LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE FÉODALE

 

CHAPITRE VIII. — LE XIIe SIÈCLE.

 

 

Au XIIe siècle les institutions féodales atteignent en France leur maturité. La paix et la trêve de Dieu. La quarantaine le Roi. Les associations de paix. La chevalerie. L'adoubement. La vertu de l'amour. La vie de château. Les barons poètes et chansonniers. La châtelaine. Les tournois.

 

Au début du XIIe siècle, l'organisation féodale est achevée. Croyances et traditions sont d'une fermeté absolue.

Personne ne met en doute la vérité de la religion qu'il sert avec ferveur, et ces croyances ont d'autant plus de puissance qu'elles sont précises et concrètes. Dans la pensée du temps, le monde se limite à la voûte étoilée du ciel, tendue au-dessus de nos têtes, la prière s'adresse à Dieu et aux saints comme à des voisins très proches et qui interviennent incessamment dans les affaires humaines, vivant familièrement sur terre autant qu'au delà des nues ; ce qui donne aux sentiments une énergie que nous ne connaissons Plus.

Nul ne conteste la valeur de la morale qui lui est enseignée, la légitimité des liens qui fixent les rapports entre les hommes et que personne ne songe à modifier. Nul ne conçoit une organisation sociale préférable à celle qui l'entoure, ni même différente. Ainsi que le fait observer Gaston Paris, personne ne songe à protester contre la société où il est ou n'en rêve une mieux construite mais tous voudraient qu'elle fût plus complètement ce qu'elle est et doit être.

Au commencement du XIIe siècle toutes les provinces se sont définitivement adaptées aux mêmes formes sociales, celles de la féodalité, on dirait mieux du patronat.

Ce que le père est à ses enfants, le baron l'est à ses fidèles, le patricien à ses artisans, le grand feudataire à ses vassaux et le roi à ses feudataires. Eum pro patre habebitis, disait en 987 l'archevêque de Reims. Sa prédiction s'est réalisée.

A cette maturité des institutions va correspondre un mouvement économique d'une puissance et d'une intensité qui ont étonné les historiens. On l'a comparé au développement économique du XIXe siècle, mais, tandis que notre temps a dû cette poussée formidable à la découverte des forces de la vapeur et de l'électricité et aux progrès de la mécanique, le XIIe siècle l'a due à des causes morales. La population croit si rapidement qu'elle atteint alors en France un chiffre égal à celui qu'elle compte de nos jours.

Succédant au XIe siècle, époque d'une jeunesse héroïque, le XIIe siècle donnera à la France le plein épanouissement de son génie ; notre littérature, nos arts, nos mœurs rayonneront sur l'Europe ; mais avant d'y parvenir on aura encore à franchir des étapes douloureuses, des désordres à apaiser et à calmer bien des violences.

 

Les Associations de paix.

On se représente bien la société française, au début du XIIe siècle, telle que nous venons de la décrire : une multitude de petits États, dont chacun est placé sous la suzeraineté de son chef patronal, le baron armé de fer. Les villes elles-mêmes sont devenues des personnes féodales. Mais ces petits États sont en conflit incessant les uns contre les autres. Tout le monde.se bat, qui pour se défendre, qui, pour attaquer. Ce n'est plus l'anarchie des IXe et Xe siècles ; c'est la guerre organisée, mais ce n'en est pas moins la guerre, et le pays en est ravagé. Car ces conflits armés consistent surtout en des dévastations sans merci. Les poètes et les chroniqueurs du temps en ont laissé la description : lisez Garin le Loherain, Raoul de Cambrai, Girart de Roussillon, Guibert de Nogent, Ordéric Vital.

Les corps de troupes étaient précédés de boutefeux et de fourrageurs. Les boutefeux embrasent les villages, les fourrageurs les pillent, enlèvent les troupeaux, tuent les pâtres. Les habitants éperdus sont brûlés, ou bien on les ramène les mains liées, une fourche au cou. Le tocsin sonne de tous côtés, l'épouvante est générale. — On ne voyait plus de moulins tourner, les cheminées ne fumaient plus ; les coqs avaient cessé leurs chants et les grands chiens leurs abois. L'herbe croissait dans les maisons, voire entre les pavés des églises ; car les prouvaires avaient abandonné les crucifix brisés (Garin le Loherain). Pour désoler le pays — le Maine — on se servit de moyens divers. Les vignes étaient arrachées, les arbres fruitiers coupés sur pied, maisons et murailles détruites. Cette région si riche fut désolée par le fer et le feu, après quoi le roi d'Angleterre entra triomphant dans la ville du Mans (Ordéric Vital).

L'Église s'efforça, dès le XIe siècle, de réfréner ces fureurs. Raoul le Glabre déjà ne nous montre-t-il pas les foules arrivant aux conciles ? Elles se pressent autour de leurs évêques armés de leurs crosses d'or, et lèvent désespérément les mains vers le ciel en criant : Paix ! paix ! Les efforts des prélats aboutissent à la proclamation de la paix et de la trêve de Dieu, auxquelles nombre de seigneurs féodaux donneront leur adhésion. Il est défendu de faire violence aux prêtres, aux églises, aux femmes, aux enfants, aux paysans et de saisir leurs biens. Voilà la paix de Dieu. Il est défendu de se livrer à la guerre privée depuis le premier dimanche de l'Avent jusqu'à l'Octave de l'Épiphanie, depuis le premier jour de Carême jusqu'à l'Octave de l'Ascension, et, pendant le reste de l'année, depuis le mercredi soir jusqu'au lundi matin, c'est-à-dire pendant les jours de la semaine qui répondaient aux jours de la Passion : voilà la trêve de Dieu !

A la trêve de Dieu viendra, sous Philippe Auguste, s'ajouter la Quarantaine le roi : c'est-à-dire l'obligation de laisser écouler quarante jours entre l'offense et la déclaration de la vengeance qu'on en veut tirer, d'une part, et, d'autre part, l'ouverture des hostilités. On comprend qu'un droit de guerre civile morcelé, déchiqueté, retardé, claquemuré en de minces espaces de temps, trouvât à son essor de singulières entraves. Et, pour obtenir que ces prescriptions fussent observées, se formèrent de toute part les fameuses associations de paix, qui en arrivèrent à mettre sur pied de véritables armées où entraient. des nobles, des bourgeois, des artisans, des paysans.

 

La Chevalerie.

Au reste l'œuvre pacificatrice fut facilitée par les tendances qui se firent jour dans la noblesse féodale elle-même ; elles firent naître la chevalerie.

L'institution de la chevalerie est également d'origine française : en France elle brilla du plus vif éclat. Écoutez l'Anglais Giraud de Barri célébrant la chevalerie française dont la gloire domine exsuperat le monde entier.

On doit distinguer la chevalerie de la noblesse féodale, bien qu'elle en soit issue et que presque tous les barons féodaux aient été des chevaliers. La chevalerie constituait un ordre, auquel les gentilshommes étaient généralement agrégés, après une cérémonie religieuse qu'on nommait l'investiture, et après l'adoubement par un autre chevalier, le plus souvent le suzerain du fief auquel appartenait le récipiendaire ; mais la noblesse n'était pas une condition rigoureusement requise. On vit des roturiers, voire des serfs, qui furent armés chevaliers ; et parfois des nobles restèrent damoiseaux toute leur vie, à cause de la grande dépense que l'adoubement occasionnait.

La scène de l'adoubement se passait dans une église, ou dans la salle, dans la cour d'un château, voire en pleine campagne. La partie essentielle en consistait dans la remise de l'épée par le seigneur au jeune chevalier et dans la colée, trois coups du plat de l'épée frappés sur l'épaule ou un fort coup de poing donné sur la nuque par le chevalier qui adoubait le novice. Ce dernier avait passé la nuit précédente en prières au pied d'un autel, le matin il s'était baigné et s'était vêtu de blanc, puis il avait reçu les sacrements de la confession et de la communion, car l'Église en était venue à considérer la chevalerie comme un huitième sacrement.

Voici les principaux détails de la cérémonie.

Le seigneur demandait au novice s'il était résolu à vivre conformément au bien de l'Église, à l'honneur et aux lois de la chevalerie. Le novice en prêtait le serment, après quoi il était revêtu pièce. à pièce par des chevaliers, parfois par des dames ou des demoiselles, des différentes parties de l'armure que portait le chevalier : ou lui mettait ses éperons, le haubert ou la cotte de mailles, la cuirasse, les brassards, les gantelets, enfin le seigneur lui ceignait l'épée. C'était l'adoubement. Après quoi, le seigneur, qui conférait l'ordre, se levait de son siège et donnait la colée au récipiendaire qui se tenait à genoux devant lui.

Le seigneur disait : Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais chevalier ; et il ajoutait : Sois preux. Enfin on remettait au nouveau chevalier le heaume, le bouclier, la lance et on lui amenait un cheval. Devant l'assistance nombreuse, il devait s'y élancer, sans se servir si possible de l'étrier, et faire un temps de galop, courir une quintaine, c'est-à-dire transpercer ou renverser, de sa lance en arrêt, un mannequin revêtu d'une armure de fer que soutenait un pieu planté en terre. La journée se complétait par des festins, des fêtes, des réjouissances, et. si le nouveau chevalier appartenait à un riche lignage, par des joutes et des tournois.

Les obligations morales imposées au chevalier ont fait l'importance de l'institution : demeurer soumis au suzerain, combattre pour la foi, être fidèle à sa parole, protéger les faibles, les hommes mès-aisés et non puissans, les veuves et les orphelins, combattre l'injustice.

Les poètes médiévaux ont laissé la description du chevalier idéal. Il doit être franc de cœur et joli de corps, débonnaire, doux et humble et peu parleur. Ajoutez les cieux grandes qualités demandées aux riches hommes du temps : vaillance et largesse.

En toute circonstance, le chevalier doit défendre sa foi. Et pour ceste protestation de maintenir la foy de Jésus-Christ, la coutume estoit telle en France que les chevaliers oyant la messe, tenoient leur espée nue en pal — dressée — tandis qu'on disoit l'Evangile (Lacurne de Sainte-Palaye).

Un chevalier avait-il faussé les lois de la chevalerie, manqué à l'honneur, forfait à son serment, il était dégradé. La partie essentielle de cette dernière cérémonie consistait en ce qu'on coupait au chevalier félon, au ras du talon, son éperon doré.

Institutions qui se complétaient par la vertu essentielle que nous avons indiquée plus haut : le seigneur doit aimer ses vassaux, les vassaux doivent aimer leur seigneur ; ce que l'auteur de Renart le nouvel exprime en deux vers d'une exactitude saisissante, quand il compare la société à un navire :

Et s'est li nave [navire] natillie [fortifié]

De concorde par signourie.

[La seigneurie a rendu la patrie forte par la concorde].

Ainsi vit-on se développer la grande vertu du moyen fige : l'amour. Jamais le précepte divin, humain, aimez-vous les uns les autres n'a pénétré plus profondément le cœur.

Amors et karités et Dieus

Est une cose...

[Amour, charité et Dieu sont une même chose].

(Renart le nouvel).

Et la première conséquence de cet amour, est la largesse : le seigneur, le riche doivent donner. Vertu nécessaire au moyeu âge, à l'époque où les moyens de gagner sa vie, de parvenir à la fortune n'étaient pas nombreux, ni d'un accès facile ; et où nul crédit n'était organisé.

Vous aimerez à poindre de l'éperon, vous distribuerez vos honneurs — fiefs — aux chevaliers, le vair et le gris à ceux qui n'ont rien : un vrai seigneur s'élève en faisant largesse et, s'il est avare, chaque jour de sa vie est le dommage des autres (Garin le Loherain).

Qu'est-ce que la science, dit Robert de Blois, si près d'elle va l'avarice ; qu'est-ce que la vaillance, si le preux est eschars — regardant — ?D'où vient l'autorité des princes et des preux ?De largesse. — Largesse est la reine des vertus. — Les seigneurs ont de quoi donner et donnent : voilà le secret de leur puissance.

Mais l'homme est homme, et les vertus les mieux enseignées par la tradition, par les coutumes, par la constitution même de la société où l'on vit, par les préceptes des clercs et des poètes, peuvent ne pas avoir emprise sur lui ; et puis les moyens de bien faire sont limités. Aussi le pauvre, l'humble doit-il savoir souffrir :

Ja n'iert mananz cil qui ne set estre soffranz

dit encore Robert de Blois.

Telle fut en sa rude enveloppe de pierre et de fer, l'âme sociale du XIIe siècle : Soyez généreux, sachez souffrir, aimez-vous les uns les autres autant que vous pouvez aimer.

 

La vie de château.

Le seigneur vivait avec sa mesnie en son château. Au XIIe siècle, la noblesse a presque entièrement abandonné le séjour des villes, où el le se plaisait au siècle précédent, pour vivre clans ses domaines des champs. Le château du XIIe siècle est le centre d'une vaste exploitation agricole. Les ateliers des artisans, qui y étaient attachés, n'ont pas disparu ; mais ils ne se sont pas développés, car les villes ont donné à l'industrie un grand essor, et, par les marchands qui circulent, le château peut se procurer les objets fabriqués.

Au centre, la maîtresse tour, le donjon, au pied duquel est bâti le palais, résidence du seigneur et de sa famille immédiate. Du haut du donjon la guette — le veilleur — surveille l'horizon. Le veilleur avertit de l'approche des ennemis ou signale l'arrivée des visiteurs devant lesquels s'abaisseront les ponts-levis. Pour tuer le temps, il joue de la flûte, du sistre ou du chalumeau, ou chante quelqu'une de ces chansons d'amour qu'on nomme des chansons de guettes.

Les abords du donjon sont gardés par des hommes d'armes. Comme au seuil des églises, des mendiants se tiennent à l'entrée du palais :

A la porte a la gent trouvée

Qui atendoi-ent la donnée.

(Châtelain de Coucy, v. 2991.)

Ils se tiennent ordinairement, sur les degrés inférieurs du grand escalier par lequel on accède à la résidence du seigneur, escalier qui a joué un rôle important dans la vie féodale, car les hôtes du château en occupent volontiers les marches de pierre bise, pour y prendre l'air et deviser ; sur le perron, au haut des longues marches, il arrive au baron de tenir sa cour et de rendre la justice aux hommes de son fief ; au pied de l'escalier se livrent les combats singuliers, les joutes, se déroulent les quintaines ; sur les degrés prennent place les spectateurs, et les combattants viennent s'y reposer.

L'escalier de pierre est soutenu par des voûtes, sous lesquelles les pauvres, les mendiants, peuvent prendre abri. On lit dans la Vie de saint Alexis, que celui-ci vécut plusieurs années, ignoré, sous le degré du château paternel, avant qu'on ne le reconnût.

Deux pièces principales dans le château féodal : la Salle et la Chambre. Dans la salle se déployait la vie publique. Le seigneur v tenait ses assises, accueillait les messagers, donnait des fêtes. Dans la Chambre, qu'il partageait avec sa femme, il recevait ses intimes : dans la Chambre, auprès du foyer, se dévidaient les longues causeries des soirées d'hiver.

La Salle, de vastes dimensions, s'ouvrait au haut des degrés. A l'une des extrémités une longue estrade, qui prenait toute la largeur de la pièce, élevée par une marche de quelques pouces au-dessus du sol, s'appelait le dais. Là, le seigneur et sa dame recevaient leurs hôtes, assis tous deux dans des fauteuils — sièges pliants — ; là se dressaient les tables hautes : ainsi appelées parce qu'elles y dominaient les tables basses dressées sur le plancher de la salle ; à ces tables hautes prenaient place le seigneur, la châtelaine et les invités de marque. Le dais était directement éclairé par une grande fenêtre en saillie sur l'extérieur : dans l'espace que cette saillie fournissait à l'intérieur de la pièce, les serviteurs dressaient une table utile pour le service et la desserte.

Dans la Salle, de grands coffres de bois, contenant les effets du châtelain et de la châtelaine, servaient de sièges. Car l'ameublement de ces pièces était des plus rudimentaires ; elles étaient à peu près vicies. Les sièges de la Salle étaient des bancs de pierre taillés au long des murs ou dans les embrasures des fenêtres ; on les complétait par des sièges pliants que l'on apportait à l'occasion, de même on dressait la table, formée de planches posées sur des tréteaux, au moment du repas ; les crédences chargées de vaisselle n'apparaîtront qu'au XVe siècle.

Les grandes dalles des parquets étaient semées de jonc d'où le mot joncher — d'herbes odiférantes, parfois de fleurs :

Frais jonc et mente i ont fait aporter

Et tot l'ostel mont bien empimenter.

(Les Narbonnais, v. 2405.)

Empimenter, c'est-à-dire parfumer en y brûlant du bois de genièvre et des parfums orientaux.

Un jour était le duc Begon dans le château de Belin, avec belle Béatris, la fille au duc Milon de Blaives (sa femme). Il lui baisait la bouche et le visage ; la clame lui souriait doucement. Dans la salle, devant eux, jouaient leurs deux enfants : se nommait Garin et avait douze ans ; le second Hernaudin, n'en comptait que dix. Six nobles damoiseaux partageaient leurs ébats, courant, sautant, riant et jouant à qui mieux mieux.

Le duc les regardait ; il se prit à soupirer ; la belle Béatris s'en aperçut : Qu'avez-vous à penser, sire Begon ? dit-elle, vous si haut, si noble, si hardi chevalier. N'ètes-vous pas un riche homme dans le monde ? L'or et l'argent emplissent vos écrins, le vair et le gris vos garde-robes ; vous avez autours et faucons sur perches : dans vos étables force roncins, palefrois, mules et chevaux de prix vous avez foulé tous vos ennemis ; à six journées autour de Belin il n'est pas un chevalier qui manquerait de venir à vos plaids ; de quoi pouvez-vous prendre souci ? (Garin le Loherain).

Tout seigneur féodal avait une Cour, semblable à la Cour royale, laquelle était d'ailleurs issue directement de la Cour du baron. Dès l'époque des donjons de bois, il y logeait et nourrissait une nombreuse mesnie de vassaux, de serviteurs, d'artisans, de domestiques : combien elle s'est accrue dans les grandes résidences du XIIe siècle !

Les écuyers, aussi nommés les poursuivants, parce qu'ils poursuivaient l'ordre de chevalerie, se divisaient en plusieurs classes, selon le service auquel ils étaient affectés ; voici l'écuyer du corps, attaché soit au seigneur, soit à la dame ; l'écuyer de la chambre on chambellan ; l'écuyer de la table ou sénéchal ; l'écuyer de l'écurie ou connétable ; l'écuyer de l'échansonnerie ou bouteiller ; l'écuyer de la paneterie, etc.

Sous leurs ordres, des serviteurs dressaient les tables et mettaient le couvert, apportaient l'eau dont on se lavait les mains avant le repas, servaient les mets, versaient à boire ; ils s'occupaient de la paneterie, de l'échansonnerie, de la cuisine, du service des chambres, veillaient à ordonner les caroles et réjouissances qui suivaient les repas ; et, avant que l'assemblée ne se séparât, présentaient les épices et les vins sucrés, les confitures, le vin chaud, l'hypocras que les hôtes prenaient avant de s'aller coucher. Les écuyers accompagnaient les hôtes jusqu'aux chambres qui leur avaient été préparées. Plus important était encore leur service militaire : ils entretenaient les armes du seigneur, l'en revêtaient, soignaient ses chevaux, s'occupaient de leur harnachement, le suivaient à la guerre, à la Cour suzeraine ; ils l'accompagnaient au tournoi.

Ces écuyers. fils de chevaliers, étaient destinés à la chevalerie ; ils étaient les fils des vassaux du seigneur ou de ses parents.

Le principal officier à la Cour du baron féodal était le sénéchal comme il était le principal officier à la Cour du roi. Il avait dans ses attributions l'intendance de la maison. Ses rapports avec le seigneur étaient étroits. Une locution disait :

Au sénéchal de la maison

Peut-on connaître le baron.

Les écuyers et les jeunes bacheliers, qui vivaient dans le château du baron tout en le servant, recevaient de lui l'éducation qui devait les rendre capables de tenir leur rang dans la société féodale. Ils étaient aussi appelés les nourris et, à ce titre, se regardaient comme de la famille seigneuriale.

Car chuis est mes parens qu'a maingier me donra

(Bauduin de Sebourc, chant XIX, vers 550.)

Ils recevaient du sénéchal les distributions de viande — ce mot signifiait nourriture d'une manière générale — et du bouteiller les hanaps de vin ; à moins que la châtelaine ne s'acquittât de ce soin.

Guillaume au nez courbe revient du désastre de Larchamp. Il pénètre dans la salle de son château :

Oh ! bone sale, corne estes lungue et lée [large]

De lotes parz vus vei [vois] si aournée [ornée]

Buer [bénie] seit la daine qui si t'a conreiée [arrangée].

Oh ! haltes tables, cum vus [vous] estes levées !

Napes de lin vei [vois] desur vus getées,

Ces escueles empli-es et rasées [emplies jusqu'au bord]...

Mais les bacheliers, les nourris du comte Guillaume, qui avaient coutume de prendre place à ces tables, ne s'y assiéront plus : ils ont été tués dans le combat.

N'i mangerunt li fil [les fils] de franches mères.

Qui en Larchamp unt les testes colpées.

Plure [pleure] Wiliame et Guiburc [sa femme] s'est pamée ;

Il la redresce, si l'ad reconfortée...

La scène est sublime.

Le moindre seigneur devait entretenir plusieurs écuyers en son château. Il est question dans Guillaume de Dôle d'un pauvre seigneur : Il n'est pas riche : onques ne pot pestre (put entretenir) de sa terre .vj. (six) écuyers...

Auberi s'adresse à ses compagnons :

Vint [vingt] chevaliers dassiés osteler

Et je n'en vois que deus [deux] à test souper...

(Auberi).

Les vassaux sont obligés de se rendre à des dates régulières, tous les mois ou tous les quinze jours, et les jours de grandes fêtes, à la Cour de leur seigneur où, en assemblée, ils jugent, sous la présidence de leur patron, les différends qui ont pu surgir entre les habitants du domaine.

Ces assises se tenaient généralement dans la Salle du château, qui en recevait le nom de mandement :

Et li baron s'en vont là sus el mandement

La ou li dus [duc] séoit entre lui et sa gent.

(Les Quatre fils Aymon, v. 441).

Voyez dans la Salle le seigneur entouré de ses vassaux. Il porte une chape fourrée de gris, dont la panne est d'un écarlate sanguin et le col de blanche hermine ; la ceinture est formée d'une large bande de fin or, serrée par une agrafe étincelante de pierres précieuses. De la verge de pin qu'il a en main il frappe fortement la table pour réclamer le silence. (Garin le Loherain.)

Les vassaux, réunis sous ses yeux, sont vêtus, les uns de hoquetons et de surcots, les autres de broignes ou de hauberts, et devisent entre eux courtoisement. Sur le haubert, treillis de mailles grises, est jetée la cote d'un rouge éclatant :

La color de la cote armée

Nous monstre par raison prouvée

Le martire que Deus soufri

Quant pour nous son sanc espandi.

(Robert de Blois, v. 1111.)

Les heaumes sont émaillés de couleurs vives, de dessins fleuris et sertis parfois de pierreries. Le seigneur prend place dans un fauteuil sur le dais, d'où il domine l'assemblée, et sa femme s'assied auprès de lui.

Ces hommes de fer vêtus, dont la principale occupation était la guerre, ne manquaient pas de culture. On aurait tort de ne voir en eux que des soudards. Assurément à la vie guerrière ils se plaisaient surtout ; mais combien d'entre eux étaient instruits, amis des lettres, et rassemblaient dans leur palais des manuscrits contenant les œuvres des auteurs préférés !

Entre deux combats, au cours de leurs expéditions lointaines, on ne laisse pas de surprendre nos féodaux réunis pour lire des œuvres poétiques : chansons de geste ou romans d'aventure, ou des récits d'histoire.

Quand ils chevauchent de compagnie, ils aiment à chanter pour que moins long leur semble le chemin :

Aallars et Guichars commencèrent un son [chanson] :

Gasconois fu li dis [paroles] et limosins li ton [mélodie],

Et Richars lor bordone belement par desos...

[Richard leur fait la basse]

(Les Quatre fils Aymon, v. 6599.)

Parmi les poètes des XIIe et XIIIe siècles, les seigneurs féodaux tiendront une grande place et plusieurs d'entre eux brilleront au premier rang. Ils écrivent des lais et des chansons, des rondeaux, des reverdies, des sirventes et des tensons, ou bien s'ils s'en tiennent à la prose, ce sera, comme Villehardouin et comme Joinville, pour se ranger parmi nos plus pittoresques historiens. Guillaume VII, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, est pour nous le premier en date des troubadours — il régna de 1087 à 1127 — ; après lui on trouve le comte Raimbaud d'Orange, le vicomte Bertrand de Born, le seigneur de Blaye Jaufre Rudel. Dans la famille des seigneurs d'Uisel, en Limousin, c'est toute une floraison de musiciens et de poètes. Gui d'Uisel, nous dit son biographe, était un noble châtelain : l'un de ses quatre frères s'appelait Élie et tous quatre étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons — sortes de jeux partisEble de mauvaises ; quant à Pierre, il chantait ce que ses frères composaient. Au reste la liste des troubadours connus, et qui contient pour les XIIe et XIIIe siècles environ quatre cents noms, comprend cinq rois, dix comtes, cinq marquis, cinq vicomtes et un grand nombre de riches barons et de vaillants chevaliers.

Chanson legière à entendre

Et plaisant à escoter

Ferai corne chevalier...

dit le noble comte Raoul de Soissons.

Dans les hauts donjons de France, la langue d'oïl ne trouva pas en effet moins de poètes que la langue d'oc au sud de la Loire. Citons Amauri de Crawl. Roger d'Andely, Thibaud de Blaison, Bouchart de Montmorency, Charles d'Anjou roi de Sicile, Pierre Mauclerc duc de Bretagne, le châtelain de Coucy, le comte de la Marche, Gillebert de Berneville, Geoffroi de Châtillon, Raoul de Boves, Perrin d'Angicourt et Richard Cœur de Lion, duc de Normandie et roi d'Angleterre. C'est dans la haute noblesse féodale que la poésie lyrique a pris sa source, d'où elle s'est répandue dans la bourgeoisie. Le puissant duc Henri III de Brabant, un des princes les plus magnifiques de son siècle, bon poète, auteur de chansons charmantes — dont il composait, comme la plupart des poètes du temps, les paroles et la musique, — se met lui-même en scène, cherchant ses rimes tout en chevauchant sous le harnois de guerre :

Le matin estoie monté

Sur mon palefroi amblant

Et pris m'avoil volenté

De trouver un nouveau chant...

Luc de la Barre-sur-Ouche, tout en guerroyant contre le roi d'Angleterre, le chansonnait en des vers qui avaient grand succès. Il faisait rire à mes dépens, dit Henri Ier qui, tout Beau-clerc qu'il était, n'aimait pas la plaisanterie. Au combat du Bourg Théroulde, Luc de la Barre tomba entre les mains du monarque anglais qui ordonna, nonobstant les protestations du comte de Flandre, qu'on lui crevât les yeux. Le bon moine Ordéric Vital estime que c'était justice. En apprenant l'arrêt du vainqueur, Luc de la Barre se brisa le front contre une muraille. Jean de Brienne, qui mourra en 1237 sur le trône de Constantinople, compose des pastourelles ; le comte Thibaud de Champagne, roi de Navarre, sera le meilleur poète de son époque, celui de qui les œuvres seront le plus délicatement ciselées. Un poète, disait Thibaud, ne doit recourir aux rossignols, aux fleurs et aux étoiles qu'à la dernière extrémité !

Foille ne Hors ne vaut riens en chantant...

Quant au rôle de la châtelaine, il apparaît d'une importance égale à celui du baron.

Les poètes des XIe et mite siècles en ont tracé le type, dans la Chanson de Guillaume et dans Aliscans, en la personne de Guibourg, femme du comte Guillaume au nez courbe. Elle a la vaillance de son mari, elle lui rend courage quand d est prêt à défaillir, et elle est la première à l'envoyer au combat. Et l'auteur d'Aliscans nous trace ici des scènes d'une grandeur et d'une beauté épiques.

En l'absence du baron elle commande au château et régit le fief. En tous temps elle dirige la maison seigneuriale en bonne et active ménagère ; c'est elle qui, avec une sollicitude maternelle, nourrit les jeunes moiseaux, fils des vassaux de son mari et qui sont, selon l'usage, élevés en son château. De ces soins, le jeune Gui se souvient, sur le champ de bataille, au moment où, blessé à mort par les Sarrazins, il va succomber :

Ciels fut li jurz e bels fut li matins.

Li soleilz valet [rayonne], les armes esclargist.

Les raies [rayons] fierent [frappent] sur la targe dan Gui :

Nuit tendrement pluret des œilz del vis [visage].

Veil le Guillelmes [Guillaume l'aperçoit], à demander li prist :

Ço que puet estre, bels niés [neveu], mis sire Gui ?

Respunt li enfes [le jeune homme] :

Jo l' vus avrai ja dit.

Mar vi Guihurc Ici suëf me norrit

[C'est pour mon malheur que je vis Guibourg qui m'a nourri avec douceur].

Ki m' [qui me] soleit faire le disner si matin !

Or est li termes qu'el le m'soleit offrir

[Or voici l'heure où elle avait coutume de me l'offrir]

Or ai tel faim, ja me verras morir,

Ne puis mes armes maneier [manier] ne tenir.

Brandir ma hanste [lance] ne le Balzan [cheval] tenir,

N'à mei aidier [ni m'aider] ne à altre nuisir [nuire],

Aine ui [mais aujourd'hui] murrai ; ço est duels e périlz ;

— Deus ! quel suffraite [souffrance] en avrunt mi ami !

Car tel faim ai, ja m'enragerai vis [J'ai faim à en devenir enragé].

Or voldreie estre à nia dame servir.

(Chançun de Guillelme, v. 1733.)

Les jeunes filles que la châtelaine a également nourries au château, elle les mariera aux vassaux de son mari, entre lesquels celui-ci répartira des terres. Le comte Guillaume est parti en guerre contre les Sarrazins ; à ceux des chevaliers qui sont demeurés dans le fief et qu'elle envoie rejoindre son époux, Guibourg parle ainsi :

E ki ne vuelt senz femme prendre terres,

Jo ai uncore cent seisante puceles,

Filles de reis, n'en at suz [sous] ciel plus heles,

Sis ai nurries. suz la merci [sous la bonne grâce de] Guillehne,

Mun orfreis tevrent, e palies à roêles,

[Elles brodent pour moi les bandes tissées d'or et les étofle [ornées de dessins en forme de roues]

Vienget a mei, choisisset la plus bele :

Durraili [je lui donnerai] femme, mis ber [mon baron] li durrat [terre],

Si bien i fiert, que loez puisset estre.

Tel s'aatit [s'empressa] de choisir la plus bele

— Juesdi al vespre —

[— Jeudi l'après dînée] (refrain de la chanson)

Ki en l'Archamp [nom d'une plaine] perdit apruef [ensuite] la teste.]

(Chançun de Guillelme, v. 1392.)

Car la châtelaine est aussi la mère de famille qui veille à l'éducation des jeunes filles réunies au château, comme le châtelain à celle des bacheliers. Parmi elles la quenouille et l'aiguille sont en honneur. Elles s'occupent, sous la direction de la châtelaine, de broderies en fils d'or et de soie, et de teindre les étoffes.

Ces jeunes fil les ne se mêlaient guère aux réunions des hommes. A l'entrée des hôtes, elles sortaient de la chambre. Les jours de fête seulement, elles prenaient part à l'assemblée où l'on admirait leur grâce et leur parure printanière. Elles passaient leurs journées dans la Chambre des Pucelles : maisonnées grouillantes de vie, où tout est action, couleur et mouvement, et que gouverne souverainement la châtelaine.

Comme le bachelier a été élevé à monter à cheval et à courir la quintaine, la jeune fille a appris, sous la blanche lumière des fenêtres profondes, à faire coustures belles.

Un chevalier bardé de fer n'hésitera pas à offrir à son amie un étui à aiguilles, sachant par avance que le présent lui agréera. On trouve aujourd'hui encore, sculptée sur la pierre fruste et grise qui couvre la tombe d'une châtelaine féodale, en manière d'hommage à sa mémoire, une paire de ciseaux.

Ainsi les dames de château sont habiles, au XIIe siècle, à manier le fuseau, à tirer l'aiguille ; leur gracieuse industrie produit les belles aumônières, les lacs de heaume, les chapes tissées de soie et, d'or, les parements de moutiers, tandis que, pour se distraire, elles chantent :

Toutes notes Sarrasinoises,

Chansons gascoignes et françoises,

Lo[he]raines et laiz [lais] bretons...

(Le roman de Galerent, v. 1170.)

De ces chansons devenues célèbres sous le nom de chansons de toile, parce que dames et pucelles les chantaient tout en cousant, et parce qu'on y voit presque toujours en scène femme ou jeune fille occupée à coudre — voici un exemple :

CHANSON DE LA BELLE YOLANDE

(Chanson de toile.)

Bele Yolanz en chambre coie [silencieuse]

Sur ses genouz palles [étoffes] desploie,

Cost [coud] un fil d'or, l'autre de soie.

Sa male mére la diastole

[Sa sévère mère la gronde]

Chastoi vos en,

Bele Yolanz.

Bele Yolanz, je vos chastoi.

Ma fille estes, faire lo doi.

Ma dame mére, et vos de coi ?

Je le vos dirai, par ma foi :

— Chastoi vos en,

Bele Yolanz.

Mére de coi me chastoiez ?

Est ceu de coudre ou de taillier

Ou de filer ou de broissier ?

Ou se c'est de trop somillier ?

— Chastoi vos en,

Bele Yolanz

Ne de coudre, ne de taillier,

Ne de filer, ne de broissier [brosser],

Ne ce n'est de trop somillier...

Mais trop parlez au chevalier !

Chastoi vos en

Bele Yolanz.

Elles apprennent aussi à soigner les blessures que les chevaliers reçoivent à la guerre ou dans les tournois ; à délacer leur heaume, à défaire leur haubert ; elles lavent la poussière dont ils sont couverts, le sang qui s'est répandu ; elles pansent la plaie sous les bandes de toile blanche.

La journée, dit une dame, se passe au château :

... a lire mon saunier [psautier],

Et faire euvre d'or ou de soie,

Oyr de Thèbes ou de Troye [romans d'aventure]

Et en ma herpe [harpe] lays [chansons] noter,

Et ans eschez [échecs] autruy mater

Ou mon oiel [faucon] en mon poign pestre...

[Donner à manger sur le poing a l'oiseau préféré].

(Le roman de Galerent, v. 3881.)

De ces châtelaines féodales, les chroniqueurs ont laissé des portraits qui diffèrent entre, eux au point qu'il serait impossible d'en tirer les traits communs. Celle-ci, comme Blanche de Navarre, tutrice de son fils mineur, Thibaud IV, se met à la tête d'une expédition militaire, où elle déploie les qualités mais aussi la rudesse d'un homme ; la châtelaine de Pithiviers, Aubarède, fait couper la tête a l'architecte qui a construit son donjon, afin qu'il ne révèle pas, les secrets de la place et ne puisse en construire de semblable dans le voisinage : puis elle expulse du château son propre mari ; mais celui-ci ne tarde pas à y entrer en force et à la poignarder ; Mabile, femme du comte Roger de Montgommery, réduit à la mendicité les gentilshommes de son propre fief jusqu'à ce que ceux-ci se vengent en lui coupant la tète ; la comtesse Adelaïde de Soissons fait empoisonner son frère, pour avoir l'entière jouissance de son fief ; elle fait arracher les yeux et couper les langues à ses victimes ; et, plus affreuse encore est la châtelaine de Cahuzac qui se complaît aux supplices que son mari inflige aux malheureux : mains et pieds tranchés, yeux crevés ; elle trouve horrible jouissance à faire couper les seins aux femmes sans défense ou à leur faire arracher les ongles pour les mettre dans l'impossibilité de gagner leur vie.

Ces exemples pourraient être cités en assez grand nombre ; mais si les écrivains du temps nous les ont conservés, c'est précisément parce qu'ils étaient exceptionnels, et, d'autre part, les mêmes chroniqueurs ne nous fournissent-ils pas, à mettre en regard, des noms de femmes dont la vie a été toute de bonté, de douceur, de bienfaisance et de piété. De plus d'une châtelaine du XIIe siècle, on peut dire avec l'auteur de Girard de Roussillon :

Donner, voilà ses tours et ses créneaux.

A commencer par la propre mère de Guibert de Nogent, une sainte créature dont toute la vie a été tissée de bienfaisance. Nous lisons clans la chronique de Lambert d'Ardres : La femme d'Arnoul le Roux était une jeune dame agréable à Dieu ; elle était douce et simple, elle craignait le Seigneur, diligente et pieuse. On la voyait se divertir avec ses pucelles à des jeux d'enfants, chantant des chœurs, dansant des rondes, jouant même avec elles à la poupée. Par les grandes chaleurs de l'été, dans l'insouciance de son âme candide, elle allait se baigner dans l'étang, sans autre vêtement que sa chemise, et non autant pour se laver et se baigner, que pour se rafraîchir et se donner de l'exercice ; décrivant des courbes gracieuses el le nageait, rapide, entre deux eaux, tantôt couchée sur le dos, pour disparaître un moment après, sous l'onde agitée, tantôt paraissant à la surface, plus blanche que la neige, plus blanche que sa chemise soyeuse d'un blanc éclatant, et ceci en présence, non seulement des filles de sa suite, mais des jeunes hommes et des chevaliers. En quoi, et en mille autres choses, elle montrait la limpide bienveillance de son caractère, la paisible pureté de ses mœurs, qui la faisaient aimer de son mari, des chevaliers de la châtellenie et du peuple tout entier.

Et voilà sans doute une exception parmi les châtelaines du XIIe siècle, comme étaient figures exceptionnelles les cruelles viragos dont il a été question plus haut.

 

Les Tournois.

Très rude était l'éducation que les seigneurs féodaux donnaient à leurs fils.

Les vilains, lisons-nous dans un sermon du temps, gâtent leurs enfants quand ils sont petits, ils leur font porter de belles tuniques, et puis, quand ils sont grands, ils les envoient à la charrue. Les nobles, au contraire, commencent par mettre leurs fils sous leurs pieds, ils les font manger à la cuisine avec les valets et puis quand ils sont grands, ils les honorent. Les garçons trouvent leur plaisir à l'équitation, à la chasse, aux luttes, à l'escrémie. Employés au service du suzerain qui les nourrit, les jeunes gens portent son écu, ils apprennent à l'armer pour la bataille ou le tournoi.

Les tournois étaient la répétition, souvent encore sanglante et cruelle, de l'art des combats. Il faut, dit Roger de Howden, en parlant de ces jeux violents, qu'un chevalier ait vu son sang couler, que ses dents aient craqué sous les coups de poing, qu'il ait été jeté à terre de façon à sentir le poids du corps de son ennemi et que, vingt fois désarçonné, il se soit vingt fois relevé de ses chutes, plus acharné que jamais au combat.

On se fait généralement une idée très fausse des tournois, du moins à l'époque héroïque. Ou se représente des chevaliers en armures brillantes avec des écus vernis aux vives couleurs, coiffés de casques aux cimiers pittoresques, sur leurs chevaux aux caparaçons dorés, joutant avec courtoisie entre les lices blanches, en présence de belles dames assises sous un dais armorié.

Au XIIe siècle, les tournois étaient de vraies guerres qui se déroulaient, non seulement au lieu précis du rendez-vous, mais dans le pays environnant. On ne voit par aucun texte qu'à cette époque il fût interdit aux tournoyeurs de se servir d'une épée tranchante ou d'une lance effilée. Cependant les adversaires, protégés par leurs carapaces de fer, ne cherchaient pas à se tuer ; mais ils se malmenaient rudement, avides de s'enlever réciproquement leurs destriers et leurs harnais, s'efforçant de faire des prisonniers afin de les obliger à se racheter, comme dans les vrais combats.

Les Normands et les Anglais, lisons-nous dans la biographie de Guillaume le Maréchal, étaient groupés pour tournoyer contre les Français... D'avance, dans leurs logis, les Français se partageaient les harnais et les esterlins des Anglais, mais ils ne les tenaient pas encore.

Les seigneurs y paraissaient avec leurs valets et leurs sergents qui leur prêtaient main forte au cours de l'action, sans leur être d'ailleurs d'un très grand secours, car ils bichaient pied au premier danger, sachant que les chevaliers du parti adverse n'hésiteraient pas à les massacrer.

Les tournois ne paraissent s'être distingués, au mi° siècle, des guerres véritables que par les points suivants :

1° Les tournois connaissaient les lices, parties de terrain entourées de barrières, où les chevaliers pouvaient se reposer, faire panser leurs blessures, faire réparer leurs armes ou en changer, ou bien encore se réfugier quand ils se sentaient serrés de trop près. C'était un terrain neutre.

2° Le lieu de la rencontre avait été déterminé d'avance.

3° Quand il y avait suspension de combat, les chevaliers des deux partis se faisaient réciproquement des visites de courtoisie.

4° Enfin, à la fin du tournoi, les principaux personnages engagés clans la lutte se réunissaient pour décerner des prix à ceux qui s'étaient le plus distingués.

De véritables armées se trouvaient parfois aux prises dans ces joutes : trois mille hommes au tournoi de Lagny, décrit par le biographe du Maréchal. On voyait les tournoyeurs à cheval avancer difficilement parmi les plants de vignes.

Le biographe du Maréchal parle d'un grand tournoi qui se déroula vers 1176-1180, aux environs de Dreux. D'une part les chevaliers de France, de Flandre, de Brie, de Champagne ; de l'autre les Normands, les Bretons, les Anglais, les Manceaux, les Angevins et les Poitevins. Les Français et leurs adhérents chargèrent en grand désordre, ils rompirent à l'attaque, et quand Henri le jeune, lit, de Henri II Plantagenêt, et Guillaume le Maréchal arrivèrent avec leurs contingents, ils étaient déjà en déroute.

La poursuite fut si vive que le roi — Henri le Jeune — resta seul en arrière, avec le Maréchal. Ils trouvèrent dans une rue Simon de Neauphle qui leur barrait le passage avec trois cents sergents de pied, armés d'arcs, de piques, de guisarmes.

Nous n'y passerons pas, dit le roi, et nous ne pouvons songer à revenir sur nos pas.

Il n'y a qu'à leur courir sus, répondit le Maréchal.

Les sergents, les voyant arriver, ouvrirent leurs rangs, n'osant les attendre, et le Maréchal alla prendre monseigneur Simon par la bride. Il l'emmena, le roi le suivait à quelque distance. Le Maréchal ne regardait pas derrière lui, quand, une gouttière basse s'étant trouvée sur le passage, le sire de Neauphle s'y accrocha et y resta suspendu. Le roi le vit, mais ne dit mot. Le Maréchal arriva au lieu où étaient les bagages, tenant toujours en laisse le cheval du seigneur français. Prenez ce chevalier, dit-il à un écuyer. — Quel chevalier ? fit le roi. — Quel chevalier ? mais celui que je mène. — Mais vous ne l'avez pas. — Où donc est-il ?Il est resté accroché à une gouttière.

Voilà un épisode de tournoi.

A la suite de cette affaire, où le Maréchal s'était distingué, le comte de Flandre lui envoya en hommage un magnifique brochet.

On députa deux chevaliers pour le lui présenter. Ils se mirent en route, un écuyer marchant devant eux avec le brochet. Ils trouvèrent Guillaume à la forge, la tête sur l'enclume, tandis que le forgeron, à l'aide de ses tenailles et de ses marteaux, lui arrachait son heaume, faussé el enfoncé jusqu'au col.

Guillaume le Maréchal s'était associé un antre chevalier, Roger de Gaugi. C'était un homme entreprenant et rusé, niais un peu trop porté au gain. Ses prouesses l'avaient fait admettre dans la mesnie du roi d'Angleterre. Gaugi eut connaissance des profits magnifiques que le Maréchal réalisait dans les tournois :

Conveitise aprent et alunie

Son tuer ; si li dist e [et] enseingne

Que al (au) Mareschal s'acompaigne.... (v. 3394.)

Pendant deux ans, le Maréchal et Gaugi coururent les tournois, raflant chevaux, harnais et argent. Je ne parle point en l'air, dit notre biographe, je me fonde sur les écritures des clercs. Les écritures de Wigain, le clerc de la cuisine, et d'autres établissent précisément qu'entre la Pentecôte et le carême (1180) ils prirent cent trois chevaliers, sans parler des chevaux et des équipements que les comptables n'inscrivaient pas.

Un autre tournoi eut lieu peu après au même endroit. Au début de l'action, les Français remportèrent l'avantage, mais, à l'arrivée du prince anglais, Henri le Jeune, et de ses troupes, ils furent mis en déroute. Une partie d'entre eux se réfugièrent au haut d'une motte fermée d'un hériçon, c'est-à-dire d'une palissade, elle-même entourée d'un fossé. Ils avaient attaché leurs chevaux à la palissade. Guillaume le Maréchal fit une grande prouesse. Il mit pied à terre et donna son cheval à garder, monta à la motte, prit deux chevaux et les fit descendre dans le fossé, au pied de la motte, puis leur fit remonter la contre-escarpe. Mais survinrent deux chevaliers français qui, le voyant harassé, lui prirent ses deux chevaux.

Le Maréchal, s'étant remis en selle, se dirigea vers une grange où plusieurs chevaliers (français) étaient assiégés par des adversaires en nombre supérieur. Et, le voyant arriver, les assiégés, qui le connaissaient, lui crièrent : Nous sommes quinze chevaliers ; recevez-nous pour prisonniers. Nous aimons mieux, puisque nous en sommes réduits là, que ce que nous possédons soit à vous qu'à ceux qui nous tiennent assiégés.

Les tournois étaient nés en France et c'est en France qu'ils eurent tout leur éclat. Malgré sa partialité en faveur de tout ce qui vient d'outre-Manche, le biographe du Maréchal doit en faire l'aveu.

Nous venons de voir Guillaume le Maréchal s'associer avec une manière de spadassin pour les profits à retirer de ces joutes guerrières. Sur cette voie il ne tarda pas à se former des professionnels des tournois, comme nous en voyons de nos jours pour un grand nombre de sports. Ils allaient de tournoi en tournoi, où ils réalisaient un fructueux butin en chevaux, vaisselle plate et souvent en beaux deniers comptants. Tel ce bon chevalier qui n'avait ni vigne ni terre, si pittoresquement présenté en l'un de nos vieux fabliaux ; il n'avait pour vivre que ce qu'il gagnait en courant les tournois, et se trouva réduit à une lamentable détresse, quand, sur les instances de l'Église, ces jeux violents furent momentanément suspendus.

 

SOURCES. La chançun de Guillelme, éd. Herm. Suchier, Bibliotheca normannica, 1911. — Garin le Loherain, trd. P. Paris, 1862. — Lamberti Ardensis Chronicon Ghisttense et Ardense, éd. Godefroy-Menilglaise, 1855. — Guibert de Nogent, De vita sua, éd. Bourgin, 1907. — Montaiglon-Raynaud, Recueil des fabliaux, 1879- 90, 6 vol. — L'histoire de Guill. le Maréchal, éd. P. Meyer, 1891-1901, 3 vol.

TRAVAUX DES HISTORIENS. Viollet-le-Duc, Diction. de l'architecture et Diction. du mobilier, éd. cit. — Léop. Delisle, De l'instruction littéraire de la noblesse française au M. A. dans Journal de l'instr. publ., juin 1853. — B. Hauréau, Notices et extraits de quelques mss. latins de la Bibl. nat., 1890-93, 6 vol. — Huberti, Studien zur Rechtsgesch. des Gottesfrieden u. Landfrieden. 1892. — Sémichon, Paix et trêve de Dieu. — La Curne Ste-Palaye, Mémoires sur Vanc. chevalerie, 1781. R. Rosières. Hist. de la Societé française au M. A., 1884, 2 vol. — Ch.-V. Langlois, La Société franç. au XIIIe siècle, 2e éd., 1904. — Ch.-V. Langlois, La Vie en France au moyen âge, d'après quelques moralistes, 1908 — E. Hust, Die Erziehunq des Ritters in der altfranzösischen Epik, 1888. — Alvin Schultz, Das Höfische Leben sur Zeit der Minnesinger, 2e éd., 1889, 2 vol. — Th. Wright, A history of domestic manners and sentiments during the Middle ages, 1862. — L. Gautier, La Chevalerie, 3e éd. 1895.