LES CROISADES

 

CHAPITRE IV. — LA CROISADE DES CHEVALIERS.

 

 

On voyait se réaliser les paroles d'Urbain II :

Et ils deviendront des soldats, ceux qui, jusqu'à ce jour, furent des brigands ; ils combattront légitimement contre les barbares ceux qui se battaient contre leurs frères et leurs cousins ; et ils mériteront la récompense éternelle ceux qui se louaient comme mercenaires pour un peu d'argent.

Les luttes de château à château, de château à ville, de vassal à suzerain, de famille à famille, s'apaisaient. Les contemporains le constatent : Avant que les peuples se fussent mis en mouvement pour cette grande expédition, la France était livrée aux troubles et aux pires hostilités.., mais voici que les esprits se trouvent tournés à la paix. Comme le souffle d'un vent impétueux, dit Guibert, peut être calmé par une pluie douce, de même ces querelles et ces combats entre concitoyens furent apaisés.

Premier effet de la croisade. Et une seconde conséquence en fut de faire cesser la disette : de fait, les barrières entre les seigneuries et les provinces se trouvèrent détruites, au moins pour un moment. Comme chacun désirait se procurer l'argent nécessaire pour l'expédition lointaine, on vendait ce qu'on avait amassé, provisions de blé, vin et bestiaux. Les greniers des spéculateurs s'ouvrirent largement : les boisseaux de froment, d'orge, de maïs et d'avoine se répandirent sur le marché. La disette des grains, note un contemporain, se tournait en abondance et je vis sept brebis vendues pour cinq deniers (vingt francs environ de valeur actuelle).

La plupart de ceux qui n'avaient encore fait aucun projet de départ se moquaient un jour et riaient aux éclats de ceux qui vendaient ainsi à tout prix, et affirmaient qu'ils feraient leur voyage misérablement et reviendraient plus misérables encore et, le lendemain, ceux-là même, frappés du même désir, abandonnaient pour quelques écus tout ce qui leur appartenait et partaient avec ceux qu'ils avaient tournés en dérision.

Ceux qui s'engageaient dans la voie de Dieu, pour reprendre l'expression du temps, se voyaient favorisés de divers privilèges : ils étaient de ce moment considérés comme personnes d'Église et justiciables des seuls tribunaux ecclésiastiques ; les roturiers étaient dispensés de la taille et, par là, assimilés aux chevaliers ; ils étaient affranchis de tout intérêt pour l'argent qu'ils avaient emprunté, et le paiement même de leur dette jouissait d'un moratoire de cinq ans : il est vrai que ces derniers avantages entraînaient aussi des inconvénients. Les croisés ne trouvaient qui leur prêtât : tant et tant que nombre d'emprunteurs se voyaient dans l'obligation de renoncer, par contrat, au privilège de la croix.

Une lettre du pape Urbain II, de commun accord avec les principaux chefs de l'entreprise, fixa la mise en mouvement des différents corps de troupes au 15 août 1096. Les contingents, partis des divers pays se retrouveraient en décembre sous les murs de Constantinople où l'empereur Alexis Comnène devait leur faire bon accueil.

Presque tous les rois qui, à cette date, régnaient en Europe, étaient brouillés avec le Saint-Siège ; Philippe Ier, roi de France, Guillaume II roi d'Angleterre et l'empereur allemand Henri IV étaient excommuniés. La croisade des chevaliers ne put avoir à sa tête que de grands féodaux. Le roi de France, néanmoins, ne s'en désintéressa pas ; il y fut représenté par son frère Hugue dit le Mainsné (cadet) ou le Grand, comte de Vermandois, qui se fit revêtir du titre officiel de porte-drapeau de l'Eglise, et nous savons par Guibert de Nogent que les principaux seigneurs du royaume tinrent des conférences à Paris en présence du roi.

L'armée des chevaliers se composait d'ailleurs elle aussi des éléments les plus divers. A côté des représentants de la meilleure et de la plus haute noblesse, suivis de leurs vassaux, des adultères, dit Albert d'Aix, des homicides, des voleurs et des parjures, mais dans l'ardeur de la foi et le caractère divin de l'entreprise, tout se purifiait. Divisée en cinq corps principaux, la croisade de la noblesse ne se mit en route que bien après le départ de Pierre l'Ermite et de ses compagnons. Le premier de ces corps d'armée, composé de Lorrains, de Français du Nord et de Rhénans, comptait dans ses rangs Godefroi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine et ses frères Eustache et Baudoin de Boulogne. Par l'Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie et la Thrace, il arriva en vue de Constantinople, le 23 décembre 1096. La deuxième armée, formée de contingents flamands et frisons, sous la direction du comte Robert de Flandre, parvint sous les murs de Constantinople en avril 1097. Ils avaient pris par l'Italie, par la Campanie et l'Apulie, et atteignirent le port de Bari sur l'Adriatique. Parmi eux le chroniqueur Foucher de Chartres. Un grand nombre de pauvres gens, écrit-il, et ceux qui manquaient d'énergie, effrayés à la pensée des misères qui les attendaient, vendirent alors leurs arcs, reprirent le bâton du pèlerin et regagnèrent leur pays. Mais la majeure partie persévéra dans la voie de Dieu et s'embarqua pour Constantinople. La troisième armée, à la tête de laquelle brillait Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, qui va jouer dans le développement de la croisade le rôle le plus important, arriva sous les murs de Constantinople vers la même époque que les soldats de Robert de Flandre, c'est-à-dire en avril 1097. Elle avait pris par la Lombardie, la Dalmatie et l'Epire. La quatrième armée de chevaliers comprenait les Italiens et les Normands établis en Pouille, en Calabre et en Sicile, avec Boémond, prince de Tarente, le fils aîné du fameux Robert Guiscard, et le neveu de Guiscard, Tancrède. Ils s'embarquèrent sur l'Adriatique à Brindes, d'où ils passèrent à Durazzo. Par l'Epire et la Thrace, ils atteignirent Constantinople au mois d'avril également. Enfin, en mai 1097, se mirent en route les Français du Centre et de l'Ouest, sous les ordres de Robert Courte-Heuse, duc de Normandie, fils aîné de Guillaume le Conquérant, et d'Étienne de Blois.

A combien d'hommes pouvait se monter l'ensemble de ces cinq corps d'armée. Guibert de Nogent, après avoir consulté à ce sujet des personnages compétents, estime que les croisés réunis comptaient approximativement 100.000 hommes d'armes, guerriers à cheval. Quant à la piétaille et aux servants le nombre en aurait été impossible à fixer. Foucher de Chartres estime lui aussi le nombre des chevaliers à 100.000. Achille Luchaire compte que de Nicée à Jérusalem les croisés perdirent 600.000 hommes ; ce qui pourrait donner un million de pèlerins partis en armes pour la Terre sainte, chiffre qui concorderait également avec les 100.000 chevaliers en heaume et haubert de Foucher de Chartres et de Guibert de Nogent.

Quelques relations du temps décrivent l'arrivée des contingents français et flamands en Italie, en Pouille et en Calabre, dans les terres soumises à l'autorité de Boémond, portant cousue sur leurs vêtements, généralement sur l'épaule, une croix d'étoffe, et se groupant sous un même cri : Dieu le veut !

Les croisés, les Français du moins, eurent un second cri : Outrée ! que nous traduirons par En avant ! ; outrée, l'action d'aller outre ; où se marquaient leur enthousiasme et leur ardeur.

Nous avons donné les noms des plus illustres seigneurs qui se trouvaient dans ces cinq corps d'armée ; mais ce serait une erreur de croire qu'aucun d'eux exerçât un commandement militaire, une autorité pareille à celle d'un général en chef, pour prendre une expression moderne. Chaque baron féodal allait, indépendant du baron voisin, entouré des contingents que lui assuraient les hommes de son fief, ses vassaux, entouré de son barnage, de sa mesnie.

Chacun de ces contingents agissait isolément, sous la direction de son chef féodal, de qui il suivait l'enseigne. Ainsi l'on arriva à Constantinople par petites troupes, dont chacune reproduisait l'image du fief qu'elle avait quitté. Le baron qui la commandait n'était à son tour uni à un autre seigneur plus important que par les liens féodaux qui pouvaient exister entre eux. Dans les plaines de la Syrie, en Palestine, l'armée des croisés représentera un morceau de la France féodale transporté en Orient, avec ses cadres, sa constitution, sa hiérarchie. De là viendra sa faiblesse pour les mouvements d'ensemble, mais aussi sa force de résistance et son indestructible cohésion.

Entourés d'une considération particulière étaient, parmi leurs compagnons d'armes, les vieux chevaliers qui avaient déjà guerroyé les Sarrazins en Espagne, par delà les monts, les héros authentiques des chansons de geste.

Dans le nombre on reconnaissait Thomas de Marie, sire de Coucy, Clarembaud de Vendeuil, Guillaume de Charpentier...

Sur leurs robustes destriers nos chevaliers ont l'équipement classique du baron féodal :

Armés d'aubers et d'elmes[1] et d'escus de quartiers[2]

Hanstes[3] ont fort et roides à[4] gonfanons pliés ;

Bien luist en lors escus et l'argent et l'or miers[5],

Es aubers et ès cimes Ii fers et li aciers...

(Chanson d'Antioche, chant VIII, v. 242.)

L'ost des croisés est sous la direction d'un personnage, dont le rôle n'a pas été suffisamment mis en lumière, le légat du pape, Adémar de Monteil, évêque du Puy. Ne nous y trompons pas : Adémar de Monteil, à la tête de cette France féodale, qui s'est transportée en Orient, représente une autorité comparable à celle du roi au sommet de la France féodale demeurée dans ses foyers ; autorité morale, de caractère à la fois religieux et militaire, et qui a pour principale fonction de maintenir l'union et la concorde, de faire œuvre de justice et d'apaisement. Car Adémar de Monteil, à la tête des croisés, est baron autant que prélat, de même que le roi, dans la France médiévale était prélat autant que baron. Adémar de Monteil, c'est l'archevêque Turpin des chants épiques, l'évêque Eude de la tapisserie de Bayeux.

Il fut le véritable chef de la première croisade. L'autorité morale qui le plaçait à la tête de la confédération des seigneurs francs était affermie en lui par une vigoureuse intelligence, un caractère énergique, un merveilleux don d'organisation. Notamment dans toutes les questions d'approvisionnement, qui devinrent si redoutables, si angoissantes, il rendit les plus grands services. Au siège de Nicée, il commandera l'une des divisions de l'armée et, sous les murs d'Antioche l'un des six corps d'armée engagés contre l'émir Kerbôga (28 juin 1098). Quand Adémar de Monteil mourra à Antioche le 1er août 1098, ce sera, parmi les croisés, écrit l'auteur des Gestes, une angoisse et une douleur immenses. Il était le soutien des pauvres, dit le chroniqueur, et le conseiller des riches. Aux chevaliers il répétait :

Nul de vous ne peut être sauvé s'il n'honore les pauvres et ne leur fait du bien. Sans eux vous ne pouvez être sauvés, sans vous ils ne peuvent vivre : il faut donc que, par une supplication quotidienne, pour vos péchés, ils prient Dieu que vous offensez si souvent. Aimez-les pour l'amour de Dieu et secourez-les autant que vous pourrez. Il s'agit naturellement ici plus directement de la multitude de pauvres gens engagés dans la croisade.

Après la mort d'Adémar de Monteil, les seigneurs croisés, dans la nécessité où ils se trouvaient de le remplacer par un autre chef, éliront Arnoul, évêque de Martirano — cité du royaume de Naples.

Tels furent donc les chefs de la première croisade : l'évêque du Puy, puis, après sa mort (1er août 1098) l'évêque de Martirano, jusqu'au jour où seront élus Boémond, pour une quinzaine de jours, puis le comte Etienne de Blois, enfin Godefroi de Bouillon après la prise de Jérusalem.

 

 

 



[1] Heaumes.

[2] Divisés en quartiers.

[3] Lances.

[4] Ornés de.

[5] Pur.