LES CROISADES

 

CHAPITRE VIII. — JÉRUSALEM.

 

 

Les croisés arrivèrent dans le plus grand désordre sur les hauteurs qui dominent Jérusalem dont ils aperçurent pardessus les murs, les coupoles et les clochetons. Dirons-nous leurs transports à la vue de la ville sainte ? Leur premier mouvement fut de se jeter à terre, les bras étendus, pour remercier Dieu de les avoir menés jusqu'au bout. Les pèlerins oubliaient leurs fatigues, écrit Albert d'Aix, et hâtaient le pas. En arrivant devant les murs, ils fondaient en larmes.

Nombre de croisés cependant oublièrent le vœu qu'ils avaient fait de n'approcher de la ville que pieds nus.

Parmi nous, dit Raimond d'Aguilers, la coutume était que celui qui entrait le premier dans un château fort ou dans un village et y plantait sa bannière, en devenait le maître, et nul de ceux qui venaient après lui ne pouvait lui en disputer la possession. Aussi, pendant la dernière nuit, un nombre considérable de croisés partirent-ils en avant pour aller occuper la région des montagnes et les localités riveraines du Jourdain. Petit fut le nombre de ceux qui, préférant se conformer aux ordres de Dieu, s'avancèrent pieds nus vers Jérusalem.

Foucher de Chartres décrit sommairement la ville sainte telle qu'elle se présenta à ses yeux :

La ville est située dans un pays montagneux qui manque de rivières, de forêts et de fontaines, à l'exception d'une fontaine au pied du mont Sion, d'où coule par moments suffisamment d'eau, et du torrent nommé le Cédron qui, dans la saison d'hiver, arrose la vallée de Josaphat ; mais dans la ville, qui est de dimensions moyennes, on compte de nombreuses citernes... Les murailles de l'enceinte sont formées de blocs de pierre carrés, scellés les uns aux autres par du plomb fondu. Suffisamment approvisionnés, une vingtaine d'hommes défendraient la ville contre une armée entière.

Nulles ressources pour faire le siège. Le lit du Cédron était à sec, les citernes étaient comblées. Une fois de plus l'admirable vertu de la partie populaire de l'armée montra de quelle vaillance elle était capable.

On amena tout le bois qu'on put trouver, de plusieurs lieues à la ronde pour la construction des échelles à escalader les murs. Le septième jour du siège, les échelles furent dressées et, d'un sublime élan, les Francs se précipitèrent à l'assaut. Vains efforts. Du haut des remparts des sorcières jetaient sur les Francs des incantations ; mais ce n'est pas à leurs incantations que nous attribuerons l'échec de cette première attaque : les murs étaient trop élevés. Les assiégeants durent renoncer à s'emparer de la place par escalade. Et l'on se mit à construire des machines et des tours de bois à hauteur des remparts. Mais avec quelle peine ! car le bois devait être apporté de loin. Et toujours l'horrible torture de la soif.

La fontaine de Siloé, écrit un croisé, était pleine de cadavres d'hommes et de chevaux [qui y étaient tombés en se pressant pour en tirer de l'eau]. Les plus forts se massacraient à l'endroit où l'eau jaillit du rocher, les plus faibles buvaient l'eau des mares fétides. Étendus autour de la source, les malades ne pouvaient plus crier de leur gorge desséchée ; mais, ouvrant la bouche comme en agonie, ils tendaient des mains suppliantes vers ceux qu'ils voyaient emporter de l'eau. Enfin on découvrit de l'eau mais à une distance de quatre ou cinq milles, d'où elle était amenée, dans des outres, à grand'peine pour être vendue aux croisés. Un homme, écrit l'auteur des Gestes, ne pouvait contre un denier se procurer assez d'eau pour étancher sa soif. Un denier était la quinzième partie d'un sou, le sou était une monnaie d'argent. A chiffrer en monnaie actuelle, on peut dire approximativement qu'un denier représentait, sur la fin du Xe siècle, la valeur d'une pièce de dix francs actuelle.

Cependant la flotte génoise abordait au port de Jaffa, d'où les croisés purent tirer d'utiles secours.

Sur le mont des Oliviers, qui avait vu Notre-Seigneur monter au ciel, écrit Albert d'Aix, Pierre l'Ermite multipliait ses prédications pour soutenir l'ardeur des pèlerins ; puis il s'efforçait d'apaiser les querelles qui avaient repris parmi les croisés ; particulièrement entre Raimond de Saint-Gilles et ses vassaux d'une part, Tancrède et les siens de l'autre.

Le 8 juillet, les pèlerins, sur l'exhortation de leurs évêques et de leurs prêtres, organisèrent une grande procession qui fit le tour des remparts. Feu le légat Adémar était apparu à un prêtre provençal pour recommander cette pieuse cérémonie. Le clergé portait des reliques qu'entourait la lumière des cierges ; les chevaliers et les autres combattants suivaient en armes, mais pieds nus ; les bannières déployées flottaient au vent ; nacaires et buccines sonnaient avec éclat.

Nous fîmes cela de bon cœur, écrit Raimond d'Aguilers. Et lorsque nous fûmes arrivés sur la montagne des Oliviers, nous nous mîmes à prêcher le peuple :

Puisque nous avons suivi le Seigneur jusqu'au lieu de son ascension et que nous ne pouvons pousser au delà le pèlerinage vers lui, chacun de nous doit dans ce moment pardonner à son prochain afin que Dieu tout-puissant nous fasse également miséricorde.

Et les croisés de s'embrasser l'un l'autre en se pardonnant mutuellement leurs offenses. Des aumônes furent distribuées par les plus riches. Or Dieu fut apaisé, ajoute le chroniqueur, car tout ce qui, jusqu'à ce jour, nous avait fait obstacle tourna de ce moment en notre faveur.

Jérusalem fut prise le 15 juillet. L'assaut avait duré un jour et demi. Les Sarrasins avaient hissé deux grandes poutres au haut du rempart, dont ils se servaient comme de béliers pour repousser les assaillants. Mais ce qu'ils avaient fait pour leur défense, tourna à leur dam. La tour de bois ayant été approchée du mur, on parvint à couper les cordages qui retenaient les poutres et celles-ci servirent aux assiégeants de pont qui, du haut de la tour, leur permit d'aborder au sommet des remparts. Les torches jetées par les croisés incendièrent une citadelle de bois construite sur le mur et le feu prit de telles proportions que les défenseurs ne purent s'y maintenir. Le vendredi, sur les neuf heures du matin, les premiers qui prirent possession de l'enceinte, en y plantant l'étendard de la croix, furent deux Tournaisiens, nommés Leuthold et Engilbert ; ils appartenaient aux bandes commandées par Godefroi de Bouillon. Les Sarrasins fuyaient par les ruelles étroites. Un grand nombre d'entre eux se précipitèrent dans le temple de Salomon où Tancrède leur avait fait dire de se réfugier en leur promettant vie sauve et leur donnant sa bannière en signe de protection. Le monument en était bondé, la toiture même en était couverte. Dans leur élan, sans se soucier des ordres donnés par Tancrède, les croisés en firent un affreux carnage ; le sang remplissait le temple à une main d'épaisseur ; et les Musulmans, réfugiés sur la toiture, furent tués, la plupart, à coups de flèche ; ce qui en resta fut précipité du faite sur le sol où les malheureux se fracassèrent le crâne et les os. Dans la mosquée d'Omar où une foule, avec femmes et enfants, se pressait muette d'émoi, si nous en croyons l'un des croisés, le sang répandu montait aux genoux d'un cavalier à cheval.

A de rares exceptions près, Jérusalem fut nettoyée de ses Sarrasins ; vieillards, femmes, enfants, tout fut égorgé. Dans les rues on voyait des monceaux de têtes, de pieds et de mains coupés. On fit périr beaucoup de ces malheureux, et des femmes avec d'horribles raffinements de cruauté. A une vingtaine, de chevaliers arabes, Godefroi de Bouillon fit crever les yeux. Les infidèles furent martyrisés, dit Raimond d'Aguilers, ou brûlés vifs. Quelques-uns furent rôtis. Les destinait-on aux repas des croisés ? L'auteur des Gestes assista aux scènes qu'il décrit : Jamais on ne vit ni n'ouit parler d'un tel massacre. Les croisés ne tardèrent pas à s'apercevoir que nombre de Sarrasins avaient avalé des besants, ou, pour mieux dire, des byzantins d'or, — pour les dérober à leurs vainqueurs. Ils se mirent à leur ouvrir le ventre et à leur fouiller les entrailles pour en retirer les pièces d'or ; puis, comme cette procédure entraînait des formalités trop lentes au gré de leur avidité, ils entassèrent les cadavres en d'immenses bûchers, où ils les firent entièrement consumer. Des cadavres, écrit l'auteur des Gestes, on dressa des bûchers en forme de pyramides, cadavres dont nul ne sait le nombre, sauf Dieu. Les croisés, accroupis ou agenouillés, fouillaient dans les cendres à la rechercher des besants d'or. Aimable cueillette sous un beau ciel d'été...

Après le meurtre et la torture, le pillage. Après le massacre, dit Foucher, on pénétra dans les demeures pour y piller tout ce qui s'y trouvait. Il était établi que celui qui entrerait dans une maison, qu'il fût pauvre ou riche, en ferait son bien avec tout ce qu'elle contenait ; après quoi nul d'entre nous ne pouvait lui faire l'injure de le déposséder ; droit coutumier dont il résulta que bien des pauvres se trouvèrent subitement enrichis.

Ainsi s'explique que les croisés, les mains rouges de sang, aient couru au pillage avant de se livrer aux pratiques pieuses et à l'adoration des lieux saints ; mais, leurs intérêts en ordre, les nôtres, lisons-nous dans les Gestes, se rendirent, pieds nus et pleurant pour une trop grande joie, auprès du Saint-Sépulcre, pour l'adorer et s'acquitter envers lui de leur dette [leurs vœux].

Alors, écrit de son côté Foucher de Chartres, au sépulcre du Seigneur et au temple de sa gloire, clercs et laïcs allèrent d'une voix exaltée chanter un cantique nouveau ; la pensée heureuse, ils visitèrent les lieux sacro-saints si longtemps désirés ; ils y apportaient leurs offrandes et leurs humbles prières. Ô temps si longtemps attendu ! temps mémorable entre tous ! exploits qui surpassent tous les exploits du monde. Car les fidèles avaient, de tout temps, du fond de leur cœur, formé le vœu de voir les lieux, — où Dieu fait homme avait apporté le salut au genre humain par sa naissance, sa mort, sa résurrection, — délivrés de la domination païenne et après avoir été si longtemps souillés par la superstition, rendus à leur dignité première par la main des croyants.

Les indications d'un Syrien permirent de retrouver un morceau de la vraie croix depuis longtemps enfermé dans un lieu secret. Les Francs le placèrent dans une gaine d'or et d'argent. Et la relique précieuse fut processionnellement portée au Temple.

Dans l'ardeur au pillage général, le temple lui-même de Jérusalem fut dépouillé par Tancrède de l'or, de l'argent et tous objets précieux qu'il contenait, mais que le noble chevalier fut ensuite contraint de restituer.

Le 17 juillet, deux jours après la prise de Jérusalem, le conseil des chefs de la croisade décida que ce qui restait des corps de Sarrasins tués, serait transporté hors de la ville à cause des odeurs fétides qui s'en dégageaient. Les Arabes et les Ethiopiens demeurés en vie les traînaient hors des murs où l'on en faisait des monceaux, dit l'auteur des Gestes, hauts comme des maisons. Le conseil des chefs décida le même jour (17 juillet) que des prières seraient adressées à Dieu et des aumônes distribuées aux pauvres, afin que, par intervention céleste, celui qui allait être proclamé roi de Jérusalem fût véritablement le plus digne de ce choix.

L'élection eut lieu le 22 juillet. Contrairement à ce qui se lit dans la plupart des livres d'histoire, le choix de chefs de la croisade ne se porta pas sur Godefroi de Bouillon, mais sur le comte de Toulouse, Raimond de Saint-Gilles, qui parait effectivement avoir été le plus éminent des croisés. Anne Comnène, fille de l'empereur Alexis, dit de lui en son poème qu'il brillait parmi les Latins, comme le soleil parmi les étoiles ; mais des historiens modernes l'ont jugé sévèrement : Il semait la haine partout autour de sa personne — écrit l'un d'eux — et fut une cause permanente d'embarras et de dissolution pour la croisade. Mais ce trait irait peut-être à son honneur. Ne serait-ce pas parce que Raimond de Saint-Gilles entendait demeurer fidèle aux engagements pris envers l'empereur de Constantinople et insistait, en toute occasion, pour qu'on remît entre ses mains les places que l'on s'était engagé à lui attribuer.

Raimond de Saint-Gilles avait fait le vœu de ne jamais abandonner la Terre sainte pour revenir chez lui. Ce fut à sa haute et décisive intervention, écho de la voix populaire, qu'après la prise de Ma'arra, les croisés poursuivirent leur route sur Jérusalem. En lui offrant la souveraineté sur les terres de l'Évangile, ses pairs estimèrent sans aucun doute qu'ils mettaient au premier rang celui qui était le plus digne de l'occuper. Enfin ce fut Raimond de Saint-Gilles, et non Godefroi de Bouillon qui, en refusant la couronne qui lui était offerte, prononça la parole célèbre :

— Je ne veux pas porter une couronne d'or là où le Roi des rois a porté une couronne d'épines.

C'est seulement après le refus du comte de Toulouse que le choix des croisés se porta sur Godefroi de Bouillon, sous l'influence, vraisemblablement, de ses deux frères, Baudoin, devenu comte d'Edesse, un homme de grande valeur militaire et politique, et Eustache de Boulogne. La noblesse de sa race, écrit Foucher de Chartres, sa valeur militaire, sa douceur, sa patience et sa modestie, sans parler de l'élégance de ses mœurs, le désignèrent aux suffrages de l'armée de Dieu.

Godefroi de Bouillon était un homme jeune, né dans les environs de Nivelle en Belgique. Il avait les cheveux blonds, les yeux bleus, la voix douce et claire ; animé d'une piété profonde et sincère. Il était doué d'une rare énergie, d'un bel esprit de décision. La légende a exalté sa force physique : d'un coup d'épée, il vous tranchait un chevalier en deux, de la tête à la selle de son cheval, avec toute sa ferraille.

L'élection du chef du nouvel État chrétien fut complétée, le 1er août, par celle du patriarche de Jérusalem — le patriarche en titre, Siméon, venait de mourir en l'île de Chypre où il s'était réfugié. Le choix tomba sur Arnoul, chapelain de Robert Courte-Heuse, duc de Normandie.

Les Francs étaient encore dans l'ivresse du triomphe quand ils apprirent, au commencement d'août, l'arrivée d'une grande armée commandée par le khalife fatimite d'Égypte. C'étaient des Éthiopiens et des hordes bédouines.

Dans leur enthousiasme, sous la direction de Godefroi de Bouillon, les Chrétiens remportèrent une victoire complète sous les murs d'Ascalon (13 août 1099). Dans leur épouvante, nous apprend l'auteur des Gestes, les Sarrasins grimpaient aux arbres pour s'y cacher, mais les nôtres, à coups de flèches, de lances ou d'épées, les faisaient choir à terre et les massacraient. D'autres, n'osant plus se dresser contre nous, se couchaient à terre, où les nôtres les découpaient en morceaux comme on débite le bétail au marché. Sur les bords de la mer le comte de Saint-Gilles en tua un nombre incalculable. Quelques-uns se jetaient dans les flots, le restant fuyait éperdu. Les Francs rentrèrent à Jérusalem chargés de butin. Sur ces faits se termine le précieux récit des Gesta Francorum et aliorum hierosolymitanorumGestes des Français et autre pèlerins hiérosolymitains.

L'empire de la Palestine était assuré aux Francs.

Achille Luchaire s'est efforcé de déterminer le nombre de chevaliers chrétiens qui furent engagés dans les grands combats de la première croisade. Il arrive au chiffre de 700 fervêtus pour la première bataille d'Antioche, 5 à 600 pour la seconde (victoire sur Kerbôga). A la bataille d'Ascalon les chevaliers chrétiens auraient été approximativement 1.200, flanqués d'une infanterie de 9 à 10.000 hommes. Si ces chiffres sont exacts, ceux qui se lisent généralement sont bien exagérés.

On s'accorde à conclure que la première croisade coûta !a vie à plus de 600.000 hommes, pour ne parler que des Chrétiens. Le royaume de Jérusalem fut donc placé sous le gouvernement de Godefroi de Bouillon, qui prit l'humble titre d'avoué du Saint-Sépulcre.

Le frère de Godefroi, Baudoin, fut proclamé comte d'Edesse ; Boémond, prince de Tarente, reçut la principauté d'Antioche ; enfin le comté de Tripoli ne tarda pas à être donné à Bertrand, fils de Raimond de Toulouse.

Cet empire franc, si brusquement installé sur les confins de l'Asie Mineure, se trouva d'ailleurs rapidement organisé. L'armée des chevaliers croisés n'avait cessé d'être ordonnée féodalement, avec les cadres et la hiérarchie établis en France. Cette même organisation fut portée en bloc sur les versants du Liban. Les villes du littoral acquirent une vie prospère par suite des relations qui se nouèrent avec l'Occident ; les pèlerins aux lieux saints devinrent de plus en plus nombreux ; enfin des ordres, mi-partis religieux et militaires, les Templiers et les Hospitaliers, furent fondés pour défendre la conquête.

Pierre l'Ermite rentra en Europe en 1099 ou 1100. Il était chargé de reliques. Dans les environs de Huy — pays de Liège — il fonda un monastère — le monastère de Neufmoustier — où il mourut avec le titre de prieur, le 8 juillet 1115. Ceux des autres croisés qui revinrent dans leurs foyers s'enorgueillissaient également d'un précieux butin. Au retour d'une croisade ultérieure, le comte Arnoul de Guînes reviendra, portant suspendu à son cou, serré dans un petit reliquaire d'argent, un poil de la barbe de Jésus-Christ. On ne tardera pas à exposer, à la dévotion des fidèles, du lait de la Vierge, et dans une petite fiole de verre opaque, un peu des ténèbres, l'une des sept plaies d'Égypte !