LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XV. — LES MINIATURES.

 

 

Les premiers livres à miniatures sont exécutés dans les monastères. Imitation byzantine. L'art décoratif du XIe siècle. Sous Philippe Auguste l'art de la miniature commence à se laïciser. Le psautier d'Ingeburge. Un atelier de miniaturistes. La fabrication des couleurs. Le goût de la nature. La condition des miniaturistes. La peinture à l'huile. Les miniaturistes Honoré et Jean Pucelle. Les peintres français de la Renaissance.

 

Et ainsi comme l'escrivain qui a fait son livre, qui l'enlumine d'or et d'azur, enlumina ledit roy son royaume..., dit Joinville, en parlant des bonnes œuvres de saint Louis. La comparaison est charmante et bien en place à propos d'un règne où l'art de la miniature répandit un si charmant éclat.

Qu'était-ce qu'un miniaturiste ? On donnait originairement ce nom au miniator, à celui qui traçait en rouge, au minium, les hautes initiales des manuscrits.

Sous les Mérovingiens et sous les Carolingiens, la plus grande partie des livres à miniatures furent exécutés dans les monastères. Nulle abbaye qui n'eût son scriptorium, un atelier où travaillaient calligraphes et enlumineurs. Ils copiaient, en les alourdissant, des œuvres byzantines. Ils mettaient leur originalité dans la complication et dans l'outrance des formes et dessillaient des monstres bizarres en les entourant d'ornements tourmentés.

On ne rencontrerait pas avant le me siècle de miniaturiste s'inspirant de la nature et de la vie. Il est vrai qu'après avoir abandonné ses premiers guides, les Byzantins, l'artiste du me siècle ne s'aventure plus aux compositions en pleine page : son pinceau se réduit à orner les initiales ; mais avec fantaisie, avec ingéniosité et souvent avec la plus agréable délicatesse.

L'une des raisons qui maintinrent si longtemps les enlumineurs dans ces voies étroites, c'est qu'ils furent presque tous, jusqu'au milieu du XIIe siècle, des religieux. De là ce manque de flamme ; non que les religieux n'eussent été capables de produire de grands artistes ; mais la composition et les détails de leur œuvre leur étaient traditionnellement imposés : art hiératique.

Vers la fin du XIIe siècle, sous Philippe Auguste, commence à briller, sur les blanches feuilles de vélin, un art nouveau. Le miniaturiste a quitté le monastère pour se laïciser. A Paris, sous Philippe Auguste, se fonde celte fameuse école de miniaturistes que Dante proclamera un siècle plus tard, la première du monde :

... e l'onor di quell'arte

Ch'alluminare è chiamata in Parisi.

[Purgatoire, chant XI, v. 80.]

Le psautier d'Ingeburge de Danemark, conservé à Chantilly, offre un exemple remarquable de l'art des miniaturistes parisiens sous Philippe Auguste. L'on peut citer également un des joyaux de la Bibliothèque de. l'Arsenal : le psautier dit de saint Louis, qui aurait appartenu à Louis IX, après avoir passé entre les mains de Blanche de Castille.

L'emploi des couleurs devient aussi plus varié. Jusque vers le troisième tiers du sue siècle, les miniaturistes n'ont guère employé que les couleurs les plus simples, le bleu, le rouge, le noir, parfois le jaune pâle, sans parler de leurs fonds d'or. Voici qu'apparaît une couleur nouvelle, une couleur composée : le vert. Ainsi l'emploi du vert nous fournit un moyen précieux pour dater les miniatures de cette époque.

Jusqu'au règne de Philippe Auguste s'étend ce que nous appellerons l'époque primitive de la miniature. Le XIIIe siècle correspond à l'époque verrière. Le pinceau trace des pages qui sembleraient des modèles pour vitraux. Il paraît d'ailleurs certain que nos artistes s'inspirent à cette époque des sublimes verrières, gloire des cathédrales. En cette imitation, ils vont jusqu'à conserver, en leurs petits tableaux, les lignes noires qui représentent les sertissures de plomb où, aux fenêtres des églises, s'enchâssent les parcelles de verre coloré.

Quand et quand l'enlumineur cherche à s'affranchir des règles étroites que les traditions hiératiques imposaient à la composition des images. Dans une descente de croix le corps du Christ devait être tenu d'une façon déterminée, le manteau de la Vierge devait être d'une couleur donnée, la Madeleine agenouillée à un endroit fixé avec précision. À dater du commencement du XIIIe siècle, les artistes font des efforts pour varier les poses de leurs personnages, pour diversifier les groupes. Parfois le bleu, le rouge et le brun des robes présentent des nuances différentes de celles qui étaient jusqu'alors consacrées. Le premier artiste dont le pinceau osa vêtir la Vierge d'une robe qui ne fût pas de couleur bleue, apparaît comme un hardi novateur. Tentatives d'affranchissement encore vacillantes. Vers le milieu du mile siècle, il arrive que l'artiste en une scène de la Nativité, représente l'enfant divin reposant entre les bras de sa mère, au lieu de le montrer, comme il était de règle, couché dans la crèche sous les museaux de l'âne et du bœuf :

Entre le bœuf et l'âne gris

Dort le petit-fils...

Geste nouveau, dont on n'imagine plus aujourd'hui l'audace révolutionnaire.

Enfin, à partir du règne de saint Louis, ii arrive que l'on rencontre, et de plus en plus fréquemment, à mesure que les années s'écoulent, des miniatures sur parchemin qui ne sont plus des sujets religieux.

On a souvent remarqué, à propos des miniatures des XIIe et xiue siècles, qu'elles sont presque toutes de très belle qualité ; tandis que, à partir de la seconde moitié du XIVe siècle, auprès d'œuvres de grande valeur, apparaissent un grand nombre de productions médiocres. C'est que, aux XIIe et xine siècles, seuls des princes souverains et de très hauts personnages pouvaient mettre des manuscrits à miniatures dans leurs bibliothèques. Plus tard, le parchemin se fabriquera à meilleur compte, les couleurs aussi, tout en perdant de leur qualité, et les livres d'heures deviendront plus communs, mis à la disposition de bourses plus modestes. Et, par une conséquence naturelle, la valeur en diminuera.

Pénétrons à présent clans ces vieux ateliers, humbles berceaux de la peinture moderne. Nous y trouvons réunis, autour d'un mettre ou patron, quatre ou cinq pauvres gens, hommes et femmes. Ils sont penchés sur leur travail. On a fait parvenir au chef d'atelier, en feuilles volantes, le volume à illustrer. Le calligraphe a terminé, son œuvre, en ayant soin de laisser en blanc les pages, les marges, les carrés destinés aux images et aux initiales, où le miniaturiste devra appliquer son pinceau. Ces espaces laissés en blanc, le chef d'atelier les examine avec soin, après quoi il répartit le travail entre ses collaborateurs. Souvent le scribe a noté, en regard de la place blanche, la scène que le miniaturiste y devra figurer ; ou bien sur la place blanche elle-même. Cette indication, si elle est écrite en marge, devra être effacée ; si elle est tracée dans l'espace blanc, sera recouverte par la peinture.

Le chef d'atelier. qui a pris connaissance de ces notes, répartit les feuilles entre ses collaborateurs il y ajoute des instructions verbales, ou bien il les écrit sur le manuscrit, ou bien il y met des croquis tracés rapidement, soit en marge, soit sur la place même que la miniature doit occuper.

Par une heureuse négligence, ces croquis, qui devaient être effacés, ont parfois été respectés. Les feuilles de plus d'un manuscrit les mettent aujourd'hui sous nos yeux. Et ces croquis, jetés en marge de la miniature qu'ils ont inspirée, lui sont presque toujours supérieurs. Ainsi se distingue le travail du maître de celui de ses auxiliaires. Une expression venue jusqu'à nous, fait de main de maître, s'explique par là. Guillaume de Machault, en son Livre du Voir dit, décrit une chapelle décorée avec art :

En une chapelle moult cointe (belle)

D'or et de main de maitre peinte...

Nous arrivons à la préparation des couleurs. On les détrempe à l'eau additionnée de gomme de pin ou de sapin, sauf le minium et la céruse pour lesquels on emploie de préférence le blanc d'œuf. Nous avons plusieurs livres de recettes que des artistes, ou des amateurs du temps, ont rédigés. Le premier est le célèbre traité du moine Théophile, Schedula diversarum artium. La rédaction n'en est pas aussi ancienne qu'on l'avait cru. Il parait difficile de la faire remonter au delà du XIIe siècle. L'érudition a même cru pouvoir identifier le moine Théophile avec un certain Rogkerus, orfèvre célèbre, qui vivait vers le début du XIIe siècle dans le monastère bénédictin d'Helmershausen, près de Paderborn.

Un second recueil postérieur de deux siècles, puisqu'il remonte au XIVe, est celui où Jean le Besgue donne les règles et recettes des miniaturistes pour la composition de leurs petits tableaux et de leurs couleurs.

Ce qui frappe dans les miniatures anciennes, c'est l'éclat des parties dorées. Elles brillent, de nos jours encore, comme des plaques de métal ardent. Feuilles d'or battues, assises sur parchemin. Théophile en parle de la manière suivante :

Pour poser l'or ou l'argent, prenez du clair de blanc d'œuf battu, sans eau, enduisez-en, avec un pinceau, la place que doit occuper l'or ou l'argent. Humectant à votre bouche la queue du même pinceau, vous en toucherez un coin de la feuille coupée ; l'enlevant alors avec une extrême, rapidité, vous la poserez sur la place préparée, et l'étendrez avec un pinceau sec. A ce moment il faut vous précautionner contre l'air : retenez votre haleine, car si vous soufflez vous perdrez la feuille et ne la retrouverez que difficilement. Celle-là posée et séchée, placez-en, si vous voulez, une autre dessus, de la même manière, puis une troisième, s'il en est besoin, afin que vous puissiez donner un poli plus luisant avec une dent — d'ours, de castor ou de sanglier — ou une pierre — agathe ou améthyste.

Commencez par frotter l'or tout doucement, dit le Besgue, puis plus fort, puis enfin si vigoureusement que la sueur en perle à votre front.

L'éclat donné à la feuille d'or par le brunissoir a conservé, après des siècles, toute sa vivacité.

En faisant leurs commandes, les amateurs exigeaient que les matières employées fussent de toute loyauté : le peintre se servira, lisons-nous dans tel contrat, de fin or et de couleurs bonnes et suffisantes.

Aussi nos artistes employaient-ils principalement des couleurs végétales. A en croire Jean le Besgue, le bleu aurait été tiré, tout bonnement, du bleuet :

A faire couleur de bleuet comme d'azur, prenez jus de bleués net, et faites sur bois ou sur parchemin un champ de blanc de plomb, puis mettez le jus dessus ledit champ, trois ou quatre ou cinq lits, ou plus, si mestier est, si aurez couleur d'azur.

Pour récolter les fleurs nécessaires à leurs jolies compositions, les miniaturistes allaient aux premiers feux de l'aurore dans les champs : où la rosée leur mouillait les pieds. Allez au matin, soleil levant, aux champs et assemblez diverses fleurs de blé et autres herbes... dit Jean le Besgue.

Ils tiraient le carmin de la sève du lierre.

De la beauté de la nature, qu'ils reproduisaient en leurs œuvres délicates, nos enlumineurs comprenaient bien le charme captivant, comme leurs confrères les sculpteurs des cathédrales. C'est toute la flore de notre pays, sa faune, les oiseaux, les papillons, les herbes fines, qui se répètent avec une gracieuse fantaisie en leurs pittoresques encadrements ils ne prennent pas seulement dans les champs les fleurs nécessaires à la fabrication de leurs couleurs, ils y récoltent les modèles qu'ils rapportent en brassées brillantes dans leurs ateliers, où ils en copient les formes et les nuances avec une amoureuse fidélité :

... Li douz mois fu d'avril,

Que li tens [temps] est souez [suave] et douz

Vers toute gent et amurons ;

Li rossignols, la matinée,

Chante si cler par la ramée

Que toute riens [créature] se muert d'amer ;

La dame s'est prise à lever

Qui longuement avoit veillié :

Entrée en est en son vergié,

Nuz piez en va par la rosée...

Ainsi le moyen âge a eu, de la manière la plus charmante, le sentiment de la nature et l'a exprimé avec une fraiche sincérité, aux tympans de ses églises, dans les vers de ses poètes, aux fines enluminures de ses imagiers. Les livres d'heures s'ouvrent généralement par un calendrier où sont notées les principales fêtes de l'année, et nos artistes, pour caractériser chacun des mois, y célèbrent les travaux rustiques et les satisfactions qu'ils peuvent donner.

La nature dort en janvier ; aussi reste-t-on chez soi, clans la maison close, le dos au feu, le ventre à table. Intime et pittoresque image par laquelle les enlumineurs représentent le premier mois de l'année. Jean Corbichon dit que février est fait en peinture comme un vieillard qui se sied au feu en chauffant ses pieds pour ce que adonc le froid est en sa vigueur pour ce que le soleil est trop loin de nous. Autour de la maison, lumineuse, s'étend la campagne. Le ciel est bas, la plaine dort sous la neige où les corbeaux mettent les taches noires de leurs ailes repliées. En mars les champs s'éveillent. Ce mois est représenté par les vignerons qui écoudent les sarments ou par un bûcheron qui foule de son pas traînard les feuilles brunies de la forêt. En avril le miniaturiste se plaît à montrer les halliers qui se colorent, la prairie de vert tendre, où l'émail des fleurs sème un mouchetis de vives couleurs. Temps du renouveau et de l'amour en ses premiers émois : les fiancés échangent les gages d'une tendresse qu'ils croient éternelle, un bouquet de fleurs, des couronnes de verdure, une bague d'Or, un collier d'argent. Autour d'eux garçons et fillettes tressent des chapels de fleurs. Le mois de mai est symbolisé par une cavalcade sous les voûtes verdoyantes de la forêt. Les dames ont revêtu la livrée de mai, couleur vert gai ; leur tête est chargée de fleurs. Fête de la reine de mai. Le ter mai chacun était tenu de porter sur soi une branche de verdure, sous peine d'être victime d'un charivari, d'où le dicton : Je vous prends sans vert. On bien les jeunes gens dansent dans les prés en chantant leurs rondes caroles :

En may quant florissent prey [près]

Et rose est nouvelle,

Chevauchoi-e lés un blé

Tot [tout au long d'] une sentele [sentier],

Lors vis une pastorele

Qui grant joi-e detnenoit

Et chantoit :

Margueron honi-e soit

Qui de bien amer recroit [se refuse à.]

Marguerons a escoutey

Celi qui l'apele ;

Cist chant li vint molt à grey (a gré),

De joie en sautele.

Lor vis une autre donzele

Qui chape ! de flour [fleurs] faisoit

Et disoit :

Margueron, honi-e soit

Qui de bien amer recroit.

Quelquefois aussi le mois de niai est représenté par la chasse au faucon : On le met en peinture comme un jeune homme à cheval qui porte un oisel sur la main (Corbichon).

Juin est caractérisé par la fenaison. On le met en peinture comme un faucheur qui fauche les prés, car adonc sont les herbes mûres et bonnes à cueillir. Quelques artistes placent en ces jours la moisson : voyez le sayeur qui siet les blés à une faucille, les blés qui inclinent leurs lourds épis ; non loin, des filles lient les javelles, les paysans tondent leurs moutons. D'autres miniaturistes, d'humeur plus précoce, nous montrent déjà en juin le hersage. Généralement, la moisson est réservée pour juillet. En août, dit Corbichon, les blés sont recueillis ès granges et pour ce met-on en peinture connue un batteur qui bat les blés d'un flaiel. D'autres fois, c'est la chasse au faucon. Septembre est figuré en peinture comme un vendangeur qui coupe les raisins et les met en un panier. Parmi les échalas garnis de pampres que l'automne froisse et colore, on voit vignerons et vigneronnes penchés sur les grappes savoureuses dont ils remplissent leurs bannettes ; ou bien sous les hangars aux charpentes brunies par le temps, les raisins sont foulés dans les cuves. D'autres fois les vendanges sont remplacées par la cueillette des pommes. Ou bien l'artiste a déjà peint en ce mois les semailles. Ces dernières sont cependant le plus souvent datées d'octobre. On met octobre en peinture, dit Corbichon, comme un homme qui jette semence en terre. Paysans graves et tristes qui, d'un geste large, répandent les germes des moissons nouvelles. Auprès d'eux la herse attelée de bœufs ou de chevaux, qui renversera la terre sur les semis. Et déjà, sous l'œil même du laboureur, des vols de moineaux sont venus s'abattre sur le champ pour y picorer, Plusieurs de ces petites images, où l'on voit la vie rustique du vieux temps, font déjà penser aux paysans frustes, aux paysages robustes et tranquilles, à la grave poésie de François Millet.

Quelquefois aussi la glandée est pour octobre, bien qu'elle caractérise ordinairement novembre. Sous les voûtes des chênaies, dorées sur cette fin d'automne, un paysan d'une longue gaule abat les fruits des arbres élevés. Il en a jonché le sol où son troupeau s'en repaît avidement. En peinture, dit Corbichon, on fait ce mois comme un villain qui abat les glands des chênes pour nourrir ses pourceaux. Plus rarement l'enlumineur représente en novembre la mort du porc : jour de la fête à la ferme, où les boudins noirs sont tirés tout brûlants de la panne qui grésille et arrosés d'une grande quantité de cidre ou de clairet ; mais cette image, chère à nos aïeux, était plus souvent gardée pour décembre. En peinture on met décembre comme un boucher qui tue son porc d'une cognée ; parfois la bête rôtit à la broche devant l'âtre joyeux. Décembre peut être représenté aussi par l'enfournage du pain, ou par l'hallali bruyant dans la forêt, les chiens se ruant à la curée, sous les veux des valets de chasse qui enflent leurs joues à sonner du cornet.

Des images religieuses, si soigneusement enluminées par nos miniaturistes, sortira la grande peinture de la Renaissance. On admire souvent la composition de tel ou tel tableau célèbre du XVIe siècle, de la Cène par Léonard de Vinci, par exemple, ou de la Mise au tombeau par Titien ; et l'on en fait honneur au génie de l'artiste ; alors qu'elle n'est que la reproduction des dispositions adoptées dès le ante siècle et perfectionnées d'âge en âge par les humbles miniaturistes du vieux temps.

Quant aux scènes historiques, elles se distinguent par un anachronisme d'autant plus audacieux qu'il est plus inconscient. Quelle que soit l'époque représentée, qu'il s'agisse de l'Égypte des Pharaons ou de la Rome des Césars, meubles et costumes sont invariablement ceux de l'époque où nos enlumineurs ont vécu. Quelquefois, par un scrupule naïf, l'artiste endosse aux personnages de l'Antiquité des costumes vieillis d'une ou deux générations ; comme si, pour représenter les contemporains de Thémistocle ou de Romulus Augustule, nous leur donnions les modes du règne de Louis-Philippe ou du second Empire. En nos vieilles miniatures Pompée apparaît entouré de cardinaux vêtus de longues robes écarlates ; Jules César fait son entrée dans la Ville Eternelle à la tête d'un train d'artillerie et Néron pérore sur le devant d'un retable où est représentée la Crucifixion. Naïvetés comparables à celles des vieux Noëls que l'âme populaire a créés vers la même époque, où la Vierge et saint Joseph errent à Bethléhem, d'une auberge à l'autre, du Lion d'or à l'Écu de France et au Cheval blanc, repoussés de porte en porte à cause de leur aspect misérable, avant de trouver refuge dans l'étable où naîtra le divin enfant.

Mais rentrons dans l'atelier où nos enlumineurs, hommes et femmes, penchés sur les blanches feuilles de parchemin, travaillent de leurs pinceaux délicats à l'œuvre minutieuse.

Pour être groupés sous un même chef d'atelier, tous ne sont pas également habiles ; d'où les différences d'exécution observées parmi les miniatures d'un même manuscrit. Elles ont toutes été exécutées dans le même atelier, sous la même direction, mais par des mains inégalement expertes.

Avec peine nous représentons-nous aujourd'hui l'incroyable patience de ces minutieux artisans. Il leur a fallu, en maints endroits, six ou sept couches d'une même couleur, pour obtenir l'effet désiré.

Par les temps humides, un espace de huit, dix jours, parfois plus long encore, était nécessaire entre une couche et la suivante. On ne connaissait pas l'usage des siccatifs. Deux mois et plus étaient exigés par la pourpre d'un manteau ou par la verdure d'un bosquet ; mais de là aussi cette intensité, cette profondeur, cette netteté de coloris, cette pureté et cette clarté inaltérables qui font notre admiration. Quant à la condition de ces délicieux artistes, elle était généralement des plus modestes. C'étaient des ouvriers dans le sens propre du mot, comme les sculpteurs étaient des tailleurs de pierre. Ils débitaient leurs jolies images au même titre que leurs voisins vendaient des chandelles ou des peignes, des hanaps ou des hauberts. De nos jours on voit fréquemment les menuisiers quand et quand marchands de vin ; au moyen âge, c'étaient les miniaturistes qui doublaient leur profession de celle de taverniers, et nul doute que la vente de la clarie et de la cervoise ne leur fût de plus grand profit que celle des menus chefs-d'œuvre créés par leurs pinceaux.

Aussi bien nos peintres étaient organisés en corporations et leurs statuts, des XIIIe-XIVe siècles, ressemblent à ceux des autres corps de métier.

ARTICLE Ier — Que nul ne soit reçu audit mestier pour estre maître, ne qu'il ne puisse à Paris ouvrer, ne qu'il tienne apprenti, jusques à ce qu'il ait fait un chef-d'œuvre ou expérience et qu'il soit témoigné suffisant par les jurés dudit mestier.

L'article V recommande au peintre qui ouvre sur panneau de bois, de ne choisir que des planchettes de bois bien sec : aussi nul n'est-il autorisé à commencer son tableau avant que la planchette n'ait été visitée par les maîtres du métier.

Par ces statuts des XIII et XIVe siècles, on voit que la peinture à l'huile, aussi bien sur bois que sur toile, était pratiquée dans les ateliers parisiens deux siècles avant la découverte qui en aurait été faite par les frères van Eyck.

ARTICLE XV. — Item que nul peintre, qui fasse drap de peinture à l'huile ou à détrempe, se garde de ouvrer sur toile oui ne soit suffisante et forte pour la peinture soutenir, et n'y face rien d'étain, car il n'y vaut rien, soit à l'huile, soit à détrempe.

Au temps de saint Louis, nos artistes étaient groupés dans un même quartier comme les autres corporations. Les enlumineurs ont presque tous élu domicile dans la rue Eremhourc-de-Brie, aujourd'hui, par corruption, rue Boutebrie, aux environs de l'église St-Séverin. Là se trouvaient, côte à côte, enlumineurs, parcheminiers et libraires.

Quant aux noms de ces peintres charmants, ils sont pour la plupart demeurés inconnus. Nous avons dit qu'ils ne se considéraient que comme des artisans et l'artisan ne signe pas son œuvre. Parmi ces compagnons, le plus ancien qui nous ait laissé trace de son nom est celui qui illustra, en 1285, le manuscrit aujourd'hui conservé à la Bibliothèque Nationale sous la cote Manuscrit français 412. Il a du moins pensé à tracer, sur le dernier feuillet du volume, sinon le nom qu'il portait — c'eût été, semble-t-il, trop lui demander — du moins son prénom et la date à laquelle il exécuta son travail :

Henris ot non l'enlumineur

Dex le gardie de déshonneur.

Si fu fais l'an M. CC. IIII. XX. et V (1285.)

En un rôle de la taille pour l'année 1292, nous trouvons deux autres prénoms de miniaturistes : le nom de famille fait toujours défaut : ceux de Nicolas et d'Honoré, l'un et l'autre qualifiés chefs d'ateliers. Cet Honoré, nous le rencontrons dès 1288, dans son atelier à Paris, où il vient de terminer un Décret de Gratien, aujourd'hui conservé à la Bibliothèque de Tours. Son atelier est naturellement situé rue Boutebrie. Honoré y travaille avec sa fille et son gendre Richard de Verdun, qui dessinent et peignent sous sa direction.

Parmi ses confrères, Honoré parait avoir été un personnage d'importance ; de tous il est celui qui paie la taille la plus élevée. Tl fut employé par le roi Philippe le Bel ; et fit pour lui, en 1296, le beau psautier conservé à la Bibliothèque Nationale, sous la cote ms. latin 1023.

Peut-être Honoré doit-il être considéré comme le maitre de Jean Pucelle. de l'artiste qui s'est placé au premier rang des miniaturistes antérieurs à l'éblouissante école du XVe siècle, avant les Pol de Limbourg et les Jean Foucquet. Pucelle et ses élèves peuvent revendiquer la gloire d'avoir inauguré, dans la décoration des manuscrits, la copie directe et fidèle de la nature. Voyez aux Marges de leurs beaux livres, ou bien sur les rinceaux dont ils ornent leurs grandes capitales, ces oiseaux divers, familiers de nos fermes on de nos bois, merles espiègles ou faisans au plumage mordoré, bouvreuils dodus et chardonnerets chaperonnés de rouge, voyez, au bas de la page, ce lièvre agile qui saute par-dessus la fougère, aux abois du chien qui le poursuit ; plus haut voltigent papillons et libellules : la nature y est prise sur le vif à l'exception toutefois des arbres, toujours encore reproduits en masses de feuillage anonymes, s'il est permis de parler ainsi. Il faut attendre les peintres de la génération flamande, ceux du XVe siècle, pour obtenir que les espèces d'arbres soient représentées dans leur individualité.

Honoré et Jean Pucelle étaient Parisiens, ainsi que ces autres peintres d'une grâce délicieuse, Jean Chevrier, Anciau de Cens, Jaquet Mati ; voilà ceux que Dante proclamait les maîtres de leur art.

De Jean Pucelle plusieurs œuvres sont conservées. Cent ans après la mort de l'habile artiste, son nom n'était pas oublié ; ce qui est pour nous surprendre à une époque où, comme nous l'avons déjà fait observer, la notion des qualités qui font l'artiste n'était pas encore formée ; cent ans après la mort du peintre, on louait encore Unes petites heures de Notre-Dante nommées les Heures de Pucelle, enluminées de blanc et de noir, à l'usage des Prescheurs. Ce délicieux volume, commandé par Charles le Bel pour sa troisième femme Jeanne d'Evreux, enrichi par le maître d'exquis camaïeux et terminé en 1327, est aujourd'hui la propriété de Mme la baronne Adolphe de Rothschild. A Pucelle on doit encore le Bréviaire de Belleville — Bibliothèque Nationale ms. lat. 10483 — et la Bible écrite par Robert de Billyng — Bibl. nat. ms. lat. 11935.

Voilà sans doute les œuvres les plus caractéristiques qu'aient produites les miniaturistes ; car les merveilleuses peintures sur parchemin du XVe siècle, celles de Foucquet, des frères Male-wel — Pol, Hermann et Jannequin de Limbourg —. celles de Bourdichon, ne connaissent plus l'art de décorer les marges, les lettres, les pages d'un livre : ce sont de petits tableaux, qui ne font plus corps avec le volume et peuvent en être détachés : ce qui est d'ailleurs advenu pour une grande partie des miniatures de Foucquet.

Aussi Pucelle et ses compagnons ont-ils dominé l'art de décorer les livres depuis la fin du mue siècle jusqu'à la fin du XIVe. Nous avons dit que le règne de Philippe Auguste avait correspondu, dans l'histoire de la miniature, à l'époque verrière ; le règne de Philippe le Bel voit naître l'époque décorative, qui fleurira jusqu'à la fin du XIVe siècle. Mais les peintres qui travailleront pour Charles V, ceux mêmes qui illustreront les manuscrits commandés par son frère le duc Jean de Berry, sans en excepter Jacquemart de Hesdin lui-même, descendront de Jean Pucelle, continuateur, sinon élève du miniaturiste Honoré. Pendant un siècle et plus, il semblera impossible, nous ne disons pas seulement de faire mieux, mais de faire différemment.

Dès le début du XIVe siècle, nombre de peintres du Nord et de l'Est, des Flamands, des Limbourgeois, des Bourguignons, viennent se fixer à Paris. Là sont les ateliers réputés, là vivent où viennent faire un séjour les princes, les riches hommes, ceux qui font les utiles commandes. On voit ainsi, au XIVe siècle, venir à Paris Pierre de Bruxelles et Jean de Gand ; ils y puisent les principes de leur art dans les ateliers de la rue Boutebrie ; jusqu'au jour où, devenus des artistes par leur sentiment si riche et si savoureux de la vie réelle, ils donneront essor au grand art flamand du XVe siècle.

Tandis que les miniaturistes parisiens portaient leur art à la perfection, les Italiens développaient les peintures murales, les peintures à fresques. Nous avons vu comment en France les tendances du style gothique évidaient les murs de plus en plus, pour obtenir des édifices de plus en plus ajourés, des parois percées de baies immenses où chantait la lumière colorée des vitraux. Aux parois des églises la peinture ne trouve plus place où s'étendre ; tandis qu'en Italie elle prenait des proportions magnifiques sous le pinceau des Giotto et des Cimabue. Aussi les Français de la Renaissance, qui tireront leur art de la peinture des manuscrits, feront-ils de la petite peinture, du moins par leur manière fine et minutieuse, et par les procédés ; ce seront les Foucquet, les Jean Perréal, les François Clouet, les Corneille de Lyon, jusqu'à l'invasion des Italiens, sous François Ier, avec le Primatice et l'école de Fontainebleau ; tandis que, dès le XIVe siècle, et jusqu'à l'épanouissement de la Renaissance, les Italiens s'adonnent à ce qu'on est convenu d'appeler — il s'agit des dimensions — la grande peinture.

 

SOURCES. Théophile, Essai sur divers arts (Schedula diversarum artium), éd. L'Escalopier, 1853. — Jean le Besgue, Bibl. nat. ms. lat., 6741. — Barthelemy de Glanville, De proprietatibus rerum, trd. par Jehan Corbichon. Le propriétaire des choses, Lyon, s. d. — Les métiers et corporations de la ville de Paris, éd. H. de Lespinasse, 188647, 3 vol.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Émeric David, Hist. de la peinture au M. A., nouv. éd. 1863. — Paul Mantz, La Peinture française du IXe à la fin du XVIe siècle, 1897. — Lecoy de la Marche, Les Manuscrits et la Miniature, s. d. — J.-H. Middleton, Illuminated mss. in classical and mediœval times, Cambridge, 1892. — Henry Martin, Les miniaturistes français, 1906. — Henry Martin, Les Peintres de mss et la miniature en Fr., s. d. Nous nous sommes particulièrement inspiré de ces deux derniers volumes.