Robert le Pieux et son maître Gerbert. Le rôle du clergé au début du XIe siècle. Utilité des monastères. Les hérésiarques d'Orléans. Robert répudie sa femme Rozala pour épouser Berthe, sa cousine. L'anathème. Son mariage avec Constance d'Aquitaine. Les années de famine. Le règne de Henri son opposition au clergé, son mariage avec Anne, fille du grand-duc de Kief. Avènement de Philippe Ier, son tuteur Baudoin de Flandre. Luttes contre les feudataires du domaine royal. La cour des barons. Les fils de Tancrède de Hauteville. Le royaume des Deux-Siciles. La conquête de l'Angleterre, par Guillaume duc de Normandie. Philippe Ier, et Bertrade de Montfort. La querelle des Investitures. Les légats pontificaux et les ordres religieux soutiennent les prétentions romaines contre le roi et les évêques de France. Cluny. L'exemption et l'immunité. Administration royale : les prévôts. Un moine couronné : Robert le Pieux. Le XIe siècle s'est ouvert en France sous le règne de Robert le Pieux, fils de Hugue Capet. Robert était monté sur le trône en 996 jeune homme de vingt six ans, grand, large des épaules et déjà corpulent, mais sans que cet embonpoint alourdit sa démarche. Il avait le nez fort, des yeux à l'expression profonde, douce, très affectueuse, en harmonie avec le sourire de ses lèvres qui charmait par sa bienveillance. Son père lui avait fait donner une éducation brillante à l'école de Reims, sous la direction de Gerbert. Originaire du centre de la France, et probablement d'Auvergne, Gerbert peut être considéré comme l'un des plus puissants esprits qui aient paru. Il y avait alors auprès de toute église cathédrale, c'est-à-dire auprès de toute église où siégeait un archevêque ou un évêque, des classes dirigées par l'écolâtre. En cette qualité Adalbéron, archevêque de Reims, s'était attaché Gerbert d'Aurillac, ainsi appelé parce qu'il avait passé son enfance dans cette ville, au monastère St-Géraud. Gerbert était né vers 940-945, d'une famille pauvre. Il s'était adonné avec passion à la culture, non seulement des lettres sacrées, mais des lettres profanes, ce qui était rare chez un homme d'Église. Il écrivait à un certain Ramnulfe, qu'il avait chargé de lui réunir des manuscrits : Rien n'est plus précieux que la science des hommes illustres exposée dans des livres. Poursuis la tâche commencée, offre à mes lèvres altérées les flots de l'éloquence de Marcus Tullius — Cicéron — ; son génie adoucira les soucis qui m'assiègent. Les connaissances de Gerbert en mathématique et en astronomie allaient si loin pour son époque, que le peuple l'en accusa de magie. C'est à tort cependant qu'on lui attribue l'introduction en France des chiffres arabes. Sous la direction de Gerbert, Robert apprit la logique, c'est-à-dire la philosophie, les mathématiques et la grammaire, c'est-à-dire le latin, et la musique, considérée en ce temps comme une science. Le chroniqueur Richer, qui fut également élève de Gerbert, dit de son maître : Gerbert établit la génération des tons sur le monocorde, il distingua leurs consonnances en tons et demi-tons, ainsi qu'en ditons et en dièzes, et, par une classification convenable des sons, il répandit une parfaite connaissance de cette science. Le monocorde se composait d'une corde unique tendue sur deux chevalets, par laquelle on mesurait géométriquement les proportions des sons musicaux ; le diton correspondait à notre tierce majeure. Le mérite de Gerbert fut d'enseigner avec clarté les connaissances musicales de son temps : peut-être ne dépassait-il pas ce que le vieux Boèce avait dit en ses livres de Musica. Ce n'est qu'après la mort de Gerbert qu'un moine de Pompose, Gui d'Arezzo (XIe siècle), fit entrer la musique dans des voies nouvelles. Que si Gerbert n'inventa pas la gamine, il eut du moins le premier l'idée de tracer des portées où se fixerait l'écriture musicale — quatre lignes — et qui sont encore en usage dans le plain-chant ; puis il donna aux notes les noms courts et sonores qu'elles ont conservés, les premières syllabes des premiers vers de l'hymne à saint Jean : Ut
queant laxis Resonare
fibris Mira
gestorum Famuli tuorum, Solve pollute Labii reaturn, Sancte Johannes. (Afin que tes
serviteurs puissent faire résonner sur les fibres desserrées les merveilles
de tes actions, enlève le péché de leur lèvre souillée, ô saint Jean). Au XVIIe siècle, les Italiens remplaceront ut par do. La gamme ne se composait encore nominalement que de six notes. La désignation si ne sera introduite qu'à une époque postérieure. De l'enseignement qu'il reçut par les soins de l'écolâtre de Reims, Robert garda une empreinte profonde. Sur le trône, il sera un prince instruit, un savant. Regnante rege théosopho, écrivent les chroniqueurs. Il aime les livres, fait copier des manuscrits, en achète beaucoup. Il emporte, au cours de ses déplacements, une partie de sa bibliothèque, et nous savons que, lorsqu'il se rendra à Rome, durant ce long voyage la consolation de la lecture ne lui fera pas défaut. Il chante au lutrin, vêtu d'une chape comme les autres clercs. De là est venue cette légende que le roi Robert aurait composé les paroles de quelques hymnes et chants religieux, notamment du répons : O constantia martyrum... Mais des différentes poésies latines attribuées à Robert, les unes sont dues à Notker le Bègue, qui vivait au IXe siècle, les autres sont plus anciennes encore. Du moins de ces différents hymnes et répons Robert a-t-il pu composer la musique : et le fait s'expliquerait d'autant mieux que les anciens chroniqueurs, en indiquant l'auteur d'un chant, ne font généralement allusion qu'au musicien, non au parolier. Néanmoins il ne faudrait pas que l'instruction du roi Robert, son goût pour les livres, pour les belles cérémonies religieuses, ses talents musicaux et la part qu'il prit aux discussions théologiques nous fissent illusion sur son véritable caractère. Il ne faudrait pas non plus que sa biographie par le moine Helgaud, et qui est presque une hagiographie, une vie de saint, nous induisit en erreur. Robert le Pieux a été un politique et un guerrier : admirable à cheval, ses larges épaules portant avec aisance la broigne de cuir ou le haubert d'acier, il parcourait les routes de l'Ile-de-France à la tête d'une mesnie vêtue de fer, pour maintenir dans les limites de leurs fiefs l'activité violente de ses vassaux. Nous avons vu se constituer la féodalité. Mille et mille groupes locaux, répandus sur le territoire où ils forment autant de petits États. États aux limites précises, mais que chacun d'eux va s'efforcer d'agrandir, aux dépens des petits Etats voisins, dont les habitants considèrent ceux du dehors comme des étrangers, voire comme des ennemis. A la faveur de la paix qui règne au sein de chacune de ces communautés, l'agriculture se développe. Et voici, en suite de ces premiers progrès, de nouveaux besoins. Les ressources du domaine féodal, qui a été organisé de façon à se suffire à lui-même, ne répondent plus à des exigences qui se sont compliquées. Débuts d'un mouvement commercial, encore embryonnaire mais qui n'en donnera pas moins au seigneur, entouré de ses hommes armés, la tentation d'utiliser sa force et de se transformer en brigand. Il continue de faire régner paix et concorde parmi ses sujets ; mais il ne résiste pas toujours à la tentation de faire quelque fructueuse chevauchée hors de son fief. Et l'on en voit les conséquences. Les demeures se fortifient davantage encore, les fertés s'entourent de murs plus élevés, de douves plus profondes. Il n'est groupe féodal, rude et farouche, qui ne craigne une surprise tout en cherchant à surprendre ses voisins. Et la nécessité du pouvoir royal au sommet de cette féodalité, apparaît de plus en plus clairement. Un successeur de Robert le Pieux, Philippe Ier, se servira d'une heureuse expression pour caractériser son autorité, quand il dira qu'elle est placée à la tête de toutes les autres — Diplôme en faveur de l'abbaye du Bec. Dans le pays compris entre la Normandie et la Champagne, entre la Flandre et l'Anjou, Robert le Pieux est donc sans cesse sur les routes, chevauchant l'épée au poing pour contenir les hobereaux. Il met à la raison Arnoul d'Yèvre, Eude de Deols, Geoffroi de Châteaudun. Cette lutte contre les plus rudes féodaux sera la tâche de Robert le Pieux et de ses successeurs jusqu'à Philippe Auguste. Les mêmes causes, qui assuraient les progrès du pouvoir royal, faisaient à cette époque la force des idées religieuses et affermissaient l'autorité du Souverain Pontife représenté en France par ses légats et par les ordres religieux. Dans cette société, morcelée en Etats divers, le pouvoir royal, en son droit de justice, représente la seule autorité commune ; de même l'Église y représente les seules idées et les seules croyances qui puissent rapprocher ces groupes d'hommes séparés les uns des autres, la seule doctrine morale qui puisse les rendre solidaires, les unir en un travail commun. Luchaire a dit très justement que la sécurité du clergé était alors une nécessité publique, qu'elle était la garantie de la prospérité et du progrès social. L'influence des évêques. si grande sous les Mérovingiens et sous les Carolingiens, va cependant faiblissant sous les premiers Capétiens : elle passe entre les mains des abbés, chefs de grands monastères, et des légats pontificaux. Et la raison en est encore dans la constitution de la société féodale. Chaque évêque était un seigneur dont l'action se limitait à son diocèse, voire à la cité où il siégeait. Les grands monastères, au contraire, tout en représentant, en la personne de leurs abbés, des unités féodales, élargissaient leur cercle d'influence et l'étendaient sur le royaume où leur ordre était répandu. Les moines allaient d'un couvent à l'autre. Ou les voyait sur les routes, semant d'étape en étape les idées qui leur étaient chères. L'ordre de Cluny, qui allait être représenté par une succession d'abbés de la plus haute valeur, exercerait entre tous une puis- sante influence. Et puis ces couvents, par la coordination des efforts qui réunissaient les nombreux moines d'un rhème établissement, devinrent des foyers d'instruction, et en prenant ce mot dans le sens le plus large et le plus pratique : architecture, agriculture, arts mécaniques et arts proprement dits. On a très justement distingué l'œuvre accomplie par les ordres religieux des me-mie siècles, par les Clunisiens et les Cisterciens, de celle que réaliseront les ordres fondés plus tard, les Dominicains et les Franciscains : les premiers font œuvre pratique, ce sont des agriculteurs, des maçons, des artisans ; ils défrichent les essarts, font faire à l'architecture des progrès admirables : sous l'inspiration de la foi ils constituent les centres les plus féconds de culture séculière ; leurs successeurs consacreront leurs efforts à la défense et à la propagation de la doctrine, lutteront contre l'hérésie ; ils feront essentiellement œuvre de prosélytisme. Durant tout le XIe siècle les pinceaux délicats, qui ornent les manuscrits, ne sont guère maniés que dans les couvents. En ce temps, écrit un contemporain, il y avait en l'abbaye de Saint-Melaine, à Rennes, un frère nommé Valère, d'un esprit ingénieux, habile dans les arts utiles et dans la science de faire des fenêtres en vitraux. Il en irradia le monastère. On montrait du doigt, dit Ordéric Vital, tout seigneur qui, sur ses terres, n'entretenait pas au moins un monastère. Tout baron soucieux de ses devoirs devait avoir, pour le bien de ses vassaux : un solide donjon avec une vaste enceinte, refuge en cas d'alarme ; une ville avec un marché, centre d'échanges ; un monastère enfin, foyer de culture et d'instruction. Quant à la papauté, elle représente au sommet de la hiérarchie humaine le point de concentration des idées, le lien qui les unit ; aussi, malgré les efforts du clergé de France, depuis le concile de Verzy (991), pour se passer de leur concours, au moins dans les affaires temporelles, l'autorité des Souverains Pontifes représentés par leurs légats et soutenus par les ordres religieux, devait-elle aller grandissant. Sur quoi il est facile de-comprendre l'union qui se noue entre la royauté et le clergé séculier. Nous avons dit le caractère ecclésiastique de la monarchie capétienne. Le clergé médiéval est en France beaucoup plus royal que romain. Son chef est le roi de Saint-Denis. Réunis sous la présidence de Robert le Pieux au synode de Chelles, les archevêques de Reims — Gerbert —, Sens, Tours et Bourges, assistés de leurs suffragants, déclarent que le pape est sans autorité contre les évêques d'une province de France et que ceux-ci ont même le droit d'annuler ses décisions. Le roi Robert, écrit Richer, brillait dans la connaissance des lois divines et canoniques ; il prenait part aux synodes des évêques, où il dissertait des affaires ecclésiastiques et les réglait avec eux. Dans ces occasions se montrait son talent de parole. Les dons de l'orateur furent départis à la plupart des Capétiens. Ils en firent souvent usage pour s'adresser directement au peuple et en particulier au peuple de Paris, quand ils désiraient lui expliquer, dans les circonstances importantes, leur politique et lui demander son concours. Eu qualité de chef de son clergé, Robert le Pieux prit part à la discussion et à la répression des hérésies qui percèrent sous son règne. Celle des chanoines d'Orléans fit grand bruit. Au témoignage de Raoul le Glabre, une femme l'aurait importée d'Italie. De la doctrine nouvelle plusieurs chanoines de Ste-Croix se firent les zélateurs ; mais nous ne sommes guère renseignés sur la nature de l'erreur. En leurs affreux aboiements ils
proclamaient l'hérésie d'Épicure, écrit le Glabre ; ils ne croyaient plus à la punition des crimes, ni à
l'éternelle récompense des œuvres pies. En 1022, le roi Robert réunit
dans la cathédrale d'Orléans une assemblée d'évêques et de barons devant
lesquels on traîna les hérétiques chargés de chaînes. Les malheureux,
terrifiés, gardèrent tout d'abord le silence, puis ils se ressaisirent,
discutèrent avec le roi ; Robert se montrait théologien averti, dialecticien
subtil, orateur disert. Le débat dura neuf heures. Enfin, lassés, les accusés s'écrièrent : Terminons ce bavardage, faites de nous ce que vous voudrez ! Déjà nous entrevoyons notre roi qui règne dans les cieux, il nous tend les bras, il nous appelle à des triomphes impérissables ; il nous appelle aux joies d'en haut ! A la sortie de l'église, la reine Constance aurait crevé l'œil à l'un des hérétiques d'une longue épingle d'or. Le jour des Saints Innocents, quatorze de ces malheureux furent brûlés vifs aux portes de la ville. Premier bûcher français allumé pour hérésie. Le souvenir ni la responsabilité n'en troublèrent le roi Robert, qui date une de ses chartes de l'année où l'hérésiarque Etienne et ses complices furent condamnés et brûlés à Orléans. Au reste, il convient de juger exactement ces persécutions. Elles ne sont particulières à aucune religion, à aucun peuple, à aucun temps. Au nom de toutes les idées religieuses des persécutions ont été exercées, et cela, non parce qu'elles étaient des idées religieuses, mais parce qu'elles étaient des idées sociales. Les Romains ne persécutèrent les chrétiens que le jour où leurs doctrines ébranlèrent les fondements, et plus particulièrement les conditions économiques, sur lesquels reposait la société antique. Les mœurs, les conceptions, les croyances, les coutumes d'un peuple, se cristallisent, s'il est permis de parler ainsi, sous la forme religieuse. C'est sous cette forme qu'elles ont le plus de force, d'activité, d'énergie, d'intensité ; c'est sous cette seule forme qu'elles ont de l'action sur un peuple jeune. Et le peuple n'y tient que dans la mesure où ces croyances sont nécessaires à sa vie sociale. Mouvement commun et instinctif, irrésistible, comme il en va toujours quand il s'agit des évolutions nationales. Supposez l'extension d'une hérésie comme celle des manichéens au commencement du Xe siècle, la France se dissolvait ; à moins que, sous une nouvelle forme, cette doctrine nouvelle ne fût devenue l'âme d'une nouvelle société, différente de celle qui l'avait précédée, société et religion nouvelles qui, à leur tour, sous peine de ruine, se seraient condamnées à l'intolérance. Pour grande que fût sa dévotion religieuse et vif son empressement à favoriser les églises et les monastères, Robert Ier n'en résista pas moins aux empiètements des pouvoirs ecclésiastiques : politique qui, de Hugue Capet à Philippe le Bel, fut celle de tous les Capétiens, v compris saint Louis. En une page d'amour, la lutte du roi Robert contre le trône romain 'devait prendre un caractère dramatique. En 988, à dix-huit ans, Robert avait épousé une Italienne plus âgée que lui, Rozala, fille de Bérenger, roi d'Italie, veuve d'Arnoul II, comte de Flandre. Rozala avait des veux noirs, profonds, d'une expression dure et troublante ; ses cheveux, en bandeaux plats, semblaient des ailes de corbeau. Elle avait apporté en dot au roi de France la châtellenie de Montreuil en Ponthieu, acquisition précieuse pour la maison capétienne qui, par elle, pour la première fois, atteignait la mer. En France Rozala fut appelée Suzanne. Ce mariage, dicté par des intérêts politiques, ne fut pas heureux. Robuste gaillard au cœur tendre, Robert aimait les petites femmes blondes et roses. Il ne tarda pas à prendre en horreur sa vieille Italienne au teint tanné. Il la répudia. Rozala retourna en Flandre auprès de son fils, Baudoin le Barbu, d'où elle réclama, justement mais vainement, la restitution de sa dot, le château de Montreuil. La politique ne lui ayant réussi en ménage que pour accroître ses domaines, Robert se laissa prendre au beau mirage du mariage d'amour. Du vivant de Rozala, il épousa Berthe de Bourgogne, jeune, fraîche, menue, dodue, aux longs cheveux couleur de lin. Le fils de Hugue Capet l'aimait de tout son être. On imagine sa fureur quand Rome lui enjoignit de rompre cette union, sous prétexte de parenté. La parenté de Berthe et de Robert était réelle : elle se nouait an troisième degré en comptant à la mode du temps ; an sixième degré en comptant de la manière actuelle, Robert résista aux injonctions les plus pressantes ; finalement, le pape. un Allemand, Grégoire V, convoqua à Rome mi concile général afin d'y juger le roi de France (998). Le concile décida que Robert quitterait Berthe ou serait frappé d'anathème, ainsi que sa blonde épousée. L'anathème était la peine la plus forte que l'Eglise pût prononcer, beaucoup plus grave que l'excommunication, puisque la personne frappée d'anathème était, non seulement exclue de l'Eglise, mais vouée à l'enfer. Robert le Pieux tint bon et garda près de lui la femme aimée. Le trône pontifical lança ses foudres, dont les jeunes époux ne paraissent d'ailleurs pas s'être alarmés outre mesure. Nous leur voyons faire, en qualité de mari et femme, des donations aux abbayes. Les évêques de France se rangèrent en grand nombre autour de leur roi. Ainsi tombent les légendes concernant les effets de l'anathème prononcé contre Robert le Pieux et Berthe de Bourgogne. Leurs sujets auraient fui à leur approche ; ils n'auraient pu conserver que deux serviteurs qui jetaient au feu les plats où ils avaient mangé ; dans les villes où ils entraient les cloches se seraient mises en branle jusqu'au moment de leur départ. D'où la peinture moderne a tiré de pittoresques tableaux. La vérité est moins émouvante. Sous le nom de Silvestre II, un Français, Gerbert, le maitre de Robert, succéda à Grégoire V. Il adoucit les violences de son prédécesseur. Cependant Robert se décida à se séparer de Berthe. La séparation est consommée en septembre 1001. Berthe ne donnait aucun enfant à son mari et Robert n'avait pas de frère qui, à défaut de fils, eût pu lui succéder. La troisième femme de Robert se nomma Constance. Le mariage fut célébré en 1003. Constance était fille d'un comte français du Midi appelé Guillaume. Mais de quel Guillaume ? de Guillaume, comte de Poitiers, ou de Guillaume comte d'Arles, ou de Guillaume comte de Toulouse ? Les auteurs les plus récents se prononcent en faveur du comte d'Arles. Les contemporains nous parlent de la reine Constance comme d'une femme très belle, on la nommait Blandine pour la blancheur de son teint ; mais elle était capricieuse, altière, impérieuse. Elle était cupide, avide de pouvoir, violente dans ses rancunes, dure dans son esprit de domination. Elle fit assassiner, sous les veux mêmes de Robert, le comte palatin, Hugue de Beauvais. On cite souvent un passage de Raoul le Glabre, relatif à l'influence que la reine Constance, la belle princesse venue des cours plus raffinées du Midi, exerça sur les rudes hommes du Nord. Les seigneurs de sa suite, dit Raoul, négligeaient les armes et les chevaux, ils se faisaient couper la chevelure à mi-tête ; ils étaient rasés à la manière des histrions, ils portaient des bottines et des chaussures indécentes. Le bon moine ne nous donne pas la description de ces chaussures indécentes. Toujours est-il que le clergé de l'Ile-de-France flétrit avec indignation ces façons méridionales : première manifestation de l'opposition entre la France du Nord et celle du Midi, et qui se marquera d'une manière si tragique dans la guerre des Albigeois. Berthe, dont Robert s'était séparé, avait conservé des partisans à la Cour, notamment son fils Eude, né de son mariage avec le comte de Chartres, et qui venait de succéder à son frère Thibaud dans les comtés de Chartres, de Blois et de Tours. Robert lui-même regrettait Berthe, gracieuse et tendre, au front tranquille, aux doux yeux bleus. Constance avait les cheveux noirs comme Rozala, des cheveux rêches et plats, une beauté sévère, une humeur aigre et agitée. Elle exaspérait son mari. Elle ne lui en donna pas moins quatre fils. Robert songea à faire couronner l'un d'eux dé son vivant et à l'associer au trône, ainsi que Hugue Capet, son père, l'avait fait pour lui-même. La transmission de la couronne aux aînés de la maison capétienne n'était pas encore assurée ; elle dépendait, en droit tout au moins, de l'élection par les Grands. Le roi eût été libre d'associer à sa couronne celui de ses fils qu'il eût jugé le plus capable de ces fonctions. Le choix de Robert tomba sur son fils aîné, Hugue, qui fut couronné en l'église St-Corneille de Compiègne, le 19 juin 1017, par l'archevêque de Reims. Hugue mourut le 17 septembre 1025. Il s'agissait, pour la seconde fois, de choisir l'héritier du trône. Constance soutenait la candidature de son troisième fils nommé Robert comme son père. Cependant le roi se décida, cette fois encore, en faveur de l'aîné, le jeune prince qui régnerait après lui sous le nom de Henri Ier. A l'extérieur, le roi Robert fit des efforts pour empêcher les princes allemands d'étendre leur domination sur notre frontière de l'Est. Il fut assez heureux pour mettre la main sur le duché de Bourgogne. Les propositions d'alliance formulées par Sanche, roi d'Aragon, et par Ethelred, roi d'Angleterre, l'offre que lui firent les princes transalpins de la couronne d'Italie, montrent la considération et l'autorité où était déjà parvenue en Europe la jeune monarchie capétienne. Une conséquence de l'organisation sociale que nous venons de décrire, fut la fréquence des famines qui désolèrent la France sous les règnes de Hugue Capet et de Robert le Pieux. Famine en 987, en 989, de 990 à 994, en 1001, de 1003 à 1008, de 1010 à 1014, de 1027 à 1029, enfin en 1031-1032, l'année qui suivit la mort du deuxième roi capétien. Cette statistique est effrayante. Le fléau était produit par le morcellement qui multipliait les barrières entre les fiefs dont le pays était composé. Des centaines de petits Etats aux frontières closes : innombrables péages, droits de tonlieu, droits de gîte, imposés au marchand, et des chemins peu sûrs, infestés d'hommes d'armes qui n'avaient d'égards que pour les gens de leur seigneur. De mauvaises récoltes désolaient-elles une fraction du territoire, les vivres ne pouvaient être apportés d'une autre partie du pays où les récoltes avaient été fructueuses. Au XIe siècle, en l'espace de soixante-treize ans, on compte 43 disettes. Celle de 1031 est décrite en termes émouvants par Raoul le Glabre : Les riches et les bourgeois pâtirent comme les pauvres, et la violence des Grands céda devant la misère commune. Après avoir mangé les quadrupèdes et les oiseaux, on dévora les cadavres et des objets horribles à citer. Quelques-uns cherchèrent un remède contre la mort dans les racines des forêts et les herbes des fleuves. La chair humaine devint une nourriture disputée. Les voyageurs étaient assaillis par des cannibales, qui, après les avoir égorgés, les débitaient en tranches qu'ils faisaient cuire au feu. Ceux qui croyaient fuir la faim en quittant leurs demeures pour gagner d'autres régions, étaient assommés la nuit et mangés par les hôtes chez lesquels ils étaient descendus. De malheureux enfants étaient attirés par l'appât d'une pomme ou d'un œuf, puis dans la solitude des bois ils étaient égorgés et dévorés. On alla jusqu'à se nourrir de cadavres repris â la terre. On vit un misérable exposer au marché de Tournus et à celui de Mâcon de la viande humaine, qu'il avait apprêtée pour la cuisine, comme viande de boucherie. Il fut arrêté et brûlé vif. La viande qu'il avait apportée fut enterrée ; mais la nuit il se trouva un malheureux qui, poussé par la faim, la déterra et la dévora : il fut brûlé à son tour. Les gens affamés expiraient à bout de forces, en poussant un cri très faible, pareil à la plainte d'un oiseau qui va périr (Raoul le Glabre). On les inhumait dans les fossés des champs, puis, les morts devenant trop nombreux, on les abandonna par monceaux au coin des routes. Un roi guerrier Henri Ier. Sous ces tristes auspices s'ouvrit le règne de Henri Ier. Nous venons de dire que la reine Constance eût préféré voir couronner son troisième fils, Robert. Et voici la guerre civile entre les deux frères. Les révoltés étaient soutenus par le puissant comte de Blois et par le seigneur du Puiset, le plus redoutable hobereau de l'Ile-de-France. Les débuts de la lutte furent malheureux pour Henri qui trouva un refuge auprès de Robert le Diable, duc de Normandie. De ce moment la fortune lui revint, surtout après que la mort de la reine mère, Constance (juillet 1032), eut enlevé à son rival son meilleur appui. Malheureusement, pour ramener la paix, Henri crut devoir donner à son frère le duché de Bourgogne, où celui-ci fonda la première et puissante dynastie des ducs de ce nom, qui ne tarda pas à se rendre effectivement indépendante. Elle ne devait prendre fin qu'en 1361, en la personne de Philippe de Rouvres. A peine le nouveau roi avait-il conclu la paix avec son frère Robert, que son frère Eude se révolta à son tour. Il s'allia également avec le comte de Blois et avec les hobereaux de l'Ile-de-France. La guerre reprit et remplit le pays-de ruines et de dévastations (1034-1039). Enfin Henri Ier put s'emparer d'Eude et l'enferma à Orléans. Nous venons de voir comment, au cours de ces luttes, Henri avait trouvé un utile appui dans la personne du duc de Normandie, Robert le Diable, appui intéressé, car le roi dut céder à son vassal le Vexin français. En 1035, Robert le Diable étant parti en pèlerinage pour la Terre Sainte, Henri prit sous sa protection le jeune Guillaume, que Robert le Diable avait eu de la fille d'un tanneur de Falaise, nommée Arlette. Le roi de France défendit le fils de Robert le Diable sur les champs de bataille, au péril même de son corps. Il le sauva au Val des Dunes, des mains des barons normands révoltés. A ce moment l'union entre le duché Normand et la couronne de France, semble établie, mais elle ne tarda pas à se rompre. Henri Ier devait avoir pour principal adversaire ce même Guillaume de Normandie qu'il avait si vaillamment défendu. La guerre dura jusqu'en 1058, et se termina au désavantage du roi de France, qui réussissait du moins à maintenir la suzeraineté de la couronne de France sur le duché normand. Henri Ier, qui fut tout aussi pieux que son père, montra plus de raideur encore vis-à-vis du clergé et de la papauté. Aussi les chroniqueurs du temps, des ecclésiastiques, lui sont-ils peu favorables. Guibert de Nogent l'accuse de cupidité et de faire trafic des évêchés. Le Souverain Pontife, Léon IX, un ancien évêque de Toul, étant venu en France, et ayant manifesté l'intention de réunir un concile à Reims, le roi défendit aux évêques de s'y rendre. Si nous considérons enfin la frontière de l'Est, nous admirerons les efforts que fit Henri pour rétablir l'autorité des rois de France jusqu'à la limite du Rhin. Il réclamait. Aix-la-Chapelle en vertu de son droit héréditaire ; quant à la Lorraine, les droits des rois de France sur ces contrées, qui ne relevaient à aucun titre. disait-il, de la couronne allemande, ne lui semblaient pas moins évidents. L'image de notre premier roi Henri se présente donc assez brillamment : figure d'un homme de fer, digne de présider aux destinées de la nation qui voyait s'ouvrir les ailes frémissantes des épopées ; figure intéressante aussi par son mariage, en plein cœur du XIe siècle, avec Anne, fille du grand-duc de Kief, Iaroslaw Wladimirowitch. C'est l'évêque de Châlons, Roger II qui, chargé d'une mission en ces contrées lointaines, en ramena la princesse Anne (1051). De son union avec Henri, naquit un fils qui reçut, sous l'influence de la reine, le nom byzantin de Philippe. Comme son pèle l'avait fait pour lui-naine, Henri Ier prit la précaution de faire couronner son fils de son vivant. La cérémonie eut lieu à Reims, le 23 mai 1059. Une relation du sacre mentionne expressément que le nouveau roi fut élu par les prélats et un certain nombre de seigneurs dont les noms sont indiqués ; après quoi les chevaliers présents et la foule du peuple crièrent par trois fois : Nous approuvons ! nous voulons que cela soit ! Mais ce ne sont déjà plus que cérémonies, clameurs et formules : la succession au trône est désormais assurée au fils aîné du roi. L'âge de fer. Henri Ier mourut le 4 août 1060. Philippe Ier monta sur le trône, âgé de huit ans. La Régence fut attribuée à Baudoin, comte de Flandre, oncle par alliance du nouveau roi de qui il avait épousé la tante, Adèle, sœur de Henri Ier. Pour cette mission de confiance, Baudoin avait été préféré à Robert, duc de Bourgogne, frère de Henri Ier, oncle du jeune roi par le sang. Il est impossible de ne pas payer un tribut d'admiration à la manière dont le comte Baudoin de Flandre s'acquitta de la tutelle royale. Il partage son temps entre les rives de la Seine et son comté de Flandre. Déplacements incessants qui continueront pendant dix ans ; et partout Baudoin se fera accompagner par le jeune Philippe auquel il enseigne son métier de roi. Ce Baudoin de Flandre était un noble prince, pieux et libéral, vaillant et magnifique, de grande taille et d'une singulière beauté. Il défendit les intérêts de son royal pupille avec autant de conscience que de valeur et maintint énergiquement la lutte contre les hobereaux du domaine royal, dont la puissance et l'audace allaient grandissant. Voici la féodalité vigoureusement charpentée à l'intérieur de ses donjons de pierre. La mesnie des barons s'est étendue et fortifiée ; leurs fertés, chefs-d'œuvre d'architecture, avec leurs douves dont les eaux se couvrent d'un vert tapis de conferves, avec leurs épaisses courtines, leurs liantes tours, défient les armées du temps, qui ne disposent pas encore de machines de siège efficaces. Et certains de ces seigneurs — orgueilleux de leur force et de leurs donjons imprenables, fiers de leurs ancêtres, puissants par le dévouement et la fidélité de leurs nombreux vassaux, — ne craignent pas de braver le pouvoir du roi. Nombre d'entre eux hérissent de leurs donjons les abords du domaine royal : ce sont les comtes de Dammartin qui commandent aux environs de Creil, les comtes de Beaumont-sur-Oise, les seigneurs de Montmorency, les seigneurs du Puiset, les seigneurs de Roucy. Chacun de ces barons, souverain en sa terre, y exerce des droits régaliens, tient Cour et Conseil, préside un tribunal, dresse des fourches patibulaires ; une véritable armée suit son enseigne ; il bat monnaie. De nombreux hommes d'armes, de jeunes chevaliers vivent dans l'enceinte de son vaste château, où ils se forment sous sa direction au métier des armes. Les filles de ses vavasseurs entourent la châtelaine. Et gardons-nous de ne voir en cet homme d'armes, qu'un hobereau avide et pillard, bien que ce nom même, hobereau, signifie oiseau de proie. Notre baron est dévoué à ses sujets ; il fait régner la paix parmi eux ; pour leur défense il expose corps et biens ; il assure leur existence, leur travail ; il leur ouvre la voie des entreprises fructueuses. En retour, ses sujets lui doivent des services semblables à ceux qu'il doit lui-même au roi, le service d'ost, le service de Cour, le service de conseil et les aides féodales. Le vassal est également tenu de veiller sur le château de son baron, de le défendre s'il est attaqué : c'est l'estage. Et grâce à cette aide réciproque, quand les circonstances ont été favorables, tel de ces barons, Eble de Roucy, peut conduire toute une expédition en Espagne. Il partit contre les Sarrazins, dit Suger, avec une armée qu'on aurait crue commandée par un roi. Le château du baron féodal offre en plus petit l'aspect de la Cour royale : on y trouve les mêmes officiers ; un sénéchal, un maréchal, un panetier et un bouteiller, un chapelain qui s'appelle quelquefois chancelier. Et ne croyons pas que ce soit le seigneur féodal qui ait copié le souverain : c'est la cour royale qui est née du développement de la cour féodale. Pénétrons à présent dans le donjon d'un de ces barons du XIe siècle. A l'ombre de la haute tour au sommet de laquelle le guetteur, pour tuer le temps, chante des chansons de guette, joue de la flûte, du sistre ou du cornet — a été bâti le palais, résidence du seigneur. Deux pièces principales : la Chambre qui lui est réservée, à lui et à sa famille ; et la Salle, où se prennent les repas. Une partie de cette dernière pièce, à l'extrémité, est légèrement exhaussée en manière d'estrade, d'où l'on domine la salle tout entière : c'est le dais. Dans la Salle se déroule la vie publique, la vie commune de la châtellenie. Guillaume au nez courbe a été vaincu par les Sarrazins ; il rentre chez lui désemparé. Sa femme est accourue à sa rencontre dans la cour du château : Dune prent s'amie [son amie] par les mances de pile [manches d'étoffe soyeuse]. Suz en muntérent tuz les degrez de marbre ; — les degrés de marbre qui conduisent, à la salle du palais. Le château est vide de ses défenseurs ; ils ont été tués à la bataille ; il est vide des jeunes bacheliers qui avaient coutume do s'y presser autour de leur seigneur : Ne trovent home que [qui] service lur face. Dame Guihurc li curt [lui court] aporler l'eaue, Et en après li baillad la tuaille [serviette pour s'essuyer] ; Puis sunt assis à la plus basse table : Par duel [deuil] ne poent seer à la plus alte [haute] [la table seigneuriale placée sur le dais]. Il veit [voit] les bancs, les formes [sièges à dossier] et les tables, Là u soleit seer sis granz barnages. [Là où ses nombreux vassaux avaient coutume d'être assis]. On notera que les mots barnage, parage, lignage, famille, sont synonymes — à des nuances près. Il ne vit nul juer [jouer aux dés] par cele sale, Ne deporter od eschés ne od tables [sorte de jeu de darnes] ; Puis les regrete cum gentilz hom deit faire : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dame Guibure, vus n'avez que plurer, Ke n'i avez perdu ami charnel. Jo dei [dois] le duel et la tristur mener, K'i ai perdu mun [mon] gentil parenté. Or m'en fuirai en estrange regné, A Saint Michel al Peril de la mer U à saint Père [Pierre], le bon apôtre Deu, U en un guast [bois désert] u ne sei-e trouvez [ou je ne sois trouvé]. Là deviendrai hermites ordenez [hermite affilié à un ordre religieux] ; Deviens nonein [nonne], si fai tun chef veler [voiler]. — Sire, dit-ele, ço ferum nus assez Quant nus avrons notre siècle mené. [Il sera temps de le faire quand nous aurons accompli notre tâche en ce monde]. Sire Willames, al Dampnedeu congié, Par main à l'albe munte sur ton destrier [Sire Guillaume, avec la volonté de Dieu, demain à l'aube monte sur ton destrier] Dreit à Loün [Laon] pense de chevalcher. A l'emperere [le roi de France] qui nus soit aveir cheir [qui nous a toujours aimés]. Que del socors nos vienge ça aider E, s'il nel fait, si li rendez son fié... [Le roi, qui nous a toujours aimés, nous donnera son aide, et, s'il ne le fait, vous lui rendrez son fief]. (Chanson
de Guillaume, ap. Jos. Bédier, les Légendes épiques, I, 86-87). Simple et vivante peinture de la seigneurie féodale au XIe siècle, des sentiments qui en animaient les habitants. Mais les seigneurs féodaux n'allaient pas tarder à souffrir du manque d'argent. Les redevances qu'ils percevaient sur leurs vassaux étaient des redevances en nature ; elles étaient consommées, ainsi que les produits de leurs domaines, par leur famille, par leurs serviteurs, par leurs hommes d'armes. A mesure que se formèrent et se développèrent le commerce et l'industrie, l'argent, acquit une puissance grandissante. De jour en jour il devint plus difficile de s'en passer, et l'argent faisait défaut aux seigneurs féodaux. De là ces mœurs pillardes qui vont caractériser la féodalité : le même seigneur, qui fournit un modèle d'ordre et d'équité entre les limites de son fief, se transformera en brigand contre ceux du dehors, c'est-à-dire contre ceux qui sont étrangers à son fief. Rigaut, avec une partie de ses hommes, courait la campagne, brûlait, renversait tours et manoirs, enlevait les proies ; dix lieues à l'environ, il n'y eut pas une vache, une brebis, une robe, un tissu, une draperie qu'il ne fit conduire au Plessis. Ses hommes furent tous pour longtemps riches. (Garin le Loherain.) Ajoutez les conflits armés qui devaient surgir incessamment, et pour des causes multiples, entre les nombreux petits États qui se partageaient le pays : querelles de voisinage, contestations domaniales, histoires d'amour... Deux coqs vivaient en paix, une poule survint... Les coqs se nomment Godefroi de Namur et Enguerran de Boves ; survint la fille du comte de Portian. Les feux de la guerre, écrit Guibert de Nogent, commencèrent à s'allumer entre les deux rivaux, avec tant de fureur que tous ceux des gens d'Enguerran qui tombaient entre les mains de Godefroi, étaient pendus à des fourches patibulaires, ou bien avaient les yeux crevés ou les pieds coupés. Aussi la nécessité de se placer, par les liens de l'hommage lige, sous la protection des plus forts, allait elle s'accentuant. Nous lisons dans la chronique de Lambert d'Ardres : Adèle de Selnesse apprit que de nombreux seigneurs de la terre de Guines — après que Walbert, comte de Ponthieu et de Guines, se fut retiré du monde pour se faire moine en abandonnant ses domaines à des héritiers incapables de les protéger, — se mettaient sous la protection d'autres seigneurs, ou bien d'évêques, d'abbés, de prévôts, afin de garder leur autorité et de vivre en paix et tranquillité sous la protection de plus grands, auxquels ils inféodaient leurs biens ; en conséquence elle se détermina à placer elle-même ses alleus — terres libres, non inféodées — en fief, notamment ce qu'elle possédait à Poperinghe, sous la protection de l'évêque. Ainsi nous voyons la nécessité de l'autorité royale apparaître avec plus de relief à mesure que se développe et s'accentue la société féodale. A la fin du XIe siècle, cette autorité est encore loin de pouvoir se faire valoir partout sans opposition. Une charte de Geoffroi, évêque de Beauvais, datée du 18 janvier 1106, montre que les féodaux pillards sévissent dans les environs de Compiègne, au point qu'il doit dispenser les chanoines de St-Corneille de venir au synode diocésain, à cause de l'insécurité des routes. Les nombreux barons, qui encombrent de leurs tours le domaine royal, sont devenus puissants, non seulement par leurs fertés imprenables et par leurs hommes d'armes : Suger parle de ces barons auxquels des alliances avec les familles des plus grands donnaient une armée redoutable. Aussi, tandis que les deux premiers Capétiens, Hugue et Robert, semblent avoir été respectés dans leurs domaines et y avoir circulé sans difficulté, n'en est-il plus de même de leurs successeurs, Henri Ier et Philippe Ier. Enfin ce dernier, en mariant un de ses fils, nommé Philippe, avec Elisabeth, fille de Gui Trousseau seigneur de Mantes et de Montlhéry, parvint à mettre le fameux donjon de Montlhéry dans la famille royale. Ayant reçu la garde du château, écrit Suger, le roi Philippe Ier et son fils Louis le Gros s'en réjouirent comme si on leur eût arraché une paille de l'œil ou qu'on eût brisé des barrières qui les tenaient enfermés. Le roi, ajoute l'abbé de St-Denis, attestait à son fils Louis, en notre présence, combien il avait été cruellement affligé, par les fatigues que le donjon lui avait imposées : Allons ! lui disait-il, allons, mon fils Louis, veille sur cette tour ! j'ai
vieilli par les tracas qu'elle m'a occasionnés, d'elle sont venues contre moi
tant de ruses et de fraudes que jamais je ne pus goûter bonne paix ni repos.
Ses trahisons me rendaient infidèles mes fidèles, et plus infidèles encore
ceux qui déjà me trahissaient : de près, de loin, elle groupait mes ennemis ;
il ne se commettait guère de mal dans le royaume sans le consentement ou le
concours de ceux qui l'occupaient. Comme le territoire de Paris est borné, du
côté de la Seine par Corbeil, à mi-chemin de Montlhéry, et à droite par
Châteaufort, entre les Parisiens et les Orléanais, c'était un tel désordre,
qu'on ne pouvait plus aller des uns aux autres, sans la permission de mes
ennemis ou sous la plus forte escorte. Mais voici que, par ce mariage, est
tombée la barrière, et que des uns aux autres sont rendues les joyeuses
communications. De ces féodaux français du XIe siècle, quelques-uns allaient avoir une singulière fortune. Un pauvre chevalier de Coutances, Tancrède de Hauteville, avait douze fils et plusieurs filles. Cinq de ces fils, Guillaume Bras de fer, Dreu, Omfroi, Robert dit Guiscard et Roger, peuvent être considérés comme les fondateurs du royaume français des Deux-Siciles. Au témoignage d'une princesse byzantine, Anne Comnène, Robert Guiscard — l'avisé — était un homme grand, large des épaules, aux cheveux blonds, au teint coloré, avec des yeux bleu d'acier qui lançaient des éclairs. Il quitta sa Normandie, suivi de cinq cavaliers et de huit hommes de pied, traversa la France et l'Italie, et vint se fixer en Calabre sur le haut d'une montagne. De là, comme un brigand, il fondait sur les voyageurs, les détroussait et se procurait ainsi, le plus simplement du monde, armes et chevaux. Mais il était bon pour les pauvres et pour les hommes d'Église ; aussi les moines du Mont Cassin célèbrent-ils ses exploits qui ne tardent d'ailleurs pas à prendre de l'ampleur. Ce sont des châteaux qui sont surpris par les bandes de Robert Guiscard, en Campanie, en Calabre et qui deviennent par ces mêmes procédés — rudimentaires — la propriété du chef normand, qui reste d'ailleurs un seigneur féodal semblable à ceux dont il vient d'être question. Sa famille, sa mesnie, ses hommes ont pour lui une affection et un dévouement sans limites : il se montre pour tous ses compagnons, pour tous ceux qui ont attaché leur fortune à la sienne, d'un dévouement et d'une équité incomparables. Le pape, effrayé des rapides progrès réalisés par cet inquiétant voisin, commença par l'excommunier, puis il marcha contre lui à la tête d'une armée composée d'Italiens et d'Allemands ; mais, après s'être fait battre à Civitate (1053), il s'empressa de prendre son vainqueur pour allié dans sa lutte contre l'Empire. Grégoire VII ne trouva pas, contre Henri IV, d'auxiliaire plus sûr et plus utile que Robert Guiscard ; sans lui, les Allemands se seraient sans doute emparés de la capitale de la chrétienté. Robert reçut du St-Siège le titre de duc de Pouille et de Calabre. Grégoire VII songea à faire de lui un empereur de Rome pour l'opposer à Henri IV (1080). Le frère de Robert, Roger, avait conquis le titre de comte de Sicile. Entre les fils des deux barons éclatera, après la mort de leurs pères, une lutte de rivalité et d'influence. Roger II, fils de Roger Ier, dépossédera Guillaume, fils de Robert Guiscard, et le Souverain Pontife le reconnaîtra comme roi de Sicile, de Calabre et de Pouille. Et le royaume normand des Deux-Siciles sera constitué (1130). Suzeraineté féodale, où s'exerce le patronat qui en est l'âme, favorable aux sujets qu'elle encourage et dont elle protège les efforts. D'où naît en Sicile, à l'ombre des enseignes normandes, une civilisation charmante de variété et de pittoresque. Sous la suzeraineté des descendants de Tancrède de Hauteville et de leurs compagnons, le génie français, le génie arabe et le génie grec s'unissent en une œuvre féconde. Les savants musulmans enseignent dans les écoles ; les mires, c'est-à-dire les médecins juifs, y donnent leurs soins aux chevaliers ; les monnaies sont frappées en caractères latins, grecs et arabes ; une architecture exquise d'éclectisme encadre les motifs byzantins et arabes dans des constructions d'un caractère roman ou gothique importé de France, comme on verra bien des années plus tard, les motifs de l'art antique, repris par la Renaissance, se mêler aux fantaisies capricieuses du gothique flamboyant. Ainsi l'épopée réalisée par les fils de Tancrède de Hauteville dans l'Italie méridionale paraît tenir d'un conte de fée. Elle s'explique par la force et par l'énergie sociale des institutions féodales décrites plus haut. Les conquérants du XIe siècle les emportaient, intactes, en croupe de leurs destriers, pour les faire germer et se développer en des contrées lointaines. Ce qui faisait la force de ce baron féodal, ce n'était pas l'étendue des domaines sur lesquels il commandait, mais la puissance des liens d'affection et de dévouement qui l'unissaient à ses hommes ; en quelque lieu qu'ils se trouvassent, seigneurs et vassaux formaient une société organisée et qui conservait, transplantée de Normandie en Sicile, sa force d'action et d'expansion. Mais le grand exemple d'expansion française au XIe siècle, fut la conquête de l'Angleterre par Guillaume de Normandie. Guillaume le Conquérant était le fils du duc de Normandie, Robert le Diable, et d'une femme de basse naissance, Arlette. C'était un gros bourru, ventripotent, au crâne chauve, au visage rouge et bouffi, percé de petits yeux ronds en vrille : une allure brusque, énergique, des gestes décidés. Il avait le don du commandement et l'esprit d'organisation. D'humeur sauvage, il aimait la solitude. Il avait épousé Mathilde, fille de Baudoin, comte de Flandre et ne cessa de faire avec elle un ménage uni. Il succéda à son père en qualité de duc de Normandie et fit respecter son pouvoir par la noblesse du pays. Au reste, cette noblesse normande se distinguait au XIe siècle du reste de la noblesse française, en ce qu'elle n'était pas divisée en une hiérarchie de vassaux, composée d'arrière-vassaux, de vavasseurs, de vassaux plus importants, de vassaux demaines et de vassaux supérieurs, se superposant les uns aux autres pour s'élever jusqu'au trône royal : les ducs de Normandie étendaient un pouvoir uniforme sur une seule classe de gentilshommes, également répartie sur le duché. Seuls les seigneurs de Bellème faisaient exception : ils avaient des vassaux sous leurs ordres et s'étaient, par le fait, rendus presque indépendants. Cette constitution sociale était une conséquence de la conquête normande qui avait triomphé et s'était organisée dans le pays en imposant à la population le gouvernement d'une aristocratie conquérante ; tandis que, dans les autres provinces de France. s'était lentement constituée, avait progressivement grandi, en un travail de formation lent. multiple et compliqué, l'aristocratie issue de la famille, que nous avons décrite plus haut. En Normandie, par suite de l'invasion triomphante et qui parvient à s'organiser, les seigneurs donnent au pays une organisation monotone, car le mouvement se fait de haut en bas, d'autorité ; tandis que dans le reste de la France le mouvement s'est fait de bas en haut avec la diversité de toute action spontanée, et qui semblait jaillir du sol en s'adaptant, de place en place, aux circonstances infiniment variées et complexes de la vie locale. Viollet-le-Duc fait une observation féconde quand il écrit : Le château normand, au commencement de la période féodale, se relie toujours à un système de défense territoriale, tandis que le château français est la demeure du chef de bande, isolée, défendant son propre domaine contre tous et ne tenant nul compte de la défense générale du territoire. Observation qui se complète par cette constatation du concile de Lillebonne (1080) : Il n'est pas permis en Normandie de creuser un fossé si profond que, du fond, on ne puisse jeter une poignée de terre à la crête, sans escabeau ; il est défendu de dresser une palissade qui ne soit d'alignement on qui soit garnie de travaux d'approche ; il est défendu de construire sur un rocher on sur une de une fermeté ; ou de bâtir un château fort. Nous sommes loin des donjons de Coucy et Montlhéry. Cette organisation de la noblesse normande fait que le duc de Normandie a tous ses sujets bien en main ; ce qui lui facilitera la conquête de l'Angleterre. Le roi d'Angleterre, Edouard le Confesseur, vaincu par les Danois, s'était réfugié à Rouen, d'où, avec l'appui des Normands, il avait organisé une expédition qui lui avait permis de les vaincre à son tour (1042). Il mourut le 5 janvier 1066 et l'un des principaux nobles anglais, le duc Harold, — beau-frère du roi Edouard qui avait épousé sa sœur, — fils de Godwin, l'ealdorman — seigneur — du Wessex, lui succéda sur le trône. Ce fut alors que le duc Guillaume déclara que le roi Édouard lui avait légué son royaume par testament et qu'Harold lui-même s'était engagé à le reconnaître comme roi de la Grande-Bretagne. Guillaume réunit à Lillebonne une armée principalement composée de ses vassaux normands, mais où avaient également pris place des chevaliers venus des points les plus divers de la France, de la France du Nord tout au moins, de la Bretagne, de l'Ile-de-France, de la Flandre, de la Picardie, du Maine et de l'Anjou, ce qui fit un ost de cinquante mille hommes. Les Normands et leurs auxiliaires partirent de l'embouchure de la Dive le 28 septembre 1066. Le 29, à 9 heures du matin, les voiles blanches abordaient à Pevensey. La rencontre décisive eut lieu à Senlac près d'Hastings, le 16 octobre 1066. Les Normands, qui avaient engagé le combat aux accents de la chanson de Roland, remportèrent une victoire complète, et qui fut due à l'écrasante supériorité de la cavalerie féodale, bardée de fer, sur les hommes de pied anglo-saxons armés de la hache et de l'arc, tels qu'on les voit sur la fameuse tapisserie de Bayeux. Harold et ses frères furent tués. Avec une remarquable rapidité de décision ; Guillaume marcha directement sur Londres et se fit couronner par l'archevêque d'York, à Westminster, sous les yeux des bourgeois stupéfaits. Guillaume mit de l'ordre dans le pays conquis avec une égale promptitude, au point que, dès le mois de mars de l'année suivante, il pouvait retourner eu Normandie. Il avait donné des terres à ses compagnons qu'il s'attacha selon le mode féodal. Lui et ses auxiliaires importèrent en Angleterre les us et coutumes de la féodalité française, la langue française, l'architecture, les goûts, les divertissements et la littérature de notre pays. Entre les membres d'une aristocratie française fut répartie la suzeraineté des terres anglo-saxonnes, où l'on vit s'élever en tous lieux des châteaux forts, résidences seigneuriales à la mode d'outre-Manche. L'Angleterre va devenir pour plusieurs siècles un foyer de culture française, au même titre que l'Île-de-France. Les plus anciens manuscrits de nos chansons de geste sont d'origine anglaise et se retrouvent dans les bibliothèques de Londres et d'Oxford Puis on verra la langue, les mœurs, l'architecture venues de France se façonner, en Grande-Bretagne, par une adaptation intelligente au goût et au tempérament du peuple anglais, jusqu'à former une civilisation, imprégnée d'influence française, mais qui, dans ses lignes principales, parait foncièrement originale. Et l'organisation de la noblesse de la Grande-Bretagne devint la réplique de l'organisation que s'était donnée la noblesse normande, en imitation de la noblesse de l'Ile-de-France que nous venons de décrire, mais sans ces superpositions, ces étagements de fiefs dont il a été question. L'aristocratie anglaise sera, comme l'aristocratie normande, une noblesse rurale, directement en contact avec le peuple, et elle-même immédiatement sous la main du roi. Cette différence, entre la constitution de la noblesse anglaise et celle de la noblesse française proprement dite, eut de nombreuses conséquences, elle lit notamment que, clés le premier jour, le nouveau roi d'Angleterre se trouva plus fort dans son pays que le roi de France ne le serait dans le sien, deux siècles plus tard. En France, le roi se heurte à la hiérarchie et au groupement des fiefs, qui en arrivent à former de grands États dans son royaume. En Angleterre, le roi commande immédiatement à tous les fiefs : et nous devons répéter ce que nous venons de dire de la conquête normande ; en France, le travail d'organisation sociale s'est fait spontanément, issu des couches populaires : en Angleterre, il s'est fait administrativement par l'énergie d'un conquérant. On imagine la suite. Le roi d'Angleterre était duc de Normandie, et la similitude de langue, de goûts, d'usages, devait rendre plus redoutables encore les ingérences incessantes, que les monarques anglais, — pendant des siècles encore, beaucoup plus français qu'anglais — devaient âtre amenés à pousser jusqu'au cœur de notre pays. En Angleterre, les conquérants se trouvaient en France, et en France ils se trouvaient chez eux. On a reproché à Philippe Ier d'avoir laissé s'accomplir l'union de la Normandie et de l'Angleterre : on oublie que, en 1066, il était un enfant de quatorze ans, sous la tutelle de son oncle, le comte Baudoin de Flandre, et que celui-ci, par suite du mariage de sa fille Mathilde avec le Conquérant, un ménage des plus unis, devait avoir répugnance à contrecarrer son gendre. Du moins, dès que Philippe Ier eut pris en main la direction de son gouvernement, après qu'il eut atteint sa majorité, il comprit le péril que l'union de la Normandie et de la Grande-Bretagne devait faire courir au royaume de France, et il soutint Robert Courte-Heuse, fils du Conquérant, dans sa lutte contre son père. Il avait du reste échoué dans ses efforts quand Guillaume mourut, en Normandie, le 9 septembre 1087. Guillaume avait partagé ses domaines entre ses deux fils aînés, donnant à l'aîné, Robert Courte-Heuse, la Normandie, au second, Guillaume le Roux, le royaume d'Angleterre ; un troisième, Henri, ne recevait rien et cependant ce fut lui qui devait rétablir entre ses mains l'union redoutable de la Normandie et de la Grande-Bretagne. Après avoir succédé, sur le trône d'Angleterre son frère Guillaume le Roux, il vainquit Robert Courte-Heuse à la bataille de Tinchebray (28 septembre 1106) et le fit prisonnier. Ainsi Henri replaça sur sa tête la double couronne du Conquérant, et il poursuivit son œuvre en détruisant les châteaux élevés en Normandie depuis la mort de son père. Guillaume le Conquérant avait résolument résisté aux injonctions du St-Siège qui lui ordonnait de rompre, pour cause de parenté, son mariage avec Mathilde, fille de Baudoin de Flandre ; Philippe Ier résista de même aux sommations des Souverains Pontifes qui lui enjoignaient de répudier Bertrade. En 1092 écrit Ordéric Vital, survint en France un scandale dont le royaume fut troublé. Bertrade de Montfort, comtesse d'Anjou, craignait que son mari Foulque le Réchin — ce qui veut dire le rétif, le têtu — n'agît avec elle comme il avait fait avec deux autres femmes, et ne la rejetât à son tour. Confiante en sa noblesse et en sa beauté, elle envoya un homme affidé à Philippe, roi des Français, pour lui découvrir la passion qu'elle avait dans le cœur. Le roi ne fut pas insensible à cette déclaration et, lorsque cette femme lascive eut abandonné son mari, il la reçut en France avec empressement. Il répudia sa propre femme, la noble et vertueuse reine, Berthe, fille de Florent, coince de Hollande, qui lui avait donné Louis et Constance, et épousa Bertrade que Foulque, comte d'Anjou, avait possédée pour femme près de quatre ans. Cette aventure est-elle retracée exactement par notre chroniqueur ? Au dire d'autres auteurs la comtesse d'Anjou aurait été enlevée par Philippe Ier le 15 mai 1092. Quoi qu'il en soit, Philippe répudia Berthe sous des motifs futiles et plaça sur le trône la femme du comte d'Anjou. Il s'était pris pour elle d'unie passion qui ne devait plus faiblir. La reine Berthe fut reléguée à Montreuil-sur-Mer. A en croire Guillaume de Malmesbury, Philippe trouvait que Berthe était une beaucoup trop grosse femme pour lui et l'avait prise en dégoût d'autant qu'il était lui-même très gros, grand, lourd et massif, tel que nous avons vu son grand-père Robert le Pieux et que nous verrons son fils, Louis VI. Il était glouton et mangeait énormément et, sur la fin de sa vie, la graisse l'envahit au point de lui rendre ses mouvements difficiles. Au premier moment Foulque le Réchin, abandonné par sa femme, jeta feu et flammes. Après quoi il se calma et, si nous en croyons Ordéric Vital, par les soins de Bertrade elle-même : Entre ces deux rivaux puissants, éclata le fracas des menaces, mais la femme souple et habile les accorda et mit si bien la paix entre eux, qu'elle les réunit en un splendide festin préparé par ses soins. En octobre 1106, Philippe et Bertrade viendront à Angers, où Foulque les recevra avec honneur. Mais le Souverain Pontife, le grand Urbain II, s'était montré de moins facile composition que le mari. Appuyé sur son légat en France, Hugue de Die, et sur quelques évêques du pays, notamment sur Ive de Chartres, il avait sommé Philippe de rompre son union avec Bertrade, et, sur le refus du roi, il avait lancé contre lui l'excommunication — concile d'Autun, 16 octobre 1094 tenu par le légat Hugue de Die —. La cérémonie de l'interdit fut renouvelée par Urbain lui-même au concile de Clermont (18 nov. 1095). Mais Philippe ne céda pas. Bertrade continua d'être traitée en reine et le nouveau pape, Pascal II, de fermer les yeux. Il est engagé dans les plus graves conflits avec l'Allemagne : chassé d'Italie, il cherche un refuge en France. La réconciliation de Philippe Ier et du St-Siège est scellée en 1106. Le roi obtient l'absolution du pape et nous verrons Bertrade siéger auprès de lui, sur le trône jusqu'à la mort du roi (juillet 1108) ; après quoi, dit Guillaume de Malmesbury, Bertrade, encore jeune et belle, prit le voile en, l'abbaye de Fontevrault, toujours charmante aux hommes, agréable à Dieu et pareille aux anges. Mais l'épisode de ses amours avec Bertrade n'est qu'un détail de la lutte que Philippe soutint contre le St-Siège : premier acte du long conflit auquel, deux siècles plus tard, Philippe le Bel imposerait un si vigoureux dénouement. Les investitures. Dès le concile de Verzy, tenu sous Hugue Capet (991), les évêques de France avaient témoigné d'une certaine indépendance vis-à-vis du St-Siège et depuis lors les Souverains Pontifes n'avaient cessé de multiplier leurs efforts pour reconquérir une autorité complète sur le clergé français ; politique semblable à celle qu'ils pratiquaient vis-à-vis du clergé allemand : d'où naîtra la grande querelle des investitures entre le pouvoir pontifical d'une part, le pouvoir royal et le pouvoir impérial de l'autre. En France, les papes disposaient, comme nous l'avons dit, de deux puissants moyens d'action : les légats et les ordres religieux ; tandis que l'épiscopat inclinait vers le pouvoir royal. Les évêques de France considéraient le roi comme leur chef, du moins à l'intérieur du royaume. Les légats permanents des Souverains Pontifes, surtout quand c'étaient des hommes de grande valeur comme Hugue de Die, archevêque de Lyon, tendaient à dépouiller le roi de son autorité sur le clergé — Lyon ne faisait pas à cette époque partie du royaume de France —. Philippe Ier prétendait que ce n'était qu'avec sa permission et en vertu d'une délégation royale que le Souverain Pontife pouvait juger une affaire, fût-elle de caractère ecclésiastique, du moment où les intérêts de son royaume y étaient engagés ; tandis que les papes réclamaient en tous lieux, sur les affaires religieuses, un pouvoir indépendant. Quant aux évêques, s'ils pouvaient être élus par le clergé et le peuple, ou par le clergé seulement, puis introduits et consacrés par le pape, ils ne pouvaient entrer en fonctions, disait Philippe Fr, qu'après avoir reçu l'investiture royale : et ceci semblait d'autant plus juste que les évêques formaient l'un des rouages de la féodalité et exerçaient des pouvoirs temporels, des pouvoirs politiques, voire militaires, et des plus importants. fi est vrai que la théorie des rois de France, aussi bien que celle des empereurs allemands, présentait un grave inconvénient : la simonie. Les souverains, attentifs aux intérêts matériels dont ils avaient la garde, devaient se montrer trop facilement enclins à donner leur investiture moyennant finance et au plus offrant. Ive de Chartres raconte au légat Hugue de Die l'aventure de l'abbé de Bourgueil, qui se présente à Philippe Ier les mains pleines d'or pour recevoir de lui l'évêché d'Orléans que Bertrade lui a promis : Patientez, lui dit le roi, jusqu'à ce que j'aie suffisamment tiré profit de votre rival — qui avait déjà versé une forte somme — ; ensuite vous le ferez déposer comme simoniaque et je vous donnerai satisfaction à votre tour. En 1075, Grégoire VII avait fait paraître le fameux décret qui interdisait aux évêques de recevoir l'investiture laïque. On sait quel en fut le retentissement, et plus encore en Allemagne qu'en France. Les princes du St-Empire disaient : L'assentiment de l'empereur doit précéder l'élection qui ensuite aura lieu canoniquement et sans simonie, après quoi le nouvel élu ira trouver l'empereur pour recevoir de lui l'investiture par l'anneau et par la crosse. Le conflit est exposé avec beaucoup de vie par l'abbé Suger quand il décrit l'entrevue du pape Pascal II avec les envoyés de l'empereur allemand Henri V, à Châlons-sur-Marne, en mai 1107. Ces envoyés étaient l'archevêque de Trèves, l'évêque de Halberstadt, l'évêque de Munster et un certain nombre de burgraves hardés de fer, en tête desquels venait le duc de Bavière, Guelfe II, un homme énorme, d'un aspect redoutable, et grand clabandeur. Ces envoyés se présentèrent avec faste, montés sur de gros chevaux caparaçonnés. Ils avaient un aspect dur et hautain, et semblaient venus pour semer la terreur plutôt que des arguments. Seul parmi eux, l'archevêque de Trèves se montrait élégant et agréable, disert et sage, et parlant facilement le français. Avec esprit, il exposa au pape les prétentions de l'empereur. Voici, selon lui, comment il convenait de procéder dans les élections épiscopales ou abbatiales : l'élection faite par des clercs devait être portée à la connaissance de l'empereur avant d'être publiée, afin de s'assurer si le candidat lui convenait ; après quoi on proclamerait l'élection en assemblée générale, comme faite à la demande du peuple, par les soins du clergé et avec l'assentiment de l'empereur. Enfin celui qui aurait été élu librement et sans simonie, se présenterait devant l'empereur pour lui jurer fidélité et recevoir de lui l'investiture par la crosse et par l'anneau. Et cela est juste, disaient les Allemands. Nul en effet ne saurait être admis, sans investiture impériale, à jouir dans l'Empire de cités, de châteaux, de terres ou de péages. Mais le pape répondit, par la bouche de l'évêque de Plaisance, que l'Église, libérée par le sang de Jésus-Christ, ne pouvait redevenir esclave, et qu'il n'appartenait qu'à l'autel de donner l'investiture par la crosse et par l'anneau, non au pouvoir laïc dont le glaive avait rempli les mains de sang. A ces mots les représentants de Henri V frémirent ; ils s'emportèrent teutoniquement, dit Suger, et firent grand vacarme : Ce n'est pas ici le lieu de terminer cette querelle, criaient-ils, mais à Rome où elle se résoudra au tranchant de nos épées. Et les rois de France prétendaient de même qu'il leur appartenait de donner l'investiture par la crosse, avant toute consécration. Le XIe siècle vit en France un prodigieux accroissement des ordres monastiques. Entre tous, l'ordre de Cluny connut une prospérité inouïe. Nous avons dit la valeur des hommes qui le dirigèrent. Cluny brilla par le nombre de ses moines, par celui des établissements qui furent fondés sous son patronage ; Cluny brilla par la richesse des abbayes, par l'excellence de la culture littéraire et artistique, par le développement des établissements agricoles et par leur perfection, et constitua ainsi en France, dans le courant du XIe siècle, une puissance véritable, source féconde de vie, de progrès et de prospérité. C'est vers le dernier quart du XIe siècle, à l'année 1088 environ, que l'on fait monter la reconstruction de l'abbaye même de Cluny, toute une ville en pierre, dominée de tours et de clochers, du plus beau style roman, l'un des plus grandioses monuments qui aient existé. Des ordres nouveaux sont fondés : l'ordre de Cîteaux, l'ordre de Grandmont, l'ordre de Fontevrault. Les papes Urbain II, Pascal II, proclamèrent que Cluny relèverait directement du St-Siège ; c'était soustraire ces couvents nombreux, riches et peuplés à l'autorité des évêques diocésains, partant, à l'autorité royale. Cette manière de faire relever les établissements religieux de la Cour de Rome se nommait l'exemption ; ils étaient exemptés de l'autorité épiscopale. Philippe Ier essaya de combattre l'exemption par l'immunité : faveur que les rois pouvaient accorder à telle ou telle abbaye, afin de la maintenir sous leur influence, en l'exemptant de certains droits régaliens, en particulier des droits de justice et de gite en ses domaines, du service de l'ost, de certains cens ou redevances ; mais les rois n'allèrent jamais, ou très rarement, jusqu'à l'immunité totale, afin de conserver des droits sur l'administration de l'abbaye tout en s'attachant les moines par des faveurs. Et l'on voit d'un coup d'œil le double courant où se partagea l'Église de France : le St-Siège s'efforce de l'attirer entièrement à lui, par les soins des légats permanents établis en France, où ils réunissent des conciles et paraissent incessamment armés des foudres de l'excommunication ; par sa théorie des investitures, qui priverait le roi de toute influence sur l'élection ; enfin par le développement des ordres religieux qui, moyennant l'exemption, relèveraient directement de la Cour romaine, sans passer même par l'épiscopat ; d'autre part, le pouvoir royal, qui est lui-même une autorité de caractère ecclésiastique, s'efforce de garder son épiscopat sous son influence, et avec d'aidant plus de soin que ces prélats ne sont pas seulement des dignitaires ecclésiastiques, mais des seigneurs féodaux, disposant d'un pouvoir séculier et matériel très réel, de même qu'il s'efforce de maintenir son autorité administrative et judiciaire sur les abbayes. Affaires politiques qui se doublaient de questions pécuniaires : le Souverain Pontife ne donnait pas ces exemptions sans redevances profitables à la Cour romaine. Et l'on comprend maintenant quels vont être les sentiments de l'épiscopat français. Car, en fin de compte, cette politique de la Cour romaine en France, cette action des légats pontificaux, cette exaltation des ordres monastiques par l'exemption, se trouvaient dirigées contre l'épiscopat, du moins c'est l'épiscopat qui finalement payait les frais du conflit, puisque la politique suivie par le St-Siège tendait à soustraire une partie du clergé, la plus riche, la plus influente, à son autorité. En face des évêques la politique romaine tend à dresser, dans la personne des abbés des grands monastères, des rivaux plus indépendants. Dès son élévation au Pontificat, Urbain H concéda à l'abbé Hugue de Cluny l'usage de la mitre, de la dalmatique, des gants et des sandales. Les évêques de France ne cessèrent, dans leur ensemble, de se montrer hostiles aux légats pontificaux. lesquels étaient d'ailleurs généralement hostiles aux évêques. Ainsi nous comprenons pourquoi dans la lutte d'influence qui se poursuivit presque sans trêve, depuis Hugue Capet jusqu'à François Ier, entre le Souverain Pontife et le roi de France, les évêques aient généralement incliné vers le roi. Cependant, sur la fin du règne de Philippe Ier, il y eut entre les deux pouvoirs rivaux un compromis en ce qui concerne la querelle des investitures. Il fut publié au concile de Troyes (mai 1107). On admit la doctrine d'Ive de Chartres, qui n'avait cessé de plaider la conciliation. Assurément, déclare le concile, il est interdit à un prélat de recevoir l'investiture des mains d'un laïc ; mais d'autre part une élection ecclésiastique ne peut se passer de l'approbation royale. Le Souverain Pontife, à qui l'aide du roi était nécessaire dans sa lutte contre l'Empire, avait cédé sur le fond ; et Philippe Ier, à qui l'amour de Bertrade de Montfort ne semblait pas moins nécessaire, avait cédé sur la forme. La politique de Philippe Ier vis-à-vis de la Cour pontificale ne manqua donc ni de fermeté ni d'habileté ; et le roi, pour lequel l'histoire se montre généralement si sévère, paraît avoir témoigné, d'une volonté agissante et d'un clair sentiment de son devoir. Il comprit l'importance qu'il y avait pour lui à affermir son autorité sur le domaine royal, dans ce que nous nommons l'Ile-de-France, et, énergiquement secondé, sur la fin de son règne, par son fils Louis Thibaud — dit bientôt Louis le Gros — il ne cessa de lutter contre les châtelains rebelles qui encombraient son territoire de leurs donjons entêtés. Il prend Corbie, l'annexe au domaine de la Couronne ; en 1107 il accorde des privilèges aux marchands qui en fréquentent les foires, lesquelles deviennent florissantes. A la mort du comte de Vermandois, il s'empare d'une partie de son fief ; puis c'est le Vexin qu'il envahit, après que le comte Simon de Valois se fut retiré dans un monastère ; Château-Landon et le Gâtinais sont saisis à leur tour, enfin la ville de Bourges et le territoire adjacent. Et ces conquêtes, immédiatement attenantes à son domaine, sont tout aussitôt organisées et mises en état de défense par la construction de châteaux forts. Que si nous considérons l'administration intérieure du palais, nous observons sous Philippe Ier une importante transformation. De cette masse d'hommes, flottante et variable, qui composait la Cour — et qui comprenait généralement les optimates, les fidèles de passage ou de séjour auprès du monarque — l'administration de la justice passe entre les mains d'officiers fixés auprès du roi à demeure et qui composent à proprement parler le palais. Et ces membres du Palais, en se spécialisant dans leurs fonctions, en arriveront à former, ceux-ci le Conseil du roi, ceux-là le Parlement, d'autres la Chambre des Comptes. Dans l'administration locale apparaissent les prévôts. Leurs fonctions consistent à rendre la justice en l'absence du roi ; ils sont en outre chargés de percevoir les différentes redevances domaniales. On en trouve à Paris, à Sens, à Étampes, à Poissy, à Mantes, à Senlis et à Bourges ; peut-être aussi à Pithiviers et à Compiègne. Sous les ordres des prévôts sont placés des voyers, vicarii, qui leur servent de secrétaires et les secondent dans leurs fonctions judiciaires. On a cru observer un affaiblissement dans l'activité de Philippe Ier à dater de son union avec Bertrade de Montfort. Déjà son premier époux avait trouvé en Bertrade une femme très absorbante. Elle l'avait amolli, dit Suger : assis sur l'escabeau où elle posait ses pieds menus, il y restait fasciné par ses charmes. Nouvelle Circé elle parait avoir amolli Philippe Ier de la même façon. Tout à l'amour, et perdu dans les yeux de sa femme, il ne s'intéressait plus aux affaires publiques ; c'est du moins ce qu'affirme l'abbé de St-Denis. Vers 1099, il avait associé au trône son fils Louis — Louis le Gros — qui se mit aussitôt à la tâche avec une juvénile ardeur. Philippe Ier fit une fin très édifiante, au château de Melun sans doute, le 29 ou le 30 juillet 1180. SOURCES. Lettres de Gerbert, 983-97, éd. J Haver., 1889. —
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