LÉGENDES ET ARCHIVES DE LA BASTILLE

 

VII. — LE 14 JUILLET[1].

 

 

Dans le livre remarquable qu'il a publié sous le titre Paris pendant la Révolution, et qui a été traduit par M. Paul Viollet, bibliothécaire de l'École de droit et membre de l'Institut, M. Adolphe Schmidt écrit : Tous les événements foncièrement révolutionnaires, les journées du 14 juillet, des 5 et 6 octobre 1789, etc., furent l'œuvre d'une imperceptible minorité de révolutionnaires hardis et violents. Si elles réussirent, cela tient uniquement à ce que la grande majorité des citoyens s'éloigna du théâtre des événements ou y assista inerte, attirée par la curiosité et augmentant ainsi, en apparence, l'importance du mouvement. Et plus loin : Dutard s'exprimait en ces termes, après la chute de la Gironde : — Si vous parvenez à réunir, sur 50.000 modérantisés, seulement 3.000, je serai bien étonné, et si, sur ces 3.000, il s'en trouve seulement 500 qui soient d'accord et assez courageux pour énoncer leur opinion, je serai plus étonné encore. Ceux-là, par exemple, doivent s'attendre à être septembrisés. — Douze fous, bien en fureur, à la tête de la section sans-culottière, écrit Dutard dans un autre rapport, feraient fuir les autres 47 sections de Paris. Mercier, après la chute de la Gironde, à propos du régime de la Terreur, s'exprime ainsi : 60 brigands couvraient la France de sang et de deuil ; 500.000 hommes dans nos murs étaient témoins de leurs forfaits et n'avaient pas le courage de s'y opposer.

Pour faire comprendre l'extraordinaire et invraisemblable événement qui fait l'objet de cette étude, il faudrait commencer par exposer les circonstances, décrire le milieu matériel et moral dans lesquels il s'est produit, et ceci, malheureusement, serait très long. Prenons les deux faits principaux, voyons quelle en fut la conséquence, puis venons à la journée du 14 juillet.

Pour gouverner la France, le pouvoir royal n'avait dans ses mains aucun instrument administratif ou, du moins, des instruments administratifs tout à fait rudimentaires. Il régnait par la tradition et le sentiment. C'étaient l'affection et le dévouement de la nation qui avaient formé le pouvoir royal, cette affection et ce dévouement en faisaient toute la force.

Pratiquement, réellement, quels étaient dans les mains du roi les moyens de gouvernement ? Otez les lettres de cachet, observait Malesherbes, et vous enlevez au roi toute son autorité, car la lettre de cachet est le seul moyen qu'il possède de faire exécuter sa volonté dans le royaume. Or, depuis plusieurs années, le pouvoir royal avait renoncé, pour ainsi dire, aux lettres de cachet. D'autre part, les sentiments d'affection et de dévouement dont nous parlions s'étaient affaiblis dans le courant du XVIIIe siècle, ou, du moins, ils avaient changé de caractère. C'est ainsi qu'à la veille de la Révolution le pouvoir royal, qui représentait en France l'administration tout entière, était — si l'on veut nous permettre cette expression — en l'air.

Au-dessous du pouvoir royal, les seigneurs dans les campagnes, le patriciat dans les villes, formaient le second degré du gouvernement. Les mêmes observations se répètent. Et il est malheureusement certain que, dans la plupart des pays de France, les seigneurs avaient oublié les devoirs que leur imposaient leurs privilèges et leur situation. L'ancien attachement des classes laborieuses s'était presque partout altéré, et, sur bien des points, il avait fait place à des sentiments hostiles.

C'est ainsi qu'à la veille de 89 l'édifice tout entier ne subsistait plus qu'en apparence : au premier choc, il devait s'écrouler. Et comme, derrière la façade fragile, il n'y avait aucune construction pratique, qu'il n'y avait pas cette administration aux rouages variés, nombreux et précis qui, de nos jours, amortit les contre-coups des crises politiques, la première atteinte au pouvoir royal devait fatalement plonger le pays tout entier dans un état de désorganisation et de désordre dont la tyrannie sanguinaire, la tyrannie brutale et écrasante de la Terreur pouvait seule le sauver.

Tel est le premier des deux faits que nous voulions mettre en lumière ; voici le second. Depuis l'année 1780, l'état de disette était en France presque permanent. La rapidité et l'ampleur des échanges internationaux qui, de nos jours, nous envoient continuellement les éléments nécessaires à la subsistance depuis les points les plus éloignés du globe, font que nous ne connaissons plus ces terribles crises de famine qui s'abattaient autrefois sur les nations. La disette, écrit Taine, permanente, prolongée, depuis dix ans, aggravée par les violences mêmes qu'elle provoquait, allait, exagérer jusqu'à la folie toutes les passions. — Plus on approchait du 14 juillet, dit un témoin oculaire, plus la disette augmentait. — Par suite de la mauvaise récolte, écrit Schmidt, le pain n'avait cessé d'enchérir depuis le commencement de l'année 1789. Cet état de choses fut exploité par les perturbateurs qui voulaient pousser le peuple aux excès : les excès, de leur côté, intimidèrent le commerce. Les affaires cessèrent, de nombreux travailleurs se trouvèrent sans pain.

Il faudrait encore dire quelques mots du brigandage sous l'ancien régime. Le progrès des mœurs et, surtout, le développement de l'administration l'ont supprimé. L'imagination du lecteur suppléera à ce que nous n'avons pas la place de dire. Il se souviendra de ce que pouvait entreprendre un homme comme Cartouche et de ce qu'était une forêt de Bondy aux portes de Paris.

Ainsi se forma, sur la fin de l'ancien régime, ce que Taine a si heureusement appelé l'anarchie spontanée. Dans les quatre mois qui précédèrent la prise de la Bastille, on peut compter en France plus de trois cents émeutes. A Nantes, le 9 janvier 1789, l'Hôtel de ville est envahi, les boutiques des boulangers sont pillées. Tout cela se fait aux cris de Vive le roi ! A Bray-sur-Seine, le 1er mai, les paysans armés de couteaux et de bâtons forcent les fermiers à diminuer le prix des grains. A Rouen, le 28 mai, les grains du marché sont pillés. Dans la Picardie, un ancien carabinier se met à la tête d'une bande armée qui envahit les villages et emporte le blé. De toutes parts des maisons sont pillées de fond en comble. A Aupt, M. de Montferrat, qui se défend, est coupé en petits morceaux. A la Seyne, la population apporte une bière devant la maison de l'un des principaux bourgeois : on lui dit de se préparer à la mort et qu'on lui fera l'honneur de l'enterrer. Il se sauve, et sa maison est mise au pillage. Parmi des centaines d'autres, nous citons ces faits au hasard.

Les environs immédiats de Paris sont plongés dans la terreur. Les correspondances, encore inédites, conservées aux Archives nationales jettent sur ce point la plus vive lueur[2]. Des bandes de vagabonds armés parcourent les campagnes, pillent les villages, saccagent les récoltes. Ce sont les brigands. L'expression revient sans cesse dans les documents et de plus en plus fréquemment à mesure que l'on approche du 14 juillet. Ces bandes armées comptent trois, quatre, cinq cents hommes. A Cosne, à Orléans, à Rambouillet, en tous lieux, ce ne sont que pillages de grains. Dans les différentes localités des environs de Paris, la population s'organise militairement. Les bourgeois armés font des patrouilles contre les brigands. De toutes parts les habitants réclament du roi des troupes pour leur protection. Une ville comme Versailles craint d'être envahie par ces bandes de forcenés et supplie le roi de la protéger : les lettres de l'assemblée municipale conservées aux Archives nationales sont des plus instructives.

A ce moment furent rassemblées, aux environs de Paris, ces troupes dont les orateurs du Palais-Royal exploitèrent dans la suite si habilement la présence, présence qui, il est vrai, les gênait. Ces troupes étaient si peu réunies contre les Parisiens que la correspondance secrète de Villedeuil nous montre la cour ne cessant de recommander de les réserver pour la sécurité des localités avoisinantes, journellement exposées, et pour assurer les convois de vivres, particulièrement les convois de grains, qui étaient dirigés sur Versailles et sur Paris. Les bandes se forment autour de la capitale. Dès les premières semaines de mai, près de Villejuif, une troupe de cinq à six cents vagabonds veut forcer Bicêtre et s'approche de Saint-Cloud. Il en vient de trente, quarante, cinquante lieues ; tout cela flotte autour de Paris et s'y engouffre comme dans un égout. Pendant les derniers jours d'avril, les commis voient entrer par les barrières un nombre effrayant d'hommes mal vêtus et d'une figure sinistre. Dès les premiers jours de mai, on remarque que l'aspect de la foule a changé. Il s'y mêle une quantité d'étrangers venus de tous les pays, la plupart déguenillés, armés de grands hâtons et dont le seul aspect annonçait ce qu'on en doit craindre. On rencontrait, dit un contemporain, des physionomies comme on ne se souvenait pas en avoir vu en plein jour. Pour occuper une partie de ces sinistres sans-travail, dont la présence inquiétait tout le monde, on forma, à Montmartre, des ateliers, où dix-sept à dix-huit mille hommes furent employés à des travaux de fantaisie moyennant vingt sous par jour.

Cependant les Électeurs, choisis pour la nomination des députés à l'Assemblée nationale, se réunissaient. Le 22 avril 1789, le lieutenant de police, Thiroux de Crosne, tout en parlant du calme des opérations électorales, ajoutait : J'ai continuellement les yeux ouverts sur les boulangers.

Le 23 avril, de Crosne parle du mécontentement qui se manifeste, parmi certains groupes d'ouvriers du faubourg Saint-Antoine, contre deux manufacturiers, le salpêtrier Dominique Henriot et le fabricant de papiers peints Réveillon. Henriot était connu, non seulement pour son intelligence, mais pour sa bonté : dans les années difficiles il avait sacrifié une partie de sa fortune à la subsistance de ses ouvriers ; quant à Réveillon, il était à cette date un des représentants les plus remarquables de l'industrie parisienne. Simple ouvrier à ses débuts, il payait, en 1789, 200.000 livres de salaire annuel à trois cents ouvriers ; peu auparavant il avait remporté le prix fondé par Necker pour l'encouragement des arts utiles. Henriot et Réveillon auraient tenu des propos désobligeants pour les ouvriers au cours des récentes assemblées électorales. Ils nièrent d'ailleurs, l'un et l'autre, avoir tenu les propos qui leur étaient attribués, et tout porte à croire que leurs protestations étaient sincères.

Dans la nuit du 27 avril et la journée du 28, des bandes hurlantes envahirent les maisons de Réveillon et de Henriot, qui furent mises à sac. Le commissaire Gueullette, dans son rapport du 3 mai, constate partout une dévastation sauvage et systématique. Il ne reste que les murailles. Ce qui n'a pas été volé a été mis en mille pièces. Les brigands, c'est l'expression du commissaire, jetèrent une partie du mobilier par les fenêtres, dans la rue, où ils en firent des feux de joie. Une partie de la horde était ivre ; elle ne s'en précipita pas moins dans les caves, où les tonneaux furent défoncés. Quand tonneaux et bouteilles furent vides, les émeutiers s'attaquèrent aux flacons contenant les drogues de teinture ; ils en absorbèrent à grands traits et roulèrent, dans des contorsions atroces, empoisonnés. Quand on pénétra le lendemain dans ces caves elles offraient un horrible coup d'œil, car les misérables en étaient arrivés à se prendre de querelle et à s'égorger entre eux. Le peuple est monté sur les toits, écrit Thiroux de Crosne, d'où il fait pleuvoir sur les troupes une grêle de tuiles, pierres, etc. ; il fait même rouler des débris de cheminées, des morceaux de charpente, et quoiqu'on ait fait feu à plusieurs reprises et qu'il y ait des personnes tuées, on n'a pas encore pu s'en rendre maître.

L'émeute ne fut vaincue par les troupes que le soir à dix heures ; elle laissait plus d'une centaine de morts sur la place. M. Alexandre Tuetey consacré à l'affaire Réveillon des pages remarquables ; il a étudié avec soin les interrogatoires des émeutiers arrêtés. La plupart, dit-il, étaient ivres depuis le matin. Quant à Réveillon, on sait qu'il ne trouva son salut qu'en se réfugiant dans la Bastille. Ce fut le seul prisonnier que la Bastille reçut pendant toute l'année 1789.

Dans la nuit qui suivit ces bacchanales, les agents du marquis du Châtelet, colonel des gardes-françaises, s'étant coulés le long d'un fossé, voient un gros de brigands assemblés au delà de la barrière du Trône. Leur chef, monté sur une table, les haranguait.

Et nous les retrouvons encore dans le procès-verbal du commissaire Vanglenne, que cite M. Alexandre Tuetey. Vanglenne reçut, le 29 avril, les dépositions des boulangers, pâtissiers et charcutiers du Marais dévalisés par de véritables bandes de malandrins, lesquels procèdent par effraction et par violence ; ce sont des affamés, si l'on veut, mais qui ont bien les allures des voleurs de grand chemin.

Cependant, dans le jardin du Palais-Royal, Camille Desmoulins haranguait les groupes de sans-travail et les déclassés avides, qui se pressaient autour de lui, les yeux fixes et béants. Desmoulins vocifère : La bête est dans le piège, qu'on l'assomme !... Jamais plus riche proie n'aura été offerte aux vainqueurs ! Quarante mille palais, hôtels, châteaux, les deux cinquièmes des biens de la France seront le prix de la valeur. Ceux qui se prétendent conquérants seront conquis à leur tour, la nation sera purgée ! On comprend que l'alarme dans Paris était devenue aussi vive que dans la campagne ; c'était la terreur des brigands. Dès le 25 juin fut décidée la création d'une milice bourgeoise qui protégerait la propriété. La notoriété des désordres, lisons-nous dans les procès-verbaux des Électeurs, et les excès commis par plusieurs attroupements ont déterminé l'Assemblée générale à rétablir sans délai la milice parisienne. Mais il fallait un certain temps pour l'organisation de cette garde bourgeoise. Le 30 juin, les portes de l'Abbaye, où avaient été enfermés, les uns pour désertion, les autres pour vol, quelques gardes-françaises, furent enfoncées à coups de hache et de maillet. Les prisonniers furent amenés triomphalement au Palais-Royal, où on leur donna une fête dans le jardin. L'étendue des désordres était déjà si grande que le gouvernement, impuissant à les réprimer, dut accorder un pardon général. De ce jour il n'était plus besoin de prendre la Bastille, l'ancien régime était perdu.

L'agitation au Palais-Royal, rendez-vous des filles publiques, des désœuvrés et des exaltés, devenait ardente. Des motions incendiaires s'y succédaient. Si quelque brave bourgeois s'avisait de protester, il était fouaillé publiquement, jeté dans les bassins, roulé dans la boue.

Le 11 juillet, Necker fut renvoyé du ministère et remplacé par Breteuil. Necker était à ce moment très populaire. Breteuil, qui aurait dû l'être, particulièrement aux yeux des partisans d'un mouvement révolutionnaire, ne l'était pas. De tous les ministres de l'ancien régime et de tous les hommes de son temps, Breteuil était celui qui avait fait le plus pour la suppression des lettres de cachet et des prisons d'État. C'est lui qui avait fait fermer Vincennes, la tour Châtimoine de Caen, qui avait fait décider la démolition de la Bastille, qui avait mis en liberté Latude, et combien d'autres prisonniers ! qui avait rédigé et fait respecter, jusque dans les parties les plus reculées du royaume, ces admirables circulaires qui immortaliseront son nom, par lesquelles il ordonnait la mise en liberté immédiate de tous les détenus dont la détention n'était pas entièrement justifiée, et pour l'avenir prescrivait des formalités si rigoureuses que l'on peut dire que le caractère arbitraire des lettres de cachet en était supprimé. Les orateurs du Palais-Royal n'en mirent pas moins dans la conviction de beaucoup de gens que l'entrée de Breteuil au ministère présageait une Saint-Barthélemy des patriotes. L'agitation devint si vive, et les calomnies contre la cour et le gouvernement étaient répétées avec tant de violence, que la cour, pour éviter jusqu'aux apparences d'une Saint-Barthélemy quelconque, ordonna de retirer toutes les troupes et d'abandonner Paris à lui-même.

Cependant, Camille Desmoulins continuait de tonner : Je venais de sonder le peuple. Ma colère contre les despotes était tournée en désespoir. Je ne voyais pas les groupes, quoique vivement émus et, consternés, assez disposés au soulèvement.... Je fus plutôt porté sur la table que je n'y montai. A peine y étais-je, que je me vis entouré d'une foule immense. Voici ma courte harangue que je n'oublierai jamais :Citoyens ! Il n'y a pas un moment à perdre. J'arrive de Versailles ; M. Necker est renvoyé : ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes : ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ de Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes !

Les Parisiens n'étaient rien moins que rassurés, niais ce ne sont, pas les bataillons suisses et allemands qui leur faisaient peur. L'auteur de la Quinzaine mémorable, tout dévoué au mouvement révolutionnaire, reconnaît que, durant les journées des 12-14 juillet, tous les gens comme il faut s'enfermèrent chez eux. Et tandis que les troupes et les honnêtes gens se retiraient, la lie montait à la surface. Durant la nuit du 12 au 13 juillet, la plupart des barrières, où se percevaient les octrois, furent forcées, pillées, incendiées. Des brigands armés de piques et de bâtons parcouraient les rues, menaçaient les maisons où les bourgeois s'enfermaient ahuris et tremblants. Le lendemain, 13 juillet, les boutiques des boulangers et des marchands de vin furent mises au pillage. Des filles arrachent les boucles d'oreille des passantes ; si la boucle résiste, l'oreille est déchirée. — L'hôtel du lieutenant de police est saccagé, et c'est à grand'peine que Thiroux de Crosne échappe aux bandes armées de torches et de bâtons. Une autre troupe, avec des cris de mort, arrive à la Force, où sont les prisonniers pour dettes ; les prisonniers sont délivrés. Le Garde-Meuble est saccagé. Une bande enfonce, à coups de hache, la porte des Lazaristes, brise la bibliothèque, les armoires, les tableaux, les fenêtres, le cabinet de physique, se précipite dans la cave, défonce les tonneaux et se soûle : vingt-quatre heures après, on y trouva une trentaine de morts et de mourants, hommes et femmes, dont une enceinte de neuf mois. Devant la maison, la rue est pleine de débris et de brigands, qui tiennent à la main, les uns des comestibles, les autres un broc, forcent les passants à boire et versent à tout venant. Le vin coule en talus. Quelques-uns se sont emparés des habits sacerdotaux, les ont revêtus, et, sous cet accoutrement, dans la rue, crient et gesticulent. Nous lisons, en date de ce jour, dans les procès-verbaux des Électeurs : Sur l'avis donné au comité que les brigands dispersés avaient manifesté quelque intention de se rassembler pour attaquer et piller le Trésor royal et la Caisse d'escompte, le comité a donné l'ordre que ces deux établissements fussent gardés. Le même jour, on parvint heureusement à désarmer plus de cent cinquante de ces gaillards qui, ivres de vin et d'eau-de-vie, s'étaient. endormis dans l'intérieur de l'Hôtel de ville. Cependant, les environs de Paris n'étaient pas plus sûrs que la ville elle-même et, du haut des tours de la Bastille, on voyait les incendies qui, de place en place, étaient allumés.

L'organisation de la milice bourgeoise, contre ces désordres, devenait urgente. Dans la soirée, la plupart des districts s'en occupèrent activement. Douze cents braves citoyens se réunirent au district du petit Saint-Antoine. On y voit rassemblés des bourgeois et des ouvriers, des magistrats et des médecins, des écrivains et des savants, à côté de compagnons paveurs ou menuisiers. Le futur ministre de Louis XVI, Champion de Villeneuve, remplit les fonctions de secrétaire. Ces douze cents citoyens, lisons-nous dans le procès-verbal, entraînés à se réunir par les alarmes trop bien fondées qu'inspire à tous les citoyens le danger qui semble les menacer tous individuellement, et par la nécessité imminente de prendre des mesures promptes pour en prévenir les effets, considérant qu'une multitude de particuliers, effrayés peut-être par des bruits que des gens mal intentionnés sans doute ont répandus, parcourent, armés et sans ordre, toutes les rues de la capitale, que la garde ordinaire de la ville, ou se confond avec eux, ou reste spectatrice tranquille du désordre qu'elle ne peut arrêter ; considérant aussi que déjà la prison de l'Hôtel de la Force a été brisée et ouverte aux prisonniers, que la menace serait de forcer pareillement les prisons qui renferment les vagabonds, gens sans aveu, même les gens repris pour crimes... en conséquence, les bourgeois réunis décident de s'organiser en milice bourgeoise. Chacun portera, lorsqu'il sera de service, les armes qu'il pourra se procurer, à l'exception, néanmoins, du pistolet qui demeure interdit comme arme dangereuse.... Il se fera toujours deux patrouilles à la fois, et deux autres resteront dans le lieu fixé pour corps de garde. La plupart des autres districts imitaient, à la même heure, celui du Petit-Saint-Antoine. Ils envoyèrent des délégués à l'Hôte des Invalides pour demander des armes. Les délégués furent reçus par Bezenval, qui aurait bien voulu leur accorder ce qu'ils lui demandaient ; mais il lui fallait des ordres. Il écrit dans ses Mémoires que ces délégués étaient fort effrayés, disant que les brigands menaçaient leurs maisons du pillage et du feu. L'auteur de la Quinzaine mémorable insiste aussi sur cette idée que c'est pour se défendre contre les excès des brigands que fut formée la milice parisienne. Parlant du procès-verbal du Petit-Saint-Antoine, un excellent érudit, M. Charavay, écrit : Les bourgeois de Paris, moins effrayés des projets de la cour que de ces hommes auxquels on a déjà donné le nom de brigands, s'organisent en milice pour leur résister ; c'est là l'unique préoccupation. Le mouvement qui, le lendemain, emporta la Bastille eût peut-être été réprimé par la garde nationale si son organisation eût eu plus de consistance. On ne saurait mieux dire.

L'Hôtel de ville est envahi, et l'un des Électeurs, Legrand, ne le débarrasse des hordes qui y font un vacarme infernal qu'en ordonnant d'y porter six barils de poudre et en menaçant de faire sauter le monument si on ne se retire.

Pendant la nuit du 13 au 14 juillet, les boutiques des boulangers et les échoppes des marchands de vin sont mises au pillage. L'excellent abbé Morellet, l'un des encyclopédistes, que nous avons vu embastillé sous Louis XV, écrit : Je passai à mes fenêtres, dans la rue Saint-Honoré, une grande partie de la nuit du 13 au 14 à voir des hommes de la plus vile populace, armés de fusils, de broches, de piques, se faisant ouvrir les portes des maisons, se faisant donner à boire, à manger, de l'argent, des armes. Mathieu Dumas peint également, dans ses Souvenirs, ces vagabonds déguenillés, plusieurs presque nus, d'une physionomie effrayante. Pendant ces deux jours et ces deux nuits, écrit Bailly, Paris courut le risque d'être pillé et ne fut sauvé des bandits que par la garde nationale.

L'allure de ces bandits et l'œuvre de la garde nationale sont décrites dans une curieuse lettre d'un Anglais, le docteur Rigby, à sa femme. Il était nécessaire non seulement de donner des armes à ceux en lesquels on pouvait avoir confiance, mais de désarmer ceux dont on ne pouvait attendre que peu de protection et qui pouvaient devenir une cause de désordre et de malheur. Pour cela il fallait beaucoup d'adresse. De bonne heure, dans l'après-dînée, nous commençâmes d'apercevoir parmi les gros rassemblements de peuple, où l'on voyait des signes d'irritation qui bientôt eussent dégénéré en excès, çà et là, un homme de bonne mine, portant fusil, avec un air martial. Le nombre de ces derniers alla augmentant peu à peu ; leur intention était, évidemment d'apaiser et de désarmer à la fois les bandes irrégulières. Ils eurent accompli leur tâche, pour la plus grande partie, avant le soir. Alors les citoyens régulièrement armés occupèrent, presque exclusivement les rues ; ils étaient divisés en plusieurs sections, les uns montant la garde sur certains points, les autres faisant des patrouilles, tous sous la conduite de chefs. Quand vint la nuit, on n'aperçut plus que bien peu de ceux qui s'étaient armés la veille au soir. D'aucuns, cependant, avaient refusé de rendre leurs armes, et, durant la nuit, on vit combien les craintes qu'ils avaient inspirées étaient fondées, car ils se mirent à piller. Mais il était trop tard pour le faire impunément. On les découvrit, on les saisit, et nous apprîmes le lendemain matin que plusieurs de ces misérables, pris sur le fait, avaient été exécutés. La répression des bourgeois fut même énergique. On pendait les brigands aux lanternes, çà et là, puis on les achevait, ainsi suspendus, à coups de fusil.

L'auteur de l'Histoire autentique, qui a laissé la meilleure des relations contemporaines de la prise de la Bastille que nous possédions, dit avec raison : L'émeute commença le 12 juillet au soir. Il y eut là un ensemble compact de désordres et de brigandages dans lesquels la prise de la Bastille occupe une place plus éclatante, mais avec lesquels elle fait corps et dont on ne peut pas la séparer.

Le matin du 14 juillet, le soleil se leva radieux. La population était, en grande partie, restée sur pied la nuit. Le jour la retrouva avec ses préoccupations et ses alarmes. Avoir des armes, tel était le désir de tous : les bourgeois et les partisans de l'ordre, afin de se protéger ; les brigands, dont une partie venaient d'are désarmés, afin de se procurer ou de retrouver les moyens d'attaque et de pillage. On se précipita aux Invalides, où étaient des dépôts d'armes importants. Ce fut le premier acte violent de la journée. La foule y enleva vingt-huit mille fusils et vingt-quatre canons. Et comme on savait qu'à la Bastille étaient déposées d'autres munitions de guerre, après avoir crié : Aux Invalides ! on cria : A la Bastille !

Il faut bien distinguer les deux éléments dont se composa la foule qui se porta sur la Bastille. D'une part, une horde de gens sans aveu, ceux que les documents contemporains ne cessent d'appeler les brigands, et, d'autre part, les citoyens honnêtes — ils formaient certainement la minorité — qui désiraient des armes pour la constitution de la garde bourgeoise. La seule cause qui poussa cette bande sur la Bastille fut le désir de se procurer des armes. Sur ce point tous les documents de valeur et tous les historiens qui ont étudié l'événement de près sont d'accord. Il n'était pas question de liberté, ni de tyrannie, de délivrer des prisonniers, ni de protester contre l'autorité royale. La prise de la Bastille se fit aux cris de : Vive le Roi ! tout, comme, depuis plusieurs mois en province, se faisaient les pillages de grains.

Sur les huit heures du matin, les Électeurs à l'Hôtel de ville reçurent quelques habitants du faubourg Saint-Antoine se plaignant de ce que les canons braqués sur les tours de la Bastille menaçaient le quartier. Ces canons servaient aux salves des réjouissances publiques et, par leur disposition, ne pouvaient être redoutables pour les quartiers rapprochés. Les Électeurs envoyèrent quelques-uns des leurs à la Bastille, où le gouverneur, de Launey, reçut les délégués avec la plus grande affabilité, les retint à déjeuner, et, sur leur prière, retira les canons des embrasures. A cette délégation en succéda une autre, composée de trois personnages, sans aucun mandat. En tête marchait l'avocat Thuriot de la Rosière. Ils furent admis comme leurs prédécesseurs. Thuriot parlait haut, au nom de la nation et de la patrie. Il fit des sommations au gouverneur et harangua la garnison, composée de quatre-vingt-quinze invalides et de trente soldats suisses. Un millier d'individus se pressaient autour de la Bastille avec des vociférations. La garnison jura de ne pas faire feu si elle n'était pas attaquée. De Launey dit que, sans ordres, il ne pouvait que retirer les canons des embrasures. Il fit, en outre, boucher ces embrasures par des planches. Thuriot sortit et se rendit à l'Hôtel de ville. La foule devenait de plus en plus menaçante.

L'entrée de la première cour, dit M. Fernand Bournon dans le beau récit qu'il a fait de cet événement, celle des casernes, était libre ; mais de Launey avait fait rentrer la garnison dans l'enceinte des tours et relever le pont-levis de l'avancée, par lequel on passait dans la cour du gouvernement et qui, en temps ordinaire, était abaissé durant le jour. Deux hommes intrépides s'élancèrent par escalade sur le toit du corps de l'avancée ; l'un était un soldat nommé Louis Tournay, le nom de l'autre est inconnu. Ils brisèrent à coups de hache les chaînes du pont-levis, qui tomba.

Il a été dit dans un ouvrage récent, où un encombrant appareil d'érudition masque avec peine le défaut de jugement et de critique, que Tournay et son compagnon opérèrent sous le feu de la garnison. La garnison ne tira pas, dans ce moment, un seul coup de fusil, se contentant d'engager les assiégeants à se retirer. Pendant que M. de Launey et ses officiers, lisons-nous dans l'Histoire autentique, s'en tiennent aux menaces, ces deux vigoureux champions parviennent à briser les portes et à baisser le grand et le petit pont de l'avancée ; puis la horde des brigands s'avance en foule dans la cour du gouvernement et se précipite vers le second pont pour s'en emparer en faisant une décharge de mousqueterie sur la troupe. C'est alors, pour la première fois, que, s'apercevant du tort qu'il avait eu de laisser opérer si tranquillement au premier pont, M. de Launey ordonna aux soldats de faire feu, ce qui fait fuir et se retirer en désordre cette canaille ayant plus de brutalité que de bravoure ; et c'est ici qu'on a commencé à calomnier le gouverneur ; que, transportant les temps, on a prétendu qu'il avait fait porter des paroles de paix ; que le peuple s'était avancé dans cette confiance, et que beaucoup de citoyens avaient été massacrés. Cette prétendue trahison de de Launey, immédiatement colportée dans Paris, fut l'un des événements de la journée. Elle est démentie, non seulement par toutes les relations des assiégés, mais par les assiégeants eux-mêmes, et repoussée aujourd'hui par tous les historiens.

Un nommé Cholat, marchand de vin, aidé d'un nommé Baron, dit la Giroflée, avait installé une pièce d'artillerie dans la grande allée de l'Arsenal. Ils firent feu, mais le recul de la pièce blessa assez grièvement les deux artilleurs, et ils en furent les seules victimes. Comme ces moyens ne suffisaient pas à renverser la Bastille, les assiégeants en imaginèrent d'autres. Une jolie jeune fille, Mlle de Monsigny, fille du capitaine de la compagnie d'invalides de la Bastille, avait été rencontrée dans la cour des casernes. Quelques forcenés s'imaginèrent que c'était Mlle de Launey. Ils la traînèrent sur le bord des fossés, et, par gestes, firent comprendre à la garnison qu'ils allaient la brûler vive si la place ne se rendait. Ils avaient renversé la malheureuse enfant, évanouie, sur une paillasse, à laquelle, déjà, ils avaient mis le feu. M. de Monsigny voit le spectacle du haut des tours, il veut se précipiter vers son enfant et est tué par deux coups de feu. Ce sont des ruses pour le siège des places fortes auxquelles Duguesclin ne songeait pas. Un soldat, Aubin Bonnemère, s'interposa avec courage et parvint à sauver la jeune fille.

Un détachement de gardes françaises, survenant avec deux pièces de canon, que l'Hôtel de ville avait laissé emmener, donna au siège une apparence plus sérieuse. Il ne faudrait cependant pas que le nom de gardes françaises fît illusion et que l'on comparât les soldats des armées permanentes sous l'ancien régime à ce qu'ils sont aujourd'hui. Le régiment des gardes françaises, en particulier, était tombé dans un état de désorganisation et de dégradation profond. Les simples soldats avaient l'autorisation d'exercer en ville un métier dont le produit s'ajoutait à leur solde. Il est certain que, pour la plupart, ce métier était celui de souteneur. Presque tous les soldats aux gardes appartiennent à cette classe, lisons-nous dans l'Encyclopédie méthodique, et beaucoup même ne s'engagent dans ce corps que pour vivre aux dépens de ces malheureuses filles. Les nombreux dossiers relatifs aux gardes françaises conservés dans les Archives de la Bastille donnent à cette affirmation la confirmation la plus précise[3]. Nous voyons, par exemple, que les parents du graveur Nicolas de Larmessin demandent une lettre de cachet pour que leur fils soit enfermé dans une maison de force, où ils payeront sa pension, ayant menacé de s'engager dans les gardes françaises.

Des quinze canons placés au haut des tours ne partit pas un coup de feu durant le siège. Dans l'intérieur du château, trois canons, chargés à mitraille, défendaient le dernier pont-levis ; le gouverneur n'en fit partir qu'un et qu'une seule fois. Ne voulant pas massacrer la foule, de Launey résolut de faire sauter la Bastille et de s'ensevelir sous ses ruines. Les invalides Ferrand et Béquart se précipitèrent sur lui pour l'empêcher de mettre son projet à exécution. La Bastille n'a pas été prise de vive force, dit Elie, de qui le témoignage ne peut être suspecté de partialité en faveur des défenseurs de la place ; elle s'est rendue, avant d'être attaquée, sur la parole que j'ai donnée, foi d'officier français, qu'il ne serait fait aucun mal à personne si on se rendait.

On sait comment la parole donnée fut tenue, malgré les efforts héroïques d'Elie et de Hulin, auxquels la postérité doit un éclatant hommage. Reprochera-t-on à la foule ces crimes atroces ? C'était une horde sauvage, la lie de la populace. De Launey, qui avait été tout confiance et bonté, fut massacré dans des circonstances odieuses. L'abbé Lefèvre, dit Dusaulx, fut spectateur involontaire de ses derniers moments : Je l'ai vu tomber, m'a-t-il dit, sans pouvoir le secourir ; il se défendit comme un lion, et si dix hommes seulement s'étaient conduits de même à la Bastille, elle n'aurait pas été prise. Ses bourreaux lui séparèrent la tète du Irone, peu à peu, à coups de canif. L'opération fut faite par un garçon cuisinier, nommé Desnot, qui savait, comme il le dit ensuite avec orgueil, travailler les viandes. Il faut lire la déposition de cette brute. M. Guiffrey l'a publiée dans la Revue historique. Pour se donner du cœur, Desnot avait avalé de l'eau-de-vie mêlée de poudre, et il ajouta que ce qu'il avait fait était dans l'espoir d'obtenir une médaille.

Nous apprîmes ensuite, poursuit Dusaulx, la mort de M. de Losme-Salbray, déplorée de tous les gens de bien. De Losme avait été, durant le temps qu'il avait exercé les fonctions de major de la Bastille, le bon ange des prisonniers ; nous savons par des détails touchants jusqu'où il portait la bonté et la délicatesse. Au moment où la foule l'écharpait, passait le marquis de Pelleport, qui avait été détenu à la Bastille pendant plusieurs années ; il s'élança pour le sauver : Arrêtez, s'écria-t-il, vous allez tuer le meilleur des hommes. Mais il tomba grièvement blessé, ainsi que le chevalier de Jean qui s'était joint à lui pour arracher l'infortuné aux mains de la populace. L'aide-major Miray, le lieutenant des invalides Person et l'invalide Dumont furent, massacrés. Miray était conduit à la Grève, où la foule devait l'exécuter. Frappé de coups de crosse, de coups de couteau et de coups de poing, il se traînait, râlant. Il expira tué à coups d'épingle, avant d'être arrivé au lieu du supplice. Les invalides Asselin et Béquart furent pendus. C'est Béquart qui avait empêché de Launey de faire sauter la Bastille. Il est percé de deux coups d'épée, lisons-nous dans le Moniteur, et frappé d'un coup de sabre, qui lui abat le poignet. On porte en triomphe dans les rues de la ville cette même main à qui tant de citoyens doivent leur salut. — Après avoir passé l'arcade de l'Hôtel de ville, dit Restif de la Bretonne, qui a laissé sur la journée du 14 juillet une page si curieuse, je rencontre des cannibales ; l'un, je l'ai vu, réalisait un horrible mot, prononcé depuis ; il portait au bout d'un taille-cime les viscères sanglants d'une victime de la fureur, et cet horrible bouquet ne faisait frémir personne. Plus loin je rencontre les invalides et les Suisses prisonniers : de jeunes et jolies bouches, j'en frémis encore, criaient : Pendez, pendez !

D'autre part, on massacrait le prévôt des marchands, Flesselles, accusé d'une trahison non moins imaginaire que celle de Launey. On égorgeait Foulon, un vieillard de soixante-quatorze ans, qui avait, dit Taine, dépensé l'hiver précédent soixante mille francs pour donner de l'ouvrage aux pauvres. On assassinait Berthier, l'un des hommes distingués de l'époque. A Foulon on coupait la tête ; à Berthier on arrachait le cœur de la poitrine pour le promener à travers Paris le trait est délicieux — dans un bouquet d'œillets blancs. Car la gaieté s'épanouissait. Une pique portait la tête de Launey au Palais-Royal, puis au pont Neuf, où on lui faisait saluer trois fois la statue de Henri IV, avec ces mots : Salue ton maître. Au Palais-Royal, deux des vainqueurs s'étaient joyeusement mis à table pour dîner à un entresol. Comme nous y mettons des fleurs, ils avaient placé sur la table une tête coupée et des entrailles sanglantes, mais comme la foule, en bas, les leur réclamait, ils les lancèrent gaîment par la fenêtre.

Ceux qui étaient demeurés devant la Bastille s'étaient précipités au butin. Ainsi qu'au pillage des maisons Réveillon et Henriot, et du couvent des Lazaristes, le premier mouvement des vainqueurs fut de s'élancer à la cave. Cette canaille, écrit l'auteur de l'Histoire autentique, était tellement aveuglée qu'elle se porta en foule 'dans le logement de l'État-major, en brisa les meubles, les portes, les croisées. Pendant ce temps, leurs camarades, prenant ces pillards pour des gens de la garnison, tiraient sur eux.

Nul ne songeait aux prisonniers, mais on s'était emparé des clés que l'on portait triomphalement dans Paris. On dut enfoncer les portes des chambres où logeaient les détenus. Les malheureux, épouvantés du vacarme, étaient plus morts que vifs. Ces victimes du pouvoir arbitraire étaient exactement au nombre de sept. Quatre faussaires, Béchade, Larache, La Corrège et Pujade : ces quatre individus avaient falsifié des lettres.de change au détriment de deux banquiers parisiens ; tandis que leur procès était régulièrement instruit au Châtelet, ils étaient à la. Bastille, où ils conféraient journellement avec leurs avocats. Puis le jeune comte de Solages, qui s'était rendu coupable de crimes monstrueux, méritant la mort ; il était conservé à la Bastille par égard pour sa famille, qui payait sa pension. Enfin deux fous, Tavernier et de Whyte. On sait combien, depuis le siècle dernier, la science a fait des progrès dans l'art de soigner les fous. Jadis on les enfermait. Tavernier et de Whyte ne tardèrent pas à être transférés à Charenton, où ils furent assurément moins bien traités qu'ils ne l'avaient été à la Bastille.

Tels sont les sept martyrs qui furent glorieusement promenés dans les rues, aux acclamations d'un peuple attendri.

Les assiégeants comptèrent quatre-vingt-dix-huit morts. Une partie provenaient de ce que les assaillants s'étaient tiré les uns sur les autres. Plusieurs s'étaient tués en tombant dans les fossés. Sur ce chiffre, dix-neuf seulement étaient mariés, et cinq seulement avaient des enfants. Ce sont des indications intéressantes.

On ne songea pas plus à enterrer les vainqueurs que les vaincus. Le mercredi 15, à minuit, la présence des cadavres des officiers de la Bastille, gisant encore place de Grève, fut signalée aux commissaires au Châtelet. M. Fernand Bournon a publié, dans son bel ouvrage, le sinistre procès-verbal qui fut alors dressé dans la nuit. C'est l'harmonieux couronnement de la grande journée : Nous, commissaires susdits, avons donné acte audit sieur Houdan de sa déclaration, et, étant ensuite descendus dans la cour du Châtelet — où les cadavres venaient d'être transportés —, nous y avons trouvé sept cadavres du sexe masculin, le premier sans tête, vêtu d'un habit, veste, culote et bas de soie noire, avec chemise fine, n'ayant point de souliers ; le second aussi sans tête, vêtu d'une veste de drap rouge, culote de nankin à boutons d'uniforme et bas de soie fond bleu et petites mouches noires ; le troisième aussi sans tête, vêtu d'une chemise, une culote et des bas de fil blanc ; le quatrième aussi sans tête, vêtu d'une chemise ensanglantée, culote et bas noirs ; le cinquième vêtu d'une chemise, d'une culote bleue et de guêtres blanches, portant cheveux bruns, paraissant âgé de quarante ans et ayant le poignet en partie coupé et de fortes contusions à la gorge ; le sixième vêtu d'une culote et de guêtres blanches, ayant de fortes contusions à la gorge ; et le septième, vêtu d'une chemise, culote et bas de soie noire, entièrement défiguré.

Cependant, la plupart des triomphateurs, le premier moment d'ivresse passé, se cachaient comme s'ils avaient fait un mauvais coup. Le désordre dans la ville était extrême. Les commissaires des quartiers, écrit l'ambassadeur des Deux-Siciles, voyant le péril où se trouvaient les habitants devant ce nombre énorme d'hommes armés et même de brigands et d'individus sortis de prison les jours précédents, formèrent des patrouilles de garde nationale. Ils proclamèrent la loi martiale, ou, pour mieux dire, cette loi se publia toute seule, que quiconque avait volé ou mis le feu à une maison serait pendu. En effet, il ne s'est pas passé une journée sans que cinq et même dix individus aient subi cette peine. Nous devons à ce salutaire expédient notre existence et la sûreté de nos maisons.

Plus d'un vainqueur de la Bastille fut pendu de la sorte, à grand tort et dommage, car, deux jours plus tard, son front glorieux eût été chargé de lauriers et de fleurs.

On a dit que la Bastille avait été prise par le peuple de Paris. Le nombre des assiégeants s'éleva à un millier tout au plus, parmi lesquels, comme l'a déjà fait observer Marat, beaucoup de provinciaux et d'étrangers. Quant aux Parisiens, ils étaient, comme toujours, venus en assez grand nombre voir ce qui se passait. C'est encore le témoignage de Marat. J'ai assisté à la prise de la Bastille, écrit d'autre partie chancelier Pasquier ; ce que l'on a appelé le combat ne fut pas sérieux, la résistance fut complètement nulle. On tira quelques coups de fusil auxquels il ne fut pas répondu, et quatre ou cinq coups de canon. On sait les conséquences de cette prétendue victoire qui a attiré tant de faveurs sur la tête des prétendus vainqueurs ; la vérité est que ce grand combat n'a pas un instant effrayé les nombreux spectateurs qui étaient accourus pour en voir le résultat. Parmi eux se trouvaient beaucoup de jolies femmes : elles avaient, afin de s'approcher plus aisément, laissé leurs voitures à quelque distance. J'étais appuyé sur l'extrémité de la barrière qui fermait, du côté de la place de la Bastille, le jardin longeant le jardin de Beaumarchais. A côté de moi était Mlle Contat, de la Comédie-Française ; nous restâmes jusqu'au dénouement, et je lui donnai le bras jusqu'à sa voiture. Jolie autant qu'on peut l'être, Mlle Contat joignait aux grâces de sa personne un esprit des plus brillants.

Dès le lendemain, tout avait changé. La Bastille avait été emportée dans un assaut d'un quart d'heure héroïque et formidable. Les canons des assaillants y avaient ouvert une brèche. Les murailles, il est vrai, étaient encore debout, intactes ; mais cela ne faisait rien, les canons y avaient ouvert une brèche, tout de même. Les sept prisonniers délivrés avaient été une désillusion, la meilleure volonté du inonde ne pouvait y voir que des fous et des gredins ; on en inventa un huitième, le célèbre comte de Lorges, vieillard, héros et martyr ; ce comte de Lorges n'existait pas, cela ne faisait rien non plus : c'était un vieillard admirable et touchant. On parlait des instruments de torture qui avaient été découverts : Un corselet de fer, inventé pour retenir un homme par toutes les articulations et le fixer dans une immobilité éternelle ; — c'était une armure de chevalier du moyen âge, tirée du magasin d'armes anciennes qui se trouvait à la Bastille. On découvrit également une machine non moins destructive, qui fut exposée au grand jour, mais personne ne put en deviner ni le nom ni l'usage direct ; c'était une imprimerie clandestine saisie chez un nommé François Lenormand, en 1786. Enfin, on arriva, en creusant dans le bastion, aux ossements des protestants qu'on y avait enterrés autrefois : les idées de l'époque ne permettaient pas de déposer leurs restes dans la terre bénite du cimetière ; le spectacle d'exécutions secrètes, au fond des cachots de la Bastille, se dressa dans toutes les imaginations, et Mirabeau fit retentir ces terribles paroles : Les ministres ont manqué de prévoyance, ils ont oublié de manger les os !

 

Les listes des vainqueurs de la Bastille furent d'une construction laborieuse. Grand nombre de ceux qui avaient été dans la bagarre ne se souciaient pas de se faire connaître : on eût pu voir pendre des têtes ceintes de lauriers. Il est vrai que ces déserteurs de la gloire furent rapidement remplacés par une foule de braves gens qui — du moment où il fut admis que les vainqueurs étaient des héros, méritant honneurs, pensions et médailles — furent persuadés qu'ils étaient, eux aussi, montés à l'assaut, et des premiers. La liste définitive comprit huit cent soixante-trois noms.

Victor Fournel a raconté dans un livre charmant[4] l'épopée burlesque et lamentable des hommes du 14 juillet. Il faut le lire. Il y a là une foule d'épisodes délicieux que l'on ne peut résumer. Ces fondateurs de la liberté ne brillèrent guère, dans la suite, ni par les services qu'ils rendirent à la République, ni par leur fidélité aux principes immortels. Les Hulin — celui-ci s'était cependant noblement conduit en essayant de sauver de Launey, — les Palloy, les Fournier l'Américain, les Latude, combien d'autres ! furent les plus serviles valets de l'Empire, et ceux d'entre eux qui survécurent, les serviteurs les plus empressés de la Restauration. Sous l'Empire, les vainqueurs de la Bastille essayent de se faire décorer de la Légion d'honneur en masse. On les voit quémander des pensions jusqu'en 1830, et — à cette date, après quarante-trois ans — ils étaient encore quatre cent un vainqueurs. Les vainqueurs reparaissent en 1848. On parle encore de pensions aux vainqueurs de la Bastille dans le budget de 1874 ! — tirons l'échelle, l'échelle de Latude.

C'est le côté amusant de leur histoire. Elle eut un côté douloureux : leurs rivalités avec les gardes françaises, qui leur reprochaient de leur avoir volé leur gloire, et avec les volontaires de la Bastille. Les héros connurent l'opprobre et la calomnie. Puis il y eut dans leur propre corps des dissensions sanglantes. Il y eut les vrais vainqueurs et d'autres qui, tout en étant des vrais vainqueurs, n'étaient cependant pas des vrais ; il y eut les mouchards, toujours parmi les vainqueurs, et les patriotes. Le 1er juillet 1790, on trouva deux vainqueurs assommés près du jardin de Beaumarchais, devant le théâtre de leurs exploits. Le lendemain, rixe violente entre quatre vainqueurs et des soldats. Au mois de décembre, deux autres sont assassinés près du Champ de Mars. Dans les premiers jours de 1791, deux sont blessés, et on en découvre un troisième, la corde au cou, dans un fossé, près de l'école militaire. Ce sont bien les mœurs nocturnes des barrières.

 

Reste à expliquer ce revirement d'opinion incroyable, cette légende, la plus inattendue, qui transforma en grands hommes les brigands d'avril, juin et juillet 1789.

La première raison se trouve expliquée dans ce passage, charmant et vrai, de Rabagas[5] :

CARLE.

Mais alors à quoi distingue-t-on une émeute d'une révolution ?

BOUBARD.

L'émeute, c'est quand le populaire est vaincu..., tous des canailles. La révolution, c'est quand il est le plus fort : tous des héros !

 

Dans la nuit du 14 au 15 juillet, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt fit réveiller Louis XVI pour lui annoncer la prise de la Bastille. C'est donc une révolte, dit le roi. — Sire, répondit le duc, c'est une révolution.

Le jour où le pouvoir royal, faible et irrésolu, avait abandonné Paris à l'émeute, il avait abdiqué. Les Parisiens essayèrent de s'organiser en milice bourgeoise pour fusiller les brigands. Le mouvement sur la Bastille fut, de la part de ces derniers, un trait de génie, instinctif sans doute, mais un trait de génie. Le peuple à présent sentait ses maîtres, et, comme il fait toujours, il salua le nouveau régime avec adulation. De ce moment, dit un député, il n'y eut plus de liberté, même dans l'Assemblée, la France se tut devant trente factieux.

Ce qui facilita au peuple son enthousiasme pour les vainqueurs, ce sont précisément toutes ces légendes auxquelles les meilleurs esprits ajoutaient foi, sincèrement, — ces légendes sur les horreurs de la Bastille et les cruautés du pouvoir arbitraire. Depuis cinquante ans, elles s'étaient répandues par le royaume et avaient pris corps. Les pamphlets de Lingue et de Mirabeau, le récent succès, succès prodigieux, des Mémoires de Latude, avaient donné à ces histoires un regain de force et de vitalité. Obligé de s'incliner devant l'émeute triomphante, on jugea préférable — car ainsi la conscience se taisait — de la saluer en libératrice. Aussi bien, ce mouvement d'opinion fut-il sincère. Et les mêmes districts qui, le 13 juillet, s'armaient contre les brigands, après la crise, pouvaient s'écrier : Les districts applaudissent à la prise d'une forteresse qui, regardée jusqu'à présent comme le siège du despotisme, déshonorait le nom français sous un roi populaire !

M. George Duruy, publiant les Mémoires de Barras, a bien expliqué la transformation de l'opinion. Dans les Mémoires, la prise de la Bastille n'est l'objet que d'une brève et banale mention. Barras n'a retenu et ne nous transmet qu'un seul détail. Il a vu sortir des cachots les victimes de l'arbitraire sauvées enfin de la question, des tortures et des oubliettes. Une pareille pauvreté d'information est d'autant mieux faite pour nous surprendre que, non seulement Barras a été spectateur de l'événement, mais qu'il en avait composé, en 1789 même, une relation que l'on a retrouvée. Or, autant le passage des Mémoires est insignifiant, autant la relation de 1789 — par ce même Barras — est intéressante. L'impression que laissent ces pages, écrites sous le coup des événements, est, il faut bien le dire, que la célèbre prise de la Bastille ne fut, en somme, qu'une horrible et sanguinaire saturnale. Rien d'héroïque dans ce premier récit. Point de victimes de l'arbitraire arrachées à la question, aux oubliettes, mais, en revanche, de véritables actes de cannibalisme accomplis par les vainqueurs. Voilà ce que Barras a vu et ce qu'il consigne sur les pages où, à cette époque de sa vie, il note au jour le jour les événements dont il a été le témoin. Trente ans s'écoulent. Barras a siégé sur les bancs de la Montagne. Il est resté le révolutionnaire immuable. Il rassemble ses souvenirs en vue de Mémoires qu'il a l'intention de publier. A cette époque, la version révolutionnaire de la prise de la Bastille est officiellement établie. Il est admis désormais que la Bastille est tombée sous une poussée d'héroïsme du peuple de Paris, que sa chute a révélé d'horribles mystères d'iniquité. Cette légende, qui a si profondément dénaturé l'événement, a été contemporaine de l'événement lui-même, fruit spontané de l'imagination populaire. Et Barras, ayant à parler de la prise de la Bastille dans ses Mémoires, la retrouve dans ses papiers, la lit, j'imagine, avec une sorte de stupeur. Eh quoi ! la prise de la Bastille n'a été que cela !et, résolument, il l'écarte.

 

Dans les provinces, l'émeute eut un violent contre-coup. Ce fut immédiatement, écrit Victor Fournel, une panique étrange, extraordinaire, fantastique, qui passa sur la plus grande partie de la France comme un vent de folie, et que beaucoup d'entre nous ont entendu raconter à nos grands-pères sous le nom de Journée des brigands ou Journée de la peur. Elle éclata, en tous lieux, dans la seconde quinzaine de juillet 1789. Tout à coup, on ne sait d'où, un bruit effrayant fondait sur la ville ou le village : les brigands sont là, à nos portes ; ils s'avancent par troupes de quinze ou vingt mille, brûlant les moissons en herbe, ravageant tout. Des courriers tout poudreux apparaissent, semant la terrible nouvelle. Un cavalier passe au galop, inconnu de tous, hagard, échevelé : Alerte, aux armes, les voilà ! Des habitants accourent : rien n'est plus vrai ; ils les ont vus, les bandits ne sont plus qu'à une lieue ou deux. Le tocsin sonne, on s'arme, on se range en bataille, on va à la découverte. Finalement, on ne trouve rien, mais les alarmes renaissent. Les brigands se sont détournés ; il faut rester en armes. Dans les provinces frontières, il s'agit des ennemis de l'extérieur. Les Bretons et les Normands tremblent devant la descente des Anglais ; en Champagne, en Lorraine, on craint une invasion allemande[6].

A côté de ces scènes de panique, il faut placer les coups de force, les assassinats, pillages, incendies qui désolèrent subitement toute la France. Gustave Bord, dans un livre qui répand sur ces faits un jet de lumière[7], en donne le tableau saisissant. Les châteaux sont envahis, et quand on peut s'emparer du propriétaire, on lui rôtit la plante des pieds. A Versailles, la foule se précipite sur le bourreau qui allait exécuter un parricide, le criminel est délivré ; les délibérations de l'Assemblée municipale peignent l'état de terreur où la ville est plongée. Dès le 23 juillet, l'intendant de Champagne mande que le soulèvement est général autour de lui. A Rennes, à Nantes, à Saint-Malo, à Angers, à Caen, à Bordeaux, à Strasbourg, à Metz, la foule se livre à de petites prises de la Bastille plus ou moins accompagnées de pillages et d'assassinats. Des bandes armées vont couper les bois, rompent les chaussées, pêchent les étangs. C'est la désorganisation.

 

Rien ne fait mieux comprendre ce qu'avait été le gouvernement de l'ancien régime : ce gouvernement était tout en traditions. Nulle part une organisation concrète pour faire exécuter une volonté et maintenir l'ordre. La France était une fédération de mille et mille républiques, avec, pour seul lien, le regard que tous les citoyens dirigeaient sur la couronne. D'un coup de vent la couronne a été jetée à terre. Et, parmi la nation entière, c'est le désordre, l'effarement. Tous les excès deviennent possibles, les moyens de les réprimer font défaut. Le dévouement au roi était, sous l'ancien régime, tout le gouvernement, toute l'administration, toute la vie nationale. Et c'est ainsi que devinrent nécessaires la domination de la Terreur et l'œuvre législative de Napoléon.

 

La journée des brigands dans l'Entre-deux-Mers[8].

Il existe dans les archives de Rions une curieuse relation d'une panique qu'eurent, le 30 juillet 1789, les habitants de l'Entre-deux-Mers, et en particulier ceux de Rions et des localités voisines. Voici cette pièce :

Aujourd'hui, 30 du mois de juillet li33, le Comité assemblé dans sa salle ordinaire, et délibérant sur divers objets de police, on lui a annoncé un particulier, habitant de cette ville, nommé Jean Briol, qui, ayant été introduit, a dit que, allant à la ville de Cadillac, il avait été contraint de revenir sur ses pas, sur une alarme fondée par un bruit que 4 ou 500 brigands venaient de ravager la ville de Sauveterre et avançaient dans nos campagnes en y exerçant le même brigandage ; que presque toutes les paroisses de l'Entre-deux-Mers sonnaient le tocsin, ce qui augmentait et rendait l'alarme générale.

D'après cet exposé, le Comité voulant prévenir toute émotion que de pareilles circonstances peuvent causer aux habitants de leur ville, députa sur-le-champ MM. Bordes et Chauveau père pour se rendre en toute célérité dans la ville de Cadillac s'enquérir des faits et circonstances susdits, et prendre, à raison de ce, tous les renseignements et perquisitions nécessaires pour nous procurer en cas de réalité du fait une vigoureuse défense. Et dans ce moment sont arrivés nos deux envoyés, qui nous ont rapporté qu'effectivement toute la ville de Cadillac était dans les plus grandes alarmes ; que ses habitants se rangeaient sous les armes, en disant que plus de 3.000 brigands allaient les assaillir ; que la paroisse de Beguey s'attendait à de pareilles incursions ; que plusieurs personnes, femmes et enfants, abandonnaient leurs maisons pour chercher leur salut dans la fuite.

D'après ce rapport, qui nous fut même confirmé par plusieurs habitants des paroisses et des villages voisins, qui se repliaient dans notre ville, nous fîmes sur-le-champ battre la générale, fermer nos portes, et nous préparâmes à une vigoureuse défense, en plaçant cinq canons à la porte du nord. une garde de dix hommes, six canonniers et deux sentinelles en avant ; à une brèche au sud de la ville un canon de 12, chargé à mitraille, une garde de six hommes, trois canonniers et deux sentinelles ; à la porte d'Abadie deux sentinelles placées au haut des tours, et environ cent femmes sur le rempart, dans cette partie, occupées à le garnir de ribaut (pierres) ; à la porte du Lhian deux sentinelles ; au haut des tours deux autres en avant et plusieurs femmes occupées à porter du ribaut sur le rempart. Notre corps de garde placé au centre de la ville recevait les habitants des campagnes voisines, qui s'y rendaient en foule, et leur distribuait des armes pour nous mettre en état d'aller au-devant de l'ennemi et procurer aux villages et maisons isolées quelque sûreté en cas d'attaque. Les choses en cet état nous reçûmes un courrier des habitants de Cadillac, par lequel ils nous donnaient en communication une lettre à eux écrite par des habitants du comté de Bénauge portant que l'alarme qui avait été répandue dans tout le pays n'avait pris fondement que sur quelques révoltés qui s'étaient portés à incendier deux ou trois maisons.

Lorsque le principal sujet de nos alarmes eut disparu, nous ne pûmes nous livrer à la sécurité qu'en imitant nos voisins, en faisant bonne garde et nous promettre une retraite assurée. Dés cet instant il a été délibéré et arrêté par le comité qu'il serait fait une patrouille des plus exactes, qui sera commandée par un officier, à tour de râle, dans l'ordre du tableau.

Fait et arrêté cedit jour, par le Comité, à dix heures du soir.

Signé : BASSET, président ; BONNET, secrétaire.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] On trouvera la bibliographie des relations de la prise de la Bastille dans la remarquable Bibliographie de l'histoire de Paris pendant la Révolution, de M. Maurice Tourneur, t. I (Paris, 1890, gr. in-8), p. 155-162. Les meilleures de ces relations sont indiquées dans la Revue historique, XLII (1890), p. 299-301. L'écrit de Dusaulx, de l'Insurrection parisienne et de la Prise de la Bastille, sera consulté dans l'édition de M. H. Monin, Mémoires sur la Bastille ; Paris (dans la Bibliothèque des Mémoires de Jouaust), 1889, in-16. On étudiera en outre les Documents inédits sur le mouvement populaire du 14 juillet 1789, publ. par M. J.-J. Guiffrey dans la Revue historique, I (1876), p. 498 et suivantes ; ainsi que les documents publiés par M. Lecocq dans l'ouvrage cité plus bas, par M. Fernand Bournon dans son livre, la Bastille, p. 197 et suivantes, et ceux qui seront prochainement publiés dans la Revue des Questions historiques, sous le titre Nouveaux Documents sur les dernières années de la Bastille. Enfin on lira le Procès-verbal des séances et délibérations de l'assemblée générale des Electeurs de Paris, réunis à l'Hôtel de Ville de Paris le 14 juillet 1789... par M. Duveyrier ; Paris, 1790, 3 vol. in-8.

Les livres les plus importants qui ont été écrits sur la journée du 14 juillet sont celui de M. Georges Lecocq, la Prise de la Bastille et ses anniversaires, Paris, 1881. pet. in-8, et celui de M. Jules Flammermont, la Journée du 14 juillet, Paris (Soc. de l'histoire de la Révolution française), 1892, in-8. Mais le meilleur des récits de la prise de la Bastille, par la clairvoyance et l'impartialité, est celui de M. Fernand Bournon, dans la Bastille, p. 182 et suivantes.

Pour les événements qui ont précédé et suivi le 14 juillet les pages puissantes de Taine dans ses Origines de la France contemporaine, la Révolution, t. I, sont au premier plan, puis les livres de M. Gustave Bord et de Victor Fournel, cités plus loin.

Les troubles des 27 et 28 avril (Affaires Réveillon et Henriot), dont l'élude est si importante pour l'histoire de la prise de la Bastille, ont été racontés en détail, d'après des documents nouveaux, utilisés de la manière la plus heureuse, par M. Al. Tuetey, dans l'introduction au t. Ier du Répertoire général des sources manuscrites de l'Histoire de Paris pendant la Révolution française, Paris, 1890, gr. in-8.

[2] Archives nationales, O1, 643.

[3] Se reporter à la table du catalogue au mot Gardes françaises.

[4] Les hommes du 14 juillet. Gardes françaises et vainqueurs de la Bastille, par Victor Fournel, Paris, 1890, in-12.

[5] Rabagas, comédie en cinq actes de VICTORIEN SARDOU, Paris, 1872, in-18.

[6] Nous réimprimons ci-après un curieux procès-verbal dépeignant la Journée des Brigands dans l'Entre-deux-mers.

[7] La prise de la Bastille et les conséquences de cet évènement, dans les provinces jusqu'aux journées des 5 et 6 octobre 1789, par Gustave Bord, Paris, 1882, in-12.

[8] On appelle l'Entre-deux-Mers la portion du département de la Gironde qui sépare la Garonne de la Dordogne. — Nous empruntons ce texte à la belle publication — devenue introuvable— de Léo Drouyn, la Guienne militaire, t. I (Bordeaux, 1865), p. 25.