Les premières écoles furent créées par les abbés et les évêques. Le tritium et le quadrivium. Paris capitale des lettres. L'Université. Les étudiants. Organisation de l'Université parisienne. Les collèges. La Sorbonne. Dans le domaine des études, les XIe et XIIe siècles ont connu un mouvement intense, aussi puissant peut-être que dans le domaine social et économique, aussi puissant que dans le domaine artistique et littéraire. De nos jours, nous ne songerions évidemment pas à comparer l'éclat des sciences et de la philosophie au moyen âge, à celui qu'y ont, répandu les lettres et les arts. La raison en est que les sciences progressent continuellement. Chacun des nouveaux venus qui, en profitant des travaux de ses devanciers, les accroît de ses découvertes personnelles, jette par là même quelques pelletées d'oubli sur les résultats dont nos devanciers se sont honorés : conséquemment les progrès obtenus en un âge reculé sembleront peu importants aux temps modernes, et par le fait même de l'avancement réalisé durant les siècles qui ont suivi ; tandis qu'un poète, ou un artiste, doué d'un génie d'invention puissant et d'une vive originalité, produit des œuvres auxquelles rien ne vient se superposer dans la suite. Le temps se répand sur elles comme les flots de la marée sur les récifs de la mer. Dégagées et brillantes à la lumière du jour, elles ne cesseront de soutenir une libre comparaison avec les créations des générations suivantes. A partir de la seconde moitié du XIe siècle, se manifeste dans la nation un grand désir de s'instruire. De tous côtés, écrit Guibert de Nogent, on se livre avec ardeur à l'étude. Quand Abailard (1075-1143), condamné par un concile, se réfugie en une terre abandonnée sur les bords de l'Arduson, il voit affluer les disciples ; le désert se peuple autour de lui. Les premières écoles ont été créées par les abbés des monastères et par ies évêques dans leurs cités ; écoles claustrales ou épiscopales, attachées aux cloîtres des couvents ou des cathédrales. A toute grande église était jointe une bibliothèque. De ces écoles, la plus célèbre fut, au Xe siècle, récole diocésaine de Reims, où enseignait Gerbert. Puis celle de Chartres où brilla Fulbert. Citons encore les écoles de Laon et d'Orléans. Les écoles monastiques ne furent pas moins prospères. Celle de Fleury-sur-Loire, avec Abbon, jouit d'une grande renommée dès la fin du Xe siècle ; au XIe siècle c'est l'enseignement donné à St-Martin de Tours où s'illustre Bérenger. Les Parisiens se groupaient autour des maîtres qui professaient à St-Germain-des-Prés, à St-Maur. Les établissements clunisiens méritent une mention spéciale. Dans ces couvents l'instruction était donnée gratuitement. Leurs ressources les dispensaient de demander une rémunération. Les écoles des évêques et des chapitres faisaient payer les enfants des riches hommes ; elles instruisaient gratuitement les enfants du peuple. Plusieurs de ces établissements ne se contentaient pas de fournir une instruction gratuite : ils pourvoyaient aux besoins de nombreux élèves. Dans les maisons d'instruction diocésaines, c'était généralement le chancelier de l'évêque qui remplissait les fonctions d'écolâtre ; tout au moins l'écolâtre était placé sous son autorité. L'un et l'autre se faisaient assister par des maîtres, et quand le cloître de la cathédrale devint trop étroit pour contenir l'affluence des élèves, on vit des clercs, qui avaient terminé leurs études, organiser en ville des classes où ils répandaient les connaissances qu'ils avaient acquises. Ils enseignaient avec la permission du chancelier qui leur en donnait la licence : licentia docendi. Les divisions, entre lesquelles l'enseignement se répartissait, au moyen âge, sont bien connues : c'est le trivium, comprenant les arts libéraux, c'est-à-dire la grammaire, la rhétorique et la logique, suivi des quadrivium, où se rangeaient les sciences, c'est-à-dire l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique. Au-dessus du trivium et du quadrivium les trois facultés : la théologie, le droit et la médecine. Au XIIe siècle, les auteurs de l'Antiquité reviennent en faveur. Parmi les Grecs on n'étudie guère qu'Aristote et que Platon ; parmi les Latins, les auteurs préférés sont Virgile, Horace, Lucain. On lit les vers latins ; on en fait, et du ton le plus léger, jusque dans les couvents. Paris devient la capitale des lettres et des arts. Vers le milieu du XIIe siècle, les écoles issues du cloître Notre-Dame se sont multipliées. La Cité, le Petit-Pont en sont bondés. Elles débordent sur la rive gauche, elles grimpent au flanc de la colline Ste-Geneviève. Philosophie et toute clergie (sciences) florissaient à Paris ; l'étude des sept arts y était si grande et en si grande autorité qu'elle ne fut si pleine, ni si fervente à Athènes, ni en Egypte, ni à Rome, ni en nulle partie du monde. Et ce n'était pas seulement pour la délitableté du lieu, ni pour la plenté (quantité) de biens qui en la Cité abondent, mais pour la paix et la franchise que le bon roi Louis — Louis VII — avait données et que le roi Philippe, son fils — Philippe Auguste —, donnait aux maîtres et aux écoliers. Aussi ne lisait-on pas seulement en cette noble cité des sept sciences libéraux, mais de décrets et de lois et de physique et, surtout, était lue la sainte page de théologie (Chron. de St-Denis). Et ces lecteurs — maîtres — portaient les noms les plus illustres : de l'étranger venaient prendre rang parmi eux les saint Thomas et les Albert le Grand. L'ensemble de l'enseignement reste soumis à une direction ecclésiastique. Les premières universités, celles de Paris, de Toulouse, de Montpellier et d'Orléans, ne furent longtemps que des associations de prêtres et de clercs. Les étudiants portent la tonsure. Car le mot Université, ne s'applique pas alors à l'ensemble des sciences enseignées ; il signifie association. Il y eut donc l'association des maîtres et celle des élèves. On trouve la première constituée dès le pontificat d'Innocent III (fin du XIe siècle). Elle a des statuts, elle plaide en Cour de Rome ; car elle n'a pas tardé à entrer en lutte avec le chancelier épiscopal qui prétendait la tenir en tutelle. Le sceau de l'Université de Paris — qui n'apparaît d'ailleurs pas avant le premier tiers du XIIIe siècle — porte la figure de la Vierge, sa patronne, et celle de l'évêque de Paris. Ces associations universitaires sont placées sous l'autorité supérieure du Souverain Pontife qui veille sur elles, avec d'autant plus d'attention que l'Université de Paris est destinée à former plus particulièrement des théologiens, comme celle d'Orléans des juristes et celle de Montpellier des médecins. En matière de doctrine religieuse, l'Université de Paris fera autorité ; sur elle s'appuieront les conciles, les Souverains Pontifes. Au début du XVIe siècle encore, Erasme dira que les Français se vantent d'être les premiers théologiens du monde. Un conflit, qui s'engagea sur la fin du XIIe siècle, entre l'association des maîtres enseignants d'une part, et, de l'autre, le chancelier de l'évêque de Paris, fit beaucoup pour préciser l'organisation universitaire. Le chancelier prétendait exiger des candidats à la licence — d'enseigner — un serment d'obéissance ; les maîtres se plaignaient aussi de ce que le chancelier accordât ou refusât la licence à son plaisir, sans tenir compte de l'opinion exprimée par eux. Il y eut dans l'Université une conjuration : les maîtres tenaient des conventicules. Le débat fut porté devant Innocent III. Après une interminable procédure, le Souverain Pontife sanctionna la plus grande partie des revendications formulées par les maîtres parisiens. Les maîtres et les élèves, entassés dans les ruelles de la Cité, avaient de leur côté, afin de faire triompher leur cause, émigré en grand nombre sur la rive gauche, où le chancelier de l'abbaye Ste-Geneviève délivrait lui aussi des licences. Au reste il était devenu difficile de confiner l'enseignement clans une immobilité dogmatique, en face d'une jeunesse avide de science et d'indépendance. Des bavards en chair et en os, écrit Etienne de Tournai, discutent irrévérencieusement sur l'immatériel, sur l'essence de Dieu, sur l'incarnation du Verbe ! On entend clans les carrefours des raisonneurs subtils couper la Trinité indivisible. L'abbé de St-Victor écrit de son côté : Nos écoliers sont heureux quand, à force de subtilités, ils ont abouti à quelque découverte ! Ne veulent-ils pas connaître la conformation du globe, la vertu des éléments, la place des étoiles, la nature des animaux, la vitesse du vent, les buissons, les racines. Ils croient y trouver la raison des choses ; mais la cause suprême, fin et principe de tout, ils la regardent en chassieux, pour ne pas dire en aveugles. Nos maîtres en arrivent à porter leurs discussions sur les actes et décrets du St-Siège lui-même. Le légat pontifical, Benoit Gaëtani, le prélat qui prendra sur le trône pontifical le nom de Boniface VIII, leur criera avec emportement (30 novembre 1290) : Vous, maîtres de Paris, dans vos chaires, vous vous imaginez que le monde doit être régi par vos raisonnements. Eh bien, non ! C'est à nous que le monde est confié ! Vous perdez votre temps à des niaiseries... Et seraient-ils bons vos raisonnements, qu'il y aurait moyen d'y répondre, et voici comment : Sous peine de privation des offices et des bénéfices, défense à tous les maîtres de prêcher, de discuter et de conférer sur le privilège (pontifical), en public ou en particulier. Je vous le déclare en vérité, plutôt que de se dédire, la Cour de Rome briserait l'Université. Maîtres et élèves formaient une association indépendante du pouvoir royal, à la fois société de secours mutuel et confrérie religieuse, placée sous le patronage du St-Siège. Les maîtres de l'Université de Paris occupaient à l'origine les rues de la Cité, aux abords de l'église cathédrale, sous les auspices de laquelle les premières écoles avaient été ouvertes. Au mie siècle, comme nous venons de le dire, ils avaient franchi le Petit-Pont pour se grouper au versant de la Montagne Ste-Geneviève. Là se fondait la ville de l'Université, réunissant maîtres et élèves, avec ses privilèges, ses lois, sa police. La fondation officielle de l'Université par le pape et le roi — Philippe Auguste — date de l'année 1200. En 1215, dans un acte du cardinal Robert de Courçon, apparaissent pour la première fois les mots Universitas magistrorum et scolarium. Un véritable petit État dans Paris, ayant ses tribunaux particuliers, en fréquentes disputes avec l'État voisin, la ville de l'abbaye St-Germain-des-Prés. Et que de batailles avec les paysans de l'abbaye, cultivateurs du Pré aux Clercs, batailles sanglantes, parfois meurtrières. Ils sont plus hardis que les chevaliers, dit Philippe Auguste, en parlant des étudiants parisiens, car les chevaliers, couverts de leur armure, hésitent à engager la lutte ; tandis que les clercs, qui n'ont ni haubert ni heaume, avec leur tète tonsurée, se jettent dans la mêlée en jouant du couteau. — Ceux de Paris et d'Orléans, dit un contemporain, sont turbulents, batailleurs : ils troubleraient la terre entière. C'était déjà la vie vivante, pittoresque, animée qui,
depuis lors, n'a guère cessé. Robert de Courçon avait beau exiger que l'étudiant
de l'Université portât chape ronde de couleur foncée
et descendant jusqu'aux talons, comme il sied à des clercs ; l'habit
ne fait le moine, ni l'écolier. Pour boire et
manger, ils n'ont point leurs pareils, écrit Pierre le Mangeur. Ce sont des dévorants à la table, mais non des dévots à la
messe. Au travail, ils bâillent ; au festin, ils ne craignent personne. Ils
abhorrent la méditation des livres sacrés ; mais ils aiment à voir le vin pétiller
dans leur verre et ils avalent intrépidement. Aux sons des tambourins et des guitares, ils chantent les beaux veux de Marion ou de Lisette : Li tens s'en veit Je n'ai riens fait ; Li tens revient, Je ne fais riens. Voici un vivant croquis : Quatre Normanz, clerc escolier, Lor sas [sacs] portent comme colier, Dedenz lor livres et lor dras ; Mout [moult] estoi-ent mignoz et gras, Cortois, chantant et envoisié [joyeux]... (Fabliau
de la bourgeoise d'Orléans.) Au reste. parmi eux plus d'un était goliard, franc compagnon, sans gîte ni ressources. Quelques-uns, entre les heures d'étude, faisaient le métier de jongleurs, rimant en français et en latin contes et fabliaux, ballades et jeux partis ; vivant des ressources les plus diverses et parfois les plus ingénieuses, sinon toujours des plus honnêtes. Nombre d'entre eux, dit Robert de Sorbon, connaissent mieux les règles du jeu de dés que celles de la logique. Mais il y a aussi les bons écoliers, studieux et rangés. Le soir on les voit se promener sur les bords de la Seine, au long du Pré-aux-Clercs, répétant la leçon du jour ou réfléchissant à l'enseignement du maître. D'autres, parmi les plus dignes d'intérêt, sont de famille pauvre. Comment payer les livres dont ils ont besoin et les professeurs de théologie ? Pour leur venir en aide, ils n'ont guère que saint Nicolas, patron des écoliers. Ils font des copies pour leurs camarades ; ils se louent comme porteurs d'eau, et, en fin de compte, n'en arrivent pas moins à surpasser ceux de leurs condisciples qui, très riches, possèdent quantité de livres où ils n'ont jamais jeté les yeux. La lettre qui suit, du XIIe siècle, est de tous les temps : A nos chers et vénérés parents,
salut et obéissance filiale, écrivent de gentils étudiants. Veuillez
apprendre que, grâce à Dieu, nous demeurons en bonne santé dans la cité
d'Orléans et que nous nous consacrons tout entiers à l'étude, sachant que
Caton a dit : Il est glorieux de savoir quelque chose. Nous occupons
une belle et bonne maison qui n'est séparée des écoles et du marché que par
une seule bâtisse, de sorte que nous pouvons nous rendre journellement au
cours sans nous crotter les pieds. Nous avons aussi de bons camarades déjà
avancés et fort recommandables. Nous nous en félicitons bien, car le
psalmiste a dit : Cum sancto sanctus eris. Mais, pour que le manque
d'instruments ne compromette pas les résultats que nous avons en vue, nous
croyons devoir faire appel à votre tendresse paternelle et vous prier de
vouloir bien nous envoyer assez d'argent pour acheter du parchemin, de
l'encre, une écritoire et autres objets dont nous avons besoin. Vous ne nous
laisserez pas dans l'embarras et vous tiendrez à ce que nous finissions
convenablement nos études, pour pouvoir revenir avec honneur au pays. Le
porteur se chargerait bien aussi des souliers et des chausses que vous nous
enverriez. Vous pourriez aussi nous donner de vos nouvelles par la même voie. Ces demandes d'argent se répètent sous toutes les formes : Voilà deux mois passés, écrit un fils à son père, deux mois que j'ai dépensé le dernier sou de l'argent que vous m'aviez fait tenir. La vie est coûteuse, les besoins sont nombreux ; il faut se loger et que de choses à acheter ! Votre paternité n'ignore pas que privé de Cérès et de Bacchus, Apollon fait triste figure. Et que de raisons à solliciter l'envoi des précieuses livres tournois ! Dans la ville tout est cher — n'en est-il pas toujours ainsi dans les villes universitaires ? — et le nombre des étudiants, exceptionnellement élevé, fait encore tout renchérir ; les récoltes ont été mauvaises, les chambres sont hautes de plafond, difficiles à chauffer et l'hiver si rigoureux. Mais la réponse paternelle ne laisse pas d'être écrite de la même encre : Assurément, mon cher fils, je t'enverrais de l'argent et de grand cœur mais les pluies ont gâté mes récoltes, dans les vignes les oiseaux ont picoré le raisin. Il faudrait recourir aux usuriers, ce qui serait folie. Ou bien, fronçant les sourcils, le père répond plus gravement que son fils devrait rougir de soutirer de l'argent à l'auteur de ses jours au lieu de lui venir en aide. Alors on s'adresse à un cœur que l'on sait plus tendre, à celui de sa petite sœur : Une sœur discrète et adroite sait
enflammer d'ardeur son mari et ses parents pour qu'ils viennent en aide à son
frère dans le besoin. Douce petite sœur, ta tendresse pour moi doit savoir
que j'étudie gaîment et que, grâce à Dieu, j'apprends bien. Mais quelle
misère j'ai à supporter ! Je couche sur la paille, sans draps ; je vais sans
chausses, mal vêtu, sans chemise ; je ne te parle pas du pain que je mange ;
aussi je te demande, très douce petite sœur, d amener subtilement ton mari à
me venir en aide et le plus qu'il pourra. Et la très douce petite sœur se laisse attendrir, peut-être plus qu'il ne conviendrait : elle envoie a son frère cent sous tournois — qui vaudraient un millier de francs aujourd'hui —, deux paires de drap et six aunes de bonne toile ; mais en lui recommandant de veiller à ce que, de cet envoi, son mari n'ait connaissance, car, s'il l'apprend, je me tiens pour morte. — Je crois d'ailleurs très fermement, ajoute-t-elle, que, prochainement, sur mes instances, il te fera de son côté un envoi d'argent. Pour leurs études à l'Université, les étudiants recevaient de l'argent, non seulement de leurs parents, niais, suivant un système que l'on aurait pu croire tout moderne, des églises qui leur allouaient des bourses. Les étudiants, qui écrivaient la lettre que nous venons de citer, étaient encore d'Orléans, mais c'est à Paris que tous aspiraient à venir faire leurs études : Car si com est or de Paris (l'or des orfèvres parisiens avait la réputation d'être le premier or du monde) Que clerc ne sont pas de grant pris S'ainçois n'ont à Paris esté Por aprendre, et séjorné, Et quant il i ont tant estu Et tant apris ont léü, (tant appris qu'ils sont devenus lecteurs, c'est-à-dire maîtres à leur tour) Dont sont-il, et là et aillors, Renomei [renommés] avec les meillors. (Robert
de Blois, l'Enseignement des princes, v. 1503.) Heureuse cité, dit en parlant de Paris Philippe de Harvengt, heureuse cité, où les étudiants sont en si grand nombre, que leur multitude vient presque à dépasser celle des habitants. Pour étudier à Paris, l'on accourait de tous les coins de l'Europe, d'Angleterre, d'Allemagne, de Scandinavie. Oh ! Paris, s'écrie en 1164 Pierre de la Celle, tu prends les âmes à la glu ! Et le célèbre chirurgien milanais Lanfranc : Paris, tu engendres les clercs !... Malheur à moi qui tant de temps ai perdu loin de ta très honorable et très sainte étude ! En ce temps (1210), écrit Guillaume le Breton, les lettres brillaient à Paris. On n'avait jamais vu à aucune époque, ni dans aucune partie du monde, pareille affluence d'étudiants. Ceci ne s'explique pas seulement par l'admirable beauté de la ville, mais par les privilèges que le roi Philippe — Auguste — et son père avaient conférés aux écoliers... Vers la même époque (un peu avant 1190), un clerc champenois, Gui de Basoches, trace un pittoresque tableau de la ville universitaire : Le Grand-Pont, écrit-il, est le centre des affaires, il est encombré de marchandises, de marchands et de bateaux. Le Petit-Pont appartient aux dialecticiens qui y passent et s'y promènent en discutant. Dans l'île — la Cité —, jouxte le palais du roi, on voit le palais de la philosophie où l'étude règne en souveraine, citadelle de lumière et d'immortalité : demeure éternelle des Sept sœurs, des arts libéraux, où bouillonne la source de la science religieuse. Bonne et joyeuse vie et que nos étudiants aiment à faire durer. Plus d'un fait la sourde oreille quand la famille le rappelle au logis, et fit-elle briller à ses yeux les plus séduisants appas. A celui-ci on propose fiancée futée et douce bien que de couleur brune : elle est élégante, elle est belle, elle est sage et de grande noblesse ; elle apportera une grosse dot et, par ses parents, de magnifiques relations. Mais l'étudiant répond qu'il lui sera toujours facile de trouver une femme tandis que ce serait folie d'abandonner la poursuite de la science au moment où il est sur le point di la saisir. Les études se terminent donc par la licence, qui donnait la faculté d'enseigner à son tour : examen qui s'accompagnait d'un banquet offert par le récipiendaire à ses maitres et camarades. Un étudiant parisien demande à un ami d'expliquer tout cela à son père, car son esprit bourgeois ne le saisirait pas de lui-même. Il lui faut en effet de l'argon ! pour ce banquet et c'est le seul obstacle qui le sépare encore du but suprême. Toutes les épreuves, enfin, ont été subies et voici la lettre triomphale écrite aux parents qui, retenus loin de leur fils, n'ont pas dû la lire sans une orgueilleuse émotion : Faites retentir à la gloire du Seigneur des cantiques nouveaux ! jouez de la viole et de l'orgue, faites résonner les timbales sonores ! Votre fils vient de passer une soutenance savante à laquelle ont assisté une quantité innombrable de maîtres et d'étudiants. A toutes les questions j'ai répondu sans défaillance ; nul n'a pu nie coller. J'ai donné un banquet magnifique, où pauvres et riches ont été traités comme on ne l'avait jamais été. Déjà solennellement j'ai ouvert une école. Et combien du premier jour elle est fréquentée ! Les écoles voisines se dépeuplent pour me fournir un grand nombre d'auditeurs. Nous avons vu que l'Université comprenait trois Facultés supérieures : théologie, médecine, droit canon. Au-dessous d'elles nous avons distingué les Maîtres ès arts qui enseignaient aux étudiants les branches du trivium et du quadrivium. On les appelait, eux et leurs élèves, les artistes. Chacune des trois Facultés formait une corporation spéciale ; quant aux artistes, ils se divisaient en quatre nations d'après le pays d'origine des étudiants, les Français, les Picards, les Normands et les Anglais. On voit apparaître pour la première fois les quatre nations dans un document de 1222. En 1245, les quatre nations se donnèrent un chef commun, un Recteur. Celui-ci ne tarda pas à devenir le chef de l'Université tout entière, les trois grandes Facultés elles-mêmes, dont les membres avaient tous passé par l'Université des Arts, acceptant qu'il s'occupât de leurs intérêts. Au reste. il ne faudrait pas se représenter l'université de Paris dans des bâtiments spécialement aménagés comme ceux où elle est établie de nos jours. La plupart des maîtres donnaient leur enseignement chez eux. Les élèves se réunissaient en masse compacte dans des locaux obscurs, assis à terre : l'hiver, le sol était jonché de paille, d'où le nom donné à la rue où se trouvaient un grand nombre de ces écoles, rue du Fouarre — feurre, paille —. Le maitre parlait devant un pupitre, du haut d'une estrade. Il était vêtu d'une robe noire à longs plis et capuchon de menu vair. Les leçons consistaient en explications des textes portés aux examens. Le défaut de cet enseignement était dé rester exclusive-, ment livresque. Selon la remarque de Frère Bartholomé de Bologne ; la logique c'est Aristote, la médecine c'est Gallien. Cicéron c'est la rhétorique et Priscien la grammaire. Les élèves devenaient-ils trop nombreux, l'enseignement se donnait en plein air, aux carrefours, sur les places. Les assemblées des Facultés se tenaient dans un couvent, à Paris chez les Mathurins, ou dans la salle capitulaire des Cisterciens ; les artistes se réunissaient le samedi dans l'église St-Julien le Pauvre. La majorité des étudiants qui suivaient les cours des Universités au moyen âge, comme la majorité de ceux qui les suivent de nos jours, avaient des visées pratiques. Ils y apprenaient un métier, désirant entrer, leurs études achevées, qui dans l'Église, qui dans la pratique de la médecine, qui dans celle du droit. L'organisation corporative, que les maîtres et les étudiants de l'Université parisienne étaient parvenus à se donn.er, tout en ayant de précieux avantages — et le plus précieux de tous, l'indépendance — avait de graves inconvénients. Une grande partie des forces dépensées dans ces centres d'études se perdaient en conflits de groupes et de coteries, en luttes d'influences. Le tableau en est tracé par le chancelier Philippe de Grève, au commencement du XIIIe siècle : Autrefois, quand chacun enseignait pour son propre compte, et qu'on ne connaissait pas encore le nom d'Université, les leçons, les controverses étaient plus fréquentes ; on avait plus d'ardeur pour l'étude ; mais aujourd'hui que vous êtes réunis en un seul corps, aujourd'hui que vous êtes constitués en Université, rarement on professe, rarement on discute, on fait tout le plus vite possible, on enseigne peu, on dérobe leur temps aux leçons, aux controverses, pour aller débattre en des conventicules les affaires de la communauté... Et, tandis que les vieux s'assemblent pour délibérer, pour légiférer, pour réglementer, les jeunes courent les tripots. Puis la rivalité entre les maîtres : conflits d'écoles, de doctrines, d'influences. Le chant du coq appelle le jour, dit encore Philippe de Grève, mais nos coqs, au lieu d'annoncer le jour, sont devenus des coqs batailleurs. Que sont en effet ces querelles des maîtres, sinon des combats de coqs ?... Nous sommes devenus la risée des laïques. Les coqs se redressent, se hérissent contre les coqs ; ils se dévorent leurs crêtes rouges et se mettent en sang..... Qu'est-ce qui produit ces conflits ? l'ambition, l'orgueil. Comme dit Ovide : Immensum gloria calcar habet. L'ambition possède un immense aiguillon. Réunir de nombreux élèves, c'est l'orgueil des maîtres : relations et sollicitations sont mises en œuvre ; d'aucuns vont jusqu'à payer leurs élèves. Pour les attirer, piquer leur attention, on enseigne des doctrines étranges, sensationnelles. Les élèves préférés du maître ne sont pas ceux qui suivent assidûment son enseignement, mais ceux qui sont habiles à lui en amener d'autres. Un maitre ne pardonnerait pas à un élève de suivre sur les mêmes matières d'autres cours concurremment aux siens, seraient-ils donnés de la manière la plus autorisée. De leur côté les élèves ne se déterminaient pas toujours pour des raisons scientifiques. Ceux de Paris, la plupart théologiens, recherchaient de préférence les maîtres qu'ils croyaient influents auprès du haut clergé, eu égard aux situations qu'ils espéraient atteindre par leur entremise. Les Universités du moyen âge n'étaient pas richement dotées. Elles ne possédaient rien : pauvreté qui fit leur force dans les luttes contre l'Église et contre le pouvoir royal. Il leur était facile de se disperser, d'aller planter en d'autres cantons les tentes de la science. Sous ces menaces de sécession, combien de fois leurs adversaires ne vinrent-ils pas à composition ! Au reste les dépenses, auxquelles l'association universitaire avait à faire face, étaient des plus minces. Les droits perçus sur la délivrance des grades y suffisaient. Il y avait des étudiants riches, particulièrement parmi ceux qui suivaient les cours de droit canon. On les voyait dans la rue, précédés de valets qui portaient de-gros livres. Mais la grande majorité se composait de pauvres hères. En faveur des étudiants besogneux furent créées, dès la fin du XIIe siècle, des maisons spéciales où ils trouvaient le vivre et le couvert. Ces maisons grandirent en importance. Elles seront pourvues de rentes et qui iront en augmentant ; elles deviendront les fameux collèges dont le rôle sera si considérable dans la vie universitaire du moyen âge, qu'ils en arriveront à modifier l'aspect et jusqu'à constituer l'Université elle-même. La première en date de ces fondations fut créée par un bourgeois de Londres, nommé Joce, qui, à son retour de la Terre Sainte, fonda à l'Hôtel-Dieu de Paris un certain nombre de lits dans une salle spéciale, destinée à recevoir en tous temps dix-huit écoliers. En reconnaissance de l'existence qui leur était assurée, ils veillaient à tour de rôle les morts de l'hôpital et portaient la croix et l'eau bénite aux enterrements. Bientôt on les installa dans une maison à eux, le collège des Dix-huit, près l'église St-Christophe. L'exemple fut suivi. En 1209, on note la fondation, par la veuve d'Étienne Bérot, du collège St-Honoré, qui reçoit treize étudiants. D'autre part, on voit des maîtres et des étudiants s'installer en commun dans les grands hôtels loués par eux, où ils vivent ensemble, partageant la dépense ; les études en devenaient plus actives. Chacun de ces hôtels était gouverné par un principal. Les collèges, dont il vient d'être question, étaient établis dans une intention charitable. Sous saint Louis, Robert de Sorbon fondera le collège de Sorbonne, pour les maîtres ès arts pauvres qui voulaient pousser leurs études jusqu'au doctorat en théologie. On sait ce qu'il est devenu. Aux XIIIe et XIVe siècles apparaissent les collèges d'Harcourt et de Navarre. Les étudiants n'y trouvent pas seulement gîte et nourriture, mais de belles bibliothèques et des maîtres répétiteurs. Maisons qui reçoivent des hôtes payants. Les collégiens jouissent de tels avantages qu'ils en viennent à l'emporter sur les étudiants libres qui, au XVe siècle, seront presque devenus suspects sous le nom de martinets — du mot martin, un bâton, dont on les disait trop souvent armés —. Alors la transformation est opérée. L'ancienne université, franche, indépendante, sans logis ni ressources, sans autre lien que le serment qui en unissait les membres nombreux, a disparu. L'enseignement même donné par les régents de la Faculté des Arts est abandonné pour ces répétiteurs qui fournissent un enseignement privé dans l'intérieur des collèges et des hôtels. Collèges et hôtels dont la réunion, sur l'emplacement du vieux quartier latin, rue du Fouarre, rue de Garlande, rue de la Harpe, en arrive à former l'Université elle-même. La grande Faculté de théologie ne rougit pas d'emprunter, pour ses cérémonies, les bâtiments du collège de Sorbonne. Ainsi vécut el se développa l'Université parisienne. Dès l'année 1169 le roi d'Angleterre Henri II, en lutte contre Thomas Becket, invoquait son arbitrage. Et cette autorité ira en grandissant jusqu'au jour où elle croulera — en une déconsidération dont il !ni faudra plusieurs siècles pour se relever — châtiment de la misérable, attitude que l'Université de Paris adoptera dans le procès do Jeanne d'Arc. SOURCES. Denifle et Chatelain, Cartularium Universitalis
Parisiensis, 1889-96, 3 vol in-4°. — Epistolarium de Ponce le
Provençal, XIIIe siècle, Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 3807. ff. 56-83. TRAVAUX DES HISTORIENS. Ch. Turot, De
l'organisation de l'enseignement dans l'Univ. de Paris au M. A., 1850. —
Al. Budinsky, Die Universität Paris u die Fremden au derselben im
Mittelalter, 1876. — Denifle, Die Universtäten des Mittelalters,
1885. — J.-A. Clerval, Les Ecoles de Chartres au M. A., Chartres,
1895. — Du même, L'Enseignement des arts libéraux à Chartres et à Paris,
dans la 1re moitié du XIIe siècle, 1889. — Léop. Delisle, Les Ecoles
d'Orléans aux XIIe et XIIIe siècles. Ann. bull. Soc. his. de Fr., VII,
139-54. — B. Hauréau, dans le Journal des Savants, 1894. — Hastings
Rashdall, The Universities of Europe in the middle ages, Oxford, 1893,
2 vol. — Ch.-V. Langlois, Les Universités au M. A., Rev. de Paris, 15
févr. 1896, p. 788-820. Etude remarquable en sa brièveté et dans laquelle l'auteur
des pages qui précédent a particulièrement puisé. — A. Luchaire, L'Université
de Paris sous Philippe Auguste, Bull. intern. de l'enseign. sup., 1899. —
Du même : La Soc. franç. au temps de Ph. Aug., 1899. — Ch. Haskins, The
Life of the mediæval students, American hist. review, III (1898), p.
203-229. — Du même, The University of Paris in the sermons of the XIII.
century, ibid., X (1904), 1-27. |