LÉGENDES ET ARCHIVES DE LA BASTILLE

 

I. — LES ARCHIVES[1].

 

 

La Bastille, écrivait Sainte-Foix, est un château qui, sans être fort, est un des plus redoutables de l'Europe, et dont je ne dirai rien. — Il est plus sûr, répétait-on dans Paris, de s'en taire que d'en parler.

A l'extrémité de la rue Saint-Antoine, à l'entrée du faubourg, apparaissaient les huit tours hautes, sombres, massives, plongeant leurs pieds moussus dans des flaques d'eau boueuse. De place en place, elles étaient percées de fenêtres étroites, barrées de fer. Le sommet était crénelé. Non loin du tarais, le quartier riche et joyeux, auprès du faubourg Saint-Antoine, le quartier industriel et tout bourdonnant, la Bastille morne, chargée de silence, faisait contraste.

Dans ses Nuits de Paris, Restif de la Bretonne traduit l'impression commune : C'était un épouvantail que cette Bastille redoutée, sur laquelle, en allant chaque soir dans la rue Saint-Gilles, je n'osais jeter les yeux.

Les tours avaient un air de mystère dur et triste, et le gouvernement du roi les entourait de mystère. A la tombée du jour, les persiennes baissées, un fiacre passait les ponts-levis, et, de temps à autre, dans la nuit noire, des enterrements, vagues ombres que la lueur d'une torche faisait vaciller aux murailles, sortaient silencieusement. Combien en avait-on revu de ceux qui étaient entrés là[2] ?

Et si, par hasard, on rencontrait un ancien prisonnier, à la première question, il répondait qu'en sortant il avait signé la promesse de ne rien révéler de ce qu'il avait vu. Cet ancien prisonnier n'avait d'ailleurs jamais vu grand'chose. Un silence absolu était imposé aux gardiens. On ne s'explique point en ce lieu-là, écrit Mme de Staal, et tous les gens qui vous abordent ont une physionomie si resserrée qu'on ne s'avise pas de leur faire la moindre question. — Le premier article de leur code, dit Linguet, c'est le mystère impénétrable qui enveloppe toutes leurs opérations[3].

On sait comment se forment les légendes. Tantôt on les voit éclore comme les fleurs qui brillent sous l'éclat du soleil, on les voit éclore sous l'éclat radieux qui illumine la vie des héros. L'homme, déjà, est descendu dans la tombe, la légende survit ; elle traverse les temps, traçant un sillon de météore ; grandit, s'élargit, devient plus éclatante, plus étincelante : Thémistocle, Léonidas, Alexandre, César, Charlemagne, Napoléon.

Ou bien, au contraire, la légende naît dans les coins écartés, couverts d'ombre et de silence. Là des hommes ont passé et ils ont dû souffrir. Leurs plaintes se sont fait entendre dans une solitude étroite, et les seules oreilles qui les ont recueillies étaient plus dures que les murs de pierre. Ces plaintes, qu'aucune âme humaine n'a entendues, l'âme populaire, vaste et sonore, les reçoit et les développe de toute sa puissance. Bientôt, dans la masse du peuple, passe un souffle d'une force irrésistible, comme la tempête qui soulève les flots mouvants. C'est la mer déchaînée ; elle déferle tumultueuse, quel effroi ! — toutes les digues sont renversées.

Dans une lettre que le major de la Bastille, Chevalier, adressait au lieutenant de police, Sartine, il parlait de tous ces propos généralement répandus sur la Bastille. Quoique très faux, disait-il[4], je les crois dangereux par la répétition qui s'en fait depuis plusieurs années dans le  royaume. Les conseils de Chevalier ne furent j, pas écoutés. Le mystère continua d'être de règle à la Bastille et dans tout ce qui y touchait. La douceur des mœurs et du gouvernement, écrit La Harpe, avait fait disparaître en grande partie les rigueurs inutiles. Elles subsistaient dans l'imagination du peuple, accrues et fortifiées par les contes qu'adoptent la crédulité et la haine. Bientôt parurent les Mémoires de Latude et de Linguet. Latude cachait ses torts si graves pour peindre, en traits de feu, ses longues souffrances. Linguet, avec son rare talent d'écrivain, faisait de la Bastille le plus sombre tableau ; il résumait son pamphlet dans cette phrase : Si ce n'est en enfer, peut-être, il n'y a pas de supplices qui approchent de ceux de la Bastille. En même temps, le grand Mirabeau lançait son puissant plaidoyer contre les lettres de cachet, les ordres arbitraires. Ces livres eurent un prodigieux retentissement. La Révolution éclata. La Bastille fut éventrée. Les tours noires croulèrent pierre à pierre sous la pioche des démolisseurs, et, comme si elles eussent été le piédestal de l'ancien régime, celui-ci tomba avec fracas.

Une des salles de la Bastille contenait, dans des cartons soigneusement rangés, toute l'histoire de la célèbre forteresse depuis l'aimée 1659, date où l'on avait commencé de former ce précieux dépôt d'archives. On y avait réuni les documents concernant, non seulement les prisonniers de la Bastille, mais toutes les personnes qui avaient été enfermées, ou frappées d'un ordre d'exil, ou simplement, poursuivies dans les limites de la généralité de Paris, en vertu d'une lettre de cachet.

Au dépôt de documents avaient été attachés des archivistes. Durant tout le XVIIIe siècle, ils avaient travaillé avec zèle et intelligence à la mise en ordre des pièces qui, à la veille de la Révolution, se comptaient par centaines de milliers. Le tout était dans un ordre parfait, classé et étiqueté. Le major du château, Chevalier, avait même été chargé d'écrire d'après ces textes une histoire des prisonniers.

La Bastille fut prise. Quel fut, dans le désordre, le sort des archives ? Le pillage des papiers continua pendant deux jours, écrit Dusaulx, l'un des commissaires nommés par l'Assemblée constituante pour la conservation des archives de la Bastille. Lorsque, le jeudi 16, mes collègues et moi, nous descendîmes dans l'espèce de cachot oui étaient les archives, nous trouvâmes sur les tablettes les cartons très bien rangés, mais ils étaient déjà vides. On en avait tiré, les pièces les plus importantes ; le reste était répandu sur le plancher, dispersé dans la cour et jusque dans les fossés. Cependant les curieux y trouvaient encore de quoi glaner. Le témoignage de Dusaulx n'est que trop bien confirmé. J'allai pour voir commencer le siège de la Bastille, écrit Restif de la Bretonne, et déjà tout était fini, la place était prise. Des forcenés jetaient les papiers, des papiers précieux pour l'histoire, du haut des tours, dans les fossés. Parmi ces papiers, il y en eut de brûlés, d'autres furent déchirés, des registres furent mis en pièces, traînés dans la boue. La foule avait envahi l'enceinte du château : les curieux, les lettrés s'empressaient d'enlever le plus possible de ces documents, où l'on croyait devoir trouver des révélations saisissantes. On cite le fils d'un magistrat célèbre, écrit Gabriel Brizard, qui en a emporté plein sa voiture. Villenave, alors âgé de vingt-sept ans, déjà collectionneur, y récolta une riche moisson pour son cabinet, et Beaumarchais, dans une tournée patriotique à l'intérieur de la Bastille conquise, eut soin de recueillir un certain nombre de ces papiers.

Les pièces dérobées aux archives, le jour et le lendemain de la prise, allèrent se dispersant par toute la France, par toute l'Europe. Pierre Lubrowski, attaché à l'ambassade de Russie, put s'en procurer un gros paquet. Vendues, en 1895, à l'empereur Alexandre, avec toute la collection Lubrowski, elles furent déposées au palais de l'Hermitage. C'est ainsi qu'elles sont aujourd'hui conservées à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg.

Heureusement que, dès le 15 juillet, la garde de la forteresse conquise fut confiée à la compagnie de l'Arquebuse, et que celle-ci reçut ordre de veiller à ce que l'on n'emportât plus de papiers. Le 16 juillet, au sein de l'Assemblée des électeurs, un des membres présents, s'élançant au bureau, s'écria : Ah ! messieurs, sauvons les papiers ! On dit que les papiers de la Bastille sont au pillage ; hâtons-nous de recueillir les restes de ces vieux titres d'un despotisme intolérable, afin d'en inspirer l'horreur à nos derniers neveux ! Ce fut un magnifique brouhaha. Enfin, une commission fut nommée : Dusaulx, de Chamseru, Gorneau, Cailleau. Il faut suivre le style de l'époque : Les commissaires reçurent, devant la Bastille, un accueil triomphal. Aux applaudissements du peuple, instruit de leur mission, dix gens de lettres distingués, les Brizard, les Gubières, les conjuraient de les introduire au sein de cette fameuse forteresse qu'ils détestaient de longue main. Entrée dans la Bastille, la commission ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle arrivait un peu tard : Beaucoup de cartons étaient vides et un immense amas de papiers dans un complet désordre.

L'affaire des papiers de la Bastille se mit, du jour au lendemain, extraordinairement à la mode. L'Assemblée des électeurs venait de nommer des commissaires pour les recueillir ; La Fayette, commandant de la garde nationale, chargeait le district de Sainte-Élisabeth de les recueillir également ; Bailly, maire de Paris, déléguait Dusaulx, toujours pour les recueillir. Dans l'Assemblée constituante, le comte de Châtenay-Lanty proposait d'inviter la municipalité parisienne à rassembler les papiers trouvés à la Bastille, pour être mis en ordre, extraits et rendus publics par l'impression, pour nourrir à jamais, par cette lecture, dans le cœur des Français, l'horreur des ordres arbitraires et l'amour de la liberté ! Ce livre devait être la préface de la Constitution. Enfin, le district de Saint-Roch prenait l'initiative d'intervenir auprès des électeurs pour faire entrer dans le domaine national les papiers enlevés à la Bastille par Beaumarchais.

Dans la séance du 24 juillet, l'Assemblée des électeurs prit un arrêté invitant les citoyens, détenteurs de papiers de la Bastille, à les reporter à l'Hôtel de ville. L'appel fut entendu et les restitutions furent nombreuses.

Quand le pillage et la destruction eurent été arrêtés et que l'on fut rentré en possession d'une partie des documents enlevés, les papiers de la Bastille furent dirigés sur trois dépôts différents ; mais ils ne tardèrent pas à être réunis au dépôt de Saint-Louis la Culture. Enfin, le 2 novembre 1791, la Commune de Paris résolut de faire ranger les précieux documents dans la Bibliothèque même de la Ville. La mesure était d'autant plus heureuse que ce transfert, qui allait placer la garde des papiers entre les mains d'hommes de science, de véritables bibliothécaires, ne nécessitait pas de déménagement. La Bibliothèque de la Ville occupait, à cette date, le même local que les archives de la Bastille, le couvent de Saint-Louis la Culture.

Aux temps révolutionnaires succèdent des temps plus calmes. Les archives de la Bastille, après avoir tant fait parler d'elles, occupé l'Assemblée constituante, l'Assemblée des électeurs, la Commune de Paris, la Presse, Mirabeau, La Fayette, Bailly, tout Paris, la France entière, tombent dans un oubli complet. Elles sont perdues de vue. Le souvenir même s'en efface. En 1840, un jeune bibliothécaire, François Ravaisson, les découvre à la Bibliothèque de l'Arsenal au fond d'une véritable oubliette ! Comment avaient-elles échoué là ?

Ameilhon, bibliothécaire de la Ville de Paris, avait été nommé, le 3 floréal an V (22 avril 1797), conservateur de la Bibliothèque de l'Arsenal. Jaloux d'enrichir le nouveau dépôt à la tête duquel il se trouvait placé, il obtint un arrêté[5] qui attribua les papiers de la Bastille à la Bibliothèque de l'Arsenal. Devant cette invasion de documents en désordre — plus de six cent mille pièces — les bibliothécaires reculèrent épouvantés. Puis, après réflexion, ils les firent entasser dans un entresol poudreux. De jour en jour, on différait de les en tirer. Quarante ans passèrent. Et s'il arrivait qu'un vieil amateur, curieux et importun, pour en avoir entendu parler dans sa jeunesse, demandât à les consulter, on répondait — sans doute de bonne foi — qu'on ne savait pas de quoi il s'agissait.

En 1840, à la Bibliothèque de l'Arsenal, François Ravaisson eut à faire réparer sa cuisine. Les dalles du parquet furent soulevées : par le trou béant apparut un amoncellement de vieux papiers. Le hasard fit, qu'en tirant une feuille de la masse, Ravaisson mit la main sur une lettre de cachet. Il comprit qu'il venait de retrouver le trésor perdu. Un travail de cinquante années a rétabli péniblement l'ordre que vainqueurs du 14 juillet et déménagements successifs avaient détruit. Les archives de la Bastille constituent, aujourd'hui encore, un ensemble imposant, malgré les lacunes créées par l'incendie et le pillage de 1789, à jamais regrettables. L'administration de la Bibliothèque de l'Arsenal a acquis la copie des documents provenant de la Bastille conservés à Saint-Pétersbourg. Chacun peut visiter les archives de la Bastille, à la Bibliothèque de l'Arsenal, dans les salles spécialement aménagées pour elles. Plusieurs registres ont été troués par les flammes le jour de la prise, la reliure en est toute noire, les feuillets sont jaunis. Dans les cartons les pièces sont à présent numérotées ; elles sont journellement consultées par les lettrés. Le catalogue[6] en a été rédigé et publié récemment par les soins du ministère de l'instruction publique.

C'est à la lumière de ces textes, d'une autorité et d'une authenticité indiscutables, qu'a été soulevée l'ombre si noire qui s'était appesantie sur la Bastille. Les légendes se sont dissipées à la clarté de l'histoire, comme les nappes de brume opaque, dont la nuit a recouvert la terre, sont enlevées par le soleil du matin, — et des énigmes que, las d'investigations vaines, on s'était résigné à déclarer insolubles, ont été résolues.

 

 

 



[1] Pour les sources et références de ce chapitre, voir Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal, t. IX ; Archives de la Bastille (Paris, 1892, in-8). Introduction. Notes additionnelles à l'introduction du Catalogue des Archives de la Bastille, dans la Correspondance historique et archéologique, 1894, p. 87-100. — Papiers du duc de Vendôme transportés de la Bastille à la Bibliothèque du Roi, le 24 mai 1787, par Alf. Bégis, ibid., p. 241-252. — Nouveaux documents sur les dernières années de la Bastille, article qui paraîtra prochainement dans la Revue des questions historiques.

On trouvera dans ces publications toutes les notes dont on n'a pas voulu surcharger les pages qui suivent ; celles-ci ne portent que les références et renvois qui n'avaient pas encore été indiqués.

[2] On peut se faire une idée de l'incroyable facilité avec laquelle se forment les légendes par le passage suivant de la Gazette de la Régence (p. 35-36) : Je sais du commissaire au Châtelet qui était préposé pour la Bastille que l'un portant l'autre, il en entrait bien (des prisonniers) dix ou douze par semaine et qu'il en sortait peu par comparaison. Dix ou douze par semaine font environ 600 par an. Or il entrait à la Bastille, à cette époque, une moyenne de 25 prisonniers chaque année, et la détention de la plupart d'entre eux était de courte durée. Ajoutez que l'auteur de la Gazette dit tenir ces détails du commissaire même préposé pour la Bastille.

[3] Voir la promesse que signaient les officiers de la Bastille d'un silence absolu sur tout ce qu'ils pouvaient voir ou entendre, Bibl. de l'Arsenal, Archives de la Bastille, 12609.

[4] Lettre en date du 25 juin 1760, publ. par Ravaisson, Archives de la Bastille, XVI, 62.

[5] Arrêté du 9 ventôse an VI (27 février 1798).

[6] Catalogue des Archives de la Bastille (formant le tome IX du Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de l'Arsenal). Paris, librairie Plon, 1892-1895, in-8.