LES CROISADES

 

CHAPITRE V. — BYZANCE.

 

 

Foucher de Chartres présente les croisés campés sous les murs de la capitale de l'empire grec, Byzance ; nous disons Constantinople. En vue de la ville, nos tentes furent dressées et nous nous reposâmes pendant quatorze jours de nos fatigues. Nous ne pouvions entrer dans la ville ; l'empereur ne le permettait pas, il craignait que nous ne lui portions quelque tort ; nous étions obligés d'acheter chaque jour, hors des murs, ce qui était nécessaire à notre subsistance. Les habitants nous l'apportaient sur ordre de l'empereur.

L'empereur Alexis ne permettait l'entrée de la ville qu'aux seuls chevaliers, mais par petits groupes de cinq ou six ; ils allaient prier dans les églises.

Nous voici au seuil de l'un des chapitres les plus importants de l'histoire des croisades et qui, jusqu'aux savants travaux de Ferdinand Chalandon était demeuré dans la brume des légendes.

L'empereur — ou, pour parler plus exactement le basileus, mot grec qui signifie roi — de Constantinople n'apprit l'approche des croisés que par la rumeur publique.

Français et Byzantins se défiaient les uns des autres ; ceux-ci avaient peur d'être pillés et violentés ; ceux-là craignaient d'être empoisonnés ou trahis. Les chevaliers occidentaux paraissaient des êtres brutaux et grossiers aux sujets de l'empereur Alexis qui, de leur côté, étaient regardés par les Occidentaux comme des fourbes et des couards. Ils se traitaient réciproquement d'hérétiques, les uns obéissant au pontife romain, les autres au patriarche grec.

Le but poursuivi par les Francs, d'une part, par les Grecs de l'autre, n'était d'ailleurs pas identique : Alexis Comnène n'avait souhaité l'arrivée des croisés que dans l'espoir de parvenir, avec, leur aide, à vaincre et repousser les Turcs qui venaient de lui arracher, avec la Syrie, la grande, la précieuse cité d'Antioche qu'il considérait comme le boulevard de son empire ; tandis que les Français entendaient ne combattre que pour la foi et demeurer possesseurs des territoires conquis.

Dans la suite les croisés accuseront Alexis Comnène de mauvaise foi, de les avoir trahis et dupés : sur ce point les travaux de Ferdinand Chalandon, venant après ceux des historiens grecs, paraissent bien l'avoir justifié.

Alexis Comnène agit en homme d'État qui avait à préserver son empire et ses sujets du terrible danger, danger immédiat, que lui faisait courir l'ardeur agressive des Turcs seldjoukides ; danger qui se trouva encore accru du fait même de l'ambition des croisés, comme le prouvera la croisade de 1204. L'empereur Alexis eut le grand mérite de préserver Byzance du sort que la quatrième croisade lui fera subir, tout en facilitant aux croisés de 1097-1098 la réalisation de leurs projets ; car sans lui, sans l'assistance qu'il leur apporta sous les formes les plus diverses, l'entreprise d'Urbain II et de Pierre l'Ermite n'eût même pu être entamée.

On imagine sans peine qu'après les excès des bandes populaires, l'impression faite sur les populations de l'empire grec par les pèlerins engagés dans la voie de Dieu, n'ait été rien moins que favorable, et les chevaliers croisés, en entrant dans les États d'Alexis Comnène, n'amélioreront pas cette impression. Les populations, écrit l'auteur des Geste, refusaient de voir en nous des pèlerins et croyaient que nous voulions dévaster leurs terres et les massacrer eux-mêmes ; ainsi nous nous emparions des bœufs, des chevaux, des ânes et de tout ce que nous trouvions. L'armée de Boémond ayant rencontré sur sa route une ville d'hérétiques — il s'agissait de manichéens — la brûla bonnement avec ses habitants. Aussi l'empereur Alexis, dès l'entrée des croisés dans ses États, en fit-il accompagner chacune des bandes, d'officiers qui eurent mission d'en assurer le ravitaillement, mais aussi de troupes en armes chargées d'empêcher les excès et de maintenir l'ordre quand il y avait lieu. Des historiens modernes en ont fait grief au basileus ; mais, comme Chalandon le fait observer très opportunément ; Les soldats du basileus ne sont jamais intervenus que pour empêcher de graves troubles et désordres ; notons en effet que les attaques des contingents grecs dont on se plaint, sont toujours précédées, dans le récit des historiens, d'une attaque des croisés contre une ville ou un village, — ce qui se passe de commentaires.

A contempler ces hommes bardés de fer, durs, arrogants, pleins de mépris pour les Grecs schismatiques, ceux-ci ne voyaient dans la croisade d'Urbain Ii qu'une manière de chevauchée conquérante dans le style de Guillaume le Normand en Angleterre ou de Robert Guiscard en Sicile. Aussi bien l'un des chefs de la croisade, Boémond, prince de Tarente, n'avait-iI pas déjà prononcé des vues ambitieuses sur Constantinople ? Ce n'était pas sans fondement que l'empereur Alexis craignait pour lui-même, pour ses États et pour sa capitale.

Peut-on reprocher aux Byzantins de n'avoir pas vénéré en l'œuvre des croisés son caractère religieux et sacré, quand ils voyaient ces mêmes croisés égorger les prêtres de l'Église grecque sous prétexte qu'ils n'obéissaient pas à Rome ? Aussi bien, s'il est vrai que le sentiment religieux a joué un grand rôle dans les origines et le développement de la première croisade — ce sentiment était-il répandu principalement dans la partie populaire de l'armée. Comme l'ont montré les plus récents travaux historiques, la haute chevalerie — y compris Godefroi de Bouillon, — avait surtout en vue une œuvre d'ambition personnelle.

Alexis Comnène, écrit Chalandon, a incarné en lui toute la majesté et toute la morgue byzantines. Il se conduisit comme l'héritier du trône, réunissant en sa personne les droits de deux maisons ayant fourni des empereurs à Byzance. Jamais il n'a regardé les croisés comme ses égaux, même après que l'un d'eux fut devenu roi de Jérusalem. Son intention était de se servir d'eux. Arme Comnène, sa fille, dans les pages précieuses qu'elle a écrites sur les relations de son père avec les croisés, dit que l'empereur aida la croisade en partie par charité chrétienne, en partie pour détruire, avec son aide, les forces des Turcs et reconquérir les anciennes frontières de son empire.

Alexis se montra disposé à donner tout secours à la croisade, assistance dont celle-ci n'aurait pu se passer — ravitaillement, transport des croisés en Asie mineure, aide pécuniaire, voire militaire — mais à la condition que les chefs croisés, d'une part lui prêteraient serment d'hommage et fidélité ; d'autre part s'engageraient à le mettre en possession des territoires qui lui avaient appartenu en Asie Mineure et Syrie, et dont les Turcs l'avaient dépouillé, plus particulièrement de la ville d'Antioche.

La question du serment d'hommage et fidélité, qui devait faire de l'empereur byzantin le chef féodal des croisés, fut l'angoissant problème qui, dès l'abord, pesa sur ces derniers. Prêter le serment c'était se lier d'obéissance, fidélité et dévouement au basileus grec ; le refuser c'était se priver d'une aide dont on ne pouvait se passer et rendre, par là même, la croisade impossible.

La plupart des grands croisés prêtèrent le serment demandé et dans les conditions fixées par le basileus : Godefroi de Bouillon et ses frères, Raimond de Saint-Gilles comte de Toulouse, Robert II comte de Flandre, Boémond prince de Tarente, le comte de Blois et le duc de Normandie. Dans ce moment, Boémond poussa le zèle pour l'empereur de Constantinople si loin qu'il alla jusqu'à solliciter de lui les fonctions de grand domestique de la Cour.

— Comment, se demande l'auteur des Gestes, des chevaliers braves et rudes ont-ils pu agir ainsi ? Mais il se répond à lui-même :

— Sans doute étaient-ils contraints par la nécessité.

Il est particulièrement intéressant de noter qu'au premier moment le comte de Toulouse, Raimond de Saint-Gilles, refusa de prêter le serment demandé et qu'il ne s'y résigna que sur les instances de Boémond ; encore son serment ne fut-il pas celui de l'hommage féodal : on n'obtint de lui que l'engagement de respecter la vie et l'honneur de l'empereur Alexis. De cette réserve celui-ci témoigna un vive irritation. On verra par la suite quelle sera la conduite de Boémond, prince de Tarente d'une part, celle de Raimond de Saint-Gilles de l'autre, et l'on en pourra juger.

La nécessité où se trouvèrent les chefs de la croisade de se plier à l'exigence de l'empereur Alexis les contraignant au serment féodal, fut embellie par les soins de l'empereur qui combla ses nouveaux vassaux des plus riches présents.

Parmi les hauts barons de la croisade, Tancrède, cousin de Boémond, et son cousin Richard du Principat — il s'agit de la principauté de Salerne — paraissent avoir été les seuls qui se soient refusés à prêter serment d'hommage à l'empereur de Constantinople. Ils passèrent secrètement sur la côte d'Asie, en emmenant avec eux partie des troupes de Boémond.

Dans la suite le basileus remplira ses promesses ; il fournira aux croisés ce qui leur faisait cruellement défaut en vivres, équipements et machines de guerre ; il leur fera franchir le Bosphore sur sa flotte. En fait il agira avec eux comme avec des mercenaires.

L'engagement contracté par les croisés envers le basileus par le serment d'hommage, fut encore renforcé, affermi et précisé par un accord particulier : le basileus s'engageant à favoriser les croisés, à les protéger, à les assister même de renforts composés de troupes auxiliaires, les croisés de leur côté prenant en retour l'engagement de restituer à la couronne byzantine, après conquête, toutes les terres, villes et places fortes qui lui avaient appartenu avant d'en être dépouillée par les infidèles. Traité où les historiens ont cru pouvoir distinguer plus particulièrement l'action du prince de Tarente — Boémond.

L'empereur tenait à se concilier les croisés par sa bienveillance et les témoignages qu'il leur en donnait. Anne Comnène parle des chevaliers francs qui envahissaient la résidence impériale en solliciteurs. On les voyait assis des heures entières dans les diverses salles du palais, guettant le moment propice à introduire l'une ou l'autre requête. Ces rudes chevaliers, habitués à leurs sombres donjons de pierre bise, étaient émerveillés du spectacle que déroulait sous leurs yeux le luxe byzantin. L'une des salles du palais impérial se nommait le Chrysotriclinium. Nous en avons la description : Une salle octogone à huit absides où l'or ruisselait de toutes parts. Dans le fond s'élevait une grande croix ornée de pierreries et, tout alentour, des arbres d'or, sous le feuillage desquels s'abritaient une foule d'oiseaux émaillés et décorés de pierres fines, qui, par un ingénieux mécanisme voltigeaient de branche en branche et chantaient au naturel ; et des orgues se faisaient entendre à l'autre extrémité de la salle.

Mon père, dit Anne Comnène, mena certain jour le prince de Tarente à travers le palais et, ouvrant brusquement une porte, le fit entrer dans une chambre bondée d'or, d'argent, de pierres précieuses et de riches étoffes. Boémond demeurait béat de stupéfaction puis, se ressaisissant :

Si je possédais toutes ces richesses, je deviendrais le maître de bien des pays.

Alexis lui en offrit ensuite bonne part que Boémond, après quelque hésitation se décida à accepter.

L'empereur m'a reçu très dignement, honnêtement, écrit Étienne de Blois à sa femme. Il m'a traité comme un fils et fait des présents importants et précieux. Il m'a offert de se charger de notre fils. Il n'y a pas sous le ciel un homme qui lui soit comparable. Il a fait de très larges gratifications à tous nos chefs, des dons à tous les chevaliers et secouru les pauvres.

Mais si les grands chefs de la croisade, qui approchaient le basileus de près, apprenaient à l'apprécier — aussi bien savaient-ils quelles étaient la noblesse et l'antiquité de sa famille — la masse des pèlerins méprisait en lui le roi schismatique et qui n'était même pas chevalier. Au cours d'une cérémonie solennelle, dont parle Anne Comnène, un de ces croisés, de condition modeste, alla s'installer sans plus de façon sur le trône même de l'empereur. Et comme le comte Baudoin s'efforçait de lui remontrer qu'il manquait grossièrement aux convenances :

— Voyez donc ce rustre — il désignait l'empereur — qui prétend demeurer seul assis, tandis que tant de nobles chevaliers restent debout

Le 18 février 1097, l'empereur Alexis put enfin décider Godefroi de Bouillon à passer avec ses hommes en Asie ; mais il ne sera complètement débarrassé de ses hôtes encombrants que sur la fin d'avril.