LÉGENDES ET ARCHIVES DE LA BASTILLE

 

III. — LA VIE À LA BASTILLE[1].

 

 

Après avoir exposé rapidement, à grands traits, dans ses lignes générales, l'histoire de la Bastille, depuis sa fondation jusqu'à sa chute, nous voudrions montrer, avec son mouvement de transformation, parallèle à la transformation de la prison elle-même, le régime auquel furent soumis les détenus dans la forteresse du faubourg Saint-Antoine. Pour comprendre les faits qui suivent et qui sont de nature à dérouter tout esprit moderne, il faut se rappeler ce que nous avons dit précédemment du caractère de la Bastille. C'était la prison de luxe, la prison aristocratique de l'ancien régime[2], la prison de luxe à une époque où ce n'était pas un déshonneur ainsi que nous le verrons plus loin — d'être enfermé. Rappelons le mot du ministre de Paris écrivant à d'Argenson, au sujet d'un personnage de médiocre condition, que cet individu ne méritait pas assez de considération pour être mis à la Bastille. Réfléchissons à cette observation de Mercier dans ses excellents Tableaux de Paris : Le peuple craint plus le Châtelet que la Bastille. Il ne redoute pas cette dernière, parce qu'elle lui est comme étrangère.

Nous avons dit comment la Bastille, tout d'abord citadelle militaire, était devenue prison d'État, puis, peu à peu, s'était rapprochée des prisons ordinaires, jusqu'au jour où elle était morte de mort naturelle avant qu'elle fût assassinée. Même transformation dans le régime des prisonniers. Au cœur du XVIIe siècle, la Bastille n'a pas du tout le caractère d'une prison, mais d'un simple château où le roi fait séjourner, pour telle cause ou telle autre, certains de ses sujets. Ceux-ci y vivent comme ils l'entendent ; ils se meublent à leur fantaisie, avec leur propre mobilier ; ils se nourrissent comme ils le veulent, à leurs propres dépens ; ils se font servir par leurs domestiques. Quand un prisonnier est riche, il peut vivre à la Bastille d'une manière princière ; quand il est pauvre, il y vit très misérablement. Quand le prisonnier n'a rien du tout, le roi ne le meuble ni ne le nourrit pour cela ; mais il lui donne de l'argent dont le prisonnier devient maître de se servir comme bon lui semble, pour se meubler et se nourrir ; argent dont il peut garder une partie par devers lui, — nombre de prisonniers ne manquèrent pas de le faire, — et ces économies devenaient sa propriété. Ce régime, dont il importe de comprendre le caractère, alla se modifiant, dans le courant du XVIIe et du XVIIIe siècle, pour se rapprocher peu à peu — sans jamais, cependant, y atteindre — du régime de nos prisons modernes. Ainsi le roi en arriva, au lieu de faire personnellement des pensions aux prisonniers les plus pauvres, à doter la Bastille d'un certain nombre de pensions, nombre fixe, pour les prisonniers les moins fortunés. De ces pensions, les titulaires demeurèrent encore pendant de longues années propriétaires, et s'ils ne voulaient pas que l'argent fût entièrement dépensé à leur entretien, le surplus leur était remis. C'est ainsi que l'on vit des particuliers se faire de petites fortunes par cela seul qu'ils étaient prisonniers à la Bastille — fait qui a tant surpris les historiens parce qu'ils n'en ont pas cherché la cause. Il arriva même que des prisonniers de la Bastille, auxquels on annonçait la mise en liberté, demandèrent à demeurer quelque temps encore, afin d'arrondir la somme, faveur qui leur a été accordée quelquefois. Dans le courant du XVIIIe siècle, l'argent destiné à l'entretien des prisonniers de la Bastille ne put plus être détourné de son but ; les prisonniers ne purent plus en toucher une part ; la somme devait être entièrement dépensée.

Ce n'est que dans la seconde moitié du XVIIe siècle que le roi fit meubler quelques chambres à la Bastille pour les détenus- qui n'avaient pas les moyens de se meubler eux-mêmes. Et il est très intéressant de noter que ce n'est qu'à l'extrême fin du XVIIe siècle, sous l'administration de Saint-Mars, que certaines pièces de la Bastille furent arrangées en manière de prison avec des barreaux et des verrous [3]. Jusque-là, c'étaient simplement les salles d'un château fort[4].

Nous allons prendre le prisonnier à son entrée à la Bastille et le suivre jusqu'à la sortie.

Quand la lettre de cachet était signée, c'était généralement un exempt de robe courte qui opérait l'arrestation. Il apparaissait en compagnie de cinq ou six hoquetons ; il touchait d'une baguette blanche le prévenu ; celui-ci était arrêté. Un carrosse attendait. Avec politesse, l'officier de police priait d'y monter la personne qu'il était chargé d'embastiller, et prenait place à côté d'elle. Et, comme en témoignent différents mémoires, tandis que la voiture roulait, les persiennes baissées, la conversation s'échangeait des plus courtoises jusqu'au moment où le prisonnier se trouvait entre les murs de la Bastille. Un nommé Lefort vivait en chambre garnie avec une Anglaise, jeune et jolie, qu'il avait enlevée. Voilà qu'un soir, à la tombée de la nuit, arrive un exempt de police. Le carrosse était à la porte. Les choses se passèrent de part et d'autre avec autant de politesse que s'il se fût agi d'aller en visite ou en partie de plaisir. Tous montent dans la voiture, jusqu'au laquais du jeune homme, qui, trompé par les apparences, monte derrière. Arrivé à la Bastille, le laquais s'empresse de descendre, d'ouvrir la portière : étonnement de tous, mais surtout du pauvre domestique, auquel on apprit que, puisqu'il était entré dans la Bastille avec son maître, il y devait demeurer avec lui.

Le plus souvent, l'exempt et ses compagnons vous surprenaient de grand matin, au saut du lit. Voici donc le carrosse, contenant l'officier de police et le prisonnier, qui arrive devant la Bastille, dans la première cour précédant le donjon. Qui va là ? crie la sentinelle. Ordre du roi ! répond l'exempt. Immédiatement doivent se fermer les boutiques que nous avons vues accrochées aux flancs du château. Les soldats de garde doivent se retourner face contre muraille ou bien rabattre leur coiffure sur les yeux. Le carrosse dépasse l'avancée, un coup de cloche retentit. On y va ! crie l'officier de service. Le pont-levis s'abaisse, et le carrosse roule avec bruit sur les grosses planches lamées de fer. Pour un plus grand secret, les espions et les prisonniers de guerre étaient introduits par une porte dérobée donnant sur les jardins de l'Arsenal.

Les seigneurs de condition et les officiers se présentaient devant la Bastille seuls, s'ils n'y venaient pas en compagnie de parents ou d'amis. Mon intention, leur avait écrit le roi, est que vous vous rendiez dans mon château de la Bastille. Et nul ne songeait à décliner l'invitation souveraine. Bien plus, quand le gouverneur désirait transférer l'un d'eux d'une prison dans une autre, il se contentait de le lui faire savoir. Nous trouvons dans le Journal de Du Junca, lieutenant de roi à la Bastille, plusieurs notes comme celle-ci : Du lundi, 26e de décembre (1695), sur les dix heures du matin, M. de Villars, lieutenant-colonel du régiment de Vosges-infanterie, est venu se remettre prisonnier, en ayant l'ordre par M. Barbezieux, quoiqu'il fût prisonnier dans la citadelle de Grenoble, d'où il vient en droiture sans avoir été mené par personne[5]. A l'arrivée du prisonnier, le lieutenant de roi, accompagné du capitaine des portes, venait le recevoir à la descente de voiture. Les officiers du château menaient immédiatement le nouveau venu en présence du gouverneur, qui le recevait civilement, l'invitait à s'asseoir et, après avoir mis son accusé de réception au bas de la lettre de cachet, s'entretenait quelque temps avec lui. Sous Louis XIV, le gouverneur retenait même, le plus souvent, son nouvel hôte, ainsi que les personnes qui l'avaient accompagné, amis ou officiers de police, à déjeuner ou à dîner. Pendant ce temps on préparait le logement. Nous lisons dans le Journal de Du Junca que, le 26 janvier 1695, un nommé de Courlandon, colonel de cavalerie, se présenta à la Bastille pour y être enfermé. Faute de chambre prête pour le recevoir, le gouverneur le pria d'aller passer la nuit dans un cabaret voisin à l'enseigne de la Couronne, et de revenir le lendemain. A quoi M. de Courlandon n'a pas manqué de revenir sur les onze heures du matin, ayant dîné avec M. de Besmaus — le gouverneur, — et, l'après-midi, il est entré dans le château.

On ne sera pas surpris que la perspective d'une incarcération à la Bastille ne produisît pas toujours une impression terrifiante. Nous lisons dans les Mémoires du duc de Lauzun[6] : Grondé en deux heures de temps par tous les gens qui avaient quelques droits sur moi, je crus n'avoir rien de mieux à faire que d'aller à Paris, attendre les suites de l'événement. Quelques heures après y être arrivé, je reçus une lettre de mon père, qui me mandait qu'il était décidé qu'on nous mettrait tous à la Bastille et que je serais probablement arrêté pendant la nuit. Je voulus du moins finir gaiement et je priai quelques jolies filles de l'Opéra pour attendre l'exempt sans impatience. Voyant qu'il n'arrivait pas, je pris courageusement le parti d'aller à Fontainebleau chasser avec le roi. Il ne me parla pas pendant toute la chasse ; ce qui établit tellement notre disgrâce qu'on nous refusa la révérence au retour. Je ne me rebutai pas ; je fus le soir à l'ordre, le roi vint à moi. Vous êtes tous, me dit-il, de bien mauvaises têtes, mais de bien drôles de corps ; venez-vous-en souper et amenez M. de Guéméné et le chevalier de Luxembourg.

Avant d'installer le nouveau venu dans la chambre qu'on lui avait préparée, on le menait dans la grande salle du conseil où il était invité à vider ses poches. On ne fouillait que les vauriens. Si le prisonnier avait sur lui de l'argent, des bijoux, ou d'autres objets tels que couteaux et ciseaux, dont les règlements ne permettaient pas de lui laisser l'usage, on en faisait un paquet que le prisonnier cachetait lui-même, de son cachet s'il en avait un, et, s'il n'en avait pas, du cachet de la Bastille[7]. Enfin, le nouveau venu était mené dans la chambre qui lui était réservée.

Chacune des huit tours de la Bastille contenait quatre ou cinq étages de chambres ou de prisons. Les plus mauvaises de ces chambres étaient celles de l'étage inférieur. C'était ce qu'on appelait les cachots : caves, de forme octogonale, humides et froides, en partie creusées sous terre ; les murailles, où grisonnait le salpêtre, étaient toutes nues jusqu'au plafond, qui était formé par une voûte en arête. Un banc, un lit de paille recouvert d'une méchante couverture, composaient l'ameublement. Le jour glissait, très faible, par le soupirail qui prenait air dans les fossés du château. A l'époque des crues de la Seine, l'eau traversait les murs, inondait les cachots ; alors on en retirait les malheureux qui pouvaient s'y trouver. Sous le règne de Louis XIV, on y enfermait parfois les prisonniers de la plus basse classe et les criminels de mort. Plus tard, sous Louis XV, ces cachots ne furent plus qu'un lieu de punition pour les prisonniers insubordonnés qui assommaient leurs gardiens ou leurs compagnons de chambre, ou bien encore pour les porte-clefs et sentinelles du château qui avaient manqué aux règles de la discipline. Ils y  demeuraient quelque temps, chargés de fers. Ces cachots étaient hors d'usage lorsqu'arriva la Révolution : depuis le premier ministère de Necker, il était interdit d'y enfermer qui que ce fût, et aucun des porte-clefs, interrogés le 18 juillet, ne se rappela d'y avoir jamais vu mettre quelqu'un. Les deux prisonniers, Tavernier et Béchade, que les vainqueurs du 14 juillet trouvèrent dans une de ces basses-fosses, y avaient été placés, au moment de l'attaque, par les officiers du château, de crainte que, au milieu des balles que faisait pleuvoir la fusillade, il leur arrivât malheur.

Les chambres les plus mauvaises, après les cachots, étaient les calottes, ou chambres de l'étage supérieur. En été la chaleur y était extrême, et, en hiver, le froid, malgré les poètes. C'étaient des chambres octogones dont le plafond, comme leur nom l'indique, était en forme de calotte. Assez élevées dans la partie centrale, elles allaient se réduisant vers les bords. On ne pouvait se tenir debout qu'au milieu de la pièce.

Les détenus n'étaient placés dans les cachots et les calottes qu'exceptionnellement. Chaque tour avait deux ou trois étages de chambres hautes et aérées, où vivaient les prisonniers. C'étaient des octogones de quinze à seize pieds de diamètre et de quinze à vingt pieds de haut. La lumière entrait par de grandes fenêtres où l'on accédait par trois marches. Nous avons dit que ce n'est que vers la fin du règne de Louis XIV que ces pièces furent arrangées en prisons, avec des barreaux et des verrous. Ces chambres se chauffaient par des cheminées ou des poêles. Le plafond était blanchi à la chaux, le plancher était en briques. Sur les murailles les prisonniers avaient crayonné des vers, des devises, des dessins.

Un prisonnier artiste s'était amusé à décorer de peintures les murailles nues : le gouverneur de la Bastille, ravi de le voir se distraire, promena son logement de chambre en chambre : quand il avait achevé d'en remplir une de ses dessins et arabesques, il était placé dans une autre. Quelques-unes de ces chambres étaient décorées de portraits de Louis XIV posés au-dessus de la cheminée. Détail caractéristique et qui contribue à montrer ce que la Bastille était à cette époque : le château du roi, où le roi recevait un certain nombre de ses sujets, bon gré, mal gré, chez lui.

Les meilleures chambres de la Bastille étaient celles qu'on aménagea au XVIIIe siècle pour le logement de l'état-major. C'étaient ce que l'on appelait les appartements. On y mettait les prisonniers de distinction et les malades.

Au commencement du XVIIIe siècle, l'ameublement de ces pièces était encore extrêmement simple ; elles étaient absolument vides. Nous en avons indiqué plus haut la raison. J'arrivai, dit Mme de Staal, dans une chambre où il n'y avait que les quatre murailles, fort sales et toutes charbonnées par le désœuvrement de mes prédécesseurs. Elle était si dégarnie de meubles qu'on alla chercher une petite chaise de paille pour m'asseoir, deux pierres pour soutenir un fagot qu'on alluma, et on attacha proprement un petit bout de chandelle au mur pour m'éclairer.

Les prisonniers faisaient venir de chez eux table, lit et fauteuil, ou bien les louaient au tapissier de la Bastille. Lorsqu'ils ne possédaient ni sou ni maille, le gouvernement, avons-nous dit, ne les meublait pas pour cela. Il leur donnait de l'argent, quelquefois des sommes assez importantes, qui leur permettaient d'orner leur chambre à leur gré. Il en fut ainsi pour tous les détenus jusqu'en 1684. A cette date le Roi ordonna que l'administration fournirait le mobilier à ceux des prisonniers dont la détention devait demeurer secrète, car, en faisant venir leur literie de chez eux, ou de chez leurs amis, ils faisaient connaître leur arrestation[8]. D'Argenson fit garnir définitivement une demi-douzaine de chambres à la Bastille, d'autres furent meublées sous Louis XV ; sous Louis XVI, elles le furent presque toutes. Cet ameublement était très modeste : un lit de serge verte avec rideaux, une ou deux tables, plusieurs chaises, des chenets, une pelle et de petites pincettes. Mais, après avoir subi son interrogatoire, le prisonnier conservait le droit de faire venir des meubles du dehors. Et, de la sorte, les chambres des prisonniers de la Bastille étaient parfois très élégamment parées. Mme de Staal raconte qu'elle avait fait tendre la sienne de tapisseries ; le marquis de Sade accrocha aux murailles nues de longues et brillantes tentures ; d'autres détenus ornaient leur prison de tableaux de famille : commodes, pupitres, guéridons, nécessaires, fauteuils, coussins en velours d'Utrecht ; les inventaires des objets appartenant aux prisonniers montrent que ceux-ci parvenaient à se procurer tout ce qui leur paraissait nécessaire. L'abbé Brigault, qui avait été incarcéré en même temps que Mme de Staal, et pour la même affaire, avait fait venir à la Bastille cinq fauteuils, deux pièces de tapisserie, onze tentures de serge, huit chaises, un bureau, une petite table, trois tableaux, etc. L'état des effets emportés de la Bastille par le comte de Belle-Isle, quand il fut remis en liberté, porte une bibliothèque composée de trois cent trente-trois volumes et dix atlas, un service complet de linge fin et d'argenterie pour la table, un lit garni de damas rouge bordé d'or, quatre tapisseries à sujets antiques, deux glaces, un écran de damas rouge bordé d'or, pareil au lit, deux paravents, deux fauteuils à carreaux, un fauteuil de cuir, trois chaises de tapisserie, une garniture de cheminée en cuivre doré, tables, commodes, guéridons, flambeaux de cuivre argenté[9], etc. Nous pourrions multiplier les exemples, et les demander aux détenus de condition médiocre.

La règle voulait que les prisonniers nouvellement entrés à la Bastille fussent interrogés dans les vingt-quatre heures[10]. Il arriva cependant que l'un ou l'autre demeura deux ou trois semaines avant de comparaître devant le magistrat. Le commissaire au Châtelet, spécialement délégué à la Bastille pour les interrogatoires, dirigeait ses questions d'après les notes que lui avait remises le lieutenant de police ; souvent celui-ci se rendait lui-même auprès des prisonniers. Une commission spéciale était instituée pour les affaires d'importance. Dumouriez dit qu'il fut interrogé après neuf jours de détention, par trois commissaires : Le président était un vieux conseiller d'État nommé Marville, homme d'esprit, mais grossier et goguenard. Le second était M. de Sartine, lieutenant de police et conseiller d'État, homme fin et très poli. Le troisième était un maître des requêtes nommé Villevaux, homme très faux et grand chicaneur. Le greffier, qui avait plus d'esprit qu'eux, était un avocat aux conseils nommé Beaumont.

Nous avons trouvé bien des témoignages de prisonniers se louant de leurs juges[11]. Aussi ne doit-on pas dire que les prisonniers de la Bastille fussent soustraits à tout jugement. Un commissaire au Châtelet venait les interroger et envoyait le procès-verbal de l'interrogatoire, avec opinion motivée, au lieutenant de police. Celui-ci décidait si l'arrestation serait maintenue. Ce serait, d'ailleurs, erreur de comparer le lieutenant de police de l'ancien régime à notre préfet de police actuel : les lieutenants généraux de police, choisis parmi les anciens maîtres des requêtes, avaient un caractère judiciaire ; les documents de l'époque les appellent magistrats ; ils rendaient des arrêts sans appel, prononçaient des sentences pénales s'étendant jusqu'aux galères ; ils étaient en même temps des juges de paix dont le tribunal avait une compétence étendue. Outre l'interrogatoire d'entrée, les lieutenants de police, au cours de leurs visites fréquentes, adressaient aux ministres de Paris des rapports motivés sur les détenus, rapports qui constituaient de véritables jugements.

Quand le prévenu était reconnu innocent, une nouvelle lettre de cachet le faisait aussitôt mettre en liberté. L'ordonnance de non-lieu arrivait souvent avec une rapidité que ne laisseraient pas d'envier les justiciables de nos juges d'instruction. Un nommé Barbier, entré à la Bastille le 15 février 1753, reconnu innocent, est mis en liberté le 16 février[12]. Sur les 279 personnes embastillées pendant les quinze dernières années de l'ancien régime, 38 bénéficièrent d'une ordonnance de non-lieu.

Enfin — et voici un point où le nouveau régime aurait à se régler sur celui de la Bastille — quand une détention était reconnue injuste, la victime en était indemnisée. On peut citer un grand nombre d'exemples. Un avocat, nommé Subé, sort de la Bastille le 18 juin 1767, après une détention de dix-huit jours ; il avait été faussement accusé d'être l'auteur d'un ouvrage contre le roi ; il reçoit une indemnité de trois mille livres plus de six mille francs d'aujourd'hui[13]. Le nommé Pereyra, détenu à la Bastille du 7 novembre au 12 avril 1772, puis du 1er juillet au 26 septembre 1774, ayant été reconnu innocent, fut réintégré dans tous ses biens et reçut du roi une pension viagère de douze cents livres[14] — plus de deux mille quatre cents francs d'aujourd'hui. Un certain nombre des accusés dans l'affaire du Canada, ayant été déchargés de l'accusation, reçurent, à leur sortie de la Bastille, une pension viagère[15]. D'autres fois, la détention d'un particulier met sa famille dans la gêne. On le maintient à la Bastille, si l'on estime qu'il le mérite, mais on donne des secours aux siens. Le duc de Choiseul écrit, en date du 3 septembre 1763, au lieutenant de police : J'ai reçu la lettre, que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en faveur des enfants du sieur Joncaire-Chabert. Je vous préviens avec plaisir que je leur ai procuré un nouveau secours de trois cents livres (sept cents francs d'aujourd'hui) en considération de la situation fâcheuse où vous m'avez marqué qu'ils se trouvaient[16]. Louis XIV assura à Pellisson, rendu libre, une pension de deux mille écus. Le régent accorda à Voltaire, après sa sortie de la Bastille, une pension de douze cents livres. Louis XVI fit à Latude une rente de quatre cents livres, à La Rocheguérault une rente de quatre cents écus. Le ministre Breteuil pensionna tous les prisonniers qu'il fit mettre en liberté[17]. Brun de Condamine, enfermé de 1779 à 1783, reçut à sa sortie une somme de six cents livres[18]. Renneville parle d'un prisonnier auquel Seignelay donna un emploi considérable pour le dédommager de sa détention à la Bastille. Et voici un commissaire au Châtelet, un commissaire de police, Toussaint Socquart, qui, sortant de la Bastille, est réintégré dans ses fonctions[19]. Contrairement, en effet, à la détention dans nos prisons modernes, l'incarcération à la Bastille ne portait pas la moindre atteinte à la considération du prisonnier, aux yeux mêmes de ceux qui l'avaient fait arrêter, et l'on vit, à leur sortie de la Bastille, des particuliers, non seulement réintégrés dans des fonctions publiques, mais arriver aux plus hauts emplois.

Jusqu'à complet achèvement des interrogatoires, le prisonnier était tenu au secret. Seuls, les officiers du château avaient autorisation de communiquer avec lui. Et, pendant ce temps, il vivait seul, à moins qu'il n'eût amené à la Bastille un domestique. L'administration accordait assez facilement aux détenus de se faire servir par des valets dont elle prenait l'entretien à sa charge. Il arriva même que le gouvernement mit auprès de ses prisonniers des valets de chambre dont il payait non seulement l'entretien, mais les gages à raison de neuf cents livres par an. On peut citer des prisonniers de condition inférieure qui eurent, à la Bastille, un domestique ainsi attaché à leur service. L'administration réunissait deux ou trois prisonniers dans la même chambre. Ce qu'il y a de plus terrible en prison, c'est la solitude. Dans la solitude absolue, bien des prisonniers devinrent fous. En compagnie, les heures de captivité paraissaient moins lourdes, moins longues. Père et fils, mère et fille, tante et nièce, vivaient ensemble. Nous en pouvons nommer beaucoup. Le 7 septembre 1693, une dame de la Fontaine fut conduite à la Bastille pour la seconde fois. La première, elle avait été emprisonnée toute seule ; mais cette nouvelle détention émut de. compassion le lieutenant de police, qui, pour obliger la pauvre dame, envoya son mari à la Bastille, l'enferma avec elle, et leur donna un laquais pour les servir.

Les interrogatoires terminés, les prisonniers jouissaient d'une liberté plus grande. Ils pouvaient alors entrer en communication avec les personnes de la ville. Ils obtenaient la permission (le voir leurs parents et amis. Ceux-ci venaient quelquefois leur rendre visite jusque dans leur chambre ; mais, ordinairement, les entrevues se passaient dans la salle du conseil, en présence de l'un des officiers du château. Il n'était, en général, permis de s'entretenir que d'affaires de famille et de questions d'intérêt. Toute conversation sur la Bastille et les motifs de l'incarcération était interdite. Les règles de la prison d'État allèrent se resserrant. Vers la fin du règne de Louis XV, le lieutenant de police en vint à déterminer les sujets de conversation qui, seuls, seraient autorisés au cours des visites que recevaient les prisonniers. Il entretiendra le prisonnier des récoltes que donneront cette année ses vignobles, — d'un bail à résilier, — d'un parti pour sa nièce, — de la santé de ses parents. Mais il faut lire les Mémoires de Gourville, de Fontaine, de Bussy-Rabutin, de Hennequin, de Mme de Staal, du duc de Richelieu, pour se faire une idée générale de la vie à la Bastille, sous Louis XIV et sous le Régent. Plusieurs prisonniers étaient libres de se promener par tout le château où bon leur semblait ; ils entraient dans les chambres de leurs compagnons à toute heure du jour. On se contentait de les enfermer chez eux la nuit. Les détenus qui avaient la liberté de la cour y avaient organisé des jeux de boule et de tonneau ; ils frayaient avec les officiers de la garnison. Fontaine raconte qu'on les voyait du haut des tours, réunis dans la cour intérieure jusque cinquante à la fois. La chambre de Bussy-Rabutin est ouverte à tout venant : sa femme, ses amis lui rendent visite ; il y donne des dîners à des personnes de la Cour, il y noue des intrigues galantes, il correspond librement avec parents et amis. Plusieurs prisonniers avaient même la permission d'aller se promener en ville, sous la condition de rentrer le soir au château. Deux frères furent mis à la Bastille ensemble. Ils en sortaient quand bon leur semblait, mais alternativement ; il suffisait que l'un d'eux fût toujours présent au château[20]. Les officiers de l'état-major venaient s'entretenir avec les prisonniers, leur donnaient des conseils sur les meilleurs moyens d'obtenir leur liberté.

Cette vie animée, courtoise et élégante, est décrite avec infiniment de charme par Mme de Staal, que nous avons déjà citée. Nous passions tous une partie de la journée chez le gouverneur. Nous y allions dîner, et, après le dîner, je jouais une reprise d'hombre avec MM. de Pompadour et de Boisdavis, et Ménil me conseillait. Quand elle était finie, nous retournions chez nous. La compagnie se rassemblait chez moi avant le souper que nous retournions faire chez le gouverneur, après lequel chacun s'allait coucher.

Quant à la manière dont les prisonniers de la Bastille étaient nourris et soignés, elle est vraiment surprenante, et cc que nous en dirons, bien que rigoureusement exact, sera, par tous peut-être, traité d'exagération. Le gouverneur touchait pour l'entretien d'un homme de condition inférieure trois livres par jour ; pour l'entretien d'un bourgeois cinq livres ; d'un financier, d'un juge, d'un homme de lettres, dix livres ; d'un conseiller au Parlement, quinze livres ; d'un maréchal de France, trente-six livres. Le cardinal de Rohan y faisait une dépense de cent vingt francs par jour. Le prince de Courlande, pendant un séjour de cinq mois à la Bastille, dépensa vingt-deux mille francs[21]. Ces chiffres doivent être doublés et triplés pour donner la valeur qu'ils représenteraient aujourd'hui.

Aussi lisons-nous avec le plus grand étonnement la description des repas que faisaient les prisonniers. Renneville, de qui le témoignage est d'autant plus important que son livre est un pamphlet contre le régime de la Bastille, parle en ces termes de son premier repas : Le porte-clés mit une de mes serviettes sur la table et y plaça mon dîner qui consistait en une soupe aux pois verts, garnie de laitue, bien mitonnée et de bonne mine, avec un quartier de volaille dessus ; dans une assiette, il y avait une tranche de bœuf succulent, avec du jus et une couronne de persil, dans une autre un quartier de godiveau bien garni de ris de veau, de crêtes de coq, d'asperges, de champignons, de truffes, et, dans une autre, une langue de mouton en ragoût, tout cela fort bien apprêté, et, pour le dessert, un biscuit et deux pommes reinettes. Le porte-clés voulut me verser du vin. C'était de très bon vin de Bourgogne, et le pain était excellent. Je le priai de boire, mais il m'affirma qu'il ne lui était pas permis. Je lui demandai si je payerais ma nourriture ou si j'en étais redevable au roi. Il me dit que je n'avais qu'à demander ce qui, naturellement, pourrait me faire plaisir, qu'on tâcherait de me satisfaire, et que Sa Majesté payait tout. Le roi très chrétien désirait que les vendredis et jours de carême ses hôtes fissent maigre, mais il ne les traitait pas moins bien pour cela. J'avais, dit Renneville, six plats et une soupe d'écrevisses admirable. Parmi mon poisson, il y avait une vive fort belle, une grande sole frite et une perche, le tout très bien assaisonné, avec trois autres plats. A cette époque, la pension de Renneville était de dix francs par jour ; plus tard, elle fut ramenée au taux des prisonniers de la catégorie inférieure. L'on avait, dit-il, beaucoup retranché de mon ordinaire : j'avais cependant une bonne soupe aux croûtes, un morceau de bœuf passable, une langue de mouton en ragoût et deux échaudés pour mon dessert. Je fus servi à peu près de la même manière pendant tout le temps que je fus dans ce triste lieu ; quelquefois on ajoutait sur ma soupe une aile ou une cuisse de volaille, ou, quelquefois, ou mettait sur le bord de l'assiette deux petits pâtés.

Vers la fin du règne de Louis XV, Dumouriez fait, en termes semblables, l'éloge des cuisines de la Bastille. Le jour de son entrée, se voyant servir un repas maigre, il demanda qu'on lui fît venir un poulet de chez le traiteur voisin. Un poulet, dit le major, savez-vous que c'est aujourd'hui vendredi ?Vous êtes chargé de ma garde et non de ma conscience. Je suis malade, car la Bastille est une maladie, répond le prisonnier. Dans l'espace d'une heure le poulet était sur la table. Dans la suite il demanda que son dîner et son souper lui fussent servis en même temps, entre trois et quatre heures. Son valet de chambre, bon cuisinier, faisait les ragoûts. On était fort bien nourri à la Bastille ; il y avait toujours cinq plats pour le dîner, trois pour le souper, sans le dessert, ce qui, servi en ambigu, paraissait magnifique. Voici une lettre du major de la Bastille adressée en 1764 au lieutenant de police. Il y est question d'un prisonnier nommé Vieilli, qui ne mange pas du tout de viande de boucherie : on doit le nourrir exclusivement de gibier et de volaille[22]. Sous Louis XVI, il en était encore de même, au témoignage de Poultier d'Elmotte. De Launey, le gouverneur, venait causer amicalement, avec moi ; il me faisait demander mon goût pour la nourriture et me faisait servir ce que je désirais. Le libraire Hardy, transféré, en 1766, à la Bastille, avec des parlementaires bretons, déclare nettement qu'ils y furent tous on ne peut mieux traités[23]. Enfin Linguet lui-même, malgré son désir de présenter le sort des victimes de la Bastille sous le jour le plus sombre, est obligé d'avouer que la nourriture y était abondante. Tous les matins le cuisinier lui faisait présenter un menu sur lequel il notait les plats de son goût.

Les pièces de comptabilité de la Bastille confirment les mémoires des anciens prisonniers. Voici, d'après ces documents, les repas que fit La Bourdonnais durant le mois de juillet 1'750. Chaque jour, le menu porte : bouillon, bœuf, veau, fèves, haricots verts, deux œufs, pain, fraises, cerises, groseilles, oranges, deux bouteilles de vin rouge et deux bouteilles de bière. Outre ce menu coutumier, nous notons, le 2 juillet, un poulet et une bouteille de muscat ; le 4, une bouteille de muscat ; le 7, du thé ; le 12, une bouteille d'eau-de-vie ; le 13, des fleurs ; le 14, des cailles ; le 15, un dindon ; le 16, un melon ; le 17, un poulet ; le 18, un lapereau ; le 19, une bouteille d'eau-de-vie ; le 20, du boudin blanc et deux melons ; et ainsi de suite[24].

Tavernier était un prisonnier de basse condition, fils d'un concierge de Pâris de Montmartel. Il fut mêlé à un complot contre la vie du roi. Il fut l'un des sept prisonniers délivrés le 14 juillet. On le trouva dans sa chambre la tête dérangée. Après qu'on l'eut promené en triomphe dans les rues de Paris, on l'enferma à Charenton. C'était, criait-on, un martyr. Il fut certainement moins bien dans sa nouvelle demeure qu'il l'avait été à la Bastille. Nous avons le tableau de ce qui lui fut servi à la Bastille, en supplément, c'est-à-dire en dehors des repas ordinaires, en novembre 1788, en mars et en mai 1789, trois mois parmi les derniers de sa détention. En novembre nous trouvons : du tabac, quatre bouteilles d'eau-de-vie, soixante bouteilles de vin, trente bouteilles de bière, deux livres de café, trois livres de sucre, une dinde, des huîtres, des châtaignes, des pommes et des poires ; — en mars : du tabac, quatre bouteilles d'eau-de-vie, quarante-cinq bouteilles de vin, soixante bouteilles de bière, café, sucre, poulet, fromage ; en mai : tabac, quatre bouteilles d'eau-de-vie, soixante-deux bouteilles de vin, trente et une bouteilles de bière, pigeons, café, sucre, fromage[25], etc. On a les menus du marquis de Sade pour janvier 1789 : crème au chocolat, poulet gras aux marrons, poulardes aux truffes, pâté de jambon, marmelade d'abricots[26], etc.

Les faits que nous signalons étaient la règle. Les détenus traités avec le moins d'égards mangeaient fort bien. Seuls, ceux qu'on descendait au cachot étaient, parfois, mis au pain et à l'eau ; mais c'était une punition temporaire.

Lorsqu'une plainte était formulée par quelque prisonnier au sujet de sa nourriture, la réprimande au gouverneur ne tardait pas. Puis le lieutenant de police faisait demander à l'intéressé s'il était mieux traité que par le passé. Sa Majesté m'a dit, écrit Pontchartrain à Launey, qu'on avait soulevé des plaintes sur la mauvaise nourriture des prisonniers ; elle m'ordonne de vous écrire d'y avoir grande attention. Et Sartine écrivait en plaisantant au major de Losmes : Je consens à ce que vous fassiez rélargir les vêlements du sieur Dubois, et je désire que tous vos prisonniers jouissent d'une aussi bonne santé.

Enfin le roi habillait ceux des prisonniers qui étaient trop pauvres pour payer leurs vêtements. Il ne leur donnait pas un uniforme de prison, mais des robes de chambre ouatées ou fourrées de peau de lapin, des culottes de couleur, des vestes doublées de peluche de soie et des habits de fantaisie[27]. Le commissaire à la Bastille, chargé du soin des fournitures, faisait prendre mesure aux détenus, s'informant de leurs goûts, des couleurs et de la façon qui leur convenaient le mieux. Une dame Sauvé, enfermée à la Bastille, désirait qu'on lui fît une robe de soie blanche, semée de fleurs vertes. La femme du commissaire de Roche-brune courut plusieurs jours les magasins de Paris, puis écrivit, désolée : nulle faiseuse ne possède cette étoilé ; ce qui s'en rapproche le plus est une soie blanche avec des lignes vertes ; si la dame Sauvé veut bien s'en contenter, on viendra prendre mesure. Monsieur le major, écrit[28] un prisonnier nommé Hugonnet, les chemises que l'on m'a apportées hier ne sont point celles que j'ai demandées, car il me ressouvient d'avoir écrit fines et avec manchettes brodées ; au lieu que celles qui sont ici sont grosses, d'une très mauvaise toile et avec des manchettes tout au plus propres pour un porte-clés ; c'est pourquoi je vous prie de les renvoyer à M. le commissaire — de la Bastille —, qu'il les garde, pour moi je n'en veux pas.

Le gouverneur voulait aussi que les détenus eussent de quoi se distraire. Aux plus pauvres il fournissait quelque argent de poche ; il leur donnait du tabac[29].

Vers le commencement du XVIIe siècle, un Napolitain, nommé Vinache, mourut à la Bastille, après y avoir fondé une bibliothèque à l'usage de ceux qui avaient été ses compagnons de captivité. Cette bibliothèque s'accrut, peu à peu, par les deniers du gouvernement[30], par les dons de divers détenus, et même, par la générosité d'un bourgeois de Paris qui avait pris en compassion le sort des prisonniers[31]. Les livres étaient des romans, des ouvrages de science, de philosophie, des livres de piété. La littérature légère dominait. Le lieutenant de police Berryer raye de la liste des livres envoyés, un jour, à la reliure, un poème sur la grandeur de Dieu, comme étant d'un sujet trop mélancolique pour des prisonniers[32]. Les détenus faisaient aussi venir des livres de l'extérieur. Nous avons cité le comte de Belle-Isle qui eut à la Bastille plus de trois cents livres et atlas[33]. La Beaumelle y monta une bibliothèque de plus de six cents volumes. L'administration, d'ailleurs, ne se refusait pas à procurer aux détenus, sur l'argent du roi, pour des sommes parfois assez fortes, les ouvrages qu'ils disaient nécessaires à leurs études[34]. Voltaire et Pufendorf étaient, sans difficulté, mis entre leurs mains. Enfin, sous Louis XVI, on permit la lecture des gazettes.

Après l'autorisation d'avoir des livres et d'écrire, la faveur la plus recherchée était la promenade. Il était rare qu'elle fût refusée. Les prisonniers pouvaient se promener, soit sur les tours de la Bastille, soit dans l'intérieur des cours, soit, enfin, au bastion, transformé en jardin. La plate-forme des tours joignait, à l'air très vif, l'agrément de la vue la plus belle. Fontaine raconte que Sacy montait au haut des tours tous les jours après son dîner. Il s'y promenait en compagnie des officiers qui lui donnaient des nouvelles de la ville et des prisonniers.

Dans leurs chambres les détenus s'amusaient à nourrir des animaux de tout genre, des chats, des oiseaux ; ils dressaient des chiens au manège. Quelques-uns curent la permission d'avoir un violon ou un clavecin. Pellisson était enfermé avec un Basque qui lui jouait de la musette. Le duc de Richelieu vante les airs d'opéra qu'il chantait, en parties, avec ses voisins de Bastille, entre autres Mlle de Launay, la tête aux barreaux de la fenêtre ; cela faisait des sortes de chœurs d'un bel effet.

D'autres prisonniers se désennuyaient à broder, à tisser, à tricoter ; quelques-uns firent des ornements pour la chapelle du château. D'aucuns se livraient à des travaux de menuiserie, tournaient du bois, faisaient de petits meubles. Les artistes peignaient et dessinaient. L'occupation de M. de Villeroi était assez singulière : il avait de fort beaux habits, il les décousait incessamment et les recousait avec beaucoup d'adresse. Les détenus qui vivaient à plusieurs dans une chambre jouaient aux cartes, aux échecs, au tric-trac. En 1788, lors des affaires de Bretagne, douze gentilshommes du pays furent enfermés à la Bastille. Ils y vivaient ensemble et demandèrent un billard pour s'amuser ; le billard fut dressé dans la chambre du major où ces messieurs allaient faire leur partie.

Les prisonniers, qui mouraient à la Bastille, étaient enterrés dans le cimetière Saint-Paul ; le service funèbre était célébré dans l'église Saint-Paul, et l'acte mortuaire, portant le nom de famille de la personne morte, était dressé à la sacristie. Il est faux que les noms des défunts fussent altérés sur le registre mortuaire, afin que le public ignorât leur identité. L'homme au masque de fer lui-même fut inscrit à la sacristie de Saint-Paul sous son véritable nom. Les juifs, les protestants et les suicidés étaient enterrés dans le jardin du château, les idées de l'époque ne permettant pas de placer leur dépouille dans la terre bénite du cimetière[35].

Plus heureux étaient ceux qui sortaient. La mise en liberté était commandée par une lettre de cachet comme l'avait été l'incarcération. Ces ordres de liberté, tant attendus, étaient apportés par le distributeur des paquets de la cour ou par l'ordinaire de la poste ; d'autres fois les parents, les amis venaient remettre eux-mêmes le pli cacheté pour avoir la joie d'emmener immédiatement ceux de qui ils apportaient la délivrance.

Le gouverneur ou, en son absence, le lieutenant de roi, venait dans la chambre du prisonnier lui annoncer qu'il était libre. Les effets et papiers dont celui-ci avait été dépouillé lors de son entrée lui étaient rendus sur un reçu qu'il donnait au major, puis il signait une promesse de ne rien révéler de ce qu'il avait vu dans le château. Bien des détenus refusèrent de se soumettre à cette formalité et n'en furent pas moins libérés ; d'autres, après avoir signé, racontèrent de tous côtés ce qu'ils savaient de la prison, et ne furent pas inquiétés. Enfin, lorsque le prisonnier ne recouvrait sa liberté que sous certaines conditions, on exigeait de lui l'engagement de se soumettre à la volonté du roi.

Toutes ces formalités remplies, le gouverneur de la Bastille, avec ce sentiment des belles formes qui caractérisa les hommes de l'ancien régime, faisait servir une dernière fois, à celui qui avait été son hôte, un excellent dîner. Il allait même, si le prisonnier était homme de bonne compagnie, jusqu'à le prier de prendre, place à sa table, puis, le repas terminé, les adieux faits, il mettait à la disposition du prisonnier son carrosse et, souvent, y montait avec lui pour l'accompagner jusqu'où il désirait aller.

Plus d'un prisonnier rendu au grand air, du jour au lendemain, dut se trouver embarrassé et ne savoir où aller ni que faire. Il arriva que le gouvernement de la Bastille donna de l'argent à l'un ou à l'autre pour l'aider à vivre quelque temps. En décembre 1783, un nommé Dubu de la Tagnerette, après avoir été mis en liberté, fut logé dans le palais du gouverneur pendant quinze jours, jusqu'à ce qu'il eût trouvé un appartement qui lui convint. Aussi, bien des détenus furent-ils fâchés d'être mis dehors ; nous pouvons citer des exemples de personnes qui cherchèrent à se faire mettre à la Bastille[36], d'autres refusèrent leur liberté, d'autres s'efforcèrent de faire prolonger leur détention[37].

Beaucoup, dit Renneville, sortaient de là fort tristes de leur départ. Le Maistre de Sacy et Fontaine assurent que les années passées à la Bastille ont été les meilleures de leur vie. La vie innocente que nous menions, dit encore Renneville, MM. d'Hamilton, Schrader et moi, semblait si douce à M. d'Halmilton qu'il me pria d'en faire la description en vers. Les Mémoires de Mme de Staal nous présentent ses années de Bastille comme les plus heureuses qu'elle ait connues. Au fond de mon cœur, j'étais fort éloignée de désirer ma liberté. — Je demeurai à la Bastille six semaines, observe l'abbé Morellet, qui s'écoulèrent, j'en ris encore en y pensant, fort agréablement pour moi. Et, plus tard, Dumouriez répète qu'à la Bastille il fut heureux et ne s'ennuya pas.

Tel a été le régime de la célèbre prison d'État. Il n'y avait pas, au siècle dernier, un lieu de détention en Europe où les prisonniers fussent entourés d'autant d'égards et de confort ; il n'y en a pas aujourd'hui.

Mais il serait absurde, malgré ces adoucissements très réels, de prétendre que les captifs fus sent généralement satisfaits de leur incarcération. Rien n'est une consolation à la perte de la liberté. Combien de malheureux se sont frappé, désespérés, la tête aux épaisses murailles, tandis que femme et enfants et les intérêts les plus graves les appelaient au dehors ! La Bastille a été la cause de bien des ruines, entre ses murs ont été versées des larmes qui n'ont pas été séchées.

Au XVIIIe siècle, un écrivain a défini la prison d'État : Une Bastille est toute maison solidement bâtie, hermétiquement fermée et diligemment gardée, où toute personne, quels que soient son rang, son âge, son sexe, peut entrer, sans savoir pourquoi, rester sans savoir combien, en attendant d'en sortir sans savoir comment[38]. Ces lignes, écrites par un défenseur de la vieille prison d'État, en contiennent la condamnation, sans appel, devant l'esprit moderne.

 

 

 



[1] Pour les sources et références de ce chapitre, voir la Bastille d'après ses Archives dans la Revue historique, XLII (1890), p. 36-73 ; 278-316 ; et le livre de M. Fernand Bournon, la Bastille, Paris, 1893, gr. in-4. Les pages qui suivent n'ont que les notes et références qui ne se trouvent pas dans ces deux publications.

[2] Citons ce trait parmi bien d'autres : Le chirurgien (barbier), écrit Renneville, qui était du temps de M. de Besmaus (gouverneur de la Bastille, mort le 18 déc. 1697) servait (les prisonniers) avec un équipage tout des plus magnifiques : bassin et coquemar d'argent, savonnette parfumée, serviette à barbe garnie de dentelles, beau bonnet, rien n'y manquait. L'Inquisition française, I, p. 307.

[3] Lettre de Saint-Mars au ministre en date du 11 juin 1700. Bibl. nat., ms. franç. 8123, f. 126-27.

[4] Observons que les diverses évasions contribuèrent beaucoup à resserrer graduellement le régime de la Bastille et à le rapprocher des prisons modernes. Après l'évasion du comte de Bucquoy, on renversa les ornements du château où l'on pouvait attacher des cordes et l'on ôta les couteaux aux prisonniers ; après l'évasion d'Allègre et de Latude, on mit des barres de fer aux cheminées des chambres ; et ainsi de suite.

[5] L'exemple le plus surprenant est celui d'un Anglais, qui vient d'Angleterre en toute liberté, se constituer prisonnier à la Bastille. Du jeudi, 22 mai (1693), a l'entrée de la nuit, M. de Jones, Anglais, est de retour d'Angleterre, lequel s'est remis prisonnier pour des raisons qui regardent le service du roi. Lequel on a mis dans le dehors du château, dans une petite chambre où M. de Besmaus tient sa bibliothèque, au-dessus de son office, lequel ne doit pas paraitre de quelques jours pour raison, et duquel on doit avoir un grand soin. Journal de Du Junca, Bibl. de l'Arsenal, ms. 6133, f. 16 v°.

[6] Édition de 1822, p. 30-31.

[7] Le cachet de la Bastille portait un écusson à trois fleurs de lys, surmonté d'une couronne royale ; avec, en exergue, ces mots : Château royal de la Bastille.

[8] A Versailles, le 15 octobre 1684. — Le roi a été informé que lorsque Sa Majesté fait conduire quelques prisonniers à la Bastille on lui laisse la liberté de faire venir un lit de chez lui ou de ses amis, en sorte que son emprisonnement devient public, ce qui est fort préjudiciable au service de Sa Majesté. C'est pourquoi elle m'ordonne de vous écrire que son intention est que vous fournissiez un lit à tout prisonnier qui y sera conduit par ses ordres, lorsqu'ils portent défense de le laisser parler ou communiquer à personne, afin que l'on ne puisse être informé de leur emprisonnement jusqu'à ce qu'ils aient été interrogés.

Lettre de Seignelay au gouverneur de la Bastille, Bibl. de l'Arsenal, ms. 12474, f. 340.

[9] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, ms. 12521.

[10] Bastille dévoilée, fasc. IV, p. 91.

[11] Dans sa Bastille dévoilée, rédigée avec des sentiments très hostiles à l'ancien régime, Charpentier lui-même rend justice à l'impartialité que le commissaire Chesnon apportait à ses interrogatoires (fasc. III, p. 134, note 1).

[12] Documents publiés par Ravaisson, Archives de la Bastille, XVI, 277.

[13] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12317, dossier Subé.

[14] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12397.

[15] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12144.

[16] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12143.

[17] Bibl. de la ville de Paris, mémoire ms. de Latude, 10731.

[18] Voici d'autres exemples encore. La Salaville, cantatrice, sort de la Bastille par ordre du 27 oct. 1745 avec un don, que lui fait le gouvernement, de 1 000 lb. (Ravaisson, Archives de la Bastille, XV, 286.) — Charles Henry est mis en liberté par ordre du 24 nov. 1753 avec un don de 300 lb. (Bibl. nat., ms. 4058, f. 124) ; N.-L. Cochart sort le même jour avec un don de 150 lb. (ibid., f. 125). La Dlle Bonafous est transférée aux Bernardines de Moulins, le 13 janv. 1759, avec 300 lb. de pension. Ravaisson, XV, 260-69.

[19] Archives de la Préfecture de Police, Bastille III, p. 50.

[20] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 10492, dossier Klingel.

[21] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12347.

[22] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12229.

[23] H. Carré, La Chalotais et le duc d'Aiguillon, p. 40.

[24] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12522.

[25] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12523.

[26] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12456.

[27] 1751, 2 mars. — J'ai reçu une lettre de M. Duval — secrétaire du lieutenant de police — par laquelle il me mande que M. Berryer — lieutenant de police — est frappé de la dépense des hardes fournies aux prisonniers depuis quelque temps ; mais, comme vous le savez, je ne fais les fournitures que lorsque M. Berryer me l'ordonne, et je tache que les hardes soient bien conditionnées afin qu'elles durent et que les prisonniers soient contents. Lettre du commissaire à la Bastille, Rochebrune, au major Chevalier. Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12518, f. 50.

[28] En févr. 1767. Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille.

[29] 1753, 2 févr. — M. Berryer permet que vous donniez à Guidet du tabac sans toucher au peu d'argent qu'il a. Lettre de Duval au major Chevalier, Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12519, f. 53. — Il est d'usage à la Bastille de donner aux prisonniers, qui veulent du tabac et qui n'ont pas le moyen de s'en fournir, deux onces par semaine ; il y en a même à qui j'en donne davantage.... Lettre du major Chevalier au lieutenant de police, en date du 24 août 1755. (Archives de la Bastille.)

[30] Nous voyons ainsi qu'en 1788 l'administration de la Bastille acheta pour 1.200 fr. (3 600 fr. aujourd'hui) de livres pour les prisonniers.

[31] Ce brave homme s'appelait Lottin ; son don parvint à la Bastille le 12 févr. 1772.

[32] Lettre du 27 mars 1553, aux Archives de la Bastille.

[33] Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12521.

[34] Les livres qu'Allègre demande coûtent 53 lb. ; écrit le 2 juin 1752 de les lui acheter. Note de Duval, secrétaire de la lieutenance de police (Archives de la Bastille). Allègre était un personnage de condition médiocre.

[35] Le nommé d'Ham est décédé le 3 déc. 1730. Il a été enterré au jardin le lendemain, n'ayant donné aucune marque de la religion catholique. Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12581. Le nommé abbé Brennert est décédé le 26 septembre 1721. Il a été enterré au jardin, à cause qu'il s'est défait. Ibid.

[36] Des gens se faisaient mettre en prison (à la Bastille) pour faire bonne chère et gagner de l'argent. Renneville, I, LXXV.

[37] Entre autres Etter de Sybourg, qui obtient du roi une prolongation de sa détention à la Bastille. Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12057. Leguay, le fameux Latude, bien d'autres, refusèrent la liberté qui leur fut offerte.

On lit dans le registre de Du Junca : Le mardi 29 oct.1697, à dix heures du matin, M. le comte de Morlot est sorti de la Bastille dans une entière liberté, lequel ordre, que M. de Besmaus avait reçu il y avait quelques jours, a été tenu secret pour faire plaisir à M. de Morlot, qui comptait avoir assez de crédit auprès de M. de Pomponne pour rester partie de l'hiver encore à la Bastille. Bibl. de l'Arsenal, ms. 5134, f. 35 v°.

[38] Apologie de la Bastille (ouvrage anonyme, par Servan), p. 54.