut due la victoire. Pour la première fois dans une grande bataille, les Anglais étaient plus nombreux que les Français. La victoire du comte de Clermont eut un grand retentissement. Les Anglais en perdirent tout entrain et bon vouloir.

A Castillon (17 juillet 1453), Jean de Bueil était l'un des deux chefs de l'armée française. L'autre était Jacques de Chabannes, l'un des derniers compagnons de Jeanne d'Arc. Les Anglais étaient commandés par l'illustre Talbot. Comme à Formigny, ils étaient plus nombreux, deux fois plus nombreux que leurs adversaires ; mais depuis Crécy, Poitiers et Azincourt les rôles étaient renversés : la supériorité de l'organisation et surtout celle de l'arme nouvelle, l'artillerie, était du côté des Français. A chaque coup qu'il tirait, l'un des canons de M° Girault enlevait cinq ou six Anglais. La défaite subie par l'armée de Henri VI fut écrasante. Le vieux Talbot, le dernier survivant des grands combats, était parmi les morts. Les quelques villes de Guyenne où dominaient encore les croix rouges, capitulèrent, Bordeaux le 17 octobre (1453). Les Anglais ne devaient conserver en France que Calais : le beau port qui ne serait reconquis qu'au xvie siècle par le grand duc de Guise.

En ces derniers et si rapides succès remportés par les Français, une grande place doit être faite, comme nous venons de le dire, à l'artillerie. Les progrès réalisés par elle étaient dus, en majeure partie, à l'activité d'un homme de génie, Jean Bureau : Un Parisien, dit Thomas Basin, de famille plébéienne, de petite taille, mais grand par la hardiesse et par la pensée. Il garnit les places fortes occupées par les Français d'une artillerie telle qu'elles en devenaient imprenables. Assiégés dans Caen, les Anglais y avaient concentré des moyens de défense importants ; mais les Français mirent en action une bombarde d'une telle puissance — pour l'époque — que les assiégés épouvantés capitulèrent au premier coup qu'elle tira (1er juillet 1450). On pense aux effets du 420 boche dans les premiers temps de la dernière guerre. Au siège de Cherbourg les Français installèrent leurs pièces d'artillerie à marée basse, sur la plage. Ils savaient les garantir de telle façon que la marée en les recouvrant ne les pouvait endommager, et, à peine le flot s'était-il retiré, que le tir des pièces reprenait de plus belle. La place fut réduite en moins d'un mois.

La date de 1453 est considérée généralement comme bornant la guerre de Cent ans ; mais ce ne sera que le 3 novembre 1492, que le traité d'Étaples mettra officiellement fin au grand conflit. Nous avons dit que cette guerre avait commencé en réalité en 1296 : sur près de deux siècles la lutte s'était étendue.

Charles VII, le petit roi malingre et étriqué, frêle et fuyant, timide et renfermé, se montra un admirable organisateur. Il était d'apparence menue et grêle, les épaules droites, le visage aux traits fins et plaisants. Il s'habillait avec recherche, généralement en vert. Quand il mettait une de ces tuniques courtes qui ne descendaient que jusqu'aux cuisses, en ses chausses collantes à la mode du temps, apparaissaient ses jambes tortues et ses genoux cagneux. On parle beaucoup de l'influence qu'aurait exercée sur lui, dans la seconde partie de son règne, Agnès Sorel, Mlle de Beauté, comme on la nommait du domaine de Beauté-sur-Marne que lui avait donné Charles VII. Au fait, sa beauté était tenue en haute estime par les contemporains. ; s'il est vrai que, au goût actuel, son nez en pomme de terre ne nous charme par beaucoup. C'était une des plus belles femmes que je vis onques, écrit Olivier de la Marche, et fit, en sa qualité, beaucoup de bien au royaume de France. Elle avançait, devers le roi, jeunes gens d'armes et gentils compagnons et dont depuis le roi fut bien servi. Son règne fut d'ailleurs de courte durée. Elle ne devint l'amie du roi qu'en 1444 et mourut à Jumièges le 9 février 1450.

Un chroniqueur flamand, Georges Chastellain, fera de Charles VII un bel éloge : Lui, de son royaume tout désolé, tanné et déchiré, comme un navire désemparé et démoli à tous les côtés, ruiné en ses fondements, et en toutes ses beautés et magnificences mis en ruine ; sans labeur, sans peuple habitant, sans marchandises et sans justice, sans règle et sans ordre, plein de larrons et de brigands, plein de pauvreté et de mésaise, plein de violence et d'exaction, plein de tyrannie et d'inhumanité, et qui même avait son royal trône gisant par terre, enversé ci-dessus dessous, escabeau des pieds des hommes, foulure des Anglais et torchepied des sacquemans — pillards —, il, en grand labeur, le ramena à franchise et richesse.

La fin de la guerre de Cent ans trouva l'ancienne féodalité détruite. Elle est ruinée. La grande propriété féodale a disparu. La petite noblesse rurale se rapprochera des paysans : elle va produire ces fameux gentilshommes campagnards qui seront l'un des éléments de force, de richesse et de prospérité de notre pays. Dans les villes, la haute bourgeoisie se sera retrempée, elle se sera, elle aussi, rapprochée de la classe ouvrière et donnera le jour à In Renaissance. Le commerce et l'industrie vont prendre, sur la fin du règne de Charles VII, un essor inouï. Le pavillon français flottera pardessus tout autre aux Échelles du Levant. La grande figure du commerçant Jacques Cœur en demeure un brillant témoignage

Les petites gens du Conseil du roi, qui remplacent les grands seigneurs et les hauts dignitaires du vieux temps, auront grandement contribué à ce renouveau, par la réforme de l'administration militaire, de l'administration financière, de l'organisation judiciaire et de l'Église elle-même. Une mention spéciale revient ici à Pierre d'Oriole, qui succéda le 4 octobre 1453, comme général des finances, à Jean de Bar. Sur les neuf dernières années du règne de Charles VII et sur le règne de Louis XI, Pierre d'Oriole étendra son active et bienfaisante intelligence.

Philippe de Comines fait remarquer que Charles VII fut le premier roi de France à lever régulièrement des tailles sans l'octroi des États généraux. Il est vrai que la convocation de ces derniers était devenue de plus en plus difficile et illusoire tout à la fois. Charles VII ayant encore réuni les États généraux à Chinon — septembre 1428), les députés du Languedoc ne vinrent que pour se plaindre d'avoir été convoqués, ceux du Rouergue ne vinrent que pour ne pas siéger, et d'autres ne vinrent pas du tout.

Charles VII, écrit Jean de Bueil, fit dresser son artillerie en peu de temps, et était un homme qui toujours était sur sa garde ; et, pour affaire qu'il eût, il ne mettait jamais plus grand subside sur son peuple. Il avait toujours un ordinaire qu'il prenait tous les ans sur ses sujets, et mettait en bonne garde tellement qu'il s'en aidait au besoin sans autre chose leur demander. Il était bien payé de ce qu'il devait avoir et nul n'y osait faire fraude ne faute de payement. Aussi il leur tenait grand'justice ne n'eût nul osé rompre ses statuts et ordonnances, ne faire tort les uns aux autres. Ainsi se font les bons règnes.

 

SOURCES. Les grands traités de la Guerre de Cent ans, éd. E. Cosneau, 1889. L'Ordonnance Cabochienne, éd. Alf. Coville, 1891. — Le P. H. Denifle, La Guerre de Cent ans et la désolation des églises, 1899. — Continuateurs de G. de Nangis, éd. H. Géraud. 1343. La partie rédigée par J. de Venette dans un esprit démocratique est extrêmement remarquable. — Les Grandes Chroniques, éd. Delachenal, 1910-1920, 4 vol. Œuvre non moins remarquable que la précédente, lui peut être opposée ayant été rédigée sous l'inspiration de Charles V. — Journal d'un bourgeois de Paris, 1405-1449, éd. Al. Tuetey. 1881. Très vivant et intéressant. — Christine de Pisan. Le Livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, éd. diverses. — Chroniques de Froissart et de Jean le Bel, éd. diverses. — Chronique des quatre premiers Valois, éd. Sim. Luce, 1862. — Chronique du Mt-St Michel (1343-1468), éd. Sim. Luce, 1879. — J. de Bueil. Le Jouvencel, éd. Favre et Lecestre, 1887-1889. 2 vol. — Cuvelier. Chron. — rimée) de Bertr. du Guesclin, éd. Charrière, 1839. — Chron. d'Antonio Marosini, éd. Germ. Lefèvre-Pontalis et Léon Dorez, 1899-1902, 3 vol. — Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc, éd. J. Quicherat, 1861-69, 5 vol. — Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, éd. Pierre Champion, 1921. — Hist. de Thomas Basin, éd. Quicherat, 1855-49, 4 vol.

TRAVAUX DES HISTORIENS. A. Coville, Les Premiers Valois et la Guerre de Cent ans, dans Hist. de France, dir. E. Lavisse, IV1, 1902. Ch. Petit-Dutaillis, Charles VII, Louis XI.... ibid., IV2, 1902. [Maxime Petit]. Hist. de France illustrée — Larousse). s. d, in-4°. Nous devons beaucoup à ces trois ouvrages. — J. d'Auriac. La Véritable Jeanne d'Arc. 1920 — G. du Fresne de Beaucourt. Histoire de Charles VII. 1881-91, 6 vol.- Marcellin Boudet. La Jacquerie des Tuchiens, 1893. — Pierre Champion. Guillaume de Flavy, 1906. — Pierre Champion. Charles d'Orléans, 1911. — Cherest. L'Archiprêtre, 1579. — Alf. Coville. Recherches sur la misère en Normandie au temps de Charles VI, 1886. — Alf. Coville. Les Cabochiens et l'ordonnance de 1413, 1888. — R. Delachenal. Histoire de Charles V, 1909, 2 vol. G. Guigne. Les tard-Venus en Lyonnais, 1186. — Jarry. Vie politique de Louis d'Orléans, 1836. — Germ. Lefèvre-Pontalis. La guerre de partisans dans la Haute-Normandie (1424-1429). Bibl. Ec. des Chartes, 1896 — Ch. Lénient. La Poésie patriotique en France au M. A., 1891 — Siméon Luce. Hist. de la Jacquerie, 2e éd. 1895. — Siméon Luce. Hist. de Bertr. du Guesclin et de son époque, 2. éd, 1882. Siméon Luce. Jeanne d'Arc à Domrémy. 1886. — Moisant. Le Prince Noir en Aquitaine, 1894. — Léon Mirot. Les Insurrections urbaines au début du règne de Charles VI, 1903. — H. Moranvillé. Étude sur la vie de Jean le Mercier, 1888. — F.-T. Perrens. Etienne Marcel, 1860. — G. Picot. Hist. des États généraux, 2e éd., 1888. — J. Quicherat. Rodrigue de Villandrando. 1819. — Marcel Thihault, Isabeau de Bavière, 1913. — Noël Valois. Le Conseil du Roi aux XIVe, XVe et XVIe s. 1888. — Noël Valois. La France et le Grand schisme d'Occident, 1896-1902, 4 vol.