La famille. La vie commune se resserre à la famille. La motte de terre et de bois. Le chef de famille. La famille agrandie. La mesnie. — Le fief. La mesnie, en s'étendant, forme le fief. Le baron est un chef de famille. Devoirs réciproques du suzerain et du vassal. Sentiments de dévouement et d'affection qui les unissent. Les serfs. Les donjons de pierre. La hiérarchie féodale. La ville. Le château féodal est un atelier. Début du mouvement commercial. Le château se peuple de bourgeois. Coucy. La formation d'Ardres. Les châteaux elles villes à la fin du XIe siècle. Les seigneurs urbains. Les premières chartes communales. Meilhan en Bazadais. Les lignages. Les grandes villes du moyen âge se sont formées par une réunion de fiefs. L'assemblée communale. Le roi. Le trône de France dans la seconde moitié du Xe siècle. Compétition entre les descendants de Charlemagne et ceux de Robert le Fort. Election de Hugue Capet. Il représente sur le trône le baron féodal. Le roi est un chef de famille. La reine tient le ménage de la royauté. Autorité de la famille royale. Les grands officiers serviteurs personnels du monarque. La maison du roi. Les ressources de la couronne. Le roi justicier. La hiérarchie féodale dont la royauté est le couronnement. La monarchie de caractère ecclésiastique. La famille. C'est dans cette anarchie que s'accomplira le travail de reconstruction sociale, par la seule force organisée qui fût demeurée intacte, sous le seul abri que rien ne peut renverser, car il a ses fondements dans le cœur humain : la famille. Au milieu de la tourmente la famille résiste, se fortifie ; elle prend plus de cohésion. Obligée de suffire par elle-même à ses besoins, elle se crée les organes qui lui sont nécessaires pour le travail agricole et mécanique, pour la défense à main armée. L'État, n'existe plus, la famille en prend la place. La vie sociale se resserre autour du foyer ; aux limites de la maison et du finage, se borne la vie commune, elle se borne aux murs de la maison et à son pourpris. Petite société, voisine, mais isolée de petites sociétés semblables qui sont constituées sur le même modèle. L'aspect du pays de France est redevenu d'une sauvagerie primitive. Sur les terres en friche se sont étendues des forêts vierges. Espaces incultes, mais où, de place en place, sur les hauteurs de préférence, on peut découvrir d'humbles groupes d'habitations, dont chacun constitue le domaine de ce petit Etat, la famille, où les germes de la vie sociale se sont conservés. La famille vit dans son domaine clos d'une enceinte de palissades elle-même protégée par des fossés. La palissade est nommée le hériçon ; elle est formée de pieux effilés, plantés en terre, obliquement, la pointe agressive noircie au feu. Au milieu de l'enceinte, une motte faite de la terre prise aux fossés, sur laquelle s'élève une construction en bois, une tour, le futur donjon. C'est. la résidence du maître. Dans l'enceinte vit la famille comprenant parents, compagnons et serviteurs, elle y vit avec son bétail, les armes mêlées aux instruments de labour. Elle y possède des logements, des écuries, des hangars, des celliers et des granges. Nombre de ces tours de bois subsisteront au XIIIe siècle. De l'une d'elles, le moine Aimoin, de Fleury-sur-Loire, donnera la description. Elle se dressait à la Cour-Marigny non loin de Montargis : La demeure de Séguin était une tour en bois... Dans l'étage supérieur Séguin vivait avec sa famille ; il y conversait, prenait ses repas et couchait la nuit. Dans la partie inférieure, un cellier, où était gardé ce qui était nécessaire à la vie journalière. Le parquet de l'étage, fait de longues planches taillées à la doloire, portait sur des arceaux. Au haut de la tour, une guette, ce qui veut dire un veilleur, scrute l'horizon. Vers le sommet, la tour est entourée d'un chemin de ronde. Aucune ouverture n'y est pratiquée depuis le sol jusqu'au premier étage, percé de la porte d'entrée, où l'on accède par un escalier de bois qui peut être démoli rapidement. La tour sur sa motte, qui domine l'enceinte extérieure bordée d'un fossé, est elle-même immédiatement entourée d'une enceinte protégée d'un autre fossé sur lequel a été jeté un pont-levis, lui aussi facile à détruire. Enfin, à l'intérieur de la grande enceinte, une place circulaire, dessinée par une rangée de pierres brutes, est réservée aux assemblées qui se tiennent sous la direction du chef de famille. Aux abords de cet ensemble de constructions, on observe des remblais de terre, en manière de tumuli ; ce sont les tombeaux des devanciers, des parents décédés. Ils sont disposés de façon à pouvoir servir de première ligne de défense. Ces constructions sont tout en bois, à l'exception de la motte proprement dite, des remblais et des tumuli faits de terre amoncelée. Bien des années plus tard, l'historien de Guillaume le Maréchal parlera d'une de ces mottes primitives qui subsistait entre Anet et Sorel (1180) : une vieille motte abandonnée, Qui assez ert [était] de povre ator [façon], De hélicon ert dose entor... (v. 3935) Elle était enclose d'une douve profonde. Et jusqu'à nos jours, dans la Gironde, au lieu dit la Tusque — Sainte-Eulalie d'Ambarès —, ont subsisté des restes de ces constructions, modeste origine des châteaux du moyen âge. Les mottes se multiplièrent en France dans la seconde moitié du Xe siècle. Dès le début du XIe, on trouve mention de constructions défensives faites en pierre, établies sur des hauteurs d'un accès difficile, protégées par des ravins ou par des marais ; néanmoins les donjons de bois, construits au Xe siècle, subsisteront en grand nombre au siècle suivant. Ils seront réparés, entretenus, si bien qu'on en trouvera au temps de Philippe Auguste. Bien furent garni-es les marches, Dès Bonsmolins de si qu'à Arches N'out [il n'y eut], ne de pierre ne de fust [bois], Chastel qui bien garniz ne fust. (Guillaume
le Maréchal, v. 811) Là vit la famille, sous la direction de son chef naturel. Au début de notre histoire le chef de famille rappelle le pater familias antique. Il commande au groupe qui se presse autour de lui et porte son nom, il organise la défense commune, répartit le travail selon les capacités et les besoins de chacun. Il règne, le mot est dans les textes, en maitre absolu. Il est appelé sire. Sa femme, la mère de famille, est appelée dame, domina. A l'intérieur de chacune des résidences fortifiées que nous venons de décrire, est produit tout ce qui est nécessaire à la subsistance des habitants. Ceux-ci emploient sur place les objets qui y sont fabriqués. Il n'y a plus d'échanges ; et quand ils reprendront, ils se feront d'abord entre voisins, immédiatement, d'une motte à la motte prochaine. La vie au reste est simple : c'est l'existence agricole, immobile. L'homme peine, aime, travaille et meurt à l'endroit où il est né. Le chef de famille est à la fois homme d'armes et agriculteur, comme les héros d'Homère. Les terres qu'il cultive sont groupées autour de sa demeure. Pour reprendre l'expression des économistes, elles y sont agglomérées. La famille, sous la direction de son chef, est habile à construire sa demeure, à fabriquer des crocs et des charrues. Dans la cour intérieure rougeoient les feux de la forge où les armes se façonnent sur l'enclume sonore. Les femmes tissent et teignent les étoffes. La famille est devenue pour l'homme une patrie — les textes du temps la nomment patria. — Et chacun l'aime d'un amour d'autant plus vif qu'il l'a tout entière auprès de lui. Il la voit vivre : il en sent immédiatement la force et la beauté, et la douceur aussi. Elle lui est une solide et chère armure, une protection nécessaire. Sans la famille, dont il est un des éléments, il ne pourrait subsister. Ainsi se sont formés les sentiments de solidarité qui uniront les uns aux autres les membres de la famille. La prospérité de l'un d'eux fera celle de ses parents, l'honneur de l'un sera l'honneur de l'autre, et, conséquemment, la honte de l'un rejaillira sur tous les membres du lignage. Ces sentiments se fortifieront, se développeront, prendront une puissance de plus en plus grande, à mesure que la famille elle-même prendra un plus grand développement, à mesure que l'œuvre accomplie grâce à elle, par elle, apparaîtra avec plus d'éclat ; quand la maison aura été construite et que le lignage se sera étendu. Car la famille ainsi constituée ne restera pas réduite au père, à la mère, aux enfants, aux serviteurs. Déjà elle s'est agrandie. L'esprit de solidarité, qui en unit les différents membres, renforcé par les nécessités du temps, en tient fixées au tronc les diverses branches. Les cadets et leurs rejetons demeurent groupés autour de l'aîné et continuent à recevoir de lui une direction commune. Cette famille élargie, qui comprend les cadets et leurs enfants, les cousins, les serviteurs et les artisans attachés à la maison, prend le nom de mesnie — mesnie, du latin mansionata, maison. — Ce groupe social, issu de la famille et qui en conserve les caractères, cette famille majeure, va jouer un très grand rôle dans la première période de notre histoire nationale. La mesnie comprend la famille, les parents réunis autour du chef de la branche principale, les serviteurs, tous ceux qui vivent autour, pour et par la maison. A la tête de la mesnie, le seigneur revêtu d'un caractère patronal, paternel, comme l'autorité qu'il exerce. Un vieux dicton disait : tel seigneur, telle mesnie, comme nous disons : tel père, tel fils. La mesnie comprend les proches et les alliés les plus fidèles. Ils sont nourris, élevés, instruits aux travaux du labour et au métier des armes, avec les neveux, les descendants, les autres parents. L'esprit qui régit la mesnie, reste strictement familial. En plusieurs provinces de France, notamment en Bourgogne, aux XIe et XIIe siècles encore, le mot mesnie désigne une maison et en prenant ce mot dans son sens concret. On donne en fief certains droits sur quelques mesnies d'un village. Au long aller, par l'extension de la famille et par les liens d'une parenté fictive qui y rattachent nombre d'étrangers, la mesnie arrive à compter un groupe d'hommes très important. La mesnie privée, celle qui dépend immédiatement du seigneur, sera devenue au XIIe siècle si nombreuse que les forces en suffiront à une expédition militaire, quand il ne s'agira pas d'une grande guerre. On verra dans les luttes féodales, une mesnie défendre ou prendre une ville. Lambert d'Ardres parlera au XIIe siècle des multitudes infinies qui composent les grandes mesnies seigneuriales. Le frère du prévôt de Bruges, au dire de Galbert, commandait à une mesnie de 3.000 amis et parents. La mesnie a les yeux fixés sur son chef, son seigneur. Elle l'assiste de ses conseils, elle l'entoure en cas de détresse ; les hommes valides le suivent dans ses expéditions. Réunis autour de leur seigneur, ceux qui composent la mesnie doivent s'-aimer les uns les autres comme les membres d'une famille, au point que cette affection réciproque, profonde et dévouée, qui unit les compagnons de la mesnie, en fait le caractère essentiel. Les membres d'une mesnie doivent avoir pour leur seigneur l'affection qu'on a pour le chef de famille et lui-même les doit aimer, protéger, mener en douceur. Dans Raoul de Cambrai le comte d'Artois voit ses hommes couchés parmi le sablon. Les ennemis les ont tués de leurs épieux carrés. Sa mesnie est là morte, sanglante : de sa main droite il la bénit ; sur elle il s'attendrit et pleure ; les larmes lui coulent jusqu'à la ceinture. La famille, agrandie el, organisée en mesnie, a ses artisans et ses laboureurs et qui en sont quand et quand les soldats sous la conduite du chef ; elle possède une organisation morale sous la direction encore du chef de famille. Les membres de cette famille élargie sont unis en une manière de corporation ; ils se prêtent assistance mutuelle ; ils ont leur tribunal, qui est le tribunal du seigneur, c'est-à-dire du chef de famille ; ils ont leurs coutumes, leurs mœurs, leurs traditions ; ils ont leur enseigne, c'est-à-dire leur cri ; ils ont leur gonfanon dont le fer est doré ; ils se couvrent d'un même nom, le nom du seigneur, du chef de famille : ils forment la mesnie un tel. La famille, en se continuant à travers les générations, affirmera ses traditions, les qualités dont elle sera fière, qualités d'héroïsme et d'honneur. Plusieurs générations se sont succédé depuis cette brutale époque où la famille était pour chacun l'abri nécessaire et, pour la famille encore, chacun veut travailler, combattre et mourir. Cellule vivante d'où la France est sortie. SOURCES. Aimoin, Miracula S. Benedicti, éd.
Mabillon, AA. SS. ord. S. Ben. IV', 356-390. — La Chançun de
Guillelme, éd. Herm. Suchier, Biblioth. normannica, 1911. — Robert
de Blois, Sämmtliche Werke, Berlin, 1889-1895, 3 vol. — L'hist. de
Guillaume le Maréchal, ed. P. Meyer, 1891-1901, 3 vol. —
Montaiglon-Raynaud, Recueil des fabliaux, 1872-1890, 6 vol. TRAVAUX DES HISTORIENS. Jaco. Flach, Les Origines de l'anc. France, 1886-1917, 4 vol. — Karl Bücher, die Entstehung der Volkswirtschaft, éd. 1898. — Viollet-le-Duc, Diction. de l'Architecture, 1854-1868, 10 vol. in-8°, et Diction. du mobilier, 1868-1875, 6 vol. Le fief. De la Grèce antique, au début de son époque féodale, MM. Alfred et Maurice Croiset ont tracé le tableau suivant : Les populations cherchaient leur subsistance dans le travail dur et obstiné de la terre ; ni industrie active, ni grand commerce : une vie rude, pauvre, asservie et inquiète ; la guerre fréquente et, par conséquent, les incursions et les pillages : tout le monde avait les armes à la main. Au lieu de villes ouvertes, des enceintes fortifiées, bâties en pierres énormes sur des collines ; et là des chefs de guerre qui défendaient l'homme des champs et lui donnaient asile derrière leurs remparts en cas de danger. Et tel aussi est le tableau que nous offre la France à la fin du Xe siècle : Ce fut le temps, écrit Benjamin Guérard, où chacun, afin de pourvoir à sa sécurité, se cantonna et se retrancha du mieux qu'il put. Les lieux escarpés furent habités ; les hauteurs se couronnèrent de tours et de forts ; les murs des habitations furent garnis de tourelles, hérissés de créneaux, percés de meurtrières. On creusa des fossés, on suspendit des ponts-levis ; les passages des rivières et les défilés furent gardés et défendus, les chemins furent barrés et les communications interceptées... A la fin du Xe siècle, chacun avait définitivement pris sa place ; la France était couverte de fortifications et de repaires féodaux ; partout la société faisait le guet et se tenait en embuscade. En ces repaires, vivaient des hommes rudes et belliqueux qui pratiquaient les armes et le travail des champs. Guillaume de Ponthieu, issu du sang des rois de France, avait quatre fils. Le premier n'aimait que les armes ; le second ne se plaisait qu'à la chasse ; le troisième s'adonnait aux travaux rustiques, heureux de serrer le froment dans ses granges, aussi son père lui attribua-t-il en fief le comté de Saint-Paul ; quant au cadet, il se consacrait à l'élève du bétail : son père lui destinait un territoire accidenté, hérissé de halliers, de boqueteaux et de haies vives, avec des pâquis et des marais (Lambert d'Ardres). Hariulf décrit la contrée ainsi ordonnée et c'est précisément le Ponthieu : Le pays est arrosé par des rivières et des sources d'eau vive ; il est planté de bois, il offre aux troupeaux des pâturages et produit du blé. Les hommes en sont belliqueux. On n'y trouve point de villes, mais des châteaux forts. Tableau du pays de France au début de l'ère féodale. La famille est devenue la mesnie ; et la mesnie, en se développant, devient le fief. Car un forain pouvait entrer dans la mesnie du seigneur par adoption. Être adopté c'est, suivant l'expression de l'Epitomé de Saint-Gall, ad alium patrem se commendare, se mettre sous l'autorité d'un autre père. Germe de la féodalité. Le fief apparaît au XIe siècle comme une famille agrandie dont le suzerain est le père ; aussi bien, pour désigner l'ensemble des personnes réunies sous le gouvernement d'un chef féodal, les contemporains se servent du mot familia. Le baron — ce mot veut dire maître — placé à la tête du fief, est un chef de famille. Celle-ci comprend l'ensemble de ses fidèles, ses sujets, et il convient de reprendre cette expression. Le baron appelle ses sujets sa parenté : Od [avec] vos irai et mes grans parentés : A vingt milliers seromes ben nonbrés... (Ogier
le Danois, V. 4932.) Famille dont les membres sont solidaires les uns des autres, comme ceux d'une male famille, qu'il s'agisse du bien ou du mal. A vous sera la faute, dira un vassal à son seigneur, à moi est le dommage : et vous en aurez une part, car le dommage va à celui qui tient la seigneurie ; aussi m'en devez-vous garantir ». Le seigneur doit à ses vassaux protection, assistance, subsistance. En sa terre de Guines, dit Lambert d'Ardres, le comte Arnoul faisait venir auprès de lui ses sujets et leur faisait du bien ; il les recevait dans sa demeure, dans sa famille : il s'occupait d'eux et les mariait sur ses terres. Le vassal vient-il à mourir, le seigneur prend soin de sa veuve ; si elle est jeune, il s'occupe de la remarier ; il prend soin de ses enfants. Pour l'annaliste qui écrit la Chronique des comtes d'Anjou, Geoffroi à la grise tunique est le modèle des barons (Xe et XIe siècle) : Il était habile à la guerre où son bras témoignait de sa valeur ; altier et calme, il laissait fleurir en lui la clémence ; il aimait à faire largesse ; ennemi de ses ennemis, il patronait — patrocinabatur — virilement les siens : qualité des barons. Ainsi le seigneur est le patron de ses sujets ; le mot aussi est du temps. L'homme isolé est perdu dans la tempête Gent senz seignur sunt malernent bailli. [Gens sans seigneur sont mal lotis]. (Chanson
de Guillaume, v. 289.) En retour le vassal est lié à son suzerain par les sentiments et les devoirs du fils envers son père ; il doit le servir avec amour, le suivre à la guerre, prendre son avis dans les affaires importantes, obtenir son consentement quand il se marie ou quand il marie ses enfants ; il lui doit affection, aide, fidélité ; et ces sentiments — engendrés par cette parenté fictive que crée le lien féodal, mais inspirés par les liens et par les sentiments de la famille véritable, — sont si forts, qu'ils l'emportent sur les obligations de la parenté elle-même. Le vieux duc Aymon rencontre en Ardennes ses quatre fils qui sont en guerre contre son suzerain. Que va faire le vassal ? trahir son baron en favorisant la rébellion de ses enfants, ou meurtrir son cœur paternel en portant les armes contre eux ? Hélas ! s'écrie-t-il, pourquoi mes fils n'ont-ils pas pris la fuite, pourquoi m'ont-ils mis dans l'obligation de leur livrer bataille ? Et se mi fil [mes fils] i muerent, mult aurai tuer marri ! Le comte Hermenfroi le soutient dans sa résolution : Nus hom de vostre eage, qui le poil ait flori, Ne se doit parjurer, por fil ne por ami, Et qui son seignor boise [trahit], bien a Deu relenqui [renié]. Par mon chief, dist li dus [duc], je vos ai bien of [entendu], Jamais [mes fils] n'y aront trives [trêves], orendroit les desfi ! » (Les
Quatre fils Aymon, v. 2977.) Et le vieillard, d'un cœur meurtri, envoie des hérauts à ses enfants pour se déclarer leur adversaire. Ainsi le fief est la maison agrandie, et des milliers de fiefs se constituent par les amples régnés. En chacun d'eux le baron réunit sa famille propre, ses proches, les rejetons des branches cadettes, puis ceux qui sont venus se placer avec leurs biens sous sa protection. Les alleus, c'est-à-dire les terres libres, disparaissent. Elles sont sans seigneur, partant sans défense. Et comme ce travail de coordination et de subordination se fait sans direction calculée, sans impulsion uniforme, l'ordre social s'agence en une confusion apparente, mais avec la vie et la saine verdeur, le beau tumulte de la forêt. Le fief comprend ceux qui se sont attachés au seigneur en lui subordonnant leurs terres, et il comprend ceux que le seigneur s'est attachés par une concession de terres, ou bien encore par un don en argent, par une charge à sa Cour, ou par un autre bienfait, par un autre honneur, que le bénéficiaire relève de lui, en foi et hommage. Le nouveau vassal, en échange de la concession accordée par le seigneur, lui prête serinent de fidélité, en plaçant ses mains dans les siennes, après quoi le baron lui remet une poignée de terre, une branche d'arbre, une motte de gazon, symbole du fief concédé, champ, bois ou prairie, et, de ce moment, le vassal, saisi du bien que le suzerain lui a donné, devient son homme et lui doit son dévouement comme le seigneur lui doit sa protection Sentiments qui vont faire de tous les habitants d'un fief, réunis sous l'autorité de leur suzerain, les membres d'une étroite patrie. Aussi bien le mot patria se trouve dans les documents pour désigner l'ensemble d'un fief, habitants et territoire, comme il s'y trouve pour désigner la famille et pour désigner la mesnie. Les serfs.A l'intérieur du fief, sous l'autorité du seigneur et de ses vassaux, vivent les serfs, les travailleurs ruraux attachés à la glèbe qu'ils cultivent durement. Le serf est le travailleur manuel fixé à la terre qu'il ne peut quitter. Il n'est pas homme de guerre et, sauf appel de son suzerain, il n'a pas le droit de porter des armes. On voit des serfs qui possèdent d'autres serfs travaillant sous leurs ordres. Car dans la servitude, il y a des degrés. Les serfs ne peuvent se marier sans le consentement de leur seigneur ; au reste il en allait de même des vassaux, et du seigneur lui-même qui ne pouvait se marier sans le consentement du roi : conséquence de l'organisation familiale qui a formé l'État tout entier. Le servage remplaça la servitude proprement dite lors de la dissolution de l'empire carolingien. On en trouve l'origine dans ce que les historiens ont appelé l'appropriation du sol, que pratiquèrent à leur profit les personnes de condition servile ; au fait, comme la pratiquèrent les personnes placées au degré supérieur de l'échelle sociale. On n'a pas assez remarqué que le servage constituait le degré inférieur de la vassalité. On peut l'assimiler à un fermage obligatoire. La condition des serfs, qui commençait à s'améliorer, était encore très dure sur cette fin du Xe siècle. En 998, un nommé Etienne fait une donation à l'abbaye de Cluny en expiation de la violence qu'il a commise en faisant couper le pied à l'un de ses serfs. Vers la même époque, l'Église prononçait la peine de l'excommunication contre toute personne qui aurait fait mettre à mort un serf. Mais n'oublions pas que si le servage nouait le dur lien par lequel l'homme était attaché à la terre, il offrait par là même en ces rudes époques de grands avantages à celui qui s'y trouvait soumis. Que si la terre tenait le serf, le serf tenait la terre ; que si le serf était condamné à peiner sur la glèbe, du moins sa vie y était-elle assurée, et c'était là pour lui, en ces temps de violente anarchie, une bénédiction. Le servage n'était pas l'esclavage. Les obligations étaient déterminées. Le seigneur n'ordonnait pas à son plaisir. En un texte du XIe siècle, nous voyons des serfs refuser de transporter de la marne parce qu'ils ne l'ont jamais fait. Le serf assurément travaillait pour son seigneur ; mais le seigneur lui accordait, comme à tous ses sujets, aide et protection. Le guetteur, qui veille au sommet de la tour de bois, a jeté un cri d'alarme ; à l'horizon des hordes barbares, ou les fourrageurs ennemis, ravagent la contrée. Le château s'ouvre au pauvre laboureur, à sa famille, à son bétail, à son butin. Dans les années de famine, le serf trouve assistance auprès de son seigneur, tandis que l'homme libre, de condition modeste, meurt de faim. Entre le seigneur et le serf se répètent en effet ces mêmes sentiments d'union, de dévouement, d'affection réciproque que nous avons signalés entre baron et vassaux. C'est la belle histoire d'Amis dans Amis et Amiles. Une lèpre hideuse ronge le jeune chevalier ; il en devient repoussant à voir. Sa femme le chasse ; à l'hôpital, nul n'ose l'approcher ; mais deux de ses serfs vont le suivre dans sa vie errante ; ils le soignent comme une mère son enfant ; ils iront jusqu'à mendier pour lui. Et d'autres histoires plus touchantes encore et qui font penser à celle du bon vassal Renier dans Jourdain de Blaye. Un traître, Fromont, assassine son seigneur, Girard de Blaye, et cherche à faire disparaître jusqu'au dernier membre de cette famille dont il a tué le chef. Il reste un enfant, fils unique, que Girard a confié aux soins d'un de ses hommes, nommé Renier, et de sa femme Erembourc. Fromont l'apprend et il somme ces braves gens de lui amener le fils de Girard, qu'il veut tuer également. Et Renier et sa femme livrent leur propre enfant, qu'ils font passer pour celui de leur seigneur. Le poète peint la douleur de la mère qui accomplit son poignant sacrifice : La mère se met en route pour livrer
son fils à ceux qui vont l'égorger. L'enfant sourit, car il ne sait nulle
félonie. Les beaux jours d'été vont revenir, pensait la mère, et je m'en
irai, là-haut, sur les murs. De là je verrai les enfants, les garçons de son
âge ; je les verrai jouer à l'écu, aux barres, à la quintaine, lutter
ensemble et se renverser : et mon cœur en pleurera. Les textes du xii siècle montrent plus d'une lois les paysans se levant eu niasse, d'un mouvement spontané, pour la délivrance de leur seigneur dont ils ont appris la captivité. Des serfs français du moyen âge on peut dire ce que le comte de Ségur écrira des serfs russes, au XVIIIe siècle : Certains d'être toujours nourris, logés, chauffés par le produit de leur travail ou par leurs seigneurs, et étant à l'abri de tous besoins, ils n'éprouvent jamais le tourment de la misère ou l'effroi d'y tomber. Ajoutez la sécurité, si précieuse en ces siècles barbares, pour le travailleur des champs. Le serf, il est vrai, ne possède rien par lui-même : ce qu'il possède fait retour à son seigneur après sa mort ; mais cette âpre loi est corrigée par l'organisation des maisons de village dont les serfs font partie. Mesnies semblables à celles dont il a été question. Les biens s'y transmettent de génération en génération, éveillant l'intérêt des travailleurs à une prospérité commune. Personnalité collective qui groupe les membres de la famille et se perpétue en ses générations successives. Le serf y trouve un stimulant au travail et à l'épargne. Il peut vendre, acheter, réaliser des bénéfices. Et l'on vit parmi les serfs des hommes opulents, des hommes influents, de riches hommes comme on disait alors. Les donjons.Aux membres de la grande famille le donjon procure la sécurité, il leur donne l'indépendance. De sa hauteur imposante, la tour massive protège les siens. Huon de Cambrai, Gautier et Rigaut, ne pouvant espérer d'emporter la forte ville de Lens, se contentèrent de ravager la campagne environnante... Ce fut le terme de la chevauchée, car les terres d'Enguerran étaient trop bien défendues — par le donjon qu'Enguerran de Coucy avait fait construire et que les Boches viennent de détruire criminellement — pour qu'ils songeassent à s'y aventurer (Garin le Loherain). Dès le milieu du XIe siècle, ou avait vu la motte, aux constructions en bois, prendre plus d'importance, les enceintes se surélever, les fossés se creuser plus profondément. Le fameux château du Puiset, décrit par Suger, a été construit au XIe siècle. Il offre la transition entre la motte du Xe siècle, faite de terre et de bois, et le château féodal, tout en pierres, du XIIe siècle. Le château du Puiset comprenait une double enceinte comme les mottes dont la silhouette a été dessinée plus haut. Une première enceinte est constituée par un fossé et une palissade ; mais la seconde, l'enceinte intérieure, est déjà formée par un mur de pierre. Au centre, la motte châtelaine, sur une butte factice, la tour encore en bois. Le château du seigneur féodal se compose donc essentiellement du donjon, c'est-à-dire d'une haute tour, — carrée aux XIe et XIIe siècles, ronde dans les siècles suivants — entourée d'une vaste enceinte, palissade ou muraille, bordée d'un fossé. Le donjon était généralement construit sur le point le plus élevé de la terre seigneuriale, parfois cependant à un endroit jugé faible au point de vue de la défense, afin de le renforcer. Au XIe siècle, le donjon sert encore de résidence au baron et à sa famille la plus proche ; au XIIe siècle, il sera réservé à une destination exclusivement militaire ; alors, tout auprès, dans la même enceinte, on construira, pour servir de demeure à la famille seigneuriale, le palais. Nous venons de dire que le donjon s'élève généralement sur une éminence. Une vaste enceinte suit la déclivité de la colline ; elle se trouve donc en contre-bas, on la nomme basse-cour. Là sera creusé un puits et seront aménagés une chapelle et des logis d'habitation pour les compagnons et pour les serviteurs du baron. Une seconde cour, attenante à la première — car bientôt ce ne sera plus une cour concentrique — est également entourée d'une enceinte : elle renferme d'autres logis, où logent les artisans attachés au château, et des abris pour les retrahants du domaine, pour leur bétail et leurs biens, c'est-à-dire pour les habitants du fief qui, en cas de danger, viennent se réfugier avec ce qu'ils possèdent, à l'abri de la ferté. De Senlis à Orliens peüst-on estre ales [allé] Et d'illuec à Paris arrière retornés Et de Loon à Rains, par toutes les cités, N'i trovissiés nul homme qui de mère fust nés Qui ne soit en chastel ou en tor [tour] enserés. (Les
Quatre fils Aymon, v. 3221) Jusqu'au XIIe siècle, seuls le donjon et l'enceinte intérieure seront en pierre — et le donjon ne le sera pas toujours, comme nous venons de le voir par le château du Puiset ; — les autres constructions sont encore en bois, séparées les unes des autres, ce qui donne à l'ensemble l'aspect d'un campement plutôt que celui d'une résidence fixe. L'enceinte extérieure, entourée d'un fossé, se compose généralement encore de palissades : il arrive qu'elle soit bâtie en pierres sèches. Parfois, en dehors de l'enceinte extérieure, — mais compris le plus souvent dans l'enceinte même et protégés par ses palis, — la vigne, le verger, le courtil du château, un jardin d'agrément, voire un petit bois ; le seigneur, la châtelaine et leurs hôtes y trouvent de verts ombrages où chantent les oiseaux. Enfin, à l'extérieur des murs s'étendent les terres arables, gaignables, des prés, des vignes, des bois, des saulsaies et des oseraies, des étangs où s'ébattent les carpes mordorées, les tanches fugitives, domaine privé du seigneur. Là palpite l'âme de la petite patrie que l'esprit féodal a formée autour du baron. On vit tels de ces castels défendus par un seul homme d'armes et qui suffit à sa tâche, car il a sous ses ordres les retrahants des environs, les habitants de sa patrie, ses fidèles, vassaux et serfs, qui se refugient avec famille, bétail et biens entre les murs du castel que le seigneur a construit avec leur concours. Jusk'à cinquante liues poès [pouvez] aler errant, Ja troveroit home, borgois ne païsant, Fors cens qui ès chatiaus se vont eschergaitant [se sont mis aux aguets]. (Les
Quatre fils Aymon, V. 3485.) Le paysan se sent à l'abri, il se sait protégé ; il peut travailler sans crainte de voir paraitre à l'improviste une bande de pillards qui lui enlèveront bétail et butin, et l'emmèneront captif avec les siens, le faisant avancer à coups de pied, une fourche au col. Grâce à ce brave, au baron féodal, le vilain laboure, sème, espère en sa récolte. En ce temps-là, dit l'auteur de la Chronique d'Espagne, les barons, afin d'être prêts à toute heure, tenaient leurs chevaux dans la salle où ils couchaient avec leurs femmes. Insensiblement, entre le chef militaire, de fer vêtu en son donjon de pierre, et ses colons de la campagne ouverte, la nécessité affermit, en le rendant coutumier, le contrat mutuel. Les sujets travaillent pour le baron, cultivent sa terre, font ses charrois, paient des redevances, tant par maison, tant par tête de bétail, tant pour hériter ou vendre, car il faut qu'il vive avec sa famille et nourisse ses soldats. Le Play a comparé le château féodal ainsi organisé à un atelier militaire, dont le travail consiste dans la protection du travail agricole, industriel et commercial qui ne peut s'accomplir que grâce à lui. Le baron est heureux de la prospérité de ses fidèles, et ceux-ci prennent part aux joies de leur seigneur. Aubri épouse Guibourc. Le jour des noces, son château s'emplit de sa nombreuse parenté : Mes quand il voit son grant pales [palais] empli Et li banc sont de cavalier vesti [garnis]... Et on viele haut et cler et seri [joyeusement], Quant sa gent sont de joi-e resplani. [Quand ses vassaux et sujets s'épanouissent de joie]. Adonc li semble qu'il a le cors gari... [Alors il lui semble que lui-même se porte bien]. (Auberi.) Garin et son fils Girbert arrivent en leur fief de Gorze lès Saint-Mihiel : Grands et petits étaient venus à leur rencontre... Il faisait beau voir la foule des gars et des pucelles riant et menant leurs danses au son des musettes et des violes (Garin le Loherain). Et c'est ainsi qu'il est possible de suivre les transformations successives qui, en développant les affections familiales, devenues usages et coutumes, et en les transportant dans l'organisation sociale, ont formé la féodalité. Creusez un puits dans le désert, où fluera l'eau bienfaisante, et vous verrez, tout autour, la terre verdir, se couvrir de palmiers, d'aloès et de cactus, se former un oasis. De même, au XIe siècle, l'homme assez entreprenant pour faire élever une motte clans un pays ravagé, assez puissant pour y faire construire un donjon avec son enceinte fortifiée et pour le munir d'hommes d'armes, ne tardait pas à voir se multiplier dans la contrée voisine une population active, se développer le travail, se grouper des villages, se bâtir des moutiers. Et les contrées au contraire, où ne veillaient pas des seigneurs puissants et obéis, ne tardaient pas à retomber dans une affreuse anarchie. La hiérarchie féodale.La plupart des fiefs se formèrent ainsi en France, au début de l'ère féodale, spontanément, par le groupement des habitants du pays, ramassés dans la tourmente sous la protection d'un homme puissant par son courage, par sa famille, par des propriétés qu'il était a même de défendre, par des alliances qu'il savait faire valoir. La hiérarchie de protection et de dévouement réciproques, établie entre le seigneur et ses hommes, va se continuer entre le seigneur, qui régit un fief de quelque importance, et un baron plus puissant. lequel groupera sous son autorité, par des liens semblables, non seulement ses vassaux et ses serfs immédiats, mais d'autres seigneurs qui, tout en conservant leur autorité intacte sur leurs sujets, deviendront eux-mêmes les hommes de ce suzerain supérieur. Et ce baron supérieur se rattachera à son tour, par des liens identiques, à un seigneur plus important encore. Superposition de fiefs, — qui fait penser aux étagements de clochetons, pinacles, niches et voussures des églises médiévales, — et dont chacun, quelles qu'en soient l'importance, la puissance, la population, est pareil aux autres en son agencement, jusqu'au fief suprême, clé de voûte de l'édifice, où commande le suzerain de tous les suzerains français, — jusqu'au roi, en son donjon du Louvre, que fera construire Philippe Auguste, et dont mouvront tous les donjons de France. SOURCES. Capitulaires carolingiens, éd. Pertz. LL,
t. I. — Chron. de St-Riquier, par Hariulf, éd. Lot, 1894. — Chroniques
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— Suger, Vita Ludovici regis, éd. Molinier, 1837. — Lamberti
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1855. La Chanson de
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Loherain, trd. P. Paris, s. d. (1862). — Ogier le Danois, éd.
Barrois. 1542. — Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, 1832 — La
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1854, 2 vol. — Vict. Mortel, Textes relatifs à l'hist. de l'architecture
(XIe-XIIe s.), 1911. TRAVAUX DES HISTORIENS. Alfred et Maur.
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système féodal, 1890. — Jacq. Flach, Les origines de l'anc. France,
1886-1917, 4 vol. — Doniol, Serfs et vilains au M. A., 1900. —
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1889. — Guilhiermoz, Essai sur l'Origine de la noblesse en Fr., 1902.
— Viollet-le-Duc, éd. cit. La ville. Les châteaux.Le château fort, composé essentiellement d'une enceinte autour d'un donjon, renferme une société autonome et qui a son gouvernement, sa justice, ses coutumes, ses soldats, ses artisans, lesquels disposent de logis et d'ouvroirs. A l'abri des murs les ouvriers travaillent pour le seigneur, leur patron, et pour sa nombreuse parenté, c'est-à-dire pour les habitants du fief ; les paysans du territoire y viennent chercher refuge en cas de danger. Guillaume le Breton décrit le Château-Gaillard construit par Richard Cœur de Lion en une boucle de la Seine, d'où il domine les Andelys : Il fit arrondir la crête du rocher et la borda de résistantes murailles ; il la débarrassa des pierres dont elle était encombrée et, après avoir aplani l'intérieur de cette enceinte, il y fit bâtir nombre de petites habitations et des maisons capables de contenir beaucoup de monde, n'en réservant que le centre pour la construction du donjon. La beauté du lieu et la valeur de la forteresse répandirent la renommée de la roche Gaillard. Le Château, réputé imprenable, sera pris par Philippe Auguste. Il y trouva une grande rue, dit le Breton, remplie de nombreuses habitations... Le roi en distribua les maisons à de nouveaux citoyens. Ainsi les grands châteaux féodaux abritent une population assez nombreuse, population sédentaire et qui s'accroît incessamment des retraitants de la châtellenie. Autour de certains donjons une vaste enceinte et qui semble destinée à servir de campement à une armée. Cet espace se garnissait de cabanes, élevées d'une main hâtive, quand des troubles éclataient. Elles servaient d'abri aux sujets du plat pays, à leurs familles, à leur bétail, — et ces troubles duraient parfois des mois et des années. Et l'on imagine combien devenait alors actif le labeur des ateliers aménagés à l'intérieur des murs. Mais voici que, à partir du XIe siècle, grâce à l'organisation féodale, patronale, que nous venons de décrire, un ordre relatif s'est établi, quelque industrie s'est développée ; ou commence à pouvoir circuler d'une localité à l'autre, et l'on voit naître, pour le besoin des échanges — qui s'étaient faits primitivement d'un domaine au domaine voisin — un mouvement commercial. Et voici que des marchands viennent s'établir à leur tour dans l'en-teinte du château le château, le bourg — du mot germain burg, château fort — se peuple de bourgeois ; population qui ne tarde pas à déborder en dehors des murs d'enceinte et à construire les faubourgs, dont les habitants vont chercher également à s'entourer d'un mur de défense. Girard de Roussillon demeurait à Orivent, un château qu'il tenait du roi. Les bourgeois en sont riches et pourvus de chevaux, d'or et d'argent (Girart de Roussillon). Au moyen âge, qu'est-ce qu'une ville ? C'est un château qui a prospéré. Un fait important, et dont on n'a pas assez tenu compte, c'est que, dans les textes des premiers siècles de l'âge féodal, les mots ville et château sont synonymes. Ecoutez le fabliau de Courtebarbe : Dedenz la ville — Compiègne — entrèrent ; Si oïrent et escoutèrent C'on crioit parmi le chastel : Ci a bon vin fres et novel... (Fabliau
des trois aveugles.) Au XIIe siècle encore, Suger et Galbert de Bruges appelleront des villes comme Ypres et Bruges des châteaux. Pour Guillaume le Breton, Dijon est un château et Rouen pour l'historien de Guillaume le Maréchal ; tandis que pour l'auteur des Grandes Chroniques le château du Puiset est une ville. Nous venons de décrire le château féodal entouré d'une enceinte fortifiée, où les compagnons du seigneur, les artisans qui travaillent pour sa mesnie, ont pris logis, ainsi qu'une partie de ses laboureurs. Or, il arrive, à la suite de circonstances heureuses, et notamment par l'extension du fief, que le labeur des châtelains, des bourgeois, des artisans, prenne plus d'activité : la population s'accroit. Hariulf parle du pays de St-Riquier — Centule —, où ne s'élève aucune ville, mais où les châteaux sont riches et peuplés. Voici un emplacement géographique propice aux échanges, sur le croisement de routes passagères ou bien sur un cours d'eau ; les produits du sol sont favorables à l'industrie et une ville se développe à l'intérieur du château fort, du bourg, et dans les faubourgs dont elle ne tarde pas à faire éclater l'enceinte nouvelle devenue à son tour trop étroite. Aussi bien il n'existe, au XIe siècle, entre le donjon du seigneur et la ville des bourgeois aucune opposition. Ville et château sont unis. Voyez Coucy. Le haut donjon, entouré d'épaisses murailles et ceint d'un profond fossé, se trouve dans la cour spacieuse où est construit le palais. Celui-ci contient la demeure du sire de Coucy, de ses poursuivants ; écuyers et chevaliers, ses hommes liges. Le tout est entouré de vastes murailles flanquées de tours, lesquelles murailles, en se continuant, enveloppent la ville entière dont les maisons sont elles-mêmes construites à l'imitation du donjon. La ville va-t-elle être prise, les habitants se réfugieront dans le donjon avec des provisions ; et celui-ci pourra offrir une résistance si efficace, si puissante que, pendant le moyen âge tout entier, la guerre de Cent ans et la Ligue, il déliera toute attaque. Comme le château, la ville est caractérisée au XIe siècle par le fait qu'elle est entourée d'une enceinte fortifiée, enceinte qui se composera généralement, jusqu'au début du siècle suivant, d'une palissade en bois, bordée d'un fossé, pareille à celle des châteaux forts. Comme celle des châteaux proprement dits, l'enceinte des villes servait de refuge aux populations des alentours lors des incursions ennemies. Et si l'on veut bien considérer que, au XIe siècle, tous les gouvernements urbains sont des gouvernements seigneuriaux, on ne s'étonnera plus que les mots ville et château aient été synonymes : les villes étaient des châteaux. Au XVe siècle encore, la ville de St-Romain-le-Puy en Forez, présentera un exemple saisissant de la formation urbaine : une montagne isolée armée d'un triple étage de fortifications ; au sommet se dresse le château à donjon protégeant un couvent de bénédictins ; à mi-côte, la ceinture de pierre élevée pour la défense du bourg où vivent les bourgeois ; enfin dans le bas, une autre muraille concentrique à la précédente entoure la bassecour, refuge des campagnards. La seigneurie urbaine.L'enceinte, néanmoins, ne suffit pas à constituer la ville. On trouve de nombreux villages, défendus par un rempart dès le Xe siècle, et qui sont demeurés des villages. Une autre condition y est nécessaire ; nous venons de l'indiquer : il faut qu'une autorité suzeraine, féodale, s'y établisse. L'emplacement de la ville d'Ardres n'était au Xe siècle qu'une lande inculte d'où son nom Ardea. Un brasseur vint s'y fixer et son petit établissement prospéra, car les pâtres y venaient boire, et le dimanche, on les voyait au pas de la porte, jouer, courir les barres et se culbuter. Un village se forma. Arnoul, beau-fils d'Herred de Furnes, résolut d'y transférer sa résidence. Il y construisit, dit Lambert d'Ardres, une motte, un donjon, et l'entoura d'un rempart fossoyé. L'enceinte ne tarda pas à être agrandie, un marché y fut créé, une église y fut construite ; Arnoul y établit une justice, une autorité seigneuriale s'y était fixée : Ardres était une ville. C'est grâce à la protection du seigneur que la ville prospère, protection armée et qui coûte au baron un travail incessant. Il y expose sa vie et celle de ses hommes. Huon de Cambrai entend dans la ville — St-Quentin — les cris des bourgeois, les gémissements des dames et des pucelles, mal préparées à pareils jeux — les périls de la guerre — : Ne vous désolez pas, leur criait-il, vous n'avez rien à craindre tant que je serai en vie ; avant qu'on arrive à vous, il y aura bien du sang versé, et le mien jusqu'à la dernière goutte (Garin le Loherain). Le baron féodal assure la sécurité de ses bourgeois, il assure le transit de leurs marchandises sur ses terres, et telle est l'efficacité de sa protection qu'elle les suit en lointain pays. Quand les bourgeois et marchands
de Narbonne entendent que leur seigneur, le comte Aimeri, veut se séparer de
ses fils et les envoyer en terre étrangère, ils en éprouvent grande douleur. La nouvelle s'est répandue que
les six frères partiront. Les bourgeois s'assemblent, deux cents d'entre eux
montent dans la salle : Aimeri, Sire, dit le mieux emparlé, nous sommes des marchands qui courons les pays et les mers, transportant les riches étoffes, l'hermine, les destriers et les vins. Quand nous arrivons aux foires lointaines, on nous demande : Qui est votre avoué ? De quel seigneur vous réclamez-vous ? Nous répondons : Le comte Aimeri et ses fils. Et nul ne serait si hardi de nous faire offense. Or voici que vous voulez disperser vos fils. Sire, prenez plutôt nos vignes, nos terres, nos métairies ; prenez de nos richesses à votre désir, et distribuez-les entre vos enfants ; mais gardez ceux-ci auprès de vous pour nous défendre (Les Narbonnais). Le seigneur fait régner la paix dans les territoires de sa mouvance en y rendant la justice. Pour favoriser l'industrie de ses bourgeois, il fait construire des ponts, dessécher les marais, entretenir des routes, établir des hôtelleries : Et si fist bons pons faire et grant ostelerie (Élie
de Saint-Gilles.) Et dans le Roman de Brut. Il s'agit du seigneur de Belin : Bons pons fist faire, chemins haus, De piere, de sablon, de caus [chaux], Primes [d'abord] fist faire une caucie [chaussée]... Le seigneur construit des hôpitaux et des léproseries. Oilard de Wymille, note Lambert d'Ardres, apprit que, entre Guînes et Wissant, un lieu détourné, rempli de bois, était infecté de mauvais gars. Aux aguets dans les cavernes, ils fondaient sur les passants. Le lieu en était appelé Soutinguevelt, c'est-à-dire le champ des mauvais. Oilard de Wymille débarrassa Soutinguevelt des bandits qui l'infestaient et assura la sécurité du transit. Ce fut l'origine, dit Lambert d'Ardres, du péage établi aux environs de Guines. Ainsi les droits et redevances, les péages et ton lieux, les pressoirs et fours banaux, dont les profits revenaient au seigneur, représentaient la légitime rétribution de ses peines, de ses débours, de son labeur. Le baron a fondé un marché pour les échanges, il l'a établi sous les murs de son château, disposition qui subsistera quand les villes se seront développées, il en assure l'ordre et la police, il garantit, la sécurité des marchands : Uns sires [seigneur] qui tenait grant terre, Qui tant haoit [haïssait] mortel[le] guerre, Toles genz de malveise vie Que il leur fesoit Que tôt maintenant les pandoit, Nul raenson n'en prenoit, Fist crier.j [un] marchié novel. Uns povres merciers, sanz revel [joie], I vint atot [avec] son chevallet [petit cheval]. N'avoit besasse [besace] ne vallet ; Petite estoit sa mercerie.... Le brave homme attache son chevallet en un pré du fief seigneurial. La bête y broutera, car il n'a pas d'avoine à lui donner. Et le mercier abandonne sa monture à la garde du seigneur et, par surcroît, à la garde de Dieu. Or durant la nuit, par une louve, le chevallet fut dévoré. Le mercier s'en vient à la Cour du baron. J'avais mis ma bête sous votre sauvegarde et sous celle de Dieu. — Combien valait l'animal ? — Soixante sous. — En voici trente ; pour le reste, adressez-vous à Dieu. (Fabliau du pauvre mercier.) En 1172, Guinard, comte de Roussillon, lègue à Pierre Martin, marchand de Perpignan, 150 sous melgoriens, pour le dommage qu'un voleur lui a causé sûr ses terres. Comme les vassaux des campagnes, les bourgeois aiment leur seigneur sans lequel ils ne pourraient subsister. Le comte Richard de Montivilliers va partir pour la croisade et ses bourgeois qu'il a si bien gardés, dit Jean Renard, qu'ils sont tous riches maintenant, en conçoivent un violent chagrin. Ahi ! font-il, caitif, dolant, Que porrons-nos dès ore faire ? Ahi ! gentix quens [gentil comte] débonaire, Com' nos lairés hui [aujourd'hui] esgarés ! (L'Escoufle,
v. 188.) Et quelle joie au retour ! Druon, fils de Girard, entra à cheval dans le château — Roussillon —. Il trouva mille des habitants en rondes et en danses, trois mille sur le chemin... Quand ils entendirent parler de
leur seigneur — qui, après une longue absence, approchait du château —, il n'y eut cœur qui ne s'émût : — Quand le verrons-nous ? — Vienne
au-devant qui l'aime ! — Et vous, chanoines
et clercs de St-Sauveur, faites processions en son honneur ! vous,
chevaliers, venez avec nous ! (Girard
de Roussillon). Œuvres littéraires confirmées par les chroniques. Suger raconte comment le comte Eude- de Corbeil fut enlevé par son frère Hugue de Crécy et enfermé au château de la Ferté-Bernard : A cette nouvelle grand nombre des habitants de Corbeil, château — castellum — qu'une société de chevaliers de vieille noblesse enrichissait, vinrent se jeter aux pieds du roi. En versant des larmes, ils lui apprirent la captivité du comte et le supplièrent de le délivrer. Le roi leur donna bon espoir et leur douleur se calma. Les habitants.En parlant de la famille nous avons décrit la motte ; en parlant du fief nous avons décrit le donjon. Ce donjon, château primitif, se développera, s'il est permis de parler ainsi, dans le courant des XIIe et XIIIe siècles. Non seulement l'enceinte s'élargira, mais, dans l'intérieur de cette enceinte, les tours, les travaux de défense et les autres constructions seigneuriales se multiplieront ; au point que, selon la remarque de Viollet-le-Duc, les châteaux les plus importants ne tarderont pas à nous apparaître comme formés chacun d'un groupe de châteaux enfermés dans une enceinte commune, et qui pourront au besoin, ayant une existence indépendante l'un de l'autre, entrer en lutte ou se défendre l'un contre l'autre. Ce grand château, composé de plusieurs châteaux distincts, est habité, non seulement par des hommes d'armes, .mais par des laboureurs ; des artisans s'y sont établis, des forgerons, des menuisiers, des armuriers, des bourreliers, des tailleurs, qui travaillent pour le seigneur et pour sa nombreuse parenté ; on y entend grincer à leurs tringles de fer les enseignes parlantes des merciers, bouchers, ferronniers, des marchands de vin et de cervoise. Tel est un grand château à la fin du XIe siècle, et telle une ville à la même époque. Les bourgeois sont des vassaux qui rendent à leur seigneur les mêmes services que ses vassaux des champs. Ils sont également soumis aux coutumes féodales. Leur participation à la vie communale consiste à tenir leur rôle à la Cour du seigneur : ils sont de ses conseillers quand il rend la justice, participent aux assemblées qu'il convoque, leurs noms figurent en témoignage dans la finale des chartes munies de son sceau. Les principaux d'entre eux sont des hommes de guerre, des chevaliers. Sept-vingts chevaliers faisaient ordinairement séjour dans la ville de St-Quentin, lisons-nous dans Garin le Loherain, car en ce temps-là les chevaliers aimaient à demeurer dans les bonnes villes et dans les châteaux seigneuriaux, non, comme aujourd'hui, dans les bourgs, dans les fermes et les bois, pour y vivre avec les brebis. — Cette chanson de geste nous est parvenue en une rédaction du XIIe siècle. — Texte confirmé par les chroniques de Richer et de Guibert de Nogent. Ces chevaliers ont en ville des demeures fortifiées : Vers ce temps, écrit Gilbert de Mons, il y avait à Gand beaucoup d'hommes puissants par leur parenté et forts par leurs tours : ennemis les uns des autres, ils couraient souvent aux armes. Guillaume le Breton de son côté nous dit combien les habitants de Lille aimaient leurs maisons garnies de tours : turritas domos ! Jean de Marmoutiers parle en termes identiques des bourgeois de Tours : ils s'habillent de pourpre, de vair et de petit-gris, leurs maisons crénelées s'abritent sous des donjons massifs. Dans une ville du XIIe siècle nous apercevons donc plusieurs classes de citoyens : le seigneur et sa famille immédiate, une classe de nobles, généralement appelés les chevaliers, des bourgeois adonnés au négoce — chevaliers et bourgeois forment le patriciat ; — des artisans et des laboureurs ; enfin de véritables serfs nommés les questaux. Ces diverses classes ont existé partout, mais on les distingue avec plus de netteté dans les petites villes du Midi qui se sont maintenues dans leur état primitif jusqu'à l'époque de la rédaction des coutumes. Voici Meilhan-en-Bazadais. A la tête de la ville, un seigneur de Meilhan, qui a entouré le château et le bourg d'une enceinte. La ville comprend trois quartiers : 1° le château ; 2° la roche ; 3° le bourg ; — lesquels trois quartiers sont habités par des chevaliers francs de toute redevance ; deux de ces quartiers, la roche et le bourg, sont également habités par des bourgeois qui doivent des fermages au seigneur. Les chevaliers, qui forment la classe noble, sont appelés les gentils ; ils se groupent en parages — ce mot est à retenir —. Les bourgeois — borgues — et les gentils sont les seuls qui jouent un rôle public dans la ville. Au-dessous d'eux les habitants — cazats — : la charte est rédigée en provençal. Enfin, au degré inférieur, les hommes de caractère servile, les questaux. Les bourgeois pouvaient d'ailleurs avoir eux aussi des questaux, comme le seigneur et les chevaliers. Le seigneur équipe un chevalier pour faire, en lieu et place des bourgeois, le service de l'ost que réclame le comte de Poitiers. Les bourgeois, exempts du service de l'ost, sont entièrement à leurs affaires. Le seigneur, selon le rite féodal, doit protection aux habitants et les habitants doivent assistance au seigneur. Chevaliers et bourgeois se doivent aide réciproque contre tous forains. Le seigneur perçoit une maille bordelaise par saumon vendu à l'étal des bouchers, car à Meilhan les bouchers vendent du poisson ; il perçoit un denier bordelais par bœuf vendu et trois mailles par porc. Les biens des intestats décédés sans famille lui reviennent, ainsi qu'une part sur le produit des amendes. Tel est, dans ses traits essentiels, le type des constitutions urbaines aux premiers temps de l'époque féodale. Les lignages.Les villes avaient leurs mesnies, comme les campagnes, organisations familiales et féodales à la fois. Les grands bourgeois, les patriciens avaient leurs mesniers, que les textes assimilent aux vassaux des seigneurs. Les poésies du temps nous font entrevoir les chefs de ces mesnies urbaines vivant dans leurs vastes demeures closes et fortifiées. Ces mesnies urbaines comprennent la famille, les serviteurs, les artisans domestiques, la clientèle — des questaux, c'est-à-dire des serfs — en un mot la familia dont nous avons parlé. En la maison a un fèvre-mesnier — un ouvrier de sa mesnie —, lisons-nous dans Aubri le Bourgoing. La mesnie, en se développant dans les villes, y produisit ces groupes plus étendus qu'elle, les lignages ou parages des villes françaises, les vinaves liégeois, les geslachten flamands, les geschlechter des villes du Rhin. C'est à Metz que ces parages peuvent être étudiés le plus distinctement et jusqu'à une époque relativement rapprochée de nous. Les noms seuls, parages, lignages, geschlechter, suffiraient à indiquer le caractère familial de ces groupements urbains. Les parages se subdivisaient en branches, les branches en mesnies ou hostels. Le parage lui-même porte un nom de famille ; chacun de ces parages a une organisation à la fois familiale et militaire c'est-à-dire féodale ; chacun d'eux forme un groupe distinct et autonome dans la ville. Ils organisent des expéditions militaires, font des traités, chacun pour son propre compte, quelquefois avec l'étranger, contre l'un ou l'autre parage voisin et concitoyen. C'est, dans la ville, le groupement féodal. Et, comme dans l'organisation féodale proprement dite, le mouvement s'est fait par les classes inférieures. Les mesnies ou hostels ont formé les branches, les branches ont formé les parages et ceux-ci, sous l'autorité du suzerain, gouvernent la cité. Les fiefs urbains.La formation matérielle de la ville s'est faite à l'image de sa formation morale. La ville de Paris ne s'est pas développée, comme on serait tenté de le croire, par l'action progressive d'un noyau central grandissant, s'étendant de proche en proche ; ce sont, au contraire, un certain nombre de noyaux générateurs qui se sont développés, chacun de son côté, et ont grandi peu à peu, se rapprochant dans leur accroissement, et, avec le temps, se fondant les uns dans les autres. Contrairement à l'opinion répandue, la Cité n'a pas joué le rôle d'une grande tache d'huile qui aurait gagné les rives de la Seine et envahi le territoire, jusqu'à remplir l'enceinte actuelle des fortifications : c'est un nombre indéfini de petites cités placées, celle-ci sous l'autorité épiscopale, celle-là sous l'autorité royale, telles autres sous l'administration abbatiale, d'autres sous les règles d'un ordre militaire, mais le plus grand nombre sous la suzeraineté d'un simple seigneur, qui se sont constituées et développées isolément, cellules vivantes, grandissant par la puissance de leurs énergies internes, jusqu'au moment où, s'étant rapprochées les unes des autres, elles ont fait tomber leurs murailles à l'intérieur de l'enceinte commune. La ville de Paris s'est ainsi constituée par la juxtaposition d'un certain nombre de châteaux forts dont chacun avait un système de défense particulier, dont chacun était entouré de jardins, de bosquets, de prairies, d'espaces libres, dont chacun était enclos d'une enceinte fortifiée, c'est-à-dire de hautes murailles sans ouverture extérieure, elles-mêmes souvent bordées d'un fossé rempli d'eau, et dont chacun était la demeure d'un seigneur qui groupait sa mesnie, d'un patricien qui gouvernait sa clientèle, d'un pater familias qui vivait au milieu de sa familia. Paris offrait donc au XIIe siècle l'aspect que Moscou présentera encore au XVIIIe et que retrace le comte de Ségur : un vaste groupement de châteaux, dont chacun est environné de son village, défendu par son donjon, entouré de son enceinte particulière. A l'intérieur de chacune de ces enceintes on voyait bien des maisons de marchands et d'artisans, mais c'étaient des marchands et des artisans domestiques, ministeriales domus, employés au service de la familia seigneuriale, semblables aux fèvres-mesniers des châteaux féodaux dont nous avons parlé tout à l'heure. Ils fournissaient aux besoins de la parenté du seigneur, ils travaillaient et commerçaient sous le couvert de son patronat. Avec la prospérité commune, cette population crût et se multiplia dans l'intérieur de ces diverses seigneuries féodales. On vit alors les seigneurs bâtir dans leur clos, se resserrant eux-mêmes dans le centre de leur propriété, divisant en habitations les parties qui bordaient les voies publiques. Chacune de ces petites villes familiales jouissait de son autonomie avec son enceinte particulière dans l'enceinte commune. Songeons qu'au début du règne de Louis XIV, au cœur du XVIe siècle, plus de la moitié de Paris relevait de seigneurs particuliers — ils étaient encore au nombre de trente-quatre — dont chacun avait droit de justice sur son territoire, et qu'une de ces seigneuries urbaines, celle du Temple, conservera son indépendance jusqu'à la Révolution. Il en allait de même clans la ville de Tours. Une première ville s'était renfermée dans l'enceinte de l'ancien castrum romain ; auprès de laquelle se construisit une autre ville, la ville de l'abbaye St-Martin, Martinopole, bientôt appelée Châteauneuf, également entourée d'une enceinte et placée sous l'autorité d'un seigneur féodal distinct, en l'espèce, l'abbé du monastère. Une autre abbaye, St-Julien, se construit entre le castrum et Châteauneuf ; et voilà un troisième bourg, car St-Julien s'entoure de murailles. Trois villes, dans une ville ; en voici une quatrième : le bourg du comte, le bourg féodal. Un château est construit avec ses cours, ses tours, son donjon, et ne tarde pas à produire un nouveau groupe de population Et c'est ainsi une quatrième ville qui se développe et va vivre d'une existence indépendante sous la suzeraineté du comte de Tours. Quatre villes différentes mais juxtaposées, et qui sont entourées d'une enceinte commune. En voici une cinquième, puis une sixième, puis une septième, une huitième. Au XVIe siècle encore, on trouve que Tours est divisé en trente et un fiefs différents ; au XVIe siècle encore trente et un seigneurs justiciers se partageaient l'autorité judiciaire en la ville de Tours, c'est-à-dire que, dans l'origine, nous avons eu trente et un groupes féodaux, trente et un seigneurs féodaux, dont chacun avait son domaine, sa muraille, ses sujets, sa justice, et dont la réunion a formé la ville de Tours. Au long aller l'industrie des habitants a rempli de constructions les clos qui entouraient chacun de ces fiefs ; des maisons ont occupé les espaces libres qui se trouvaient autour des abbayes, autour des donjons, et les murs intérieurs sont tombés pour ne plus laisser à l'agglomération qu'un mur de défense extérieur : la ville de Tours était formée. Pour Amboise, un passage des vieilles chroniques d'Anjou nous permet de reconstituer ce travail de formation avec une précision saisissante : Il y avait alors — XIe siècle — à Amboise trois seigneurs — optimates — dont aucun ne se croyait inférieur à l'autre, et, en fait, ne l'était ; dont aucun ne devait service à l'autre, et dont chacun avait une maison fortifiée. Le premier était Sulpice Ier, seigneur d'Amboise, qui y avait fait construire une tour de pierres si élevée que, du sommet, on voyait jusqu'à Tours. — Ce donjon de pierre avait été bâti sur l'emplacement d'une tour de bois, un de ces donjons primitifs décrits plus haut. — Le deuxième de ces seigneurs était Foucois de Thorigné, qui avait sa demeure sur la Motte-Foucois ; le troisième était Ernoul, fils de Léon de Meung-sur-Loire, gardien du palais comtal nommé le Domicile, dont relevait la majeure partie du castrum d'Amboise. La même chronique des comtes d'Anjou parle encore d'un quatrième château fort, celui que le comte Geoffroi à la grise tunique donna à Landri de Châteaudun, et qui était situé dans la partie méridionale du quartier d'Amboise appelé Châteauneuf. La Chronique des comtes d'Anjou montre donc à l'intérieur d'une muraille commune, qui enclot le castrum — ville — d'Amboise, quatre seigneuries distinctes, indépendantes l'une de l'autre, dont chacune comprend un donjon et son territoire féodal — cum omnibus que jure turri appendebant... et plus loin : cum omnibus feodis pertinentibus —, dont chacune comprend une tête de fief et ses mouvances — domum munitissimam... cum multis feodis Ambaziaco donavit —, quatre seigneuries féodales dont la réunion, sous la suzeraineté du comte d'Anjou, forme la ville d'Amboise. Autour de chacun de ces donjons, des artisans se sont rassemblés et y travaillent à demeure pour les besoins de leurs barons respectifs. Ces quatre fiefs distincts, réunis en une même enceinte, y restent d'ailleurs étrangers l'un à l'autre au point qu'on les voit fréquemment en guerre l'un contre l'autre. Archembaud de Busançais et son frère Sulpice, dit le chroniqueur, résistaient à Landri de Châteaudun. De leurs maisons fortifiées et du Domicile du comte, ils attaquaient — infestabant — souvent Landri et les siens. Et plus loin, à propos des luttes de Sulpice seigneur d'Amboise, et de son frère Lisois contre Foucois de Thorigné, Boucharcl de Montrésor et le comte d'Anjou, Foulque le Réchin : Ils avaient fortifié leur donjon à Amboise en sorte que souvent, dans la ville même, il y avait des combats mortels. Voici le détail d'un de ces conflits dans la ville d'Amboise entre fiefs ennemis : Foulque le Réchin, avec son armée, occupa le Domicile — château du comte d'Anjou —. De là ses balistes et ses arbalètes faisaient pleuvoir des traits sur le donjon du seigneur d'Amboise ; mais le donjon répondait par des traits, des carreaux et des pierres énormes. Ceux du Domicile écrasaient leurs adversaires de pierres que lançaient les trébuchets. Autour des murs sonnaient trompes et buccines. Les constructions environnantes étaient livrées aux flammes. On ne cessa de répandre le feu que lorsque la ville fut consumée, y compris l'église Ste-Marie. Après quoi les béliers et les lourds chariots à roues furent poussés contre les murs, mais en vain ; après un siège de cinq semaines le comte d'Anjou se retira. Enfin un accord intervint, et, dit le chroniqueur, les habitants de la ville se réjouirent du retour de la paix. Arles, de même, a été formé par la réunion d'une dizaine de châteaux, ou seigneuries ou villes différentes. Nous disons château, seigneuries ou villes, parce que les expressions sont ici synonymes : 1° la cité, qui relevait de l'archevêque ; 2° le Vieux-Bourg, qui se divisait en trois fiefs différents, dont l'un mouvait du comte de Provence, l'autre de l'archevêque et le troisième de la famille Porcellet ; 3° le marché, qui avait pour suzerain supérieur l'archevêque, mais était lui-même divisé en deux seigneuries, dont l'une appartenait aux vicomtes de Marseille et l'autre aux viguiers d'Arles ; enfin le Bourg-Neuf, domaine du seigneur des Baux. Metz a été formé par la réunion de six villes différentes, les six fameux paraiges, dont les cinq premiers portent des noms de famille : le sixième, de formation postérieure, s'appelant le commun. En Bourgogne, on trouve des villes de mince importance divisées entre cinq, six ou sept seigneurs différents, ce qui montre qu'elles étaient formées par la réunion de cinq, six ou sept seigneuries différentes à l'intérieur d'une même palissade ou d'un même mur. L'administration urbaine.Quant à l'administration urbaine, lorsqu'elle apparut, elle se composa, soit de la Cour du Seigneur principal, des bons hommes qui siégeaient auprès de lui sur le dais de la salle, soit d'une assemblée comprenant ceux dont l'activité pouvait se trouver commune aux seigneuries diverses dont la ville était formée : à Paris, la compagnie des riantes, des bateliers qui amenaient aux habitants des fiefs parisiens ce qui était nécessaire à leur subsistance, ou qui exportaient les produits de leur industrie ; dans telle ville du Midi, le conseil communal était composé des ouvriers qui travaillaient à l'entretien des remparts extérieurs ; mais généralement, l'assemblée communale réunissait les chefs des familles patriciennes, des lignages et des parages, dont le groupement formait la cité. Et s'il est vrai que, par suite de l'action du temps, on ne retrouve plus toujours l'empreinte de ces divisions entre lesquelles les villes des XIe et XIIe siècles étaient partagées — et que la densité même des agglomérations a contribué à effacer — on découvre du moins la loi générale qui a présidé à la formation des villes en France : elles se sont formées féodalement, comme les fiefs eux-mêmes, par le développement des familles, et de cette formation nombre d'entre elles ont conservé des traces vivantes jusqu'à une époque avancée de leur histoire. SOURCES. Hariulf, Chron. de l'abbaye de St-Riquier,
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de la nat. franc., dir. par Hanotaux, t. III, s. d. (1921). Le roi. Nous avons vu comment la famille s'est organisée dans la tourmente du IXe siècle. Elle s'est développée et a produit la mesnie ; de la mesnie est sorti le fief. Le groupement des petits fiefs a produit les grands fiefs : au nord de la Loire, le comté de Flandre, le duché de Normandie, le comté de Bretagne — que Philippe le Bel érigera en duché —, le comté d'Anjou, le comté de Blois, le comté de Champagne, le duché de Bourgogne ; au sud de la Loire, le comté de Poitiers, le duché de Gascogne, le comté de Toulouse, le comté de Barcelone ; car, si le royaume de France était privé, au Xe siècle, sur la rive gauche de la Saône et du Rhône, d'une partie des territoires qui lui ont fait retour depuis, si Lyon et Besançon étaient en terre d'Empire, le comté de Flandre par contre, Ypres, Gand et Bruges, et le comté de Barcelone, s'y trouvaient compris. Nous avons dit l'impuissance du pouvoir royal au Xe siècle. La nation s'est organisée par ses propres forces. Dans la seconde moitié du Xe siècle, ce travail de réfection atteindra le sommet de l'édifice social. Tandis que les derniers Carolingiens trahissent, leur faiblesse durant les invasions, une famille nouvelle vient s'installer sur les bords de la Seine où elle fait éclater son énergie et son activité. Par ses traditions et par sa formation particulières, elle est en harmonie avec les conditions nouvelles de la société ; elle en est la vivante expression. Riche propriétaire des bords de la Loire, Robert le Fort y exerçait les fonctions de comte d'Anjou. Chargé par Charles le Chauve, avec le titre de duc des Francs, de défendre contre les invasions la région comprise entre le cours inférieur de la Seine et celui de la Loire, il fit connaître aux pirates sa valeur. Son fils, Eude, accrut la renommée du nom paternel, en défendant Paris en 885. Il y déploya un héroïsme si brillant que, la couronne de France s'étant trouvée vacante en 887, — à la mort de Charles le Gros, — Eude fut élu roi. L'élection était faite par l'assemblée des Grands, c'est-à-dire par les chefs des familles les plus puissantes du nord de la Loire. Eude mourut en 898, et l'on vit depuis cette date la couronne passer d'une famille à l'autre, des descendants de Charlemagne à ceux de Robert le Fort, au gré des barons. Charles le Simple, un Carolingien, régna de 898 à 922. Il confirma Robert, frère d'Eude, dans son titre de duc des Francs. Et Robert fut proclamé roi par l'assemblée des Grands, quand Charles le Simple fut déposé après avoir été vaincu par l'empereur allemand Henri l'Oiseleur (922). Loin de prendre sa disgrâce en patience, Charles le Simple attaqua son compétiteur et le tua aux environs de Soissons. Vaincu à son tour par Hugue le Grand ou le Blanc, fils de Robert, Charles s'enfuit en Allemagne. Rentré en France, il fut pris et enfermé dans la tour de Péronne, où il mourut en 929. Hugue le Blanc, qui aurait pu ceindre la couronne royale, avait préféré la donner, au duc de Bourgogne, son beau-frère. Ce dernier régna jusqu'en l'année 936, où la couronne revint une fois de plus aux Carolingiens, en la personne de Louis IV, fils. de Charles le Simple, que l'on nomma Louis d'Outremer, parce qu'on le ramena d'Angleterre pour en faire un roi. C'est encore Hugue le Blanc qui avait disposé de la couronne. Louis d'Outremer avait à peine quinze ans quand il fut sacré à Reims, le 19 juin 936. Il fera preuve d'énergie ; mais son autorité n'avait pas dans le pays les racines nécessaires. Il essaya de s'affranchir de la tutelle dont Hugue le Blanc l'accablait. Une lutte armée s'engagea entre le roi et son puissant vassal. Au cours d'une expédition en Normandie, Louis fut pris et livré à Hugue te Blanc qui le mit prisonnier à Rouen, sous la garde du comte de Chartres, Thibaud le Tricheur (945-946). Louis d'Outremer céda la ville de Laon à son terrible protecteur, moyennant quoi il recouvra la liberté. Recouvra-t-il le pouvoir ? Hugue ! disait-il, que de biens tu m'as enlevés ! Tu t'es emparé de la cité de Reims, tu m'as pris la cité de Laon, les deux seules villes où je trouvais accueil, mon unique rempart ! Mon père — Charles le Simple — captif et jeté dans les cachots fut délivré par la mort de malheurs semblables ; réduit aux mêmes extrémités, de la royauté ancestrale je n'ai que l'apparence ! En 951 Lothaire succéda cependant sans opposition à Louis d'Outremer son père. En 979, Lothaire associa à la couronne son fils Louis V. Hugue Capet, fils de Hugue le Grand (mort le 16 juin 950), était à son tour entré en conflit avec lui. Le roi et le duc, écrit Richer, déployaient l'un contre l'autre une telle animosité que, durant quelques années, l'Etat eut grandement à souffrir de leur conflit. Mais qu'advenait-il durant ces orages sur les cimes protectrices ? Les propriétés étaient usurpées, les malheureux étaient opprimés et les méchants accablaient les faibles sous de cruelles calamités. Alors, ajoute Richer, les plus sages des deux partis se réunirent pour se concerter. Louis V succéda à Lothaire en 986. Il fut couronné à Compiègne. II avait dix-huit ans. Pour favoriser la paix, il se résigna à s'abandonner entièrement à la direction de Hugue Capet ; mais à peine avait-il régné une année que Louis V mourait d'un accident de chasse entre Senlis et Compiègne (21 ou 22 mai 987). Il laissait un oncle, Charles de Lorraine, légitime représentant de la lignée carolingienne. Les chefs des grandes familles, réunis à Noyon par l'archevêque de Reims, Adalbéron, proclamèrent roi Hugue Capet, fils de Hugue le Grand (1er juin 987). Ce surnom de Capet déjà porté par Hugue le Grand, et qui allait donner sa désignation à la race tout entière, venait du manteau dont aimait à se vêtir le duc de France et dont le capuchon se rabattait sur la tête — capet, petite cape —. L'élection de lingue Capet fut due, sans aucun doute, à sa situation territoriale et à sa situation familiale qui faisaient de lui, parmi les barons du nord de la Loire, celui qui possédait au plus haut point les qualités qui caractérisaient chacun d'eux. Dès l'année 985, Gerbert, écolâtre de Reims, c'est-à-dire directeur de l'école de la cathédrale de Reims, le futur Silvestre II, n'écrivait-il pas à quelques seigneurs lorrains : Lothaire ne gouverne la France que de nom, le roi de fait est Hugue. Gerbert parait avoir été, en collaboration avec son archevêque Adalbéron, le principal agent de l'élection capétienne. Écoutons le discours par lequel Adalbéron, archevêque de Reims, avait appuyé la candidature du nouveau souverain dans l'assemblée des Grands, à Senlis, en mai 987 : Donnez-vous pour chef le duc — des Francs —, glorieux par ses actions, par sa famille et par ses hommes, le duc en qui vous trouverez un tuteur, non seulement des affaires publiques, mais de vos affaires privées. Vous aurez en lui un père — eum pro patre habebitis —. En cherchant refuge auprès de lui, qui n'a pas trouvé en lui un patronage — patrocinium — ? Quand il s'est vu privé de l'aide des siens, dé sa famille, qui n'est pas rentré grâce à lui en possession de ses biens ? En ces quelques lignes, Adalbéron trace le portrait du seigneur féodal tel que nous l'avons vu plus haut. Le 1er juin 987, l'assemblée des Grands réunie à Noyon proclama donc roi Hugue Capet. Par l'intermédiaire du baron féodal, le pouvoir royal est ainsi sorti de l'autorité paternelle. Le roi, dit Hugue de Fleury, est l'image du père. Et gardons-nous de ne voir ici qu'une filiation abstraite, une origine lointaine, qui se dessinerait par des formes extérieures, par des mots ou des formules : nous découvrons une origine directe, établie par des faits précis et concrets, et dont nous verrons les conséquences se poursuivre à travers les siècles de la manière la plus vivante. Le roi, Hugue Capet, gouverne directement son domaine immédiat, le domaine royal ; il exerce une autorité familiale sur les chefs des plus grands domaines, eux-mêmes suzerains d'autres vassaux, lesquels ont à leur tour d'autres vassaux sous leurs ordres. On a vu ce travail de formation s'accomplir progressivement de la base au sommet : il ne sera terminé que sous Philippe Auguste, dans la seconde moitié du XIIe siècle, où le roi parviendra enfin à faire reconnaître son autorité par les chefs de ce que l'on a nommé les grands fiefs. Au Xe siècle, la France est donc formée par le groupement hiérarchique d'une multitude de petits Etats, agrégat de principautés, de dimensions et d'importance variables, qui se joignent les unes aux autres et se superposent, depuis les milliers et milliers de familles qui font la base, chacune d'entre elles fortement constituée sous l'autorité de son chef naturel, jusqu'au sommet où se trouve le roi, lui-même chef de famille et exerçant sur ces autres chefs de famille, les seigneurs féodaux, une autorité patronale. Cette autorité, qui est surtout une autorité morale, forme le seul lien qui unisse ces mille et mille petits Etats les uns aux autres ; elle forme l'unité nationale. Les historiens ont souvent observé qu'il pourrait paraître surprenant que l'aristocratie féodale n'eût pas profité à Noyon de l'occasion, qui mettait entre ses mains les destinées de 1'Etat, pour se rendre souveraine en s'affranchissant de la royauté, qu'elle aurait déclarée abolie. L'existence du roi patronal, à la tête de l'édifice social tel que nous venons de le voir se construire, était une nécessité : l'autorité du roi formait la clé de voûte du monument. Elle lui était indispensable. A la nation morcelée en une infinité d'États divers, il fallait ce couronnement ; sans lui la nation serait retombée dans l'anarchie dont elle avait eu tant de peine à se dégager. Sous l'autorité patronale du roi, la France se gouverne comme une grande famille. La reine tient le ménage de la royauté. Le trésor de l'État est sous sa surveillance. En paraissant devant le roi, elle peut lui dire : Véchi la vostre amie et vostre trésorière. Le chambrier, qui s'appellerait de nos jours le ministre des Finances, est son subordonné, Robert II, successeur de Hugue Capet, se plaira à louer l'habileté de la reine Constance dans la gestion des deniers publics. Auprès du père et de la mère, le fils aîné. Dès l'enfance il paraît dans les chartes royales. L'accord de ces trois volontés, — celle du roi, celle de la reine et celle de leur fils — est maintes fois mentionné par les diplômes. A eux trois ils représentaient ce que nous appellerions la Couronne, jouissant de cette inviolabilité, de cette autorité suprême, que les hommes du temps attribuaient à la trinité capétienne. Au père — en fait, au roi — à la mère et au fils, vient se joindre, si elle vit encore, la reine-mère, la veuve du roi défunt ; la reine blanche comme on prendra l'habitude de l'appeler ; car, jusqu'à Catherine de Médicis, la veuve du Roi portera toute sa vie en couleur blanche le deuil du prince défunt. Sous le règne de son fils, elle continue de participer à l'exercice du pouvoir. Quoique Robert Il fût depuis longtemps majeur et roi associé quand Hugue Capet, son père, mourut, sa mère régna vraiment avec lui. Puis les frères : leurs droits, en ces premiers siècles de la monarchie capétienne, sont bien plus étendus que ceux qu'ils tireront plus tard des apanages. Durant les premiers temps du moyen âge, ce fut la famille royale qui administra le pays sous la direction de son chef. Quant au pouvoir exécutif, il se trouve naturellement entre les mains des domestiques attachés à la famille régnante. Ceux-ci se groupaient en six métiers — ministeria —, en six ministères : la cuisine, la paneterie, l'échansonnerie, la fruiterie, l'écurie et la chambre, où se répandront un monde de serviteurs dirigés par les grands officiers : le sénéchal, le panetier, le bouteiller, le connétable et le chambrier, serviteurs personnels du monarque. Le sénéchal ordonne la cuisine et y fait allumer le feu ; il range la table du prince. Sénéchal de la victuaille, le nommera au XIIe siècle Bertrand de Bar. Le sénéchal fait crier l'eau et sonner les buccines pour avertir les seigneurs du palais d'avoir à se préparer pour le repas et à se laver les mains. Le sénéchal est l'écuyer tranchant : il découpe là viande mise sur la table du prince. Le repas terminé, les escuelles fait torcher et laver, après quoi, il reçoit du cuisinier un morceau de viande, auquel le panetier et le bouteiller ajoutent deux pains et trois chopines de vin. Le sénéchal tient en ordre la maison du roi et son importance s'accroît à mesure que deviennent plus nombreux les nourris, ceux que le roi élève et admet dans son domestique. Il garde les clés des portes ; il règle l'hospitalité du palais, loge les nouveaux-venus. Le roi lui confie l'éducation de son fils. Les chansons de geste indiquent les différentes charges de la domesticité royale par lesquelles on parvenait à ce poste éminent, Girbert de Metz, introduit à la Cour par la reine, y remplit d'abord office de veneur ; puis il devient, fauconnier, enfin sénéchal aux gages de trois livres parisis par semaine. Le mot sénéchal, lui-même, marque ces fonctions ; expression d'origine germanique et qui désignait à l'origine un serviteur de famille, c'est-à-dire un domestique. Au reste, dans de nombreux textes français du moyen âge, sénéchal est exactement synonyme de domestique. Le sénéchal donne le mot de passe au guet qui veille à la sûreté du roi ; il a souveraine justice sur les délits ou crimes qui se commettent dans l'enceinte du palais. En temps de guerre, il veille à l'arrangement de la tente royale et il suit son maitre dans les expéditions où il porte son gonfanon. Métier, dit Bertrand de Bar, qui a seigneurie sur tous les autres. Sous l'autorité royale le sénéchal gouverne la France : Et bien doit France avoir en abandon, Senechaus est, s'en a le gonfanon. A la suite du sénéchal vient le connétable, comes stabuli, le comte de l'Ecurie. Il surveille l'écurie du roi, contrôle les fourrages, achète les chevaux : il tient la main à ce que les palefreniers — qui s'occupent des palefrois — nettoient les stalles ; aussi peut-il placer quatre de ses chevaux aux râteliers de son maître et prendre à la cuisine de la viande à son usage. Par le fait qu'il s'occupait de l'écurie du roi, le connétable devint, au long aller, chef de la cavalerie, et puis chef de l'armée. Le bouteiller commandait aux échansons, comme le connétable aux garçons d'écurie. Il présentait la coupe à leurs majestés et avait soin de leurs bouteilles Il distribuait du vin aux hôtes du palais et avait la garde de l'argenterie. Il administrait les vignobles de la couronne et en gérait les revenus. Il ne veillait pas seulement à fournir la cave du roi, mais à vendre les excédents des récoltes. Il établissait les pressoirs banaux et faisait rentrer les impôts de tonlieu, de pressurage, de forage, ce qui l'amena à juger les contestations auxquelles ces redevances donnaient lieu. Sur cette voie, il ne tarda pas à prendre part à l'administration du domaine et à la gestion du fisc ; ce qui l'amènera, dans la suite, à la présidence de la Chambre des Comptes. Le grand chambrier dirige le service des appartements privés ; il a l'intendance des meubles et des habillements du roi. Il introduit auprès du souverain les vassaux qui viennent lui prêter serment de foi et hommage, et butine à cette occasion le manteau qu'ils ont vêtu et qu'ils doivent quitter, par respect, au moment de paraître devant le prince. Dans la chambre se trouve ce que nous appellerions le coffre-fort. Et voilà le chambrier trésorier du royaume. Il commande aux valets, aux tailleurs et aux chambellans. Ces derniers ne sont à l'origine que de modestes serviteurs ; mais ils manient la comptabilité de l'hôtel, c'est-à-dire du Gouvernement. Ils font fonction d'argentiers. En cette double qualité de chef des valets de chambre et de ministre des Finances, le chambrier est placé, comme nous l'avons dit, sous les ordres de la reine. Le grand panetier a la haute main sur la paneterie ; il sert à table tandis que le sénéchal tranche la viande et que le bouteiller verse à boire ; il surveille la cuisson du pain. Il est responsable du linge de table et fait les nappes estuver et laver. Il a la visitation et juridiction sur le pain fait par les boulangers de Paris et des faubourgs. Vient enfin le grand chancelier. Son caractère diffère un peu de celui de ses collègues, parce que, pour domestique, son origine fut également religieuse. Les rois mérovingiens conservaient parmi leurs reliques la petite chape — capa — de saint Martin, le vêtement de dessous que le patron des Gaules portait le jour où il abandonna sa tunique à un pauvre. De là le nom de chapelle donné au lieu où étaient gardées les reliques des rois, et celui de chapelain dont furent désignés les clercs qui y étaient préposés. Aux reliques étaient jointes les archives. Lesdits chapelains enregistraient les serments prêtés sur la chape, ce qui les amena quand et quand à la rédaction des actes et des diplômes munis de sceaux. Leur chef fut le chancelier. Celui-ci devait constamment porter le grand sceau suspendu à son cou, de crainte qu'il ne fiit perdu. On l'appelle cil qui porte le scel. Il commande aux notaires qui rédigent les lettres royales et aux chauffe-cire qui les scellent. Tels étaient les six grands officiers de la Couronne. Ils secondaient le roi dans l'exercice de sa puissance ; ils le suivaient en tous lieux ; ils consacraient par leur présence la publication des actes gouvernementaux. Leur caractère, si étroitement domestique, se perdit avec le temps, moins rapidement néanmoins qu'on ne serait tenté de le croire. Au XVe siècle encore, au seuil de la Renaissance, Charles VII se fera servir aux jours de fête par les grands officiers, chacun au désir de sa charge, et durant le repas le grand chambellan fera la lecture à haute voix. Ces domestiques, grands officiers, forment avec la reine et avec les fils du roi, avec ses parents et avec les Grands du royaume composant le Conseil du roi, — et avec les autres officiers de conditions diverses dont est formée la domesticité du palais, queux, cubiculaires, chapelains, maréchaux — ils forment ce que les textes du temps appellent la famille royale. Leur réunion, — où viennent la reine, les princes, les hôtes et les parents du roi, jusqu'à ses clercs et à ses valets, — constitue le domestique du souverain, ce que nous appellerions aujourd'hui, le gouvernement. Le roi fait ses expéditions guerrières à la tête de sa famille. Famille, mesnie, sont les expressions dont les textes se servent pour désigner les troupes du prince en campagne. Manus privata du roi dont l'importance apparaît dès les premiers Capétiens. Elle comprend ses nourris, ceux qui sont demeurés auprès de lui pour la viande qu'il leur distribue. Durant le combat, ils se groupent autour de lui. Charles se rendait à Roussillon avec sa mesnie privée, lisons-nous dans Girart de Roussillon ; il n'avait pas convoqué son ost et pourtant il n'allait pas à médiocre chevauchée. Cette mesnie royale, semblable à celle que l'on a décrite plus haut, tend naturellement, par le développement de la puissance qui est en elle, à devenir la mesnie majeure. De tous les points du royaume on vient pour y entrer. Au-dessous des chevaliers — equites — et des écuyers — milites —, les poursuivants, les jeunes gens qui aspirent à la chevalerie et s'instruisent au métier des armes, puis une troupe compacte de sergents, fantassins — pedites —, serviteurs attachés à la maison du roi. Au lieu de heaumes, les sergents sont coiffés du chapeau de fer ou de cuir ; ils ne se servent pas des armes réputées nobles, de l'épée ou de la lance, ils tiennent en main la guisarme, le fauchart ou l'épieu, la massue à picots de fer ; mais ils n'en forment pas moins un corps d'élite, où se trouvent les meilleurs archers et les plus habiles cranequiniers, experts à manier ribaudequins et trébuchets, pierriers et mangonneaux. Le roi leur fait des présents. Il leur donne des garnements, des dons en argent : à l'un la jouissance d'une boutique, la perception d'un péage, à l'autre un moulin, un four, quelques arpents de terre. Etroitement attachés au prince, ils sont ses privés. Quant aulx ressources qui leur étaient nécessaires, les premiers Capétiens les tiraient de l'exploitation de leurs domaines. Ils subvenaient à leurs besoins par leurs revenus particuliers, sans lever d'impôts, grâce à des rentes personnelles, à des cens et à des fermages, dont le montant leur était apporté aux trois termes de la Saint Remy, de la Chandeleur et de l'Ascension. Multiples exploitations rurales, aux profils desquelles les monarques ajoutaient les droits féodaux qu'ils percevaient comme suzerains de leurs fiefs. Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas que, dans ces conditions, les premiers Capétiens n'aient pas exercé de pouvoir législatif. Un père ne légifère pas au sein de sa famille. Si veut le père, si veut la loi. Les Mérovingiens légiféraient, ainsi que les Carolingiens, car leur autorité n'était pas essentiellement patronale ; les Capétiens ne légifèrent plus. Comme le père parmi ses enfants, le roi est parmi ses sujets la loi vivante. Il gouverne son royaume comme une famille : Qui veut le roi, si veut la loi. Les ordonnances du roi et de son Conseil, quand elles entrent dans les mœurs, deviennent coutumières ; mais la coutume ne les admet-elle pas, elles n'ont qu'un effet passager. Durant le règne de la dynastie capétienne, dans tout le pays de France, c'est la coutume qui fera la loi. Sans parler de sa valeur personnelle, Hugue Capet avait dû son élection à l'autorité qu'il exerçait dans son duché, dans l'Ile de France, il l'avait due à la nécessité de grouper les grands barons, les comtes d'Anjou, de Chartres, de Troyes, le duc de Normandie ; il l'avait due à ses relations de famille : n'était-il pas le frère de Henri, duc de Bourgogne, le beau-frère de Richard duc de Normandie, ainsi que du duc d'Aquitaine, de qui il avait épousé la sœur, Adélaïde ? Assurément son duché, dont Paris était la capitale, et où se trouvait la ville d'Orléans, n'avait pa l'étendue territoriale du duché d'Aquitaine, du comté de Toulouse du duché de Bourgogne ou du duché de Normandie ; mais la situation en était privilégiée par la convergence des cours d'eau navigables et par le croisement des grandes routes qui sillonnaient le nord des Gaules. Le duc de France était abbé de St-Martin de Tours, de St-Denis, de St-Germain-des-Prés, de St-Maur-des-Fossés, de St-Riquier, de St-Aignan d'Orléans. L'archevêque de Reims, les évêques de Beauvais, de Noyon, de Châlons, de Laon et de Langres, favorisaient son pouvoir. Il était suzerain du Poitou. Le 3 juillet 987, Hugue Capet fut couronné dans la cathédrale de Reims par l'archevêque Adalbéron. Au moment d'être consacré, il prononça le serment suivant : Moi, Hugue, qui dans un instant vais devenir roi des Français par la faveur divine, au jour de mon sacre, en présence de Dieu et de ses saints, je promets à chacun de vous de lui conserver le privilège canonique, la loi, la justice qui lui sont dus, et de vous défendre autant que je le pourrai avec l'aide du Seigneur, comme il est juste qu'un roi agisse en son royaume envers chaque évêque et l'Église qui lui est commise. Je promets de concéder de notre autorité au peuple qui nous est confié une justice selon ses droits. Dans la suite, Hugue Capet dira dans un diplôme à l'abbaye de Corbie : Nous n'avons de raison d'être que si nous rendons la justice à tous et par tous les moyens. Aussi, sur leur sceau, ses successeurs se feront-ils représenter tenant la main de justice : qui demeurera l'emblème de nos rois jusqu'à la fin de la monarchie. En représentation officielle, le roi de France tient d'une main le sceptre, de l'autre la main de justice ; les autres rois se font représenter tenant le sceptre et le glaive. En ce Xe siècle, Abbon s'efforce de définir la personne royale : Elle est, dit-il, l'incarnation de la justice. Il déclare que le métier de roi consiste à remuer les affaires du royaume, de crainte qu'il n'y reste caché quelque dispute. Fulbert de Chartres, au XIe siècle, dit aussi : Le roi est le sommet de la justice ; summum, justicie caput. Caractère essentiel dont le prince est marqué dans toutes les chansons de geste. Et quel est le caractère, la source de cette justice ? Le vieux Bodin nous le dira : Le roi traite ses sujets et leur distribue la justice, comme un père à ses enfants. Au milieu de ses sujets, le roi était en effet la source de la justice, toute justice émanait de lui. Au-dessus des multiples groupes locaux, familles, seigneuries, villes et communautés, qui se partageaient le royaume, le monarque était l'unique autorité commune, partant susceptible d'intervenir dans les différends qui venaient à se produire entre eux. Comme chacun de ces groupes vivait et s'administrait d'une manière indépendante ; il ne restait au roi d'autre fonction que de les faire s'accorder pour le bien général. Dès que le roi est couronné, note Abbon (Xe siècle), il réclame à tous ses sujets le serment de fidélité, de peur que la discorde ne se produise sur quelque point du royaume. Bodin écrivait : Le prince doit accorder ses sujets les uns aux autres et tous ensemble avec soi, résumant en deux lignes l'histoire de la fonction royale. Hugue avait dû son trône à l'élection. Les représentants de la dynastie carolingienne conservaient encore des partisans ; il prit donc la précaution, l'année même de son accession au trône, de faire couronner son fils Robert clans la cathédrale d'Orléans (25 décembre 987). Il montra une lettre envoyée par Borel, duc de l'Espagne citérieure, écrit Richer, où ce duc demandait du secours contre les Barbares — les Sarrazins —. Il demandait donc qu'on créât un second roi afin que, si l'un des deux périssait en combattant, l'armée pût toujours compter sur un chef. Il disait encore que si le roi était tué et le pays ravagé, la division pourrait se mettre parmi les Grands, les méchants opprimer les bons, et la nation par suite tomber en servitude. Lignes qui donnent la vision de ces Sarrazins d'Espagne contre lesquels, depuis cette époque, les chevaliers chrétiens vont rudement lutter : et voilà la matière des chansons de geste. Le gouvernement des premiers Capétiens consista d'ailleurs essentiellement dans la direction morale qu'ils donnaient au pays ; l'existence du roi était nécessaire au faîte de la société féodale et c'est par cette existence même qu'il gouvernait. Aussi ne doit-on pas être surpris du petit nombre de diplômes conservés sous le nom de Hugue Capet : une douzaine pour un règne de dix ans. Contrairement à ce qu'on a pu dire, ce n'est pas là preuve d'impuissance. La très grande autorité morale dont la royauté jouissait déjà sous le premier Capétien n'avait pas à se manifester en des diplômes. Empêtrés que nous sommes aujourd'hui dans notre bureaucratie administrative, nous ne nous représentons plus l'action publique que sous forme de paperasserie. Contemporain de Hugue Capet, l'empereur allemand Otton II délivre plus de 400 diplômes : encore était-il un enfant ; mais c'est que le gouvernement allemand agissait alors plus administrativement. La France, disent les historiens, n'attendait rien que des douze comtes ou ducs qui la gouvernaient véritablement. Ceci encore n'est pas exact. Chacun de ces douze comtes et ducs se trouvait à la tête d'un certain nombre de vassaux sur lesquels il avait à exercer un pouvoir de conciliation et de protection paternelle semblable à celui que le roi exerçait sur lui-même et ses pairs ; et ces vassaux, à leur tour, se trouvaient à la tête de vavassaux — vassaux d'un degré inférieur —, et dans des conditions identiques. Nul écrivain n'a tracé le portrait de Hugue Capet. On ne sait rien de son physique. Au moral, il paraît avoir été l'homme de son rôle, conciliant, habile à négocier, à persuader. Simple de mœurs, sans goût pour le faste, il contribua à donner à la monarchie française la physionomie populaire qui la distinguera des monarchies étrangères. Chez les rois de France, écrit Guibert de Nogent, on trouve une naturelle simplicité ; ils réalisent la parole de l'Ecriture : Princes soyez parmi vos sujets comme l'un d'entre eux. Hugue Capet mourut le 26 octobre 996, de la variole. Il fut enterré à St-Denis. Sa mort avait été édifiante comme sa vie : car Hugue Capet apparaît déjà sous les traits d'un prince de caractère ecclésiastique, chef de son clergé : il s'occupe avec soin des monastères dont il est l'abbé ; il pourvoit aux évêchés d'Amiens, de Beauvais, de Châlons, de Laon, de Noyon, de Reims, de Senlis, de Soissons, d'Auxerre, de Chartres, de Meaux, de Langres, de Bourges et du Puy ; préside des conciles, trace des règles monastiques. Il s'habille de drap d'Eglise et suit les processions, pieds nus, portant la châsse de saint Valois. Les premiers Capétiens bénissent leurs sujets et leur donnent l'absolution : De sa main destre l'ad asols [absous] et seignet (Chanson de Roland, v. 340.) Et certes, dit André Duchesne, les rois de France n'ont jamais été purs laïcs, mais orrez du sacerdoce et de la royauté tout ensemble. Pour montrer qu'ils participent de la prêtrise, ils sont précisément oints comme les prêtres — l'onction du sacre par les saintes huiles — et ils usent encore de la dalmatique sous le manteau royal afin de témoigner le rang qu'ils tiennent en l'Eglise. SOURCES. Richeri histor. libri IV, éd. Waitz. SS.
rerum germ. in usum scholarum, 1877. — Gerbert, Lettres, 983-997,
éd. J. Havet, 1889. — Les chansons de
geste citées dans les chapitres précédents et dans les chapitres suivants. TRAVAUX DES HISTORIENS. Montlosier, De
la monarchie fr. depuis son établissement, 1814, 3 vol. — Fustel de
Coulanges, Les Transformations de la royauté pendant l'ép. carolingienne,
1892. — Jacq. Flach, Les Origines de l'anc. Fr., 1886-1917. 4 vol —
Ach. Luchaire, Hist. des inst. monarchiques... sous les premiers Capétiens,
1886, 2 vol. — Esmein, Cours élém. de l'hist. du droit fr., 3e éd.,
1898. — And. Lemaire, Les Lois fondamentales de la monarchie fr.,
1907. — Aug. Euler, Das Königthum im alt französichen Karls-Epos,
Marburg, 1916. — F. Lot, Les Derniers Carolingiens, 1891. — Du même, Etudes
sur le règne de Hugues Capet, 1903. — E. Favre, Etude, Comte de Paris
et roi de Fr., 1893. — L. Halphen, Le Comté d'Anjou au XIe siècle,
1906. |