LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE XIII. — PHILIPPE AUGUSTE.

 

 

Coalition des Grands du royaume. Mort tragique de Henri II, roi d'Angleterre. Richard Cœur de Lion. Croisade des deux princes. Délivrance de St-Jean d'Acre (13 juillet 1191). Captivité de Richard Cœur de Lion. Les brigands aux gages des princes : Cadoc et Mercadier. Ingeburge de Danemark. Assassinat d'Arthur de Bretagne. Conquête de la Normandie. Quatrième croisade : Villehardouin. L'empire latin de Constantinople. La croisade des Albigeois. Bouvines (27 juillet 1214). Création des baillis. Louis VIII en Angleterre. Les travaux ordonnés par Philippe Auguste à Paris. Mort de Philippe Auguste. Le règne de Louis VIII.

 

Le conflit anglais.

A peine Philippe Auguste avait-il quinze ans quand il monta sur le trône le 18 septembre 1180, jeune homme qui allait présider à l'un des règnes les plus féconds de notre histoire. Intelligence ferme, aigui3, active, volonté tenace, énergie clairvoyante : il avait les qualités d'un grand prince de ce temps. Il saura tourner la noblesse turbulente vers des entreprises utiles, contribuer à l'affermissement des communes et pour le bien de sa politique, faire valoir l'autorité royale dans les provinces éloignées. Je désire qu'à la fin de mon règne la royauté soit aussi puissante qu'au temps de Charlemagne, et il ne s'en est pas fallu de beaucoup que son vœu ne fût réalisé.

Ce surnom Auguste lui vint de ce qu'il était né au mois d'août Quand il aura pris de l'âge, la chronique de 'l'ours tracera de lui ce portrait :

Philippe était un bel homme, bien découplé, d'une figure agréable, chauve, avec un teint coloré et d'un tempérament porté à la bonne chère... Il était habile ingénieur, bon catholique, prévoyant et opiniâtre. Avec lui mon laient sur le siège du juge autorité et droiture. Aimé de la fortune, craintif pour sa vie, facile à émouvoir et à apaiser, il était très dur pour les Grands qui lut résistaient et se plaisait à nourrir entre eux la discorde. Jamais cependant il n'a fait mourir un adversaire, en prison. Il aimait à se servir de petites gens... On se représente bien cet homme de haute taille, large des épaules, maigre et chauve, au regard perçant.

A son avènement il trouva le puissant Plantagenêt, Henri II, roi d'Angleterre, maître d'une moitié de la France, et s'apprêtant à étendre la main sur l'Auvergne et sur le Languedoc. Le comte de Flandre, Philippe d'Alsace, avait vu son pouvoir grandir, non seulement par son union avec Isabelle de Vermandois, qui lui avait apporté le Vermandois et le Valois, mais encore par le formidable développement économique de ses domaines.

A la richesse du comté de Flandre se comparait celle du comté de Champagne. Les foires de Troyes étaient devenues les plus importantes de l'Europe. Par là, s'était accrue la puissance de Henri Ter le libéral, comte de Champagne, et par son magnifique lignage. Sa sœur était la femme de Louis VII ; l'un de ses frères, Guillaume aux blanches mains, était archevêque de Reims et légat du St-Siège, un autre de ses frères, Thibaud V, comte de Blois et de Chartres, était sénéchal de France, titulaire du principal office de la Couronne ; enfin le cadet, Étienne comte de Sancerre, était le meilleur soldat du temps. Unis, ils formaient la faction des Champenois, comme au XVIe siècle, on verrait celle des Lorrains — les princes de Guise.

N'est-ce pas miracle que, en face de tels rivaux, en son moindre domaine arrosé des eaux de la Seine et de l'Oise, Philippe Auguste ait pu, dans le cours de son règne, miner la puissance anglaise et doubler l'étendue du territoire royal

Et voici tout d'abord son mariage avec Isabelle de Hainaut — ou Élisabeth, c'est le même nom, Isabelle en est la forme espagnole — fille du comte Baudoin V. En dot elle apporte l'Artois : Arras, St-Orner, Aire et Hesdin. Les Champenois sentent faiblir leur pouvoir. Ils forment une ligue sous l'inspiration de la propre mère de Philippe Auguste, en s'alliant au comte de Flandre, au comte de Namur, au comte de Hainaut, au duc de Bourgogne. Les conjurés essaient de s'adjoindre l'empereur allemand, Frédéric Barberousse. La victoire était certaine, lui assurait-on, et par elle il étendrait les limites de l'Empire jusqu'à la mer britannique : déjà l'horrible rêve de Guillaume II.

La guerre éclata dès 1181 ; elle durerait cinq ans.

De Crépy-en-Valois, le comte de Flandre envoyait ses troupes attaquer Senlis, la vieille cité capétienne ; mais Isabelle de Vermandois, la femme du comte de Flandre, vient à mourir. Philippe Auguste revendique l'héritage de la défunte et commence par s'en saisir : c'est précisément le Vermandois et le Valois. Il sème la division parmi les alliés. Il agit sur sa femme, la reine de France, pour qu'elle décide son père, le comte de Hainaut, à abandonner la coalition. Il menace de la répudier. En 1185, rapporte Gilbert de Mons, la reine Isabelle devint odieuse aux Français, parce que son père prêtait assistance au comte de Flandre, comme il y était tenu — en qualité de vassal —. Les Grands de la Cour pressaient le roi de divorcer. Un jour avait été fixé à Senlis, où la répudiation serait prononcée, quand la reine Isabelle, ayant déposé ses vêtements précieux pour revêtir le costume le plus humble, parcourut pieds nus les rues de la ville, priant Dieu à voix haute, qu'il écartât de son royal époux les pernicieux conseils. Le peuple en fut ému. Il aimait sa bonne reine : et voici devant le palais une grande foule où l'on voyait des mendiants, des manchots, des lépreux ; ils poussaient vers le roi de grands cris lamentables le suppliant de garder son épouse ; à quoi Philippe Auguste consentit. Mais il prit vis-à-vis d'elle une attitude froide, réservée ; dans son pays même il la traitait en étrangère ; tant et si bien que, l'année suivante, Baudoin de Hainaut étant venu voir sa fille à Pontoise, Isabelle se jeta toute en larmes à ses pieds, le conjurant de prêter aide au roi son mari vis-à-vis du comte de Flandre, et le comte Baudoin promit de faire tout, sauve la foi qu'il devait au comte de Flandre, son suzerain.

Par cette défection la coalition était atteinte gravement. Le comte de Flandre demanda la paix. Le roi de France obtint (juillet 1185), outre la confirmation de la cession de l'Artois, dot de sa femme, soixante-cinq châteaux en Vermandois et la capitale de la Picardie, Amiens.

Le duc de Bourgogne fut réduit par une rapide campagne.

On s'étonnera que le roi d'Angleterre, Henri II, n'ait pas songé dans ce moment à soutenir les coalisés contre le prince français : à cette époque, il se trouvait au plus fort de sa lutte contre ses trois fils. C'est Philippe qui attaque le monarque anglais ; mais la guerre, commencée en mai 1187, s'arrêta dès le mois de juin. Par le traité de Châteauroux (23 juin), Henri II céda à Philippe Auguste Issoudun et la seigneurie de Fréteval en Vendômois. L'activité de Philippe ne se ralentit pas ; il prend à sa Cour Richard, — le futur Cœur de Lion, — qui est devenu, par la mort de son frère acné, héritier de la couronne d'Angleterre ; il s'allie à l'empereur allemand Barberousse et, passant par Tournai, en profite pour donner aux habitants une charte communale et obtenir d'eux un contingent de 300 hommes. Et l'on sait quel sera, durant des siècles, le dévouement des Tournaisiens à la couronne de France.

La lutte avec l'Angleterre allait reprendre quand se répandit cette nouvelle : Saladin, tyran d'Egypte, a pris Jérusalem et a emporté la sainte croix. C'est l'époque où les passions héroïques s'exaltent au chant des épopées.

A Gisors, le 21 janvier 1188, Philippe et Henri II se rencontrent et, après s'être donné le baiser de la paix, ils se croisent tous les deux. Comédie : dès le mois de mai, Philippe envahit les domaines du monarque anglais ; il s'empare de Châteauroux et d'Argentan ; la guerre s'étend sur les divers territoires que le Plantagenêt possède en France.

Par la voix de ses légats, Rome poussait des cris déchirants. Et la guerre sainte !

L'entrevue de Bonmoulins (18 nov. 1188), sur les confins du Perche, ne fit qu'accentuer la rivalité des deux princes. Richard, fils d'Henri II, héritier de la couronne d'Angleterre, y parut aux côtés de Philippe Auguste. Quand les souverains se séparèrent, Richard suivit le roi à Paris. Richard attira à sa suite une grande partie des barons qui habitaient les provinces françaises de mouvance anglaise : le Maine fut envahi par les troupes du roi de France. Henri II courut s'enfermer au Mans. Il était malade, las, écœuré. Le 12 juin 1189, Philippe Auguste, accompagné de Richard, parut au pied des murs. De la ville embrasée le monarque anglais s'enfuit jusqu'au château de Fresnai-sur-Sarthe, à une distance de vingt milles. Après le Maine, Philippe Auguste conquit la Touraine. Une grande partie des barons, qui avaient encore suivi jusque-là le parti du monarque anglais, l'abandonnaient. Henri II se résigna à une entrevue avec son jeune adversaire à Colombiers, aux environs de Tours, le 4 juillet 1189.

Les deux rois se trouvèrent en présence, lisons-nous dans la vie de Guillaume le Maréchal ; tous les hauts barons qui étaient là virent bien au visage du roi Henri qu'il avait souffert grande douleur. Le roi de France lui-même s'en aperçut et lui dit : Sire, nous savons bien que vous ne pouvez vous tenir debout. Il lui fit offrir un siège. Mais Henri refusa de s'asseoir disant qu'il voulait seulement entendre ce qu'on exigeait de lui et savoir pourquoi on le dépouillait de ses terres.

Les deux rois convinrent de la paix ; après quoi, ils partiraient de compagnie pour la croisade. Ils convinrent également de se communiquer réciproquement les noms de leurs adhérents et alliés secrets.

A Chinon, Henri II s'alita. Il voulait connaître ceux qui s'étaient engagés contre lui, lisons-nous dans la biographie du Maréchal. Il envoya donc Maitre Roger, son garde du sceau, au roi de France, pour lui demander la liste promise. Maître Roger se rendit à Tours, où il transcrivit la liste de ceux qui s'étaient engagés à aider les Français. A son retour, Henri lui en demanda les noms : Sire, répondit-il en soupirant, le premier nom du rôle est celui du comte Jean, votre fils.

Jean sans Terre était le seul des fils de Henri II qui semblait lui être demeuré fidèle. Le grand roi avait reporté sur lui la tendresse de son cœur blessé.

Quand le roi Henri, poursuit le chroniqueur, entendit que l'être qu'il aimait le mieux au inonde le trahissait, il ne put que dire :

Vous en avez dit assez. Il se retourna dans son lit : des frissons le secouaient, dans ses veines le sang se troubla, son teint noircit. Il souffrit durant trois jours. Il prononçait des paroles inintelligibles.

Enfin la mort lui creva le cœur et un jet de sang coagulé lui sortit par le nez et par la bouche... Et il lui advint à sa mort ce qui jamais n'était arrivé à si haut baron : on n'eut pas de quoi le couvrir. Il demeura si pauvre, si délaissétout nuqu'il ne conserva sur lui linge ni laine. Le poète ajoute : On a raison de dire que mort n'a jas d'ami.

Richard Cœur de Lion s'empressa de profiter des bons rapports qu'il avait entretenus avec le roi de France. Un accord intervint. Philippe Auguste lui restitua la plus grande partie de ses nouvelles conquêtes ; il ne gardait que le territoire d'Issoudun et Graçay en Berry. Les deux rois renouvelèrent, le vœu de partir l'un quand et quand l'autre pour la Terre Sainte. Et le départ se fit à Vézelay le 4 juillet 1190. Les premiers jours parurent un enchantement. Les deux princes, à la tête de leurs troupes, descendaient la vallée du Rhône en brillantes théories. Tout en chantant, les jeunes filles de blanc vêtues venaient leur offrir des corbeilles de fleurs ; mais, dès Marseille, la bonne entente se brouilla. Richard était fastueux, hautain, arrogant ; Philippe était renfermé, sournois, égoïste. ll reprochait à Richard de manquer à sa promesse en n'épousant pas sa sœur Al ix ; à quoi Richard répondait par des grossièretés. Le démêlé s'aigrit au point que, en mars 1191, pour sauver l'expédition, les deux princes durent conclure un accord, véritable traité de paix, comme s'ils avaient été en guerre déclarée. Le traité en est publié par Rigord. On arriva devant Saint-Jean d'Acre. La ville, héroïquement défendue, était assiégée depuis deux ans par les Chrétiens. Les barons chrétiens étaient séparés en Orient par des divisions que la rivalité entre Philippe et Richard devait encore accroître. Gui de Lusignan, roi de Jérusalem, vaincu à Tibériade, voyait se dresser devant lui un redoutable concurrent en la personne de Conrad, marquis de Montferrat. Philippe prit parti pour Montferrat et Richard pour Lusignan. On ne sait comment l'aventure se fût terminée si la place n'avait capitulée le 13 juillet 1191. C'était évidemment un premier succès ; mais la Croisade n'en était qu'à son début. Saladin n'était pas vaincu, il était toujours maître de Jérusalem. Alors Philippe Auguste déclara qu'il rentrait en France. Il assurait qu'il était très malade. L'air de la Palestine ne lui valait rien. Cette maladie consistait principalement dans la succession du comte de Flandre brusquement ouverte par la mort du comte devant Saint-Jean d'Acre. Philippe fit au Cœur de Lion les plus belles promesses : loin de nuire à ses intérêts en Occident, il veillerait sur eux en bon frère ; il lui laissa 10.000 hommes de ses troupes commandés par le duc de Bourgogne.

Le 25 décembre 1191, le roi de France était de retour à Fontainebleau. Tout aussitôt Philippe Auguste prépara son attaque contre la couronne anglaise : une circonstance inouïe le favorisa au delà de son espoir. Sur la route qui le ramenait. de Terre-Sainte. Richard Cœur de Lion tomba entre les mains de son ennemi personnel, le duc d'Autriche, Léopold, qui le fit jeter en prison. Les deux princes avaient eu de violentes querelles devant Saint-Jean d'Acre. Philippe envahit la Normandie et s'empara du Vexin , mais il échoua devant Rouen. Richard Cœur de Lion venait d'être livré par le duc Léopold à l'empereur allemand. Philippe insistait auprès de celui-ci pour qu'il retînt le roi anglais indéfiniment en prison. Des négociations effrayantes furent entamées. Les actes en seront lus publiquement à la diète de Mayence. Philippe Auguste et Jean sans Terre, frère de Richard, offraient à l'empereur 80.000 marcs si Richard était retenu jusqu'à la St-Michel (29 septembre) ; ils en offraient 150.000 si Richard leur était livré. Alors le roi d'Angleterre se décida à céder, il consentit à toutes les exigences de Henri VI ; il se reconnut son vassal et fut mis en liberté. Le 23 mars 1194. Richard Cœur de Lion entrait à Londres, d'où il s'empressait de repasser la Manche à la rescousse de son duché de Normandie.

 

Les brigands.

La guerre dura du mois de mai 1194 au mois d'avril 1199. Guerre nouvelle : par bien des côtés ce n'est plus une guerre féodale, par l'importance qu'y prend l'argent, joute entre la livre tournois et la livre sterling. Et l'on vit alors paraître sur le même plan que les plus nobles chevaliers, ces routiers, mi-brigands mi-hommes de guerre, habiles aux embûches, aux guets-apens, aux hardis coups de main, les Mercadier et le Caduc.

Soldat d'aventure, à la tête de ses bandits, les Cotereaux, Mercadier devint le frère d'armes du Cœur de Lion. Par toute la France, de Normandie en Aquitaine, on voit le souverain et l'aventurier chevaucher botte à botte. Les bulletins, par lesquels Richard instruit ses prélats et barons de ses victoires, manquent rarement d'exalter le vaillant Mercadier. Avant de se mettre en route pour la Terre-Sainte, il lui avait confié la garde de dix-sept châteaux dans le Quercy.

Dès l'année 1183, on avait vu Mercadier se répandre en Limousin avec ses compagnons, pillant, brûlant, saccagent, n'épargnant ni femmes, ni enfants ; villes et monastères étaient rançonnés.

Mercadier était plus particulièrement habile à surprendre les places, le matin dans la brume. Il prit aussi une part importante à l'affaire de Gisors, où Philippe Auguste fut défait, le 29 septembre 1190. Mais le coup de main dont le roi d'Angleterre lui sut le plus de gré ce fut la prise de Milly (19 mai 1197) où il s'empara de Philippe de Dreux, l'évêque de Beauvais, cousin germain de Philippe Auguste, l'un des plus redoutés guerriers de son temps.

Type curieux de prélat homme de guerre, cet évêque de Beauveais peut avoir servi de modèle aux poètes contemporains qui tracent dans les chansons de geste la pittoresque silhouette de l'archevêque Turpin. ll partageait son temps entre les champs de bataille et les pieux sanctuaires. Après avoir massacré les adhérents du roi d'Angleterre et livré aux flammes villes et villages, il s'en allait, avec une égale ardeur, pèleriner, pieds nus, à Saint-Jacques-de-Compostelle. Son lieutenant, un archidiacre, n'était pas moins pieux, ni moins batailleur : les deux compagnons terrorisaient la Normandie.

Mais revenons à Mercadier. Au cours de la campagne de Flandre, en 1198, il réalise une grande fortune. Le pays était riche, les foires fréquentées. Quelles prises et surprises lui ménageaient les marchands au retour des assemblées d'Ypres et de Bruges, l'escarcelle lourde dé florins d'or ! D'autre part, le roi Richard lui fait don de grands domaines en Périgord. Mercadier se hausse aux plus beaux rôles : il fait des dons pieux aux monastères pour s'assurer le paradis et veut être proclamé protecteur des religieux. Franc bandit mis par le roi d'Angleterre à la tête de ses armées.

Nous ne suivrons pas les deux adversaires, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, dans cette lutte de cinq années, mêlées de tours et retours de fortunes. Elle fut marquée, du côté de Richard, par la construction du Château-Gaillard, donjon formidable et qui a passé pour le chef-d'œuvre des forteresses défensives du temps. La guerre devint d'une cruauté atroce. De part et d'autre on aveuglait ou noyait les prisonniers. De la roche de Château-Gaillard, dit Guillaume de Breton, le roi d'Angleterre fit précipiter trois chevaliers qu'il tenait prisonniers et qui se brisèrent la tête et les os ; après quoi il fit encore arracher les yeux à quinze hommes, leur donnant pour guide un homme à qui il laissa un œil, afin qu'il les pût conduire au roi de France. Alors celui-ci infligea le même supplice à un pareil nombre d'Anglais et il les envoya à leur prince sous la conduite de la femme de l'un d'eux et il en fit précipiter trois autres du haut d'une roche afin que nul ne pùt le croire inférieur à Richard. Le Cœur de Lion avait de grandes qualités d'homme de guerre : il était audacieux, mais avec clairvoyance, habile à frapper les grands coups et au bon endroit. Après la défaite de Courcelles-lès-Gisors (27 septembre 1198), la situation de Philippe Auguste parut critique.

Les trêves de Vernon, conclues sous la pressante intervention d'Innocent III, lui imposaient de rudes sacrifices : de toutes ses conquêtes il ne gardait que Gisors. Quand il vit subitement se rétablir sa fortune. Richard Cœur de Lion, en compagnie de Mercadier, assiégeait le vicomte de Limoges, vassal insoumis, en son château de Châlus en Limousin. Le 26 mars 1199, une flèche, partie de la grosse tour, blessa le roi d'Angleterre a l'épaule. Le château fut pris peu de jours après et les compagnons du Cœur de Lion pendirent tous ceux qui avaient défendu la place, à l'exception toutefois de l'archer qui avait blessé le roi. Cependant la gangrène s'était mise dans la plaie, on fit comprendre à Richard qu'il était perdu. Le roi d'Angleterre demanda à voir son meurtrier :

Quel mal t'avais-je fais pour que tu me donnes la mort ?

Tu as tué de ta main mon père et mes deux frères, et tu voulais me tuer aussi. Tire de moi la vengeance que tu voudras, je souffrirai tous les tourments qu'inventera ta cruauté, pourvu que tu meures toi-même, toi qui as fait au monde tant et de si grands maux.

Richard répondit à l'arbalétrier qu'il lui ferait grâce.

Je ne veux pas de ta grâce. Je suis heureux de mourir !

Ce jeune héros s'appelait Pierre Basile.

Tu vivras malgré toi, répondit le roi, témoignage vivant de mon humanité.

Et, après lui avoir fait donner cent sous de monnaie anglaise, le roi le fit mettre en liberté.

Richard expira. A peine était-il mort, que Mercadier fit rechercher Basile qui était sans méfiance, el, sous ses yeux, il le fit écorcher vif.

Richard Cœur de Lion, était une nature enthousiaste, chevaleresque, séduisante. Poète lui-même, il se montra généreux aux trouvères et aux troubadours, et ceux-ci ont exalté en un magnifique langage ses brillantes qualités.

Jean sans Terre, frère cadet de Richard, lui succédait ; fourbe et dissimulé— autant que son frère s'était montré franc et chevaleresque — cruel, avide, sensuel et méchant, il avait cependant des qualités, celles de sa race : il avait l'intelligence d'ut, politique et la finesse d'un diplomate. Il était plus affiné que la plupart des hommes de son temps. Mais ses vices le rendront odieux.

Au trône, Jean avait eu un compétiteur : le jeune Arthur de Bretagne, fils de feu Geoffroi, frère aîné de Jean sans Terre et de Constance, duchesse de Bretagne. Geoffroi eût-il survécu à Richard, tous ses domaines lui seraient revenus. En vertu du droit de représentation, Arthur de Bretagne réclamait la couronne que son frère aurait portée, et Philippe Auguste de le soutenir. En sa qualité de suzerain, le roi de France proclama le jeune Arthur héritier de la Normandie et de la Bretagne qui relevaient de lui. La guerre commença. Elle se déroulait avec des alternatives diverses quand, tout à coup, le roi de France parut comme paralysé. Il se débattait contre les difficultés que lui créait son conflit avec Ingeburge de Danemark.

 

Ingeburge.

Histoire étrange. Isabelle de Hainaut, première femme de Philippe Auguste, était morte à dix-neuf ans (1190) après avoir donné le jour à un fils. Philippe Auguste sollicita du roi de Danemark Knud VI, la main de sa sœur Ingeburge, en lui demandant de lui céder les droits sur la couronne d'Angleterre. qu'il tenait de Sven II et de l'aider à les faire valoir. Renouveler l'expédition de Guillaume le Conquérant sera le constant désir de Philippe Auguste.

La jeune princesse, âgée de dix-huit ans, arrivait en France et, le 14 août 1193, Philippe l'épousait à Amiens. Il avait lui-même vingt-huit ans. Ingeburge était blonde, d'une taille élancée : un charme troublant se dégageait de ses yeux bleu-vert, ce bleu glauque des mers du Nord quand le ciel est très pur. Les contemporains parlent de sa grâce et de sa beauté. Philippe Auguste l'avait accueillie avec une joie visible ; mais voici, le lendemain des noces, comme on allait procéder au couronnement, à peine la princesse a-t-elle paru, que Philippe recule devant elle, agitant ses mains ouvertes comme pour repousser un fantôme et donnant les signes les plus étranges d'horreur et de répulsion. Il pâlissait, il frissonnait. Que s'était-il passé entre les époux durant la nuit ? On ne le saura jamais. Des sorciers, diront le médecin et le chapelain du roi, leur avaient noué l'aiguillette, et c'est la raison que Philippe Auguste fera valoir devant la Cour romaine. Le roi voulut rendre immédiatement la jeune femme à la mission Danoise qui l'avait amenée, mais celle-ci répondit que son rôle était terminé. Le roi fit enfermer Ingeburge au couvent de St-Maur. Il y vint encore lui rendre visite, franchit le seuil de la chambre ; puis en ressortit Il m'est impossible, répétait-il, de vivre avec cette femme. Une complaisante assemblée de Grands et de prélats réunis à Compiègne, prononça le divorce (5 novembre 1193) sous l'éternel prétexte des liens de parenté : les arrières grand’mères d'Isabelle, première femme de Philippe Auguste, et d'Ingeburge, auraient été sœurs, filles du comte de Flandre Charles le Bon. Or Charles le Bon n'avait pas eu d'enfants. Innocent III traitera de bouffonnerie la procédure de Compiègne.

La pauvre Ingeburge, étroitement cloîtrée, ne savait ce qui se passait. Elle ne parlait ni ne comprenait le français. On la tenait éloignée de ceux qui étaient venus avec elle de Danemark. Dans le couvent même, elle était traitée misérablement. Lorsque l'archevêque de Reims se présenta devant elle pour lui notifier, par le moyen d'un interprète, la décision qui venait d'être prise, la jeune femme fondit en larmes, puis, se ressaisissant : Mala Francia, Mauvaise France ! s'écria-t-elle en latin, et elle ajouta : Roma ! pour indiquer qu'elle faisait appel- au Souverain Pontife.

D'ordre du roi, Ingeburge fut transférée en une dépendance de l'abbaye de Cisoing, diocèse de Tournai, où elle continua d'être vilainement traitée. Elle, qui avait apporté à son mari, outre ses droits brumeux sur la couronne d'Angleterre, une belle dot en or très réel, était obligée, pour vivre, de vendre meubles et vêtements. Philippe Auguste refusait obstinément de la revoir. Knud VI formula de son côté une protestation devant le Souverain Pontife. Afin d'en entraver le cours, le roi de France mit tout en œuvre, fit chasser de Rome les envoyés danois, puis il les fit arrêter aux environs de Dijon, dépouiller de leur correspondance et emprisonner. Dans sa colère contre la jeune femme qui lui tenait tête, Philippe rendit sa détention plus rigoureuse encore. Du couvent où elle était, il la fit transférer dans une forteresse. On imagine la suite. Le roi de France, sans se laisser arrêter par la décision pontificale qui déclarait nulle la sentence de divorce prononcée à Compiègne, se mit à la recherche d'une autre épouse. La quête n'était pas aisée. Les parents, éblouis d'une si magnifique alliance, donnaient suite avec empressement aux premiers pourparlers, mais les demoiselles se rebiffaient. Je connais la conduite du roi de France envers la sœur du roi de Danemark, dit la fille du comte Palatin, et cet exemple m'épouvante. Et elle épousa Henri de Saxe. Refus semblable de Jeanne d'Angleterre qui deviendra comtesse de Toulouse. Une autre demoiselle des pays d'Allemagne fut mise en route par ses parents, avec un beau cortège appareillé pour les noces ; mais elle s'arrangea pour passer sur les terres d'un seigneur qui l'aimait d'amour. Le galant s'embusqua, enleva la belle qui se débattait en riant et l'épousa. Enfin Philippe Auguste parvint à se marier avec Agnès de Mérannie, fille d'un seigneur bavarois. Rome lance l'interdit sur ses domaines et avec d'autant plus de raison que s'il n'y avait pas de liens de parenté, au degré prohibé, entre Philippe Auguste et Ingeburge, il y en avait entre lui et Agnès.

Voici donc le roi de France engagé, une fois encore, dans les complications d'une sentence d'interdit. Les cloches se taisent en tous les clochers, les églises ferment leurs portes aux chants et aux prières, les mornes cimetières ne laissent plus entrer les morts. Les cadavres abandonnés au long des routes emplissaient la contrée de puanteur et d'effroi. Aussi Philippe Auguste se décida-t-il à signer un traité avec Jean sans Terre, le 22 mai 1200, au Goulet. Le traité ne lui était d'ailleurs pas trop défavorable. Il recevait le comté d'Evreux et une somme de 20.000 livres sterling ; d'autre part le roi de France consentait au mariage de son fils Louis — qui serait Louis VIII — avec Blanche de Castille, nièce de Jean sans Terre. De cette union naîtrait saint Louis. Jean sans Terre venait à Paris où une réception somptueuse lui était ménagée ; mais, dès la fin de l'année, la guerre avait repris.

En Aquitaine, par la vilenie et l'égoïsme de sa politique, Jean sans Terre n'avait pas tardé à soulever contre lui les principaux barons. A Hugue le Brun, fils du comte de la Marche, il avait pris sa fiancée, Isabelle Taillefer, pour l'épouser lui-même (30 août 1200). Les seigneurs aquitains firent appel de leur suzerain immédiat à leur suzerain supérieur, c'est-à-dire au roi de France. Jean fut cité à comparaître à Paris devant la Cour des pairs. Premier grand exemple de ces appels d'Aquitaine, qui vont jouer un rôle important durant le siècle suivant et seront pour la couronne d'Angleterre une source d'inextricables difficultés. La sentence de la Cour de Paris fut rendue en 1202, probablement le 28 avril. Jean sans Terre avait fait défaut. On manque malheureusement d'informations sur les détails du jugement, dont on ne connaît même pas le texte exact. La Cour de France — dit Raoul, abbé du monastère cistercien de Cogeshall, — déclara que le roi d'Angleterre serait déchu de tous les fiefs qu'il tenait du roi de France, pour n'avoir pas rempli les conditions desdits fiefs et avoir désobéi presque en toute chose à son suzerain.

Date importante. De ce jour la pensée des rois de France reviendra sans cesse à cet acte solennel par lequel les rois d'Angleterre étaient dépouillés de leurs possessions françaises.

Philippe envahit la Normandie, mais le jeune Arthur fut défait à Mirebeau et tomba entre les mains du monarque anglais (31 juillet 1202). Ici se place encore un drame affreux,. Dans la tour de Rouen, de ses propres mains, Jean sans Terre assassina son neveu (avril 1203). La nouvelle s'en répandit, marquée de circonstances horribles. Et l'on vit s'accentuer un mouvement de réprobation semblable à celui qui avait failli renverser Henri II après l'assassinat de Thomas Becket. C'est l'époque où Philippe Auguste s'empare du Château-Gaillard (6 mars 1204), le formidable donjon, clé de la Normandie. Le Capétien se trouva maitre de toute la province en deux mois. L'habileté du roi de France avait d'ailleurs été secondée par la nonchalance de Jean sans Terre qui ne croyait pas devoir interrompre une partie d'échecs pour recevoir les envoyés normands.

Philippe Auguste agit avec une égale décision en Poitou et en Aquitaine. On doit admirer l'efficace politique du jeune prince qui détruisit en trois années l'œuvre si laborieusement construite par Guillaume le Conquérant, par Henri Beauclerc et Henri II. Rarement événements plus considérables furent amenés par des moyens plus simples, mis en œuvre avec plus de netteté d'esprit et de sûreté.

Pour avoir le répit nécessaire, le roi avait paru céder au pape sur son divorce avec Ingeburge. En mars 1201, il avait comparu avec la reine, à Soissons, devant une assemblée de juges présidée par le délégué du pape. Les envoyés de Knud VI parlèrent avec véhémence, rappelant à Philippe Auguste ses promesses et ses serments. Les avocats du roi répondirent par de subtiles et éloquentes Harangues. La pauvre reine se trouvait embarrassée pour rétorquer leur dialectique embroussaillée de phraséologie latine, quand, du milieu de l'assistance, se leva un clerc inconnu. Il plaida la cause de l'innocence avec tant de force et d'émotion que l'assemblée en fut bouleversée. Les séances se succédaient ; les cardinaux ne trouvaient aucun motif de divorce, quand, à la surprise générale, Philippe Auguste déclara brusquement qu'il rendait à la reine toute sa faveur. Il alla vers elle, lui donna la main, la mena au bas des degrés, la prit en croupe sur son cheval et partit avec elle en jeune amoureux. L'interdit fut levé. Agnès de Méranie, écartée a son tour, mourut au château de Poissy ; mais voici Jean sans Terre vaincu et Philippe veut de nouveau répudier Ingeburge. Il la fait enfermer dans la tour d'Étampes et garder étroitement. Il veut obtenir d'elle qu'elle demande elle-même le divorce pour entrer en religion. Les privations matérielles, les tortures morales imposées à la malheureuse reine inspirent des craintes pour sa sauté. Elle est injuriée par ceux qui la servent. On lui enlève le soutien des pratiques religieuses. Mon père, écrit-elle au pape, je tourne vers vous mes regards pour ne pas périr. Ce n'est pas de mon corps, c'est de mon âme que je m'inquiète. Je meurs tous les jours. Elle demande au Souverain Pontife d'annuler par avance toutes déclarations, tous serments qui pourraient lui être arrachés par la violence. En sa sereine résistance, la jeune reine captive se montrait admirable. Jeune d'années, écrit Etienne de Tournai, elle avait la prudence d'une tête blanchie par les ans. La papauté était magnifiquement représentée par Innocent III qui déploya, en ce drame douloureux, sa haute sagesse, son énergie terme, sa grande bonté. Déjà le roi de France avait entamé des négociations pour un quatrième mariage avec la fille du landgrave de Thuringe, quand il déclara qu'il s'inclinait en fils soumis de l'Église et reprenait sa femme (avril 1213). Allégresse générale : Ingeburge retrouvait son rang de reine de France dont elle nu devait plus être privée.

Depuis vingt ans, époque où remontait sa première rencontre avec Ingeburge, Philippe Auguste avait désiré à plusieurs reprises, et sincèrement semble-t-il, se rapprocher d'elle, et chaque fois il s'était senti repoussé par une insurmontable aversion. Le voici dans la cinquantaine. L'âge adoucit les caprices de l'amour et met au premier plan les idées politiques. Après avoir chassé les Anglais de France, Philippe Auguste reprenait les mêmes projets qui l'avaient incité à demander la main d'Ingeburge, en sorte que sa femme et le roi de Danemark et le Souverain Pontife lui redevenaient nécessaires.

Quant à Ingeburge, elfe s'occupa durant les nombreuses années qu'elle vécut encore — car elle ne mourra qu'en 1237 — d'œuvres noblement bienfaisantes où brilla la beauté de son âme, plus belle encore, dit Etienne de Tournai, que son visage radieux.

 

La croisade de Villehardouin.

Événements contemporains de la quatrième croisade. Elle fut décidée en un tournoi à Ecri-sur-Aisne où les barons champenois avaient jouté contre les Flamands et les Picards. Après -un copieux échange de bulles et de horions, on avait fraternisé et décidé de courir sus aux Sarrazins. Foulque, curé de Neuilly-sur-Marne, en fut le prédicateur, rappelant par sa fougueuse éloquence et Pierre l'Ermite et saint Bernard. Il vint prêcher aux Champeaux où se tenait un marché dans un cimetière. , écrit Jacques de Vitry, les usuriers, les femmes légères, les plus grands pécheurs, après s'être dépouillés de leurs vêtements, se prosternaient aux pieds du prédicateur en confessant leurs fautes. Les malades se faisaient porter devant lui. La foule se précipitait sur ses pas, déchirant sa robe pour s'en partager les lambeaux. En vain il écartait les plus impatients avec un bâton ; il ne pouvait dérober ses vêtements à la piété des spectateurs ; il lui fallait chaque jour une soutane neuve. Il aurait croisé plus de 200.000 pèlerins.

Une fois encore on vit des bandes populaires partir sans chef expérimenté, et périr en chemin de la manière la plus lamentable. La vraie croisade fut composée de barons féodaux. Thibaud de Champagne étant mort, Philippe Auguste recommanda de prendre pour chef Boniface de Montferrat, le frère de l'ancien rival de Gui de Lusignan.

Pour vaillants qu'ils fussent, les chevaliers qui s'engageaient dans cette nouvelle expédition en Orient, n'étaient plus les rudes soldats de la première croisade. On trouve parmi eux des trouvères et des troubadours qui composent de jolies chansons d'amour, vers et musique, en manière d'adieu à leur mie, tandis qu'elle leur cousait sur l'épaule de leur manteau la croix blanche des croisés : Écoutez Robert de Blois :

Li départir de la douce contrée

U [on] la bêle est, m'a mis en grand tristor [tristesse], Caissier m'estuel [me faut] la riens [celle] c'ai plus amée,

Pour Dame deu [Seigneur Dieu] servir le creator ;

Et, ne pourquant tout remaign [je reste] en s'amour

Car tous li lais', mon cuer et ma pensée

Se [si] mes cors [mon corps] va servir Nostre-Signour

Pour çou n'ai pas bonne amour oubliée.

Un autre, et des plus vaillants capitaines de la croisade, Villehardouin, maréchal de Champagne a tracé de l'expédition, une vivante description.

Comme les expéditions précédentes, la croisade eut pour premier objectif Jérusalem. Six ambassadeurs, parmi lesquels Villehardouin, furent envoyés à Venise pour y régler les conditions auxquelles la florissante République de marchands transporterait les croisés par la mer. Les messagers furent reçus par le doge Dandolo. Le gouvernement vénitien s'engageait à mettre ses vaisseaux à la disposition des armées franques, au prix de quatre marcs par cheval et deux marcs par homme.

Venise recevrait en outre la moitié des conquêtes. Les mercantis ! Il fut également décidé que le débarquement aurait lieu en Égypte et que les croisés marcheraient directement sur Babylone — le Caire —, pource que par Babylone pourroient mieux les Turcs détruire que par autre terre. Au fait, le Caire était le centre de la puissance musulmane ; décision qui expliquera la croisade de saint Louis. Et ce plan était bien conçu étant donné le but que poursuivaient les chevaliers français ; mais ils se laissèrent ensuite circonvenir par les rusés Vénitiens qui avaient intérêt au rétablissement sur le trône byzantin de l'empereur Isaac l'Ange chassé par ses sujets. Et contre les Byzantins, les chevaliers francs pourraient, quand et quand, assouvir une vieille rancune, car c'était une opinion répandue en France, que les Grecs de Constantinople, avaient causé l'échec des précédentes expéditions, par leur perfide politique.

L'armée féodale arriva à San Stefano le 23 juin 1203.

Et lors virent tout à plein Constantinople, dit Villehardouin, cil qui onques mès ne l'avoient veue, ne cuidoient mie que si riche cité peust avoir en tout le monde. Quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle estoit close, et ces riches palais et ces hautes églises dont il avoit tant que nus nel peust croire s'il ne le veist proprement à l'œil ; et ils virent le lonc (longueur) et le lé (largeur) de la ville qui de toutes autres estoit souveraine ; — sachiez qu'il n'i ot si hardi à qui la chair ne frémesist, et ce ne fu mie merveille s'i s'en esmaièrent [émurent], quar orques si Brans afaires ne fu empris de nulle gent puis que li mons (le monde) fu estorés.

L'usurpateur Alexis III prit la fuite. A peine les croisés maîtres de la ville, la foule des soldats réclamaient. la marche sur Jérusalem ; mais les chefs découvraient déjà un autre champ à leur activité. Isaac l'Ange et son fils Alexis IV n'ayant pas tenu leurs engagements, l'accord entre eux et les croisés se trouva rompu ; des querelles entre Grecs et Latins occasionnèrent des rixes ; une partie de Constantinople fut livrée aux flammes ; après avoir quitté la ville, les Francs y rentrèrent en vainqueurs (11 avril 1204), Des émeutiers s'étaient emparés d'Isaac et de son fils, les avaient fait périr. Le comte de Flandre, Baudoin IX, fut proclamé empereur. Vêtu du costume impérial, c'est-à-dire de la chlamyde battue d'aigles d'or, des chausses de soie et des sandales pourpre enrichies de pierreries, il fut couronné à Ste-Sophie (9 mai 1204). L'empire byzantin fut partagé entre les chevaliers francs. Boniface de Montferrat fut nommé roi de Thessalonique et de Macédoine.

Sur les rives du Bosphore on vit s'implanter et prendre vie les institutions de la féodalité française, comme deux siècles auparavant dans les plaines brûlées de la Syrie. Entre les limites du vieil Empire du basileus, se forme une nouvelle France, nova Francia, l'expression est du pape Honorius III (lettre à la reine de France, 20 mai 1224). A la Cour française de Constantinople on entendit les jolies chansons du trouvère Quene de Béthune, et les vers harmonieux du troubadour Rarnbaud de Vaqueiras :

Chançon légère à entendre

Ferai, car c'est mon métier,

Que chacun la puisse apprendre

Et la chante volontiers...

(Queue de Béthune.)

Villehardouin reçut le fief de Messinople. Vers 1210, il dicta cette Histoire de la conquête de Constantinople, pour l'instruction des siens : pittoresque précurseur du bon sire de Joinville, Champenois comme lui. La conquête française s'étendit en Morée, en Achaïe, en Grèce. On vit des ducs d'Athènes et de l'Archipel. Ces bons chevaliers de France rédigèrent des codes, fondèrent des villes, frappèrent monnaie à leur effigie ou à leurs armes, et, avec un libéralisme étonnant pour l'époque, maintinrent une tolérance réciproque entre les cultes ennemis.

L'empire latin de Constantinople disparaîtrait en 1261 ; mais les féodaux avaient pris racine dans le pays. L'excellent chroniqueur Catalan, Ramon Muntaner, écrira encore sur la fin du XIIIe siècle : Les princes de Morée choisissent leurs femmes dans les meilleures maisons françaises. Ainsi font leurs vassaux, barons et chevaliers. qui ne se sont jamais mariés qu'à des femmes descendues de chevaliers de France. Aussi disait-on que la plus noble chevalerie du monde, était la chevalerie française de Morée. On y parlait aussi bon français qu'à Paris.

A ces brillants événements, Philippe Auguste était demeuré étranger ; mais en France même il travaillait avec succès à la grandeur du pays. Telle était déjà sa puissance que, au delà des frontières, son activité se portait en Allemagne, où il intervenait dans la lutte entre les Guelfes (famille de Saxe) et les Gibelins (famille de Hohenstauffen).

A force de cruautés et d'exactions, Jean sans Terre avait soulevé le clergé anglais. Innocent III le mit au ban de l'Europe (janvier 1213). Philippe Auguste fut chargé par le Souverain Pontife de chasser Jean d'un trône dont il ne le jugeait plus. cligne et d'y placer son propre fils Louis, le futur Louis VIII. Philippe Auguste prépara une descente en Angleterre, mais Jean se réconcilia avec le trône pontifical, il se reconnut son vassal ; Philippe Auguste, au moment de s'embarquer, fut arrêté par le légat d'Innocent III. Il s'inclina, volontiers, disait-il ; mais en sa pensée il ne faisait que différer ses projets.

Son attention était pour le moment sollicitée par un des événements les plus considérables de notre histoire : la guerre des Albigeois.

 

La guerre des Albigeois.

Depuis bien des années le Midi de la France inclinait vers des idées religieuses qui s'éloignaient de l'orthodoxie romaine. Il s'agit de la doctrine des Albigeois et de celle des Vaudois. La doctrine des Albigeois était aussi nommée l'hérésie des Catarhes, du grec καθαροι, les purs.

Les Wisigoths, qui s'étaient établis dans-le Midi de la France, étaient ariens : ils n'admettaient pas la divinité du Christ. Leur royaume fut envahi et détruit par les ducs, comtes et évêques catholiques. Mais le temps des missionnaires humbles et pauvres n'était déjà plus ; le temps où les conducteurs d'âmes agissaient sur le peuple parce qu'ils étaient peuple eux-mêmes ; aussi les idées ariennes continuèrent-elles de cheminer au fond de la masse populaire et d'y prendre une forme de plus en plus concrète dans le sens des croyances païennes en de bons et en de mauvais génies. Elles furent appliquées aux Evangiles, d'où la conception d'un principe bon, Dieu, et d'un principe mauvais, Satan, organisateurs du monde : l'ancien dualisme manichéen.

Tel semble avoir été le fondement de l'hérésie catarhe. Quant à des détails précis, il est difficile d'en retrouver, les contemporains s'étant efforcés d'en faire disparaître toute trace. On peut néanmoins conclure de certaines formules d'abjuration que les catarhes reconnaissaient parmi les hommes une catégorie d'élus, les Parfaits, que Dieu même aurait distingués de la masse des croyants. Par là ils apparaissent comme les précurseurs des Jansénistes. Les catarhes prêchaient le mépris des dignités ecclésiastiques, comme les Vaudois, et s'élevaient contre les dîmes que les gens d'église exigeaient du laboureur. Avec le progrès matériel et le départ des chefs catholiques pour les croisades, les sectes se répandirent ; du pays des Albigeois elles conquirent-le Languedoc depuis Toulouse jusqu'à Beaucaire.

Quant à la religion vaudoise, elle était originaire de Lyon, où elle avait été enseignée, sur le dernier quart du xii° siècle, par un riche marchand. Pierre Valdo, une manière de saint et d'apôtre. Après avoir distribué ses biens aux pauvres, Valdo s'était mis à prêcher dans les rues, sur les places, même les carrefours. Ses disciples, dont le nombre fut bientôt très grand, se nommèrent les pauvres de Lyon. Ils se répandirent jusqu'à Montpellier au Sud, jusqu'à Strasbourg au Nord. Leur doctrine était un retour à l'enseignement primitif de l'Église. Ils n'admettaient pas la présence réelle du Christ dans l'hostie, ni le culte des saints, ni le purgatoire, ni les vertus attachées à l'ordination ecclésiastique. Valdo et ses disciples — les Vaudois — enseignaient, en somme, dès la fin du XIIe siècle, les principes qui feront, dans la suite, les bases de la religion protestante. Ajoutons que, aux yeux des clercs, les Vaudois paraissaient moins pervers que les cathares ou Albigeois proprement dits ; nous ne parlons pas des chevaliers croisés qui ne feront aucune distinction dans le Midi, entre Vaudois et cathares, voire entre Vaudois, cathares et catholiques

Dés l'année 1145, saint Bernard avait entrepris de combattre l'hérésie. En 1163 le concile de Tours dénonça les dangers que faisait courir à la foi, la doctrine albigeoise qui comme un cancer rongeait une partie de la France Elle divisait les citoyens, jetait la discorde au sein des familles. En 1178, les progrès de la religion nouvelle étaient si grands que Louis VII et Henri II avaient projeté contre elle une croisade, mais cette expédition se réduisit à une chevauchée de missionnaires. Le résultat en fut médiocre. Le comte de Foix, le vicomte de Béarn, le vicomte de Béziers, le comte de Comminges se déclarèrent en faveur des hérétiques. Enfin Raimond VI — ayant succédé, en 1190, à son père le comte de Toulouse Raimond V — s'avoua albigeois. La majeure partie du Midi était acquise à l'hérésie.

Avant de sévir, le pape Innocent III voulut encore recourir aux armes que peut fournir l'arsenal de la raison. L'évêque d'Osma, accompagné de l'admirable moine qui sera un jour saint Dominique, alla dans les contrées contaminées. Ils y reconnurent avec bonne foi que les désordres du clergé, le luxe, la vie dissipée de nombreux prélats, abbés et curés, étaient à l'origine du mal. Et ils conclurent qu'il serait utile, en vérité, de ramener l'Église à sa pureté première, comme le voulaient les Vaudois, mais sans porter, comme eux, atteinte à l'intégrité de la foi , et ils donnaient l'exemple, allant par les chemins, pieds mis, en mendiant ce qui était nécessaire à leur subsistance, et en causant avec les hérétiques qu'ils s'efforçaient de ramener dans le bon chemin par la douce contrainte de la parole. Malheureusement d'autres hauts personnages de l'Église parlaient d'un ton différent. Ils demandaient l'extermination des hérétiques ; membres gangrenés qu'il fallait retrancher du corps par le fer et le feu, de peur que le corps tout entier... on connaît l'affreux sophisme.

Parmi ces prélats, un troubadour converti, Folquet de Marseille s'exprimait avec d'autant plus de véhémence qu'il croyait devoir se hâter sur le chemin du Paradis, ayant battu précédemment de tout autres sentiers. En février 1206, il fut promu au siège épiscopal de Toulouse. À son instigation, le légat pontifical, Pierre de Castelnau, excommunie Raimond VI, comte de Toulouse (1207) ; en réponse un écuyer du comte assassine dans une hôtellerie Pierre de Castelnau (12 janvier 1208).

Quand le pape apprit que son légat avait été tué, lisons-nous dans la Chanson de la Croisade des Albigeois, la nouvelle lui en étreignit le cœur. Il tint la main à sa mâchoire et invoqua saint Jacques de Compostelle et saint Pierre de Rome. Et quand il eut fini son oraison, il éteignit le cierge qui brûlait. Étaient présents l'abbé de Cîteaux, et maitre Milon qui parle latin, et douze cardinaux, dont les sièges formaient un cercle où fut prise la résolution en suite de laquelle tant d'hommes ont péri éventrés et tant de dames ont été dépouillées de leur manteau et de leur jupe.

Au mois de juin 1209 une armée de croisés se réunissait à Lyon. Je ne m'inquiète pas de dire comment, ils furent armés, dit l'auteur de la Chanson de la Croisade, ce que contèrent les croix d'orfroi — bande tissée d'or et de soie — qu'ils se mirent sur la poitrine.

Allusion à la manière dont avait été réuni l'argent nécessaire à l'expédition. De riches marchands, des banquiers, des usuriers, des Cahorcins, avaient avancé des fonds comme s'il se fût agi d'une entreprise commerciale. Dans la suite, ils recevraient, en manière de remboursement, des étoffes, du vin, du blé, voire des domaines et, des châteaux pris sur les Albigeois. C'était, pensaient-ils, un bon placement.

Le 21 juillet, l'armée des croisés arrivait devant Béziers. Vainement le vicomte Raimond Roger proteste-t-il de sa fidélité à la foi. La ville est prise, saccagée, mise à feu et à sang. Dans la seule église de la Madeleine, où des femmes, des vieillards, des enfants s'étaient réfugiés, sept mille malheureux furent égorgés. La ville fut détruite. Après quoi. la guerre se poursuit, mêlée d'exécutions sauvages. Les défenseurs des châteaux forts sont pendus au gibet seigneurial ; les chevaliers pris dans les combats sont étranglés et accrochés aux oliviers fleuris ; ou bien on les traîne sur les routes, pantelants, à la queue de leur cheval ; les bourgeois des villes sont brûlés vifs, en tas, au milieu de la prairie où leurs cadavres calcinés s'amoncellent en monceaux fumants ; de pauvres vieilles, précipitées au fond des puits, y sont broyées sous de grosses pierres. L'herbe des champs devient rouge comme rosier, car on ne fait pas de prisonniers (Chanson de la Croisade). Et dans l'exaltation, sous les pas sanglants des croisés, les miracles fleurissent comme des lis au cœur pur. Au plus fort des combats, dans le tumulte des assauts, les clercs chantaient le Sancte spiritus et le Veni creator, sous les pennons de l'armée en marche, en procession et d'une voix si haute que, d'une demi-lieue, on en entendait le son (Chanson de la Croisade).

Un hobereau des provinces du Nord, Simon de Montfort-l'Amaury, n'avait pas tardé à se distinguer par l'ardeur de sa foi autant que par sa vaillance, son énergie et ses talents militaires. La foi de Simon de Montfort remplirait saint Louis d'admiration et le bon roi se plairait à citer de lui le trait suivant : Des Albigeois abordèrent le comte de Montfort en lui disant qu'ils venaient pour voir l'hostie qui, à ce qu'on assurait, s'était transformée en sang et eu chair entre les mains d'un prêtre à l'autel ; mais il leur dit : Allez-y voir, vous qui ne le croyez ; je n'en ai cure, moi qui le crois fermement.

Robuste en sa foi, Simon était dur en toutes choses, quand et quand adroit politique, prompt à suivre les bons conseils. Par les croisés il fut élu vicomte de Béziers et de Carcassonne, seigneuries dont Raimond Roger était dépouillé. La croisade avait trouvé son chef. Simon de Montfort mena la campagne avec une rapidité foudroyante. Les places tombent les unes après les autres entre ses mains et chaque rencontre avec les troupes méridionales, mal organisées, mal conduites, hésitantes entre la soumission et le combat, est marquée d'une victoire. En 1212, Raimond VI ne commandait plus qu'à Toulouse et à Montauban. La conquête continuait d'ailleurs de se marquer des plus atroces cruautés. L'historien officiel de la croisade, le moine Pierre de Vaux-Cernay donne le ton : Avec une extrême allégresse nos pèlerins brûlaient une grande quantité d'hérétiques.

Ces Français du Nord apparaissaient à la population plus raffinée du Midi, comme des hommes d'une brutalité et d'une rudesse repoussantes. Ils lui inspiraient surtout de la répulsion par leur ivrognerie. Sous un bruit de fer, sous un flot de sang fut noyée la gaie science, le beau dire des troubadours, la poésie courtoise qui florissait dans les gentilles cours de Comminges et du Languedoc.

Le roi d'Aragon, Pierre II, résolut de marcher au secours de son voisin le comte de Toulouse, à qui il avait marié une de ses sœurs, et une autre de ses sœurs à son fils. Les rapports de tous genres entre le midi de la France et le nord de l'Espagne étaient, en ce temps, très fréquents ; des liens de sympathie active s'étaient noués entre les deux versants des Pyrénées.

Au moment de revêtir son haubert, Pierre II écrivit à une noble dame de Toulouse qu'il partait en guerre pour l'amour d'elle : trait de chevalerie galante et digne du prince vaillant et courtois, ami des troubadours. La lettre tombera entre les mains de Simon de Montfort. Il en jugea plus lourdement : Comment voulez-vous que je respecte un roi, qui, pour une femme marche contre Dieu ! En ce trait les adversaires se dessinent l'un et l'autre.

Le roi d'Aragon, accompagné des Comtes de Toulouse et de Foix, arriva sous les murs de Muret, où s'était enfermé Simon de Montfort. Les princes alliés disposaient de forces importantes : 2.000 chevaliers et 40.000 hommes de pied, ces derniers fournis par les milices communales et comprenant des sergents d'armes, des garçons et des servants.

Simon de Montfort n'avait avec lui qu'un millier de chevaliers et deux ou trois mille piétons ; mais il n'hésita pas à sortir de la ville et à offrir la bataille à une armée dix fois plus nombreuse que la sienne. Le fanatisme l'exaltait. Il s'agenouilla devant l'évêque d'Uzès en disant : Mon Dieu, je vous donne mon âme et mon corps. Au premier rang des croisés, marchait l'évêque de Toulouse dans la splendeur des habits pontificaux, élevant au-dessus de sa tête un morceau de la vraie croix. La bataille s'engagea le 12 septembre (1213). Les hommes du Nord attaquèrent avec fureur.

Simon de Montfort avait groupé ses chevaliers en une masse qui, d'un bloc, tomba sur les ennemis. Ceux-ci s'étaient divisés en deux corps, l'un sous les ordres du roi d'Aragon, l'autre sous ceux du comte de Toulouse. A la coutume de la chevalerie, on y combattit par groupes indépendants les uns des autres, par mesnies, chaque seigneur féodal entouré de ses vassaux. Après avoir écrasé l'un des deux corps de chevaliers qui lui étaient opposés, Simon de Montfort écrasa l'autre, par la rapidité et la densité de son attaque.

Deux chevaliers, Alain de Roucy et Florent de Ville, qui avaient fait le serment de tuer le roi d'Aragon, parvinrent jusqu'à lui et lui tranchèrent la gorge. Ce fut pour les Méridionaux le signal de la débandade. Les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges s'enfuirent des premiers. Un chevalier catalan vint annoncer la défaite aux milliers de Toulousains rassemblés dans les prairies de la Garonne et qui n'avaient pas encore pris part à l'action. Frappés de terreur, ils cherchèrent refuge dans les bateaux, amarrés au milieu du fleuve, dont on s'était servi pour amener de Toulouse vivres et munitions. Ils se bousculèrent, s'entassèrent dans les barques en surnombre, par centaines ils se noyèrent dans l'eau mouvante. Des survivants il fut fait un effroyable carnage. Le nombre des victimes parmi les Aragonais et les Toulousains se chiffra par milliers : vingt mille dit Pierre de Vaux-Cernay. A peine si les croisés perdirent cent hommes. Le cadavre du roi d'Aragon fut dépouillé par des pillards de sa riche armure et de ses vêtements ; tout nu, on retrouva dans l'herbe verte son corps blanc couvert de sang.

Victoire décisive. Simon de Montfort était maître du Languedoc. Ces guerres entre chrétiens et vassaux du même roi ne laissent d'ailleurs pas de soulever des protestations. Guillaume le Clerc écrit :

Quant Français vont sor Tolosans [Toulousains]

Qu'ils tienent à popelicans [hérétiques]

Et la legaci-e romaine [légat romain]

Les i conduit e [et] les i maine

C'est mi-e bien...

Les lieux Saints sont retombés sous l'empire du Croissant. Est-ce le moment pour des chrétiens de s'entre-tuer ?

Et quel rôle singulier est celui de ces gens d'Église qui marchent avec les hommes de guerre et les excitent au carnage ?

Més alt [aille] li clercs à s'escripture

E à ses psaumes, verseiller [chanter],

E lest [laisse] aler les chevaler

A ses granz batailles champels :

E i seit [qu'il soit] devant ses autels.

Il faut convenir qu'une fois maître du Languedoc Simon de Montfort se montra habile organisateur. A Pamiers, en 1212, quatre ecclésiastiques et quatre barons français, quand et cieux chevaliers et deux bourgeois du Midi, furent choisis pour rédiger des statuts destinés à la nouvelle conquête. Ce furent les fameux statuts de Pamiers où le Languedoc trouva une constitution mieux adaptée aux transformations sociales du siècle écoulé. Aux excès des hobereaux était mis un frein, et les habitants du pays saluèrent presque avec reconnaissance la transformation qui s'accomplissait. Mais les troubadours regrettèrent le temps des Cours d'amour, où leur gentille poésie couvait, en de beaux nids tranquilles, ses brillants œufs d'or.

Voici ce que je voyais avant mon exil, écrit Aimeric de Péguillian. Avant mon exil (en Italie) si, par amour, on nous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses réunions et invitations. Il me semble qu'un mois dure deux fois plus que ne durait un an au temps où la galanterie régnait. Quel chagrin de voir les différences entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui.

Sous ces guerres de religion, on trouvera des causes plus profondes. Une société, différente en ses mœurs de celle du Nord, s'était formée au sud de la Loire. Les croisés se conduisirent en brutes, massacrant tout, ils faisaient, lisons-nous dans la chronique des églises d'Anjou, un effroyable carnage d'hérétiques et de catholiques, qu'ils ne s'attardaient pas à discerner, — et l'on ne saurait flétrir leurs excès avec une trop vive indignation ; mais, dans la violence des combats, ils rattachèrent la France du Midi à celle du Nord, par des liens qui ne devaient plus se briser ; de leurs rudes mains sanglantes, ils firent place nette à l'influence de l'Ile-de-France qui, à la suite de la royauté, allait conquérir politiquement, intellectuellement et artistiquement le pays tout entier.

Au fait, dès les premiers jours, Philippe Auguste traita Simon de Montfort en officier royal : il le considère comme un bailli. Simon de Montfort rend la justice en son nom. Le concile de Latran, réuni en novembre 1215, avait laissé Toulouse au comte Raimond et cela sur l'insistance du Souverain Pontife. Simon, qui voulait le domaine tout entier, vint mettre siège devant la ville. La défense de la place fut héroïque et joyeuse. Tout le monde, lisons-nous dans la Chanson de la Croisade, se mit à l'œuvre avec entrain : menu peuple, damoiseaux, damoiselles, dames, femmes mariées, garçons, pucelles et petits enfants. En chantant des ballades et de légères rotrouenges, ils travaillaient aux clôtures, aux fossés, aux terrassements... Enfin le jet d'une pierrière, manœuvrée par de jeunes Toulousaines, alla frapper Simon de Montfort au front et lui mit la cervelle en bouillie au fond de son heaume bruni. Il y a dans la ville une pierrière, dit l'auteur de la Chanson, une pierrière que fit un charpentier ; la pierre est lancée du haut de St-Sernin par les dames et les pucelles qui manœuvraient l'engin. Et la pierre vint tout droit là où il fallait et frappa le comte de Montfort sur le heaume d'acier, si juste qu'elle lui fracassa les yeux, la cervelle, les dents, le front, la mâchoire : voyez le comte étendu à terre, mort, sanglant et noir. Deux chevaliers accoururent et recouvrirent le corps d'une écharpe bleue, pour cacher le décès. Mais la nouvelle s'en répandit, semant l'épouvante : les assiégeants brûlèrent leurs constructions, leurs bastilles de bois, et déguerpirent vers Carcassonne. Tout droit à Carcassonne, ils le portent pour l'ensevelir, pour célébrer le service au moutier St-Nazaire. Et on lit sur l'épitaphe que le seigneur de Montfort est saint, qu'il est martyr, qu'il doit ressusciter et fleurir dans la félicité de Dieu. Si, pour tuer les hommes et répandre le sang, pour perdre des âmes, pour consentir à des meurtres, pour croire des conseils pervers, pour allumer des incendies, pour détruire des barons, pour prendre des terres par violence, pour égorger des femmes, pour massacrer des enfants, on peut en ce monde conquérir Jésus-Christ, le seigneur de Montfort doit porter des couronnes et resplendir dans le ciel. Et veuille le fils de la Vierge, qui fait briller le droit, qui a donné sa chair et son sang, veiller sur la raison et la droiture et, entre les deux partis, faire luire le bon droit. A ces lignes, qui ont été attribuées au troubadour Peire Cardinal, il est difficile de ne pas souscrire.

Ainsi le comte. Raimond VII de Toulouse reprit le dessus et l'on verra le fils de Simon de Montfort léguer ses domaines au roi de France.

Crises cruelles : sans elles, l'unité d'un grand pays ne peut-elle donc s'accomplir ?

A peine était-on sorti de la guerre albigeoise, qu'à l'autre extrémité de la France, les armes allaient offrir un spectacle d'un autre réconfort.

 

Bouvines.

Le roi de France avait donné le trône de Flandre à Ferrand de Portugal en lui faisant épouser Jeanne, fille aînée du comte Baudoin, devenu empereur de Constantinople. Dans les premiers temps, Ferrand témoigna d'une certaine gratitude ; mais bientôt, entraîné à vrai dire par ses sujets, que leurs intérêts commerciaux liaient à l'Angleterre, il avait accepté de devenir l'homme lige de Jean sans Terre, moyennant une rente en argent. Nous avons dit la prospérité matérielle des grandes villes flamandes : leurs drapiers et tisserands avaient besoin des laines anglaises ; avant même l'union de Ferrand de Portugal avec la fille du comte Baudoin, elles avaient fait alliance avec Jean sans Terre contre Philippe Auguste.

Renaud de Dammartin n'était pas un aussi grand prince que le comte de Flandre, mais il était hardi, entreprenant et, par la protection encore de Philippe Auguste, il avait vu augmenter ses domaines : il épousa la comtesse Ida de Boulogne, et à l'importante seigneurie que sa femme lui apportait, Philippe Auguste, ajouta trois comtés normands : Aumale, Mortain et Varennes. Renaud de Dammartin était ainsi devenu un feudataire considérable. Mécontent de ne pas trouver en Philippe Auguste l'appui qu'il avait cherché au cours d'une lutte engagée contre le belliqueux évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, Dammartin entra dans les vues du comte de Flandre au service du roi d'Angleterre. Ce dernier parvint également à prendre à sa solde le comte de Hollande, et l'empereur allemand Otton VI de Brunswick fut entraîné dans la coalition. Jean sans Terre crut que le moment était venu pour lui de tenter de récupérer les provinces françaises dont Philippe Auguste l'avait dépouillé. Les débuts des hostilités furent marqués pour les coalisés par un grand succès. Philippe Auguste assiégeait Gand ; une petite garnison française était établie à Damme, le port de Bruges, où se trouvait réunie la flotte de quatre cents navires que Philippe Auguste avait équipée pour une descente en Angleterre. Les Anglais survinrent et brillèrent presque tous les vaisseaux que la garnison de Damme se trouva impuissante à défendre. L'empereur allemand entra en campagne tandis que Ferrand dévalisait l'Artois. Renaud de Dammartin mit le siège devant Calais. Les coalisés avaient conçu un plan grandiose. Pendant que Flamands, Allemands et Hollandais envahiraient, par l'Artois, la France du Nord, d'où ils s'avanceraient sur Paris, Jean sans Terre débarquerait en Poitou et, avec toutes ses forces, accrues des contingents qu'il pourrait lever en ces contrées, ainsi qu'en Aquitaine et en Anjou, marcherait sur le Parisis qu'il attaquerait par le Sud. En un gigantesque étau la puissance capétienne serait broyée. Aux seigneurs d'Aquitaine, nobliaux actifs, remuants, d'humeur belliqueuse, mais besogneux cadets de Gascogne, Jean sans Terre envoyait de l'argent ; mais Philippe Auguste s'efforçait lui aussi de conserver dans ces contrées des alliés fidèles, notamment le fameux Guillaume des Roches, opulent propriétaire foncier et vaillant capitaine, et son gendre Amauri de Craon.

Jean sans Terre débarque le 12 février 1214 à La Rochelle. Il pousse ses incursions en Saintonge, en Poitou, en Angoumois, en Limousin. Contre les envahisseurs, le menaçant par le Sud, Philippe Auguste envoie son fils, tandis que lui-même marchera contre les Impériaux, Flamands et Hollandais qui menacent le Nord. La brillante victoire du prince Louis sur Jean sans Terre à la Roche-au-Moine en Anjou (2 juillet 1214) est d'un heureux augure. Abandonnant tentes et bagages, balistes, pierriers et trébuchets, Jean sans Terre s'enfuit à toute allure. Le 15 juillet, il se retrouve à La Rochelle. Philippe Auguste en reçut la nouvelle à Péronne, d'où il guettait les coalisés groupés sur la frontière du Hainaut.

Le plateau de Bouvines dominait d'une dizaine de mètres les plaines marécageuses tendues entre Lille et Tournai, un des rares points du pays où l'on ne pataugeât pas dans la bourbe et qui fût à découvert. L'armée d'Otton se tenait retranchée à Valenciennes : 80.000 hommes, dont 1.500 chevaliers. Philippe Auguste, dans le dessein de couper les Impériaux de leurs communications avec la Flandre et l'Angleterre, partit de Péronne le 23 juillet. Le 26, il était à Tournai. Otton et ses troupes se retournèrent et vinrent s'installer dans une forte position, défendue par des marais, sur la voie romaine qui conduit de Bavai à Tournai. Les armées ennemies étaient séparées par une quinzaine de kilomètres. Déjà les Impériaux escomptaient la victoire : le roi de France devait être tué et son royaume divisé entre les vainqueurs. En ce beau partage, Paris reviendrait au comte de Flandre.

Cependant, le dimanche 27 juillet, dans la matinée, Philippe essaya de se replier sur Lille. Et les coalisés de le poursuivre sans ordre de marche. Leur seule crainte était que le roi de France ne leur échappât. Philippe Auguste continua jusqu'à Bouvines, situé sur la partie la plus élevée du plateau, où il arriva vers midi. Ses troupes avaient commencé de passer sur la rive gauche de la Marcq, par un pont que le roi de France avait fait élargir : le pont de Bouvines, qui était alors jeté à 98 mètres en amont du pont actuel. Le roi avait ôté son armure et reposait à l'ombre d'un frêne en regardant l'opération du passage qui s'achevait. Il trempait une soupe au vin dans une coupe d'or pur et il faisait moult chaud, écrit Philippe Mousket ; quand accourut le fameux hospitalier, Frère Guérin, le principal conseiller de Philippe Auguste, l'Eminence grise du règne. Frère Guérin venait d'être élu évêque de Senlis. Il annonçait l'attaque de l'ennemi. Le roi saute à cheval. Il ordonne aux contingents de ses communes de repasser la rivière Pour donner à l'opération le temps de s'effectuer, l'arrière garde des Français, commandée par le vicomte de Melun, résistait avec une opiniâtre intrépidité à l'attaque des Impériaux. Otton, qui s'attendait à trouver une armée ennemie en retraite, divisée par le cours d'eau qu'elle aurait en partie franchi, fut surpris de se heurter à une armée entière, et en ordre de bataille.

Le roi de France se tenait au centre de ses troupes. Auprès de lui Galon de Montigny portait l'enseigne royale semée de fleur de lis d'or sur champ d'azur. Par une radieuse journée de juillet les Impériaux auraient le soleil dans les yeux : à Philippe Auguste était opposé l'empereur Otton, resplendissant dans une armure d'or et flanqué de l'enseigne impériale, un dragon surmonté d'une aigle d'or. Guillaume le Breton en donne la description. Sur un char se dressait un pieu autour duquel s'enroulait le dragon. On le voyait de loin. Il dressait sa queue, bombait ses ailes ; on eût dit qu'il aspirait le vent en montrant les dents horribles de son énorme gueule. Au-dessus planait un aigle. Ces animaux étaient d'un or étincelant, et qui brillait comme le soleil. Parlant du dragon germanique le chroniqueur de St-Denis le montre le visage tourné par devers les Français et la gueule baée comme s'il vousist tout mengier.

Frère Guérin commandait l'aile droite de l'armée royale. Sur sa cotte d'armes, en mailles grises, était jetée la tunique des Hospitaliers, rouge, croisée de noir. Il faisait face à l'aile gauche des coalisés que dirigeait le comte de Flandre. L'aile gauche des Français était sous les ordres du fameux prélat casqué, Philippe de Dreux, évêque de Beauvais ; elle aurait à se mesurer avec l'aile droite des alliés qui obéissait à Renaud de Dammartin.

Les osts ennemis s'affrontaient sur deux lignes parallèles.

Dans l'armée française, Frère Guérin remplit les fonctions de général en chef. Il avait disposé les troupes, non plus en laissant les diverses mesnies groupées autour de leurs barons respectifs, mais en les mélangeant aux désirs de la stratégie.

Les combattants comprenaient la gravité de l'heure. Dans leurs rangs on n'entendait pas le tumulte et la rumeur du fer qui marquent le début des combats ; il y régnait un silence impressionnant. Philippe Auguste s'adressa aux siens :

En Dieu est notre espoir, notre confiance. Le roi Otton et son armée ont été excommuniés... Ils sont les ennemis de la religion. L'argent dont ils subsistent est extrait des larmes des malheureux... Et, étendant les mains — tels les rois des chansons de geste — Philippe Auguste bénit ses sujets.

Les trompettes sonnèrent, les clercs entonnèrent les psaumes et le combat s'engagea.

Contrairement à ce qui est généralement répété, les soldats des communes — les milices du Beauvaisis, du Valois, du Senlisien, du Vermandois et de la Picardie — ne jouèrent qu'un rôle secondaire. La légende des milices communales de 1214 fait pendant à celle des volontaires de 1792-1793. La victoire de Bouvines se décida par l'impétueuse vaillance des chevaliers français. On les vit à plusieurs reprises, par escadrons massifs, comme un énorme projectile, traverser de part en part les rangs ennemis. Même la mêlée Philippe Auguste, qui se battait en chevalier, s'empêtra dans la piétaille allemande. Un goujat l'agrippa sous la gorge, au défaut de la cuirasse, d'un de ces javelots dont la pointe était munie d'un double croc. Et il tirait de ses deux mains comme un bûcheron sur la corde nouée à la fourche d'un chêne. Le roi tomba de cheval et disparut sous une ruée de ribauds allemands : un morceau de sucre sous un grouillement de fourmis. Guillaume des Barres, la fleur des chevaliers, et Pierre Tristan à grands coups d'épée dégagèrent le roi qui se remit en selle ; cependant qu'une poignée de chevaliers parvenaient jusqu'à l'empereur au cheval duquel, sous le frontal d'acier, Gérard La Truie crève un œil. Fou de douleur, l'animal se cabre et emporte Otton, Des Barres le poursuit et le rejoint au moment où la bête tombait épuisée. Il prend l'empereur à la gorge et le serrait à l'étouffer, quand des chevaliers allemands le forcent à lâcher prise ; mais Otton, saisi d'épouvante, se sauva eu poussant des hurlements. Nous ne verrons plus sa figure, dit Philippe Auguste. L'empereur à l'aigle d'or courut jusqu'à Valenciennes.

A l'aile gauche des Français l'action demeurait indécise, quand déjà, au centre et à l'aile droite, la victoire était assurée. En cette aile gauche, l'évêque de Beauvais, d'une force prodigieuse, frappait sans relâche de sa lourde niasse d'armes, broyant les chevaliers sous leurs carapaces de fer. Comme il était revêtu de la dignité épiscopale, le pape lui avait interdit de répandre le sang en se servant d'une arme tranchante. Les gens qu'il assommait n'en étaient pas moins dûment occis. Salisbury, capitaine des Anglais, en fit l'expérience. Renaud de Dammartin, traître à son roi, se battit en désespéré. Il fut pris sur le soir, ayant roulé sous son cheval. Le comte Ferrand se rendit aux frères de Mareuil.

Le nombre des morts n'était pas aussi grand qu'on l'aurait pu croire. Chacun des chevaliers, dit Guillaume le Breton, a recouvert les membres de plusieurs plates de fer, il a enfermé sa poitrine sous des broignes de cuir, des gambisons, plastrons variés. Les modernes sont plus soigneux de se mettre à l'abri que ne l'étaient les anciens. A mesure que les maux deviennent plus agressifs, se multiplient les précautions, et l'on invente de nouveaux moyens de défense contre de nouveaux moyens d'attaque. On n'en était cependant pas encore aux tanks et aux avions, aux 420 et aux torpilles. Aussi la quantité des prisonniers fut-elle considérable. On n'eut pas assez de corde pour les ficeler : Les gens à enchaîner, dit le Breton, étaient plus nombreux que leurs vainqueurs.

L'enthousiasme dont la journée de Bouvines remplit la France entière est peut-être plus remarquable encore que la victoire elle-même. Explosion de joie où vibre, d'une émotion sublime, l'idée de patrie. Les poètes du temps, en chantant la douce France, traduisaient bien les sentiments de tous.

Qui pourrait décrire sur parchemin, observe Guillaume le Breton, les hymnes de victoires, les danses innombrables, les chants des clercs, le carillon des cloches sous les coqs d'or, la parure des sanctuaires, les blanches tentures des demeures rehaussées de cendal et de soie, la jonchée des routes et des rues où se répandaient les fleurs brillantes et les vertes ramures !

C'était le temps de la moisson. Faucheurs et botteleurs, seyeurs et javeleurs, abandonnant leurs travaux, traversaient les champs en grande hâte, râteaux et faucilles à l'épaule, et venaient se ranger au bord du chemin. Essuyant de l'avant-bras la sueur qui gouttelait à leur front poussiéreux, ils contemplaient en ses chaînes Ferrand enferré.

Les paysans, les vieillards, les femmes et les enfants se moquaient de son nom, Ferrand, qui pouvait s'entendre également d'un cheval. Et il se trouvait que les deux roncins, qui le traînaient prisonnier en sa civière, étaient précisément de ceux auxquels la couleur de leur robe faisait donner ce nom.

Que dire de l'accueil fait aux vainqueurs par les Parisiens !, c'est un Anglais qui parle. Les maisons étaient tendues de cendal aux vives couleurs, les rues brillaient de mille torches et lanternes, elles retentissaient d'applaudissements et de chants. Pendant tout le jour et la nuit suivante les échos répétèrent les sonneries des buccines et les hymnes de joie. Les étudiants burent et dansèrent une semaine durant.

Le sort des vaincus fut terrible : Renaud de Dammartin jeté au fond d'un cachot, fut enchaîné à un tronc d'arbre que deux hommes n'auraient pu soulever ; le comte de Flandre fut incarcéré dans la tour du Louvre où il devait rester treize ans ; l'empereur Otton détrôné au profit de son concurrent, Frédéric H de Hohenstauffen, s'enfuit de Cologne avec sa femme déguisée en pèlerine. II mourra obscurément à Brunswick (19 mai 1218).

A la nouvelle de la victoire de Bouvines, les quelques barons aquitains qui gardaient encore le parti de Jean sans Terre, l'abandonnèrent aussi ; mais le Souverain Pontife intervint.

Le 18 septembre 1214, la paix entre les couronnes de France et d'Angleterre était conclue à Chinon. Jean sans Terre payait 60.000 livres à son rival, il lui abandonnait l'Anjou, la Bretagne, la plus grande partie du Poitou. Les deux victoires remportées par les armées françaises, à la Hoche-au-Moine et à Bouvines, eurent une autre conséquence. Elles enhardirent la féodalité anglaise qui arracha à Jean sans Terre la ratification de la Grande Charte, où se limitait le pouvoir royal. Pourquoi ne me demande-t-on pas aussi ma couronne ? disait Jean sans Terre.

L'année 1214 marque l'apogée du gouvernement de Philippe Auguste. De toute part on réclame la sauvegarde du roi : villes et villages, abbayes et corporations, veulent être directement placés sous son patronage, soustraits aux exigences des autorités locales.

Philippe Auguste a été un administrateur, un politique et un guerrier. Les historiens ont fait observer que, bien plus encore que Louis VI, il mérita d'être nommé le protecteur des communes. Le roi y trouvait aussi un intérêt militaire. Il vit dans les communes, entourées de leurs enceintes et de leurs fossés, dominées par leur beffroi, un vrai donjon, des postes militaires au même titre que les fermetés. Au fait, sous son règne, on voit souvent les villes fortifiées arrêter l'ennemi — et ce sera de préférence la population des marches, celles des villes frontières, de l'Artois, du Vermandois, du Vexin, dont le grand roi favorisera les aspirations communales.

Mais l'acte le plus important de Philippe Auguste dans l'histoire de l'administration intérieure de la France a été la création des premiers baillis. La gestion, presque exclusivement domaniale, des prévôts était devenue insuffisante. Ce fut au moment de son départ pour la Croisade, que Philippe Auguste institua les baillis, superposés aux prévôts et étendant leurs fonctions sur une circonscription plus étendue. Ces premiers baillis eurent des fonctions mal définies, à la fois juges, administrateurs, collecteurs de revenus. Ils étaient surtout des juges, juges ambulants, chargés de vérifier les sentences des prévôts. Philippe Auguste établit des baillis à Orléans, à Sens, à Senlis, à Bourges, à Gisors, en Vermandois, puis dans les villes du Nord, Amiens, Aire, Arras et St-Orner, ainsi qu'en Normandie, dans le pays de Caux et dans le Cotentin ; mais, dans l'origine tout au moins, l'autorité de chacun de ces baillis n'était pas circonscrite au territoire dont ils occupaient la ville principale. Les sénéchaux du Midi correspondaient, comme on sait, aux baillis du Nord, mais avec un caractère très différent, tout au moins dans les premiers temps. Ce sont de grands et puissants seigneurs tels que Guillaume des Roches ou Aimeri de Thouars, auxquels le roi s'adresse dans leurs provinces respectives pour leur confier une autorité administrative supérieure, semblable à celle que le sénéchal de la couronne tire de ses fonctions à la Cour de France : d'où leur nom, au reste.

Philippe Auguste eut une politique financière très active et qui doubla, et au delà, les revenus de la couronne : non seulement en faisant exploiter avec plus de soin les domaines du roi et en tirant des taxes féodales tout ce qu'elles pouvaient fournir ; mais en créant des sources de revenu nouvelles.

Taudis que Louis VII avait protégé les Juifs, Philippe Auguste les exploita. Il menace de les expulser et les oblige à se racheter ; il établit sur eux une taxe fixe qui, dès 1202 donne 1.200 livres, et 7.550 livres en 1217.

Il remplace les corvées par des contributions en espèces et se fait verser de l'argent par les villes en échange du service de l'ost. Son conseiller financier fut un Templier, le Frère Aimard, qui paraît avoir été, avec Frère Guérin l'Hospitalier, son guide le plus écouté. Louis VII déjà avait soldé des troupes à cheval, qui avaient formé une manière de contingent. Philippe Auguste donna à cette institution une fixité qu'elle n'avait pas encore connue.

Aussi le voit-on habituellement entouré dans les expéditions militaires, non pas de ses vassaux féodaux, mais d'une troupe de cavaliers, les chevaliers du roi, suivis de sergents et d'arbalétriers : troupes mercenaires — dans les rangs desquels s'esquisse déjà la silhouette d'une armée réglée.

Après Bouvines, Philippe Auguste ne connait plus d'adversaires qui ose se mesurer à lui. Il demeure dans ses châteaux de l'Ile-de-France, d'où il dirige son gouvernement ; son fils Louis est chargé de poursuivre dans les provinces, et bientôt en Angleterre, sa politique toujours active.

Profitant des démêlés de Jean sans Terre avec ses vassaux, le roi de France songe à revendiquer pour Louis, son fils, la couronne du monarque anglais. Louis n'avait-il pas épousé Blanche de Castille, la nièce du roi Jean ? Innocent III venait de casser la Grande Charte à la sollicitation du monarque anglais, Les barons d'outre-Manche entrèrent en rapport avec le roi de France. Celui-ci faisait valoir que Jean sans Terre avait été condamné par les pairs pour le meurtre d'Arthur, ce qui n'était d'ailleurs pas vrai. Conséquemment, le fils de Jean sans Terre ne pouvait, hériter d'un père dépouillé de ses biens.

Mais le Souverain Pontife protégeait Jean qui avait déclaré prendre la croix pour la délivrance de la Terre Sainte. Surtout il ne désirait pas que la puissance du roi de France s'élevât sans contrepoids.

Philippe Auguste feignit de désapprouver son fils Louis, tout en lui fournissant guerriers et subsides.

Innocent III excommunia Louis qui s'embarqua pour la Grande-Bretagne. Ici, tout réussit au fils de Philippe Auguste. Et déjà le prince français pouvait se croire maître de la couronne des Plantagenêts, quand Jean sans Terre vint à mourir le 19 octobre 1216.

Le légat pontifical fit aussitôt couronner à Westminster le jeune Henri III, âgé de neuf ans. Les événements allaient changer de face : que si les barons anglais préféraient le prince Louis au roi Jean, perfide, fourbe, sensuel et cupide, ils préféraient le gouvernement d'un enfant de neuf ans à l'autorité d'un chevalier actif et énergique. Les armes de Louis de France subirent un grave échec sous les murs du château de Lincoln : les Anglais étaient commandés par Guillaume le Maréchal. (t par un brigand, Fauquet de Breauté. Puis la flotte française fut détruite en vue de Calais : elle était dirigée par un célèbre pirate, Eustache Le Moine (24 août 1217). L'historien de Guillaume le Maréchal a donné la description de l'action navale. Les vaisseaux s'attaquèrent à l'abordage. Les Anglais vainqueurs mirent les vaisseaux français au pillage, mais tel, armé d'un croc, croyait tirer à lui, sur le pont, une bonne couverture d'écarlate, quand ce n'était qu'un carré de sang. Le 11 septembre suivant, Louis signa t un traité par lequel il renonçait à la couronne d'Angleterre moyennant une indemnité de 10.000 marcs.

Les dernières années du règne furent occupées par des travaux importants. Philippe Auguste a été un grand bâtisseur. Paris lui doit beaucoup. On estime que la ville comptait sous son règne 120.000 habitants. Les rues étaient boueuses : des ornières noires où clapotait une boue liquide. Philippe Auguste les fit paver.

Au cimetière des Champeaux, sur l'emplacement des halles actuelles, se tenait, parmi les tombes, un marché de comestibles, où l'odeur des harengs, des choux et du fromage, se mêlait à celle des cadavres que les cochons venaient déterrer, tandis que de belles dames s'y promenaient aux heures propices en une élégance agressive. Philippe-Auguste, estimant que le cimetière ne présentait plus un aspect convenable à un lieu où étaient ensevelis un grand nombre de saints (G. le Breton), le fit entourer (1186) d'un mur en pierres carrées en dehors duquel durent se tenir les marchés, les cochons et les belles dames. Il construisit la grande tour du Louvre et y déposa son trésor ; enfin ce fut lui qui entoura la partie septentrionale de la ville — de la Seine à la Seine — d'un mur continu (1190) percé, à l'entrée des routes, de bastilles, ce qui veut dire des portes fortifiées, enceinte dont quelques fragments ont subsisté.

Au milieu d'une activité rude, industrieuse, sans scrupule parfois, mais toujours utile, la maladie vint surprendre l'admirable souverain. Il avait cinquante-sept ans. Une fièvre le consumait. Il traîna son mal pendant un an. Il mourut à Mantes, le 14 juillet 1223.

 

Louis VIII.

Louis VIII donna sa confiance aux officiers de son père et poursuivit son œuvre dans le même esprit. Frère Guérin devint chancelier en titre. Le nouveau roi était un petit homme maigre, nerveux, décidé, le nez en bec d'aigle, le regard brillant. Il prit du premier jour une attitude très résolue vis-à-vis des Anglais qui réclamaient les conquêtes faites sur Jean sans Terre. Il marcha avec une armée importante sur l'Aquitaine où des tonneaux de livres parisis contribuèrent a la victoire. Louis VIII conquit le Poitou, le Limousin, le Périgord ; mais Bordeaux resta aux Anglais ; après quoi le roi se tourna contre le Languedoc et la Provence. Il s'agissait encore des Albigeois. A la tête de forces considérables, Louis vint mettre le siège devant Avignon. La ville résista avec une admirable énergie. Il fallut creuser un fossé immense, fossé de circonvallation, prendre la famine pour auxiliaire. Après Avignon, les principales villes du Midi, Mmes, Narbonne, Carcassonne, Beaucaire, Castres, Montpellier, ouvrirent leurs portes au roi et les châteaux suivirent leur exemple.

Restait à étudier l'organisation donnée au pays par Simon de Montfort. Les statuts de Pamiers furent précisés, complétés. Le pays resta divisé en sénéchaussées, subdivisé en vigueries ; mais les franchises de plusieurs villes furent réduites. Amauri, fils, de Simon de Montfort, par défaut d'argent, venait de céder au roi de France ses droits sur les pays conquis. Louis VIII décida que tous les biens, tous les châteaux, toutes les terres confisqués pour cause d'hérésie reviendraient à la couronne. A ces ordonnances il ajouta malheureusement une décision qui condamnait les hérétiques au bûcher.

Louis VIII revenait vers les bords de la Seine, quand il succomba à Montpensier, le 8 novembre 1226, aux suites d'une dysenterie contractée au siège d'Avignon.

 

SOURCES. Léop. Delisle, Catalogue des actes de Philippe-Auguste, 1886. — Œuvres de Rigord et de Guill. le Breton, éd. H.-F. Delaborde, 1883-85, 2 vol. — Gisleberti Chron. Hanoniense, éd. W. Arndt, SS. rer. germ. in usum scholarum, 1869. — Chronique de Hainaut par Gilbert, trd. Godefroy-Menilglaise, Tournai. 1874. 2 vol. — Hist. de Guill. le Maréchal, éd. P Meyer, 1891-1901, 3 vol. — Geoff. de Villehardouin, Conquête de Constantinople, éd. Nat. de Wailly, 3. éd. 1882. Chanson de la Croisade contre les Albigeois, éd. P. Meyer, 1873, 2 vol. — P. de Vaux-Cernay, ap. Hist. de la Fr. (D. Bouquet) XIX, 1-113.

TRAVAUX DES HISTORIENS. A. Cartellieri, Philippe II Auguste, 1899-1910, 3 vol. — Du même, Abt Suger von S. Denis, 1898. — Ach. Luchaire, Louis VII, Philippe Auguste, Louis VIII, dans Hist. de Fr. dir. Lavisse, III1, 1901. — Du même, La Soc. fr. au temps de Philippe Auguste, 1909. — H. Géraud, Ingeburge de Danemark, Bibl. Ec. des Ch., 1844, p. 1-27, 93-118. — Borelli de Serres, La Réunion des provinces septentrionales à la Couronne par Ph. Aug., 1899. — H. Malo, Renaud de Dammartin. 1898. — Ch. Bémont, La Condamnation de Jean sans Terre, Rev. hist., XXXII (1856), 33-72, 290-311. — H. Delpech, La Tactique au XIIIe siècle, 1886. 2 vol. — Dieulafoy, La Bataille de Muret. Mem. Acad. Inscr. de B. Lettres, XXXVI2, 95-136. — Jos. Anglade, La Bataille de Muret, 1913. — J. Longnon, Bouvines, Rev. crit. des idées et des livres, 26 juin 1914, p. 641 sq. — Ch. Petit-Dutaillis, La Vie et le règne de Louis VIII, 1894.