LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XVI. — CORPS DE VILLE ET CORPS DE MÉTIER.

 

 

Les corps de métiers sont d'origine familiale. Hanses et Guildes. La frairie de Valenciennes. Les échevinages. Le patricial et le commun. Les corporations. Le livre des métiers d'Etienne Boileau. Les grèves.

 

Origine des corps de métiers.

Nous venons de voir que les miniaturistes étaient organisés en corps de métiers.

Ces corps de métiers, qui ont joué un si grand rôle dans l'histoire de la France féodale et dont les statuts furent mis par écrit sous le règne de saint Louis, ne remontaient pas à un âge reculé. Les plus anciens ne dataient que de la seconde moitié du XIIe siècle.

Les corporations d'artisans du moyen âge ont eu leur origine dans la seigneurie féodale ; comme toutes les institutions du temps, elles sont sorties de l'organisation familiale.

Nous avons vu le seigneur entretenir dans son château des artisans domestiques. Nombre de châteaux prospérèrent et devinrent des villes, où les artisans, au long aller, devinrent nombreux. Ils se groupèrent en associations : telle, la confrérie de St-Euchère, fondée à St-Trond entre 1034 à 1055 : elle ne forme pas encore un corps de métier, ce sont les artisans d'une même mesnie qui se groupent quelle que soit leur industrie. Associations de secours mutuel avec cotisations, nominées fraternités. Elles ont des propriétés communes, une administration et un doyen — decanus —. Nous avons vu les villes formées par l'agglomération d'un certain nombre de seigneuries : chacune de ces seigneuries avait ses artisans domestiques. Les villes grandirent et prospérèrent et l'on vit les artisans de différentes mesnies se réunir, pour rendre leur travail plus facile et le perfectionner.

Ces artisans groupés en associations de paix, de secours mutuel, de perfectionnement technique, ne travaillèrent bientôt plus uniquement pour leur maître, mais pour le chaland qui s'adressait à eux. A leur maître, qui reste leur seigneur, ils continuent de fournir des prestations en nature ou en travail manuel, des redevances et des corvées, mais leur atelier, qui devient quand et quand une boutique, est accessible au passant. De la cour du château ou du monastère, les artisans se répandent au dehors, dans la ville, clans les faubourgs, où ils se groupent, non plus en artisans d'une même seigneurie, mais d'un même métier. La corporation se forme.

D'autre part, les seigneurs urbains sont devenus des commerçants. Le rôle même de protecteur, de patron, que le seigneur urbain doit remplir vis-à-vis de sa mesnie ouvrière, l'amène à s'occuper de l'écoulement des objets fabriqués par elle, de l'approvisionnement en matières premières nécessaires à son industrie, et il le fera d'autant plus activement qu'il y trouvera son profit. Ainsi s'est formé le patriciat urbain, de caractère féodal comme le patriciat rural ou féodalité proprement dite. Il s'est formé parallèlement à la classe ouvrière : il a grandi et prospéré avec et par elle.

Un fait que les érudits ont noté dans les premiers temps du moyen âge s'explique ainsi, ainsi s'explique que l'artisan n'apparaît tout d'abord que comme metteur en œuvre, ouvrant les matériaux que le client lui fournit. Les tisserands fabriquent des draps avec la laine que leur font porter les drapiers. Dans leurs métiers respectifs, tailleurs, charpentiers et cordonniers font de même. Et l'on ne s'en étonnera pas en songeant qu'à l'origine tous ces artisans étaient domestiques.

 

Hanses et guildes.

Mais voici que le patriciat forme, lui aussi, des associations comme les artisans. Les hanses et guildes ont groupé les patriciens commerçants, chefs de la cité, tandis que les corporations réunissaient les artisans. Associations semblables par bien des côtés et qui, dans les premiers temps, sont appelées du même nom : des frairies, fraternités.

Les associations seigneuriales, — nous voulons dire les groupements de patriciens, — sont plus anciennes en date que les associations ouvrières. Ce qui encore va de soi. Ces seigneurs, qui s'enrichissaient du travail de leurs mesnies, eurent la pensée de s'associer pour donner plus d'extension à leurs entreprises, bien avant qu'il ne fût possible à leurs artisans de se grouper eux aussi. Nous venons de dire que les plus anciennes corporations d'artisans connues remontaient à la seconde moitié du XIIe siècle ; dès le début du XIIe siècle nous connaissons des associations patriciennes, telles que la frairie de Valenciennes. Ce mot seul, frairie, fraternité, indique l'esprit de cette réunion de marchands.

Prenons leur charte, dont voici le préambule :

Frères, nous sommes images de Dieu, car il est dit dans la Genèse : Faisons l'homme à l'image et semblance notre. Dans cette pensée nous nous unissons et, avec l'aide de Dieu, nous pourrons accomplir notre œuvre si dilection fraternelle est épandue parmi nous ; car, par dilection de son prochain, on monte à celle d e Dieu. Donc, frères, que nulle discorde ne soit entre nous, selon la parole de l'Évangile : Je vous donne nouveau mandement de vous entr'aimer comme je vous ai aimés et je connaîtrai que vous êtes mes disciples en ce que vous aurez ensemble dilection.

Plusieurs des articles de l'ordonnance révèlent l'état de désordre où le pays était encore plongé. Si un des frères, c'est-à-dire l'un des membres de la corporation, va au marché sans armes, il faut entendre sans sa cotte de fer et son arbalète, — il est condamné, au profit de l'association, à une amende de douze deniers. Ce caractère militaire de nos marchands, produit de leur origine féodale, subsistera de longues années. Au XIIe siècle, Jehan le Galois d'Aubepierre, en son fabliau de la Bourse pleine de sens, parlera encore d'un marchand, sire Reniers, qui revient de la foire de Troyes, après des mésaventures qui l'ont mis en piteux état. Voyez-le

Mal vestiiz comme pautoniers.

(Mal vêtu comme malandrin),

A pié, sanz escu et sanz lance...

M. Jourdain, au XIIe siècle, était de fer vêtu comme un chevalier.

Mais revenons à la frairie de Valenciennes.

Il n'est permis aux Frères de sortir de la ville que plusieurs ensemble, afin que l'un puisse assister l'autre, en toutes circonstances, de ses conseils, de sa bourse et de son épée. Un Frère est tenu, par exemple, de contribuer, en cas de besoin, à la rançon de son compagnon ou de ses marchandises qui seraient saisies. Que la voiture d'un Frère se brise à un obstacle, que ses chevaux tombent d'accident ou de fatigue, son compagnon a l'obligation de l'assister à son pouvoir. Si l'un des compagnons a terminé ses affaires en une localité, il n'en doit pas moins prolonger son séjour de vingt-quatre heures, auprès de son Frère qui le lui demande. S'il arrivait qu'un membre de la corporation s'oubliât jusqu'à en frapper ou à en injurier un autre, il était condamné à l'amende, voire chassé de la Frairie. Nul n'était admis dans la Charité — c'est encore une des dénominations qui servaient à désigner l'association — s'il avait des sentiments de haine contre l'un des compagnons. Les amendes se payaient, tantôt en argent, tantôt en muids de vin, car les Frères de Valenciennes étaient francs buveurs. Les articles de la charte les plus curieux, sont même consacrés aux assemblées où les Frères de la Halle — la Halle de commerce — se réunissaient pour boire. Représentons-nous ces marchands du XIe siècle assis autour de grandes tables en bois brut, dans le local de la confrérie. Chacun a devant soi un grand pot de vin. Le jour où les Frères ensemble boiront, dit l'article IV, on donnera aux pauvres du vin en quantité égale au dixième de ce qu'ils auront bu. Nul n'aura d'armes ni n'amènera de valets — jeunes gens — ni d'enfants, afin que Frères puissent être ensemble en paix et sainte religion, sans noise. Que le mot religion appliqué aux libations de ces marchands ne choque pas : l'assemblée était ouverte par des prières et une tenue très grave y était de rigueur. Quand les Frères ensemble boiront, que nul d'entre eux n'entre ni ne sorte en chantant, que chaque Frère parle seulement au Frère séant près de lui ; s'il élève la voix pour parler à un tiers, qu'il paie une amende de quatre deniers.

L'un des Frères vient-il à mourir, ses compagnons veillent le corps pendant la nuit et, s'il a désiré être enterré hors la ville, ils accompagnent la bière, trois jours durant et trois nuits.

Quelques articles, ajoutés à la charte, font juger de la prospérité que la confrérie aura atteinte un siècle plus tard.

Les chartes de Valenciennes ne sont pas les seules de cette époque qui soient parvenues jusqu'à nous ; on en a conservé plusieurs autres, notamment celles de St-Orner et celles de Tournai.

 

Echevinages.

Durant bien des années ces patriciens sont demeurés étroitement unis aux artisans qui composaient leurs mesnies et dont ils dirigeaient, protégeaient et favorisaient le travail ; c'est en s'appuyant sur eux qu'ils ont fait la révolution communale dont nous avons parlé et, après avoir brisé ou diminué l'autorité du suzerain principal de la ville, duc ou comte, évêque ou abbé, ils ont formé les échevinages, les gouvernements municipaux. Gouvernements qui conservent dans les premiers temps leur caractère féodal : les échevins sont, avant tout des juges et des soldats.

Ces échevins, qui n'apparaissent pas avant la fin du XIe siècle, sont à cette époque les représentants des familles patriciennes ; ils en sont les chefs. En se groupant ils forment le gouvernement de la cité.

La révolution communale a affranchi les familles patriciennes de l'autorité immédiate exercée par le seigneur principal. Elles l'ont notamment dépouillé de son droit de justice. Mais de ce jour aussi ces diverses familles sont entrées en lutte les unes contre les autres. Les divisions intestines devinrent le fléau des villes du moyen âge dans les temps qui suivirent la révolution communale. Il n'est famille patricienne qui, appuyée sur sa mesnie d'artisans et de laboureurs, ne vise à la prépondérance dans la cité et ne soit jalouse des familles rivales. Jadis à ces luttes le seigneur mettait un frein vigoureux. Il n'est plus là, ou du moins il a perdu la plus grande partie de son pouvoir. D'où la nécessité de parer, par une organisation toute de paix et de fraternité, aux conflits qui menacent sans cesse de renaître. Origine des premières organisations urbaines, dont nous venons de parler, des frairies, des guildes et des hanses, qui vont devenir l'organisation municipale elle-même. Aussi, comme les hanses et les organisations marchandes, les organisations urbaines sont-elles appelées des associations de paix. Elles remplacent l'action du seigneur féodal dont elles se. sont privées. Ces guildes de marchands s'occupent de réparer et d'accroître les fortifications de la ville, de placer un garde au beffroi et d'entretenir le guet.

Hoc est carta lacis et concordie et consulatus c'est la charte de la paix, de la concorde et du consulat — échevinage —, lisons-nous dans la charte municipale d'Avignon.

Aussi l'échevinage se confond-il parfois avec la guilde elle-même ; dans nombre de villes, seuls les membres de la guilde ou de la hanse peuvent en faire partie.

A l'origine, au XIIe siècle, l'autorité du Magistrat (corps municipal), semblable à celle du seigneur féodal, est exclusivement judiciaire et militaire. Plus tard seulement les échevins y joindront des attributions financières. Aussi faut-il distinguer avec soin les échevinages qui ont été fondés avant le milieu du XIe siècle, de ceux qui ont été créés clans la suite. Les premiers sont essentiellement des organes féodaux ; après 1150, avec le développement du mouvement commercial, apparaissent les préoccupations économiques.

Du Magistrat — comme on appelait le collège échevinal — le peuple des artisans, ceux qui travaillent de leurs mains, les hommes aux ongles bleus, sont exclus. En sont exclus également ceux qui vont colportant aval la ville des denrées alimentaires, ou des objets d'habillement, les marchands à l'éventaire, ceux qui font à petite distance le commerce de détail.

Les échevins, nommés dans un grand nombre de villes les pairs, se recrutent par cooptation. Il n'est pas question d'élection populaire. A Rouen, on donne le nom de pairs aux membres d'un collège de cent patriciens qui choisissent les échevins. Les consuls de Narbonne désignent eux-mêmes leurs successeurs. A Poitiers, le corps de ville est formé par la confrérie St-Hilaire, une association de cent membres, le patriciat.

A l'origine, et jusqu'au milieu du XIIe siècle, les échevinages n'ont pas eu de local spécialement destiné à leurs réunions. Généralement leurs assemblées se tiennent dans la halle aux marchandises, ou dans la salle où la guilde marchande discute ses intérêts. Pour rendre la justice, nos échevins siègent en plein air. Saint Louis, à l'ombre des chênes de Vincennes ou sur les pelouses du jardin de Paris, n'a pas innové. Pour rendre la justice, les échevins s'établissent au centre d'un carrefour ou sur la place devant l'église ; mais leurs délibérations sur les intérêts communaux, qui se confondaient à leurs yeux avec les intérêts commerciaux de leur guilde, se font à huis clos. Sur la fin du XIIe siècle, les pairs de Senlis condamnent à l'amende un bourgeois qui s'était vanté de savoir ce qui se passait dans leurs réunions.

Ce trait indique la séparation qui vint à se produire entre le patriciat et la classe populaire. Après s'être appuyés sur les artisans et sur les agriculteurs de leurs mesnies, pour s'affranchir de l'autorité seigneuriale, les patriciens, organisés en communes, donnèrent un grand développement à leurs entreprises industrielles ou commerciales, et se mirent à exploiter le travail de leurs subordonnés, en tirant à eux la plus grande partie des profits qui en pouvaient résulter. Et les villes se divisèrent en deux classes, le patriciat, d'une part, composé de ceux que les textes latins désignent sous le nom de majores, et d'autre part la classe populaire, composée de ceux que les textes latins nomment les minores, la classe ouvrière, comme nous dirions aujourd'hui.

Les termes des chartes qui excluent les ouvriers du Magistrat, indiquent le mépris professé pour eux par les patriciens. Voyez la charte de Damme (1241) qui rejette de l'échevinage, en termes peu flatteurs pour les artisans, les voleurs, les faux-monnayeurs et ceux qui ne se seront pas abstenus de tout travail manuel pendant un an et n'auront pas acquis la hanse de Londres, c'est-à-dire ne seront pas devenus membres, en payant une somme élevée, de la guilde patricienne.

Dans les villes où l'accès au Magistrat n'était pas interdit aux corps de métier par un texte formel, elle leur était rendue impossible en fait. Beaumanoir l'explique avec sa précision coutumière

Nous voyons plusieurs bonnes villes où les pauvres ni les moyens n'ont nulle des administracions de la ville, ainçois les ont toutes les riches, parce qu'ils sont redoutés du commun pour leur avoir ou pour leur lignage. Si avient que les uns sont doyen, maieur, ou jurés, ou recheveurs, et, en l'autre année le font de leurs frères, ou de leurs neveux, ou de leurs proches parents, si que, en dix ans ou en douze, tous les riches ont les administracions des bonnes villes...

Les coutumes, que les patriciens, maîtres de l'échevinage, avaient fait prévaloir dans les grandes villes, étaient parfois cruelles à l'honneur même des gens de métier. Il était des circonstances où un patricien pouvait impunément souffleter un artisan ; une insulte était punie d'une amende d'autant plus forte qu'elle s'adressait à un homme plus haut placé. Dans certaines villes l'enlèvement d'une demoiselle patricienne était puni d'une amende très élevée ; tandis qu'on pouvait impunément enlever une fille du commun.

 

Les corps de métiers.

Ainsi, ne trouvant plus en leurs patrons les protecteurs sous lesquels leur industrie était née, les artisans en arrivèrent à s'organiser en corps de métiers. Nous avons dit que les premières corporations ouvrières comprenaient tous les artisans d'une même mesnie, sans distinction de métiers ; elles ne furent d'abord que des associations de protection et d'assistances mutuelles. Mais bientôt l'organisation s'en précisa et les différentes corporations comprirent chacune les artisans d'une même spécialité : il se forma des corporations de tisserands, de foulons, de bouchers, de charpentiers, de tailleurs de pierres... et, pendant quelque temps encore, elles ne furent que des associations de protection mutuelle ; mais qui se transformèrent insensiblement en associations techniques pour le perfectionnement du métier et le maintien des traditions manufacturières acquises : elles devinrent des corporations professionnelles.

Sur les corps de métiers des XIIe et XIIIe siècles, nous avons un grand nombre de renseignements ; et qui ont provoqué de nombreux travaux. Les corporations parisiennes nous sont connues par une œuvre admirable, le livre des Métiers d'Étienne Boileau, rédigé sous le règne de saint Louis par les soins du célèbre prévôt de Paris qui a porté ce nom.

Étienne Boileau recueillit les statuts des corporations de Paris pour fixer les coutumes ouvrières de crainte qu'elles ne vinssent à s'altérer. Il est à peine utile d'ajouter que le prévôt n'y introduisit rien de son initiative personnelle : il nous a laissé un simple recueil des us et coutumes que les divers métiers de Paris s'étaient spontanément donnés depuis le XIIe siècle. Étienne Boileau écrit sous la dictée des gens de métier.

Dès le milieu du XIIe siècle, Jean de Garlande s'était occupé de l'industrie- parisienne. Nous lui devons une liste des commerçants et des fabricants, ainsi que des principaux objets exposés en leurs étaux ; mais les corps de métiers n'étaient pas encore formés. Les voici au contraire entièrement constitués sous le règne de saint Louis, et avec quelle perfection ! Comme l'on comprend, en écoutant déposer devant Étienne Boileau, ces teinturiers et ces tisserands, ces foulons et ces chapuiseurs de selles, ces brasseurs de cervoise et ces regrattiers, la place si grande que cette population ouvrière s'est faite dans l'histoire et la perfection où elle a maintenu, durant tant de siècles, les produits de son travail.

La préoccupation dominante, et qui est commune aux statuts des corporations les plus diverses, est d'assurer la loyauté de la fabrication et l'excellence des marchandises vendues. Dès l'introduction, placée en tête du recueil, le prévôt déclare avoir réuni ce corps de coutumes, parce qu'il était arrivé qu'on eût vendu as estranges, c'est-à-dire à des étrangers aucunes choses qui n'estoient pas aussi bonnes et aussi loyales que elles dussent.

En premier lieu, pour être admis à la maîtrise, l'apprenti doit faire preuve, devant les jurés de la corporation, des connaissances et de l'habileté requises. Les ouvriers en drap de soie s'expriment ainsi : Quiconque voudra tenir ledit métier comme maître, il conviendra que il le sache faire de tous points, de soi, sans conseils ou aide d'autrui, et que il soit, pour ce, examiné par les gardes du métier. Il n'est cependant pas encore à cette époque question du chef-d'œuvre, si ce n'est dans les statuts des chapuiseurs de selles.

Puis les jurés exercent la plus sévère surveillance pour assurer l'emploi de matières premières irréprochables. Nombre de métiers prescrivent le travail sur la rue, c'est-à-dire dans l'atelier prenant jour sur la chaussée, à la vue des passants. Les statuts des selliers n'autorisent le complet achèvement d'une selle que sur commande, afin que le client puisse constater la solidité du travail, avant qu'il ne soit procédé à l'ornementation, à la peinture et au vernissage qui en pourraient dissimuler les défauts. Même réglementation dans d'autres métiers ; chez les imagiers, par exemple, qui sont tenus de montrer leur statue d'une seule pièce avant qu'elle ne soit recouverte de couleurs. On n'autorisait un second morceau que pour la couronne de la Vierge et des saints.

Nous lisons dans les statuts des cuisiniers :

Nul ne doit cuire ou rôtir des oies, du bœuf, du mouton, si ces viandes ne sont pas loyales et de bonne moëlle. Nul ne doit garder plus de trois jours des viandes cuites qui ne sont pas salées. On ne doit faire saucisses qu'avec bonne chair de porc. Quant au boudin de sang, la vente en est interdite, car c'est périlleuse viande.

Les denrées alimentaires reconnues mauvaises à l'étal sont condamnées à ardoir, c'est-à-dire à être jetées au feu, et le débitant est frappé d'amende. Les faiseurs de chandelles de suif disent à ce propos, en tenues touchants : Car la fausse œuvre de chandelle de suif est trop domageuse chose au pauvre et au riche et trop vilaine. Les orfèvres exigent que l'or employé soit à la touche de Paris, ajoutant avec orgueil que l'or de Paris dépasse tous les ors de la terre.

Après la qualité de la fabrication, ce que les statuts corporatifs cherchent à sauvegarder avec le plus de soin, c'est la place au soleil de tout homme laborieux et probe. Il ne semblait pas juste à nos pères qu'un fabricant, pour être plus habile, ou plus heureux, ou plus avisé que son voisin, dût avoir la liberté de s'étendre démesurément en l'étouffant et en le faisant périr. C'est la défense énergique des intérêts de la petite et de la moyenne industrie, la protection aux humbles contre l'écrasement par les grands ateliers. Un maitre n'était pas autorisé à diriger plusieurs ateliers et, dans le sien, à employer plus d'un nombre déterminé d'apprentis. Les règlements exigeaient que l'objet fût fabriqué et vendu par le même patron auquel, par surcroît, il était défendu d'avoir étal et colporteur à la fois ; s'il entretenait colporteur, il n'en pouvait avoir qu'un, et nombre de métiers allaient jusqu'à exiger que ce colporteur ne fût autre que le patron lui-même ou sa femme.

Il était interdit de débaucher les valets, c'est-à-dire les ouvriers, interdit même d'attirer à soi, par des manœuvres de réclame, les clients de son voisin ; interdit aux tisserands, teinturiers et foulons, de s'entendre entre eux, pour influer sur la valeur des matières ouvrables, d'accaparer les fournitures et d'empêcher toutes gens d'avoir de l'ouvrage selon leurs moyens.

En quelques villes les règlements vont même beaucoup plus loin. Si quelqu'un, dit l'un d'eux, a passé un marché à Montpellier et si quelque habitant de Montpellier était présent au contrat, il a le droit de prendre part au marché et le vendeur est obligé de lui en livrer une partie. Ce n'est que dans le cas où l'acheteur ferait une acquisition pour son usage personnel ou pour celui de sa famille, qu'il ne serait pas tenu d'en abandonner une partie.

Il était interdit aux marchands de s'unir à plusieurs pour ruiner un concurrent, de s'entendre entre eux de manière à livrer des objets à un prix inférieur. Ces manœuvres, qui conduisent de nos jours aux trusts, étaient flétries sous le nom d'alliances.

Les regrattiers, disent les règlements, ne doivent acheter d'aucun marchand voitures ni chargements d'œufs ou de fromages livrables à un prochain voyage ou à un délai quelconque. C'était l'anéantissement du marché à terme, partant de la spéculation sur les marchandises. Et ces règlements du mue siècle justifient leurs prescriptions avec la plus surprenante clairvoyance : Pour ce que les marchands riches accapareraient toutes les denrées et que les pauvres ne pourraient rien se réserver, et que les riches revendraient tout aussi cher qu'il leur plairait.

Aussi bien les métiers n'avaient pas seulement le souci d'élever une barrière contre l'asservissement des ateliers par les grandes manufactures, mais surtout de mettre obstacle aux razzias que la spéculation opère sur le travail producteur.

La solidité et la stabilité du travail industriel étant garanties de la sorte, le souci des artisans était d'en assurer la transmission au sein de chaque famille. Pour arriver à cette fin, quelques corps de métier ont des règlements rigoureux : Nul ne doit avoir métier de tisseranderie, disent les tisserands, s'il n'est fils de maitre. Il est vrai qu'à Paris, comme en Flandre, les tisserands formaient une confrérie orgueilleuse de sa puissance et, parmi les autres, une manière de métier aristocratique. Dans toutes les corporations, les fils et les parents de maitres étaient favorisés, ne fût-ce que par la gratuité de l'apprentissage et de la maîtrise. Ajoutez qu'un maître ne pouvait avoir dans son atelier plus d'un apprenti étranger à sa famille, c'était l'apprenti estrange ; les autres, enfants ou parents, étaient les apprentis privez.

Nos artisans des XIIe et mire siècles avaient bien compris l'importance de l'apprentissage. Le livre d'Étienne Boileau s'en occupe avec le plus grand soin. On a dit avec raison que les apprentis étaient les enfants gâtés de la communauté. Les règlements imposent aux maîtres de veiller avec attention à l'éducation de l'apprenti. Quelques-uns, en ne permettant au patron qu'un apprenti, font observer que l'instruction d'un seul élève suffit à absorber les soins du maitre. Le temps de l'apprentissage doit être fait en entier ; ce temps est long : quatre, six ou huit années. Le maître qui provoque le départ d'un apprenti est passible d'une amende ; mais s'il arrive que l'apprenti déserte son atelier, il doit attendre son retour pendant une année et un mois avant d'être autorisé à le remplacer. Ces braves artisans, par ailleurs si sévères pour tout ce qui touche à la morale, sont remplis d'indulgence pour les fredaines juvéniles des apprentis, pour leur folour, disent les textes, et pour leur joliveté.

Règlements qui étaient observés avec un soin d'autant plus rigoureux qu'ils étaient l'œuvre, non d'un pouvoir législatif, mais des artisans eux-mêmes.

Les maîtres ou patrons sont les chefs industriels de l'époque, les apprentis sont leurs élèves et successeurs : ils forment Uélé. ment vivace et producteur de la classe moyenne ; au-dessous d'eux, sous leur direction, vit ce que nous appelons aujourd'hui la classe ouvrière, ceux que les statuts nomment les valets ou bien les sergents ou les alloués. Valets, apprentis et maîtres vivent en commun, travaillent ensemble, brisent le pain à la même table. C'est l'union intime de la manufacture et du foyer, ce dernier répandant sur l'atelier sa chaleur bienfaisante. Le maître étend sur l'ouvrier, non seulement un patronage technique, mais un patronage moral. Les ouvriers épousent la cause de leur patron, ils se groupent autour de lui pour le défendre ; aussi verrons-nous la classe ouvrière tout entière se serrer autour des chefs d'ateliers, dans la lutte qu'ils vont engager contre le patriciat. Quand les milices communales sortent de la ville, l'ouvrier en armes marche aux côtés de son maître. C'est l'atelier patronal, toujours animé, ne nous y trompons pas, de l'esprit même qui a fait la féodalité.

L'ouvrier économe gagne de quoi s'établir à son tour. Il peut aussi pénétrer dans la maîtrise en épousant veuve ou fille de maitre, ce qui arrivait fréquemment dans l'intimité de la vie commune. D'ailleurs les valets font partie de la corporation ; par leur nombre, ils y exercent grande influence.

Le nombre des heures de travail est limité. Il nous a fallu, après la Grande Révolution, plus d'un siècle pour en revenir là. Les métiers parisiens pratiquaient la semaine anglaise, qui était, aux XIIe-XIIIe siècles, la semaine française. Des Français elle passa aux Anglais qui, dans leur esprit de tradition, la conservèrent. D'Angleterre elle vient donc de rentrer en France : débaptisée. Le travail de nuit est prohibé. Et nous retrouvons toujours le même esprit de charité : le travail des tapissiers de haute lisse était interdit aux femmes comme trop fatigant.

Le respect de la femme est un des traits marquants de ces coutumes ; il s'allie à la pratique d'une vie digne et morale. La conduite d'un valet fait-elle scandale ? il est chassé du métier ; voire exilé de la ville jusqu'à ce qu'il se soit amélioré. Le maître foulon qui garde un ouvrier de mauvaise vie est condamné à l'amende. Les cervoisiers — nous dirions les brasseurs — infligent une amende de vingt sous pour fabrication vicieuse, ou — voici un trait admirable — au maître qui tolère la vente de sa bière en de mauvais lieux.

Les corporations ont des caisses de secours alimentées par les amendes. Elles sont destinées à l'assistance des vieilles gens du métier tombés dans le dénuement. Pareil souci de l'orphelin. Les maîtres de la corporation devront lui faire apprendre un métier et le prouvoir de tout.

Quand un valet-tailleur gâche une étoffe, les jurés lui imposent, en manière de punition, de consacrer une journée de travail à réparer les vêtements des pauvres. Les métiers alimentaires font aux nécessiteux de fréquentes distributions. L'article X des statuts des orfèvres dit que la corporation fait ouvrir, chaque dimanche et fête, la boutique d'un orfèvre — les autres demeurant fermées — : les bénéfices de la vente dans cette boutique, en ce jour, étaient employés à dresser un beau repas le dimanche de Pâques pour les pauvres de l'Hôtel-Dieu, afin que, en cette grande fête, les miséreux eux-mêmes fussent en bombance et gaîté.

Et l'observation de ces règlements était facilitée par le fait que les diverses corporations demeuraient groupées chacune dans l'un des quartiers de la ville. Rue de la Mortellerie on faisait le mortier ; les mégissiers étaient établis quai de la Mégisserie et les orfèvres au quai des Orfèvres. Les selliers et les lormiers — éperonniers — occupaient une partie de la rue St-Denis et qu'on nommait la rue de la Sellerie. Déjà nous avons montré les peintres en miniatures voisinant clans la rue Erembourc-de-Brie, et qui était de ce fait fréquemment nommée la rue des Enlumineurs. Pour acheter de la mercerie, les bonnes femmes se rendaient rue Trousse-Vache ; et les écuyers et les sergents, pour se munir d'arbalètes, de flèches, d'arcs et de carreaux, s'arrêtaient aux étaux qui entouraient la porte St-Ladre. ; les comptoirs des changeurs bordaient les banquettes du Grand-Pont, appelé dans la suite le Pont-au-Change, tandis que l'importante corporation des tisserands dominait dans le quartier du Temple, rue Vieille-du-Temple, rue Bourg-Thibout, rue de la Courtille-Barbette, rue des Rosiers, rue des Escouffes, rue des Blancs-Manteaux. Les fripiers donnaient son aspect pittoresque à la paroisse St-Merry : durant les semaines de carême, complies sonnaient-elles à la tour de l'église, on voyait se fermer leurs boutiques.

Pour mettre en lumière la perfection des coutumes que les artisans du moyen pige étaient parvenus à se donner, point n'est besoin au reste de secouer la poussière des parchemins : ces édifices incomparables, orgueil de nos places publiques, qu'aucune nation contemporaine n'a pu égaler, ne conservent-ils pas le glorieux témoignage de cette prospérité ?

L'artisan aimait son labeur parce que l'œuvre produite était bien son œuvre. La division du travail n'était pas connue. Prenons un flambeau ou une paire de chenêts en cuivre. Aujourd'hui ils passent des mains du fondeur dans celles du mouleur, puis dans celles du ciseleur, puis clans celles du brunisseur, puis clans celles du doreur : au XIIIe siècle, l'objet fabriqué ne sortait pas d'un même atelier. Le prix de revient certes, en était plus élevé ; mais le fini, la solidité, le caractère artistique de l'objet manufacturé ont disparu avec la satisfaction qu'éprouvait l'artisan à produire une œuvre entièrement à lui où il mettait, de tout cœur, toute son habileté.

 Ce n'est pas qu'il n'y eût alors, comme en tous temps, des paresseux. Maint compagnon préfère le cabaret à l'atelier :

A tierce [neuf heures du matin] dit que il est none [trois h. ap. midi]

Et, à none que il est nuit,

Et si tost coin il puet s'enfuit.

Ne li chaut, mès que [pourvu que] il receive,

E que il manguce ou qu'il beive [mange et boive]

En la taverne...

(Le Besant de Dieu, v. 1134.)

Rutebeuf disait :

Il vuelent estre bien paié

Et petit de besoigne fere...

 

Les grèves.

Et ce n'est pas non plus qu'il n'y eût des grèves, avec chasse aux jaunes et, aux renards. Beaumanoir leur consacre ces lignes souvent citées :

Alliance qui est faite contre le commun profit, si est quand aucune manière de gens fiancent ou créantent ou convenencent qu'il n'ouverront [travailleront] mès à si bas fuer [salaire] comme devant, ains croissent le fuer [font croître les salaires] de leur autorité et s'accordent [entre eux] qu'il n'ouverront pour moins [qu'ils ne travailleront à moins] et mettent entr'eux peines ou menaces sur les compagonns qui leur alliance ne tiendront — la chasse aux jaunes.

Beaumanoir indique les inconvénients des grèves à son point de vue : Et ainsi qui se leur soufferrait [si on les laissait faire], serait ce contre le droit commun, ne jamais bon marché d'ouvrages ne serait fait, car [ceux] de chascun métier s'efforceraient de prendre plus grands louiers [salaires] que raison et le commun ne se peut souffrir que l'ouvrage ne soit fait [l'intérêt général ne peut admettre que le travail s'arrête].

Le légiste, bailli de Philippe le Bel, recommande des mesures répressives : Et pour ce, si tôt que telles alliances viennent à la connaissance du souverain ou d'autres seigneurs, ils doivent jeter les mains à toutes les personnes qui se sont assentuées [ont participé] à telles alliances et tenir en longue prison et étroite ; et quand ils ont eu une longue peine de prison, l'on peut lever de chacune personne 60 sous (1200 francs d'aujourd'hui) d'amende.

Ces lignes sont inspirées par des faits qui se produisirent assurément plus d'une fois, mais les artisans restèrent généralement attachés à leurs patrons dans la lutte que ceux-ci vont engager contre le patriciat urbain : cause principale des grands conflits qui marqueront le règne de Philippe le Bel.

 

SOURCES. G. Fagniez, Documents relatifs à l'hist. du commerce et de l'industrie en Fr., 1898-1900, 2 vol. — Le livre des métiers d'Et. Boileau. Coll. de l'hist. gén. de Paris, 1879. — Les métiers et corporations de la V. de Paris, éd. R. de Lespinasse, même coll., 1886-97, 3 vol. — Les Métiers de Blois, éd. Alf. Bourgeois, 1892-97, 8 vol. — Beaumanoir, Cout. du Beauvaisis, éd. Salmon, 1899-1900, 2 vol.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Jacq. Flach, Les Origines de l'anc. France, 1886-1917, 4 vol. — Levasseur, Hist. des classes ouvrières en Fr., 1857. — G. Fagniez, Étude sur l'industrie au XIIIe siècle, 1877. — Et. Martin-Saint-Léon. Hist. des corpor. de métiers, 1899. — Ch.-V. Langlois, La Vie en Fr. au moyen âge, 1908.