LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XVIII. — LA FIN DE LA FRANCE FÉODALE.

 

 

La féodalité se désorganise. Ligues provinciales. Réaction contre l'œuvre des légistes. Louis X. Disgrâce et supplice de Marigny. Les troubles civils en Artois. Rivalité de Robert et de Mahaut d'Artois. Les chartes provinciales. Echec de la campagne de Flandre : l'ost boueux. Mort de Louis X. Jean Ier posthume. Avènement de Philippe le Long. La loi salique. Energie du nouveau roi. Sa mort. Avènement de Charles le Bel. Il meurt sans héritier. Extinction des Capétiens directs. A qui reviendra la couronne de France ?

 

Le grand roi avait pu se rendre compte, sur ses derniers jours, de la réaction qui se produirait contre son œuvre.

Les liens féodaux sont rompus. Les vassaux d'une seigneurie ne sont plus unis à leur patron. La seigneurie se désagrège. Que devient le lien d'amour ? Mais où sont les neiges d'antan ?

Un même baron est devenu propriétaire de plusieurs châtellenies. En chacune il ne peut résider qu'une partie de l'année : dans plusieurs, il ne réside plus du tout, remplacé par un sénéchal qui ne songe qu'aux redevances à prélever, et se fait haïr.

Le peuple prise peu les nobles, dira Philippe le Long.

Ces divisions à l'intérieur de chaque fief et de chaque ville, se compliquent par les divisions entre les provinces. La guerre des Albigeois a semé des haines profondes. Assurément le Nord a étendu sur le Midi son action administrative, son influence intellectuelle et artistique ; mais au fond des cœurs sont restés des ferments. Dans les provinces, au sud de la Loire, écrit vers le début du XIVe siècle le continuateur de Girard de Frachet, nombreux étaient ceux qui voulaient se détacher.

Il en va de même des Flamands.

Mais voici que les nobles cherchent à profiter des embarras dont la couronne est surchargée par la guerre de Flandre qui a repris. Le moment est venu, pensent-ils, de reconquérir nos droits. La noblesse de Bourgogne, d'Artois et de Picardie s'unit en une fédération dirigée contre le roi. A la tête du mouvement un seigneur picard, le sire de Fiennes. Et du Beauvaisis, du Vermandois, du Ponthieu, affluent les adhésions. Les nobles s'allient au commun, c'est-à-dire à la classe populaire des villes. Les subventions demandées pour la guerre de Flandre servent de prétexte à la rébellion.

Pour éviter que le mouvement ne prit de l'extension, Philippe le Bel avait interdit, par ordonnance du 6 octobre 1314, les tournois qui réunissaient la noblesse de plusieurs provinces ; mais l'impulsion était donnée.

Le 24 novembre les alliances formées en Bourgogne, en Champagne et en Forez s'unissaient à celles du Beauvaisis, du Ponthieu et de l'Artois. La noblesse d'une grande partie du royaume se trouvait ainsi en révolte ouverte.

Nos barons ne veulent plus se laisser tailler ; mais surtout ils ne veulent plus se laisser gouverner par les chétives gens du conseil royal :

Nous sommes versez à revers

Et par vilains et par convers,

Chétive gent qui sont venus

Et à Court (à la Cour du roi) mestres devenus,

Qui cosent (cousent), rooignent et taillent...

Au reste, si le roi ne veut prêter une oreille favorable aux griefs de ses barons, ils sont prêts à entrer en danse contre lui.

Le nouveau roi, Louis X, était un jeune homme de vingt ans. Très jeune, sans expérience, il se trouva aux prises avec les plus grandes difficultés. Contrairement à ce qui a été dit trop souvent, Louis X se montra un partisan résolu de la politique de son père ; mais les barons alliés, ainsi que les seigneurs féodaux qui appartenaient à la Cour royale, les grands palatins, crurent le moulent venu d'expulser les petites gens. Les coalisés cherchèrent un chef eu la personne du fastueux Charles de Valois, oncle de Louis X. Ils obtinrent le renvoi des principaux ministres de Philippe le Bel, le renvoi d'Enguerran de Marigny, du trésorier Michel de Bordenai et de Raoul de Presles avocat principal au Parlement. Le chancelier Pierre de Latilly, évêque de Châlons, dut remettre les sceaux à É.'tienne de Mornay, clerc de la chambre de Charles de Valois.

Pierre de Latillv et Raoul de Presles furent jetés en prison. On accusait l'avocat principal de maléfices ; il fut mis à la torture. Son énergie le protégea. Enguerran de Marigny concentrerait sur lui les colères décharnées. Louis X essaya de le sauver. Vainement. On l'accusait de concussion. La dernière campagne de Flandre avait abouti à la retraite des troupes royales. Marigny, disait-on, a été acheté par les Flamands. Et voilà que précisément, à la foire d'Ecouis, on mettait en vente beaucoup de draps lui appartenant :

Si sorent (surent) bien tous

Que tel présent li estoit fait

Por la trêve qu'il avoit fait...

(Geoffroi de Paris.)

La condamnation de Marigny fut prononcée le 30 avril 1315. Au milieu d'une foule hostile, il fut conduit à Montfaucon. L'opinion publique, dont Geoffroi de Paris s'est fait l'écho, ne s'y trompa pas : Marigny n'a été condamné

Qu'à ta requeste et à l'instance

De tous les hauts barons de France...

Aussi le peuple ne tarda-t-il pas à revenir sur ses préventions. Philippe le Long devait rendre justice aux meilleurs serviteurs de son père. Il fera décrocher le squelette de Marigny du gibet, où longuement avait pendu et le fera enterrer dans l'église des Frères Chartreux ; il donnera 10.000 livres à ses enfants ; puis, à Raoul de Presles, à Michel de Bordenai, à Pierre d'Orgemont il restituera les biens confisqués sur eux.

Cependant les ligues des nobles s'étaient reconstituées dans presque toutes les provinces. Les nobles voulaient le retour aux conditions qui avaient régi leurs aïeux au début du XIIIe siècle, avant Philippe le Bel, avant saint Louis : le retour au droit de guerre privée.

La situation était tendue au point que des hostilités ouvertes n'allaient pas tarder à éclater. En Artois, les insurgés vont trouver un chef en la personne de Robert, petit-fils de Robert II tué à Courtrai, et fils de Philippe d'Artois, qui était mort en 1298, à la suite d'une blessure reçue à la bataille de Furnes. Robert II avait laissé une fille, Mahaut, mariée à Otton III comte de Bourgogne — Franche-Comté —, et que le roi mit en possession de la comté-pairie d'Artois, de préférence au jeune Robert.

Dans un mémoire au roi, rédigé pour la comtesse d'Artois, la situation respective des différents partis dans la ville de St-Orner est très clairement exposée. A la tête de la ville est une châtelaine, qui, par opposition à la comtesse Mahaut, suzeraine de la province, prend le parti des alliés. Les échevins et le patriciat, par opposition à la châtelaine, font cause commune avec Mahaut, et restent fidèles au roi. Le commun enfin de St-Omer, par haine du patriciat, prend le parti de la châtelaine contre la comtesse, tandis que la population rurale, par haine des hobereaux, lui reste fidèle, ainsi qu'au roi.

Ce tableau des partis est infiniment précieux pour l'historien. Les mêmes divisions se reproduisent un peu partout. Ce sera le classement des partis pendant les trois premiers quarts de la guerre de Cent ans.

Sous les ordres des sires de Fiennes et de Picquigny, les insurgés envahissaient les bonnes villes ; ils y proclamaient la révolte à pleine bretesche, à Calais, à Audruicq, à Guines, à St-Omer, à Hesdin, à Boulogne, à Amiens, à Térouanne, en vingt autres lieux.

Situation pareille en Bourgogne.

Et Louis X était engagé dans une nouvelle campagne de Flandre. Aussi résolut-il de céder en donnant, dans la mesure du possible, satisfaction aux alliés. Il traita d'ailleurs séparément avec la noblesse de chacune des provinces.

Aux Normands il accorda, le 19 mars 1315, la fameuse charte aux Normands, qui devait demeurer, jusqu'à la Révolution, la constitution même de la province ; mais les chartes données par lui aux autres grands fiefs n'auront qu'une durée éphémère. A quoi il y a une raison : ce n'est pas que la charte aux Normands ait été mieux rédigée que les autres ; mais la Normandie vivait encore sous une constitution sociale différente de celle des autres provinces. Nous en avons traité plus haut. La Normandie ne connaissait pas ces hiérarchies, ces superpositions nobiliaires, d'an agencement si compliqué, produites par la formation spontanée de l'aristocratie féodale. Une réforme administrative pouvait s'y adapter.

Les chartes que Louis X va donner aux différentes provinces ne seront pas identiques : la charte aux Normands est d'un caractère procédurier ; la charte aux Languedociens (1er avril 1315) fourmille de réminiscences romaines. Les chartes aux Bourguignons et aux Picards (avril et mai 1315) ont été dictées par une caste nobiliaire désireuse de recouvrer ses anciens privilèges ; et ce caractère s'accentue encore dans la charte aux Champenois (mai 1315). Le roi s'engage à ne plus justicier dans les terres des barons. Les panonceaux aux armes de France, que les particuliers fixaient au front de leurs demeures pour se placer immédiatement sous l'autorité royale, seront enlevés. Mais, dans ces mêmes chartes, les articles qui concernent les villes ont des tendances opposées : pour satisfaire aux désirs exprimés par les intéressés, l'autorité royale, loin d'y être restreinte, y est renforcée.

On a parlé de l'impuissance où se sont trouvées les Alliances de 1314-15 à fonder un régime représentatif semblable à celui, des Anglais. De quoi il ne faut pas rendre responsable les promoteurs du mouvement. C'était le pays qui, de par ses traditions et sa formation sociale, était inapte à l'accepter. Après des siècles seulement, quand ces traditions et les effets de cette formation se seront effacés, le pays pourra recevoir un régime représentatif.

Au fait, il n'y a pas lieu de parler ici, comme on l'a fait, de liberté ; il n'y a pas lieu de se demander pourquoi la France n'a pas été un pays libre. La France a été un pays aussi libre que l'Angleterre, plus libre même ; mais elle a vécu d'une liberté conforme à sa constitution sociale, s'il est vrai que l'Angleterre a vécu d'une liberté conforme à la sienne. Et si l'on accorde volontiers que le régime représentatif n'est pas incompatible avec la liberté d'un peuple, du moins n'en est-il pas une condition essentielle, pas plus que la couleur des vêtements dont le peuple en question a coutume de s'habiller.

Louis X avait été contraint par la guerre de Flandre à faire des concessions. Les pluies d'automne tombaient à torrents, détrempant les terres basses et marécageuses des plaines du Nord. Et l'armée du roi s'enlisa dans la boue, sans parvenir jusqu'aux ennemis, d'où le nom donné à cette campagne : l'ost boueux.

Peu après Louis X mourait à Vincennes, dans la nuit du 4 au 5 juin 1316. Il n'avait pas encore vingt-huit ans. Autant que sa jeunesse le lui avait permis, il avait gouverné avec sagesse. Sa mort même allait produire les plus graves difficultés.

De sa seconde femme, Clémence de Hongrie, Louis X eut un fils — posthume — Jean Ier, né dans la nuit du 13 au 14 novembre 1316, mort peu de jours après.

C'était la première fois, depuis l'avènement des Capétiens, que le trône se trouvait sans héritier môle, né du roi défunt.

Trois prétendants revendiquèrent la couronne : Philippe le Long, frère aîné de Louis X ; Charles de Valois, son oncle, frère de Philippe le Bel ; enfin le duc aide de Bourgogne, le frère de Marguerite de Bourgogne, première femme de Louis X.

Charles de Valois, prince fastueux et besogneux, accepta de l'argent, et Philippe le Long, profitant de ce qu'il avait exercé la régence, fit immédiatement acte de souverain. Il prit la couronne le 9 janvier 1317.

Philippe le Long était un grand jeune homme, dans sa vingt-quatrième année, mince, élancé, long comme un jour sans pain. Il était, assurent les chroniqueurs, plus grand que son père, lequel déjà, comme l'arrière-grand-père, saint Louis, dépassait de la tête les seigneurs de sa Cour. Les miniaturistes contemporains, qui ont voulu tracer son portrait, afin de marquer cette taille démesurée, lui font naïvement plier les jambes et baisser la tête, pour le faire tenir dans le cadre de l'image. Mais Philippe V n'avait pas la forte carrure de son père ; il était grêle et dégingandé.

A la cérémonie du sacre, seuls des Grands du royaume, Mahaut d'Artois et Charles de Valois avaient assisté. Leurs pairs s'étaient ostensiblement abstenus et quelques-uns, la vieille duchesse de Bourgogne et le duc de Bourgogne régnant, avaient fait entendre de vives protestations pour réserver les droits de Jeanne, une enfant de cinq ans, fille de Louis X et de Marguerite de Bourgogne. Ils exigeaient une décision rendue par l'assemblée des pairs. Un nombreux parlement, qui comprit les nobles et les religieux du duché de Bourgogne, un autre où se réunirent les nobles champenois, se prononcèrent en faveur de la petite princesse. A quoi Philippe le Long répondit par des préparatifs de guerre.

Il s'adressa au peuple de Paris ; il le harangua en lui exposant ses titres à la couronne de France ; il visita plusieurs bonnes villes. Une assemblée de nobles et de prélats, mêlés à des bourgeois de Paris (février 1317), approuva Philippe V et décida que les femmes ne succédaient pas au royaume de France. Une seconde assemblée comprit les représentants des villes de langue d'oïl : elle fut tenue également à Paris (6 mars 1317), et approuva Philippe V, tout eu demandant que le peuple fût maintenu en la manière accoutumée au temps de saint Louis et qu'il fût permis, en cas de troubles, de repousser la force par la force. Son de cloche à retenir. Quant aux villes de langue d'oc, Philippe V en convoqua les représentants à Bourges pour le 27 mars 1317. Par la bouche de ces délégués, elles firent entendre un langage semblable à celui des villes du Nord.

Mais les alliés ne désarmaient pas : ils avaient à présent un beau motif à rester unis et à poursuivre la lutte : les droits au trône de la petite Jeanne, fille de Louis X.

Le comte de Nevers partit en guerre et fut battu. Alors une partie des alliés consentirent à des conférences. Elles eurent lieu à Melun (juin-juillet 1317). Les alliés renonçaient à réclamer pour Jeanne la couronne de France ; ils ne demandaient plus que la Champagne et la Navarre, héritage de sa grand'mère, auquel la prétendue loi salique ne pouvait s'appliquer. Le 27 mars 4318, le duc de Bourgogne venait lui aussi à composition. Il épousait la fille de Philippe V, alliance qui devait lui assurer l'Artois et la Franche-Comté. Quant à la petite Jeanne, en dédommagement de la couronne de France, elle recevait une rente de 15.000 livres tournois : trois millions de valeur actuelle. En Maine et en Anjou, les Alliés furent mis en déroute par Charles de Valois. Robert d'Artois, le neveu de Mahaut, s'était soumis dès novembre 1316. Néanmoins les Alliances traînèrent quelque temps encore. Il fallut que le connétable Gaucher de Châtillon marchât à la tête de forces imposantes contre les sires de Fiennes et de Picquigny dont les châteaux furent démolis (1320).

L'entreprise des barons insurgés n'avait pas eu l'approbation de la bourgeoisie parisienne, dont l'auteur du Dit des Alliés se fait l'écho. Il applaudit à leur déconvenue :

Ils ont fait une triboullée

De mars ; mais come (comme) blanche gelée

Tosi ara [tôt aura] fait son passement...

Triboulée de mars qui présageait tempête séculaire.

Philippe le Long mourut à Longchamps, dans la nuit du 2 au 3 janvier 1321. Il ne laissait que des filles. En vertu du principe qu'il avait lui-même invoqué et qui excluait les femmes du trône de France, la couronne revenait à son frère cadet qui deviendra Charles le Bel.

Quand Charles IV mourra, au château de Vincennes, le 1er février 1328, il ne laissera lui non plus aucun héritier mâle, ni même de frère qui pourrait relever la couronne. Qu'allait-il advenir ?

Trois nouveaux prétendants étaient en vue :

Philippe, comte d'Evreux, mari de Jeanne de Navarre, fille de Louis X ; le roi d'Angleterre, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel, par sa mère Isabelle, femme d'Edouard II ; enfin Philippe, comte de Valois, fils de Charles de Valois frère de Philippe le Bel. L'assemblée des barons, fidèle à la prétendue loi salique, attribua la couronne à Philippe de Valois.

 

SOURCES. Les chroniqueurs contemporains publiés en majeure partie dans les tomes XX-XXIII des Historiens de la France (D. Bouquet). Les documents publiés dans les ouvrages suivants :

TRAVAUX DES HISTORIENS. Lehugeur, Histoire de Philippe le Long, t. I. Le Règne, 1897. — Dufayard, La Réaction féodale sous les fils de Philippe le Bel. Revue historique. 1894. — Louis Artonne, Le mouvement de 1314 et les chartes provinciales de 1315, 1912. — P. Viollet, Comment les femmes ont été exclues en France de la couronne, Paris 1893. — Ch.-V. Langlois. Volumes cités.

 

Conclusion à l'histoire de la France féodale.

 

N'est-il pas remarquable que la dynastie capétienne ait été portée sur le trône à l'époque où se constitua la France féodale, pour disparaître à l'époque où la France féodale entra en décomposition ? Pendant plus de trois siècles, les Capétiens ont présidé aux destinées d'un pays qui se forgeait, autour de leur trône, avec les seules ressources de son génie national et de ses vertus coutumières, une civilisation bien à lui. Au cours de ces trois siècles, les Français ont vécu sous des formes sociales tirées par eux du sein de la famille où ils étaient nés et où ils avaient grandi, et qu'ils ont développées, de génération en génération, jusqu'à en faire des institutions publiques étendues à la nation entière. Et c'est aussi ce qui a donné sa beauté à la civilisation française et en a fait l'éclat, l'originalité, la puissance et la saveur populaire. Qui célébrera, en termes dignes d'elle, la France des donjons et des cathédrales, des croisades et des tournois, la France des ordres religieux, de la chevalerie et des communes, la France des chansons de geste, des chansons de toile et des fabliaux ?