LES CROISADES

 

CHAPITRE XI. — LA CROISADE DES ENFANTS.

 

 

L'épisode le plus extraordinaire, le plus invraisemblable, de l'extraordinaire et invraisemblable épopée des croisades. Le vieil historien Mathieu Pâris l'appelle une erreur inouïe dans les siècles. La Cour romaine déployait une activité inlassable dans la prédication pour le recouvrement des lieux saints. Ses missionnaires parcouraient villes et villages prêchant d'une ardeur enflammée. Il faut tenir compte des imaginations simples, naïves, primesautières du Moyen-Age ; de l'intensité des émotions dans des âmes primitives. Albert de Stade dit que, dans le pays de Liège, sous l'empire de l'exaltation religieuse, des femmes en arrivaient à se tordre en convulsions délirantes.

Au mois de janvier 1212, un Vendômois, un jeune berger, que l'on ne connaît que sous le nom d'Étienne, surexcité par les harangues exaltées des prédicateurs, se mit à parcourir les campagnes, appelant à lui les enfants de son âge. Dieu met sa puissance entre les mains des innocents, c'est par des mains enfantines que sera réalisée la délivrance du Saint-Sépulcre. On marcherait en bandes compactes jusqu'à la mer et, parvenus en présence des flots que fait rugir la tempête, on verrait se renouveler le miracle qui, à la voix de Moïse, fit s'entr'ouvrir les eaux de la mer Rouge sous les pas des Hébreux.

Et les enfants des deux sexes, par milliers, vinrent se grouper autour du petit prophète. En chemin l'armée puérile vivait d'aumônes. Le pape Innocent III aurait eu le tort très grave d'encourager cet élan de foi irréfléchie. Aux bandes enfantines, qui comptèrent jusqu'à 30.000 petites âmes, vinrent s'agréger des prêtres, puis des aventuriers, nombre de mauvais sujets en quête de fructueuses aventures.

Le jeune prophète, Étienne, allait en tête, traîné dans une voiture richement décorée, entouré — tel un prince souverain — de nombreux gardes du corps. Suivait la foule des petits pèlerins et des petites pèlerines.

Arrivés à Marseille, nos jeunes croisés attendirent vainement que les flots de la Méditerranée s'entr'ouvrissent devant eux. Dans leur déception, grand nombre se dispersèrent et périrent de faim et de misère, à l'exception de quelques-uns qui furent recueillis par des âmes charitables.

Le restant attira l'attention de deux armateurs marseillais, Hugue Ferry et Guillaume de Paquère, s'engageant à transporter en Terre sainte, pour l'amour et la gloire de Dieu, ceux des petits pèlerins qui désireraient s'embarquer avec eux. Ils en remplirent sept grands navires. Deux de ces vaisseaux échouèrent, non loin des côtes de Sardaigne, sur les récifs de l'île San Pietro et y périrent avec leur juvénile cargaison. En souvenir du désastre, par les soins de Grégoire IX, s'élèvera par la suite, en l'île San Pietro, une église dédiée aux Saints Innocents. Les cinq autres navires furent amenés, par les deux armateurs, à Bougie, puis à Alexandrie, où les deux industrieux négociants tirèrent profit de leur cargaison enfantine en vendant les pauvres petits gars comme esclaves.

On jugera du nombre des lamentables petites victimes en constatant que, en 1229, bien des années après l'expédition du petit Étienne, ensuite de la paix conclue entre l'empereur Frédéric Il et le sultan Al-Kâmil, le gouverneur d'Alexandrie fit mettre en liberté sept cents de ces anciens petits croisés devenus de jeunes hommes — minorité infime parmi ceux qui étaient partis. Ajoutons que les deux affreux mercantis, Hugue Ferry et Guillaume de Paquère, expièrent le crime horrible qu'ils avaient commis, au gibet où l'empereur Frédéric II les fera pendre.

Et ce qui paraîtra peut-être plus extraordinaire encore, c'est que, vers la même époque, un mouvement identique se produisit en Allemagne. Un jeune paysan, Klaus — Nicolas réunit autour de lui des milliers d'enfants, garçons et filles — les textes disent 20.000. Surmontant les plus graves difficultés — famine, pillards et frimas — la bande franchit le col des Alpes, arriva à Gênes le 25 août 1212 ; mais nombreux étaient ceux qui avaient succombé aux épreuves du chemin. Plus heureux que leurs jeunes camarades français, nos petits chevaliers du Christ trouvèrent à Gênes un podestat intelligent et de bon vouloir qui les fit transporter à Brindisi, dont l'archevêque, sagement et pieusement, les fit rapatrier. Avant de partir nos petits bonshommes avaient cependant tenu à consulter le Pape qui leur fit répondre de réserver la vigueur de leurs bras et leur zèle contre les infidèles pour l'époque où ils auraient atteint un âge plus avancé. Leur chef au moins, Nicolas, suivra ce bon conseil, il combattra au siège de Damiette et rentrera sain et sauf à Cologne, son pays.

Les deux croisades des enfants, l'allemande et la française, sont des faits si extraordinaires, si invraisemblables, que, malgré la concordance et la précision des textes contemporains, la relation notamment d'Albéric de Trois-Fontaines, moine au monastère de Muy (diocèse de Liège), malgré l'autorité d'historiens de haute et solide valeur comme Scheffer-Boichorst, Achille Luchaire et Auguste Molinier, on hésite encore, et quoiqu'on en ait, à y ajouter foi.