LES CROISADES

 

CONCLUSION.

 

 

On a beaucoup discuté sur les effets produits par les croisades ; le principal résultat en fut le développement et l'affermissement du pouvoir royal en France et, dans l'Église catholique, l'accroissement de l'autorité du Souverain Pontife qui ne sera bientôt plus, comme aux origines de l'Église, le premier des évêques, primus inter pares, le premier parmi des égaux, mais un prince régnant sur des subordonnés. Urbain II était apparu en initiateur, puis directeur suprême du grand mouvement qui remua, jusque dans ses fondements, l'Europe occidentale. Beaucoup d'historiens, observe avec raison Achille Luchaire, s'en tiennent trop aisément aux pages éloquentes de Michelet, sur les grands mouvements populaires ; mais c'est mal comprendre la croisade que d'y voir simplement une agitation des grandes masses chrétiennes. La croisade fut bien une institution d'Église, créée, organisée, dominée par la Papauté. Au Souverain Pontife s'adressent les chefs de l'expédition et, d'Orient encore, attendent ses ordres comme prononcés par Dieu. En 1139, au concile de Latran, Innocent II, coiffé du trirègne, pourra affirmer solennellement devant l'assemblée des évêques venus des différents points de la chrétienté :

Rome est la capitale du monde. Vous tenez vos dignités du Pontife romain, comme un vassal tient ses fiefs de son suzerain ; et vous ne pouvez les conserver sans son consentement. Quiconque se sépare de l'Église romaine, lors même que, sur tout le reste, il s'estimerait exempt de tout blâme, devient par cela même criminel et encourt la colère de Dieu.

Sur la transformation sociale qui était devenue une nécessité en France, à la fin du XIe siècle, la première croisade eut la plus grande influence. Le seigneur féodal avait achevé son rôle. Après avoir été d'une utilité qu'on ne saurait assez proclamer, son activité devenait nuisible. Une grande partie de cette noblesse belliqueuse passa en Orient ; elle y périt ou y fonda des fiefs nouveaux.

Pour faire face aux frais de la croisade, nombre de seigneurs ont vendu leurs domaines, engagé leurs terres. Leurs femmes, demeurées au château, y sont en grande détresse.

De cette détresse, Philippe Ier profita très heureusement. Nous le voyons acheter le pays de Bourges, pour 60.000 sous, à Eude Arpin, qui partit pour la conquête de la Terre sainte avec Gozlin de Courtenay et Milon de Bray. Ces faits se multiplièrent. En l'absence des vassaux puissants, le roi fait pénétrer son autorité en leurs domaines. De plus en plus la royauté tend à devenir nationale.

Les bourgeois demeurés dans les villes profitaient des besoins d'argent que la lointaine expédition imposait aux barons féodaux, pour leur arracher, en retour des sommes qu'ils leur donnaient ou leur prêtaient, des chartes de franchise. Le seigneur avait besoin d'argent au départ pour la Terre sainte afin de s'équiper lui et ses hommes ; il avait besoin d'argent pour se racheter s'il était fait prisonnier ; enfin, au retour, l'argent lui était encore nécessaire pour restaurer son fief qu'une longue absence et les dettes conclues avaient mis en détresse.

Un grand historien-jurisconsulte du XVIe siècle, Étienne Pasquier l'a clairement établi en ses fameuses Recherches de la France :

Ce premier voyage (croisade) fut grandement profitable à Philippe Ier lequel, par un sage conseil, voulut demeurer dans la France et subrogea en son lieu son frère Hugue pour y aller, et il serait impossible de dire combien il accommoda ses affaires par ce bon advis. Car je puis dire que ce fut le premier restablissement de la grandeur de nos rois. Lorsque Hugue Capet usurpa sur la lignée de Charlemagne, plusieurs grands seigneurs voulurent avoir part au gâteau comme lui, se faisant accroire qu'ils étaient comme souverains sous ces qualités de ducs et de comtes ; et de moyens seigneurs ne se dispensaient de mêmes licences. Notre France étant, par le moyen de ce voyage, épuisée d'une bonne partie des grands, desquels les petits se targuaient contre l'autorité de nos rois, le roi Philippe et Louis le Gros, son fils, commencèrent de les harrasser ou, pour mieux dire, terrasser, et spécialement Louis surmonta Hugue seigneur de Puisaye-en-Beauce, Bouchard seigneur de Montmorency, Emile seigneur de Montlhéry, Eude comte de Corbeil, Gui comte de Rochefort, Thomas comte de Marie. A l'exemple desquels tous les autres seigneurs se réduisaient sous la totale obéissance de nos rois.

Les croisades contribuèrent ainsi à précipiter le mouvement, qui se serait d'ailleurs accompli sans elles, vers une souveraineté sans contrepoids ni contrôle du pontificat romain dans l'Église catholique et du roi dans le royaume de France.

En son admirable Dictionnaire d'architecture, Viollet-le-Duc a déjà ramené à ses justes proportions l'influence que les croisades auraient exercée sur les arts dans l'Europe occidentale, c'est-à-dire à peu de chose.

Quant aux résultats matériels, peut-être ont-ils été plus importants ; encore que, de ce qui a été dit à ce sujet, beaucoup soit à effacer. On a prétendu, pour donner un exemple, que nous étions redevables, au séjour des croisés en Orient, de la culture du maïs ; mais l'acte de 1204, dont on faisait état, est apocryphe.

Sans doute le commerce de quelques villes maritimes italiennes, Venise, Pise, Gênes, prit-il plus d'extension avec l'Asie mineure après les conquêtes des croisés ; mais déjà ce commerce était en voie de développement, mouvement qui en fut, pour un temps, accéléré.

On a parlé également du rapprochement entre peuples de l'Europe occidentale, par suite de l'œuvre commune des croisades. On ne voit pas que les Français en aient été rapprochés des Allemands et peut-être pour être demeurés si longtemps étrangers les uns aux autres, sont-ils demeurés si longtemps en paix ; aussi bien la littérature et l'art français, nos chansons de geste et notre architecture avaient-ils déjà pénétré, non seulement en Allemagne et en Hongrie, mais jusqu'en Suède et en Norvège, quand se produisirent les croisades. D'autre part, les conquêtes de Guillaume de Normandie en Angleterre, celles de Robert Guiscard dans l'Italie méridionale n'avaient pas attendu l'expédition en Terre sainte pour rapprocher la France de l'Angleterre et de sa voisine transalpine, rapprochements dont sont sorties et la Guerre de Cent ans et les interminables guerres italiennes.

L'œuvre principale poursuivie par les croisés depuis la fin du XIe jusqu'au milieu du XIIIe siècle, fut la conquête de la Terre sainte et le rétablissement d'une suzeraineté chrétienne sur les pays berceaux du christianisme. Ici, l'échec fut complet puisque tous ces pays ne tardèrent pas à retomber sous la domination musulmane. Échec non moins complet dans les tentatives faites pour refouler les puissances musulmanes vers les profondeurs de l'Asie. Non seulement la Constantinople des princes byzantins, des chrétiens, tombera définitivement au pouvoir des Turcs, mais ceux-ci étendront leur conquête sur la péninsule des Balkans ; ils approcheront des portes de Vienne.

Conséquence de la fatale querelle qui s'éleva entre les croisés et les empereurs byzantins, querelle dont la responsabilité retombe entièrement sur les croisés. Les chrétiens n'avaient alors chance de triompher des Sarrasins et de les repousser dans les profondeurs du continent asiatique, qu'en demeurant unis ; une victoire sur les Seldjoukides ou les Fatimites, sans le concours de Byzance, ne pouvait être qu'éphémère. Chalandon partage l'opinion des historiens grecs qui regardent les croisades comme un événement funeste pour l'empire byzantin, — partant pour la Chrétienté. Byzance employa à lutter contre les Latins les ressources en hommes et en argent qui lui auraient permis de reprendre avec avantage la guerre contre les Turcs.

En somme, tout en admirant le puissant mouvement de foi qui, parmi des difficultés et des obstacles en apparence insurmontables, précipita l'Occident catholique sur l'Orient musulman, on ne peut cependant qu'en regretter l'événement. Les croisés oublièrent peu à peu ce qui fait le fondement même, — fondement sublime, — de la religion pour laquelle ils combattaient, la formule céleste qui permit à l'Évangile du Christ de renouveler le monde : Aimez-vous les uns les autres. Ces mots contiennent l'enseignement divin, on peut dire l'en-geignement divin tout entier ; par cet amour sacré les peuples sont devenus grands et prospères, par lui, et par lui seul, s'est réalisé tout ce qui s'est fait dans le monde pour le bien de l'humanité. Hors de là tout est vain, superficiel et stérile.

On ajouterait, en joli post-scriptum, que cette œuvre des croisades réalisée presque entièrement par la France — Gesta Dei per Francos, dit l'historien, l'œuvre de Dieu par la main des Français, vient d'éveiller un charmant écho ; car c'est assurément en souvenir des principautés françaises fondées en Terre sainte au début du me siècle par les Godefroi de Bouillon, les Baudoin de Boulogne, les Raimond de Saint-Gilles, les Boémond, les Tancrède et leurs pairs, et des traditions françaises qui y ont survécu, que de nos jours le traité de Versailles a placé la Syrie sous mandat français. Et nous avouons que ceci est d'une si jolie couleur qu'on en prendrait en sympathie les terribles aventures que nous venons de rappeler.

 

FIN DE L'OUVRAGE